Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
162 : De l’orgueil
Après
avoir parlé de l’humilité, nous avons à nous occuper de l’orgueil. — Nous
parlerons : 1° de l’orgueil en général ; 2° du péché du premier homme qui n’est
rien autre chose que l’orgueil. — Sur l’orgueil en général nous avons huit
questions à examiner : 1° L’orgueil est-il un péché ? — 2° Est-ce un vice
spécial ? — 3° En quoi existe-t-il comme dans son sujet ? — 4° De ses espèces.
— 5° Est-ce un péché mortel ? — 6° Est-ce le plus grave de tous les péchés ? —
7° De son rapport avec les autres péchés. (Pour cet article, voyez 1a
2æ, quest. 84, art. 2) — 8° Doit-on le considérer comme un vice
capital ?
Article 1 : L’orgueil
est-il un péché ?
Objection
N°1. Il semble que l’orgueil ne soit pas un
péché. Car aucun péché n’est l’objet d’une promesse de la part de Dieu, puisque
Dieu promet ce qu’il doit faire et qu’il ne fait pas de péchés. Or, on compte
l’orgueil parmi les promesses divines. Ainsi il est dit (Is., 60, 15) : Je ferai de vous l’orgueil des siècles, et
votre joie s’étendra de génération en génération. L’orgueil n’est donc pas
un péché.
Réponse à l’objection N°1 :
L’orgueil peut s’entendre de deux manières. D’abord on entend par orgueil ce
qui dépasse la règle de la raison, et c’est en ce sens que nous disons qu’il
est un péché. On peut aussi désigner par cette expression simplement quelque
chose de suréminent. De cette manière on peut désigner sous le nom d’orgueil
tout ce qui excède la mesure commune. Ainsi l’orgueil que Dieu promet est une
surabondance de bien. C’est pourquoi la glose dit (Hieronym., sup. illud. Is., chap. 61, Vos
autem, sacerdotes) qu’il y a un orgueil bon et un
orgueil mauvais. — D’ailleurs on peut dire que l’orgueil se prend
matériellement en cet endroit pour l’abondance des choses dont les hommes
peuvent s’enorgueillir (D’après son étymologie, le mot superbia désigne en effet ce qui surpasse, ce qui va au delà de la
mesure (super ire, supergredi).).
Objection N°2. Ce n’est pas un
péché de désirer ressembler à Dieu. Car c’est ce que désire naturellement toute
créature, et c’est en cela que consiste sa perfection. Ce qui est principalement
vrai de la créature raisonnable qui a été faite à l’image et à la ressemblance
de Dieu. Or, comme on le voit (Lib. Sent.
Prosperi, art. 292), l’orgueil est l’amour de sa
propre excellence, par laquelle l’homme s’assimile à Dieu qui est le plus
excellent des êtres. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 2, chap. 6) : L’orgueil imite ce
qui est élevé, et il n’y a que vous, ô mon Dieu, qui soyez au-dessus de toutes
choses. L’orgueil n’est donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 :
C’est à la raison à régler les choses que l’homme désire naturellement. Par
conséquent si l’on s’écarte de la règle de la raison, en plus ou en moins,
alors l’appétit devient vicieux, comme on le voit à l’égard de la nourriture
que l’on désire naturellement. Or, l’orgueil désire s’élever au delà des
limites que détermine la droite raison. C’est ce qui fait dire à saint Augustin
(De civ. Dei, liv. 14, chap. 13) que
l’orgueil est le désir d’une élévation perverse. D’où il résulte que, comme le
dit le même docteur (De civ. Dei,
liv. 19, chap. 13), l’orgueil imite Dieu d’une manière coupable. Car il déteste
d’avoir sous lui des égaux, et il veut leur imposer sa propre domination.
Objection N°3. Un péché n’est pas
seulement contraire à la vertu, mais il l’est encore au vice qui lui est
opposé, comme on le voit dans Aristote (Eth., liv. 2, chap.
8). Or, on ne trouve aucun vice qui soit opposé à l’orgueil. L’orgueil n’est
donc pas un péché.
Réponse à l’objection N°3 :
L’orgueil est directement opposé à la vertu d’humilité, et il se rapporte d’une
certaine manière aux mêmes choses que la magnanimité, comme nous l’avons dit
(quest. préc., art. 1, Réponse N°3). Par conséquent
le vice qui est opposé à l’orgueil sous le rapport du défaut, se rapproche du
vice de la pusillanimité qui est opposé à la magnanimité au même point de vue.
Car, comme il appartient à la magnanimité de porter l’âme à de grandes choses,
contrairement au désespoir, de même il appartient à l’humilité de l’éloigner du
désir déréglé des grandes entreprises, contrairement à la présomption. Quant à
la pusillanimité, si elle implique un défaut dans la poursuite des grandes
choses, elle est opposée proprement à la magnanimité sous ce rapport ; mais si
elle implique l’application de l’esprit à des choses trop basses pour l’homme,
elle est opposée d’après cela à l’humilité. Car ces deux excès proviennent l’un
et l’autre de la faiblesse de l’esprit. Au contraire, l’orgueil peut être
opposé tout à la fois, d’après ce qu’il a d’extrême, à la magnanimité et à l’humilité,
sous des rapports divers. Ainsi il est opposé à l’humilité, selon qu’il méprise
la soumission, et il est opposé à la magnanimité, selon qu’il s’étend
déréglément à de grandes choses. Mais parce qu’il implique une certaine
supériorité, il est plus directement opposé à l’humilité, comme la
pusillanimité, qui suppose la faiblesse de l’esprit pour les grandes
entreprises, est plus directement contraire à la magnanimité.
Mais c’est le contraire.
L’Ecriture dit (Tobie, 4, 14) : Ne
souffrez jamais que l’orgueil domine ni dans vos pensées ni dans vos paroles.
Conclusion L’orgueil par lequel
l’homme désire, contrairement à la droite raison, s’élever au-dessus de sa
condition, est certainement un vice et un péché.
Il faut répondre que l’orgueil (superbia) tire son nom de ce que l’on
tend à s’élever au-dessus de ce que l’on est. C’est ce qui fait dire à saint
Isidore (Etym., liv. 10, ad litt. S) que l’orgueilleux est ainsi appelé
parce qu’il veut paraître au-dessus de ce qu’il est. Or, la droite raison
demande que la volonté de chaque individu se porte vers ce qui lui est
proportionné. C’est pourquoi il est évident que l’orgueil implique quelque
chose de contraire à la droite raison ; et c’est ce qui en fait un péché (L’orgueil
coupable est défini par saint Thomas : Appetitus inordinatus propriæ excellentiæ.). Car, d’après saint Denis (De div. nom., chap. 4), le mal de l’âme
consiste dans ce défaut de conformité avec la raison. D’où il est évident que
l’orgueil est un péché.
Article 2 : L’orgueil
est-il un péché spécial ?
Objection
N°1. Il semble que l’orgueil ne soit pas un
péché spécial. Car saint Augustin dit (Lib.
de nat. et grat., chap. 29) que sans le péché d’orgueil on n’en trouverait
aucun autre. Saint Prosper dit aussi (De
vit. contempl., liv. 3, chap. 2) qu’aucun péché
ne peut, n’a pu ou ne pourra exister sans l’orgueil. L’orgueil est donc un
péché général.
Réponse à l’objection N°1 :
Ce n’est pas saint Augustin qui dit lui-même ces paroles, mais il les met dans
la bouche de la personne contre laquelle il discute. Par conséquent il les
réfute ensuite en montrant qu’on ne pèche pas toujours par orgueil. — Cependant
on peut dire que ce passage s’entend de l’effet extérieur de l’orgueil qui
consiste dans la transgression des préceptes, ce qui se trouve dans toute
espèce de faute, mais il ne s’agit pas de l’acte intérieur de ce vice qui
consiste dans le mépris du précepte lui-même. Car le péché n’est pas toujours
produit par mépris, mais il l’est tantôt par ignorance, tantôt par faiblesse,
comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).
Objection N°2. Sur ces paroles de
Job (33, 17) : Pour détourner l’homme du
mal, la glose dit (ord.) que
s’enorgueillir contre le Créateur, c’est transgresser ses préceptes en péchant.
Or, d’après saint Ambroise (Lib. de par.,
chap. 8), tout péché est une transgression de la loi divine et une
désobéissance aux ordres du ciel. Tout péché est donc de l’orgueil.
Réponse à l’objection N°2 :
Quelquefois on commet un péché par l’effet qu’on produit, mais non par
l’affection ou la volonté. C’est ainsi que celui qui tue son père par
ignorance, commet un parricide relativement à l’effet qu’il produit, mais il ne
le produit pas d’après son affection ou sa volonté, parce qu’il n’avait pas
l’intention de le faire. Ainsi on peut dire que transgresser le précepte de
Dieu, c’est s’enorgueillir toujours contre lui, d’après l’effet, mais non
d’après la volonté.
Objection N°3. Tout péché spécial
est opposé à une vertu particulière. Or, l’orgueil est opposé à toutes les
vertus, car saint Grégoire dit (Mor.,
liv. 34, chap. 18) : L’orgueil ne se contente jamais de la ruine d’une seule
vertu ; il s’élève contre toutes les facultés de l’âme, c’est une maladie
générale et contagieuse qui la corrompt tout entière. Et saint Isidore dit (De sum. bon., liv. 2, chap. 38) que
c’est la ruine de toutes les vertus. L’orgueil n’est donc pas un péché spécial.
Réponse à l’objection N°3 :
Le péché peut corrompre la vertu de deux manières : 1° selon qu’il lui est
directement contraire. L’orgueil ne corrompt pas de cette manière toute vertu,
mais seulement l’humilité, comme tout autre péché spécial corrompt la vertu
particulière qui lui est opposée, en faisant le contraire. 2° Un péché corrompt
la vertu en en abusant. L’orgueil corrompt de la sorte toutes les vertus, dans
le sens qu’il prend de là occasion de s’accroître, comme de toutes les autres
choses qui appartiennent à ce qui excelle. Il ne s’ensuit donc pas qu’il soit
un péché général.
Objection N°4. Tout péché spécial
a une matière spéciale, tandis que l’orgueil a une matière générale. Car saint
Grégoire dit (Mor., liv. 34, chap.
18) que l’un s’enorgueillit de ses richesses, l’autre de son éloquence,
celui-ci de choses terrestres et basses, celui-là des vertus les plus élevées.
L’orgueil n’est donc pas un péché spécial, mais général.
Réponse à l’objection N°4 :
L’orgueil considère son objet sous un rapport spécial qui peut néanmoins se
trouver dans des matières différentes. Car il est l’amour déréglé que l’on a de
sa propre excellence, et cette excellence peut se trouver dans différentes
choses.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (Lib. de nat. et grat.,
chap. 29) : Qu’on cherche avec soin, et l’on trouvera d’après la loi de Dieu
que l’orgueil est un péché bien différent des autres vices. Or, le genre ne se
distingue pas de ses espèces. L’orgueil n’est donc pas un péché général, mais
spécial.
Conclusion L’orgueil, considéré
comme le désir déréglé que l’on a de sa propre excellence, est un péché spécial
; mais si on le considère selon la nature de sa fin, il produit d’autres vices
et il est un péché général.
Il faut répondre que l’on peut
considérer le péché d’orgueil de deux manières : 1° selon sa propre espèce
qu’il tire de la nature de son objet propre. De cette manière l’orgueil est un
péché spécial parce qu’il a un objet particulier. Car il consiste dans le désir
déréglé que l’on a de sa propre excellence (Ainsi il se distingue de
l’ambition, qui a pour but l’excellence dans les honneurs et les dignités ; il
se distingue de la présomption, qui veut exceller par ses œuvres ; et il se
distingue aussi de la vaine gloire, qui recherche l’éclat et la réputation.),
comme nous l’avons dit (art. préc.). 2° On peut le
considérer selon l’influence qu’il exerce par manière de surcroît sur les
autres péchés. A ce point de vue il est général en ce sens que tous les péchés
peuvent naître de lui sous un double rapport : 1° directement et d’une manière
absolue en ce sens que les autres péchés se rapportent à la fin de l’orgueil
qui est l’excellence propre à laquelle on peut rapporter tout ce que l’on
désire déréglément ; 2° indirectement et par accident, c’est-à-dire en écartant
les obstacles, parce que l’orgueil fait mépriser à l’homme la loi divine qui
lui défend de pécher, d’après ces paroles du prophète (Jérem.,
2, 20) : Vous avez brisé le joug, vous
avez rompu vos liens et vous avez dit : Je ne servirai pas. — Cependant il
est à remarquer que pour que l’orgueil soit un péché général, il suffit qu’il
puisse quelquefois produire tous les vices, mais il n’est pas nécessaire qu’ils
viennent toujours tous de lui. Car quoiqu’on puisse transgresser tous les
préceptes de la loi par un péché quelconque d’après le mépris que l’orgueil
inspire ; néanmoins ce n’est pas toujours ce mépris qui est cause de nos
transgressions ; elles proviennent tantôt de l’ignorance, tantôt de la
faiblesse. D’où il résulte que, comme le dit saint Augustin (Lib. de nat. et grat., chap. 29), il y a
beaucoup de choses qui sont de mauvaises actions sans être des actes d’orgueil.
Article 3 : L’orgueil
consiste-t-il dans l’irascible comme dans son sujet ?
Objection
N°1. Il semble que l’orgueil ne consiste pas
dans l’irascible comme dans son sujet. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 23, chap. 10) : L’enflure de
l’esprit est un obstacle à la vérité, parce que tant que l’âme est pleine
d’elle-même, elle reste dans les ténèbres. Or, la connaissance de la vérité
n’appartient pas à l’irascible, mais à la raison. L’orgueil n’existe donc pas
dans l’irascible.
Réponse à l’objection N°1 :
On connaît la vérité de deux manières : 1° On la connaît d’une connaissance
purement spéculative, et c’est celle-là que l’orgueil empêche indirectement en
détruisant sa cause. Car l’orgueil ne soumet pas son entendement à Dieu pour en
recevoir la connaissance de la vérité, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 11, 25) : Vous
avez caché ces choses aux sages et aux prudents, c’est-à-dire aux
orgueilleux qui se croient sages et prudents, et vous les avez révélées aux petits, c’est-à-dire aux humbles. Il
ne daigne pas non plus s’instruire près des autres hommes ; quoiqu’il soit dit
(Ecclésiastique, 6, 34) : Si vous prêtez l’oreille, en écoutant
humblement, vous recueillerez la science.
— 2° Il y a une autre connaissance de la vérité qui est affective. L’orgueil
l’empêche directement, parce que les orgueilleux se délectant dans leur propre
excellence, ont du dégoût pour l’excellence de la vérité. C’est ce qui fait
dire à saint Grégoire (Mor., liv. 23,
chap. 10) que les orgueilleux, quoiqu’ils perçoivent par l’intelligence les
secrets des mystères, sont néanmoins incapables d’en sentir la douceur ; s’ils
savent comment les choses sont, ils ignorent quelle est leur suavité. C’est
aussi pour cette raison que l’Ecriture dit (Prov.,
11, 2) : Que la sagesse est la où est
l’humilité.
Objection N°2. Saint Grégoire dit
(Mor,. liv. 24, chap. 6) que les
orgueilleux ne considèrent pas la vie des autres pour se mettre au-dessous
d’eux par l’humilité, mais pour se mettre au-dessus par l’orgueil. Il semble
donc que l’orgueil vienne de ce que l’on ne considère pas les choses comme on
le devrait. Or, ce n’est pas à l’irascible qu’il appartient de considérer, mais
c’est plutôt à la raison. C’est donc dans cette faculté plutôt que dans
l’irascible que l’orgueil existe.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1 et 2),
l’humilité a pour règle la droite raison d’après laquelle on a de soi une
opinion vraie. L’orgueil ne se conforme pas à cette règle, mais il fait qu’on
se croit plus qu’on est ; ce qui résulte du désir déréglé que l’on a de sa
propre excellence ; parce qu’on croit facilement ce qu’on désire vivement, et
c’est ce qui fait que l’appétit se porte vers des choses plus élevées qu’il ne
devrait le faire. C’est pourquoi toutes les choses qui servent à faire croire à
quelqu’un qu’il est supérieur à ce qu’il est le portent à l’orgueil. L’une
d’elles est l’étude qu’il fait des défauts des autres. C’est ce qui fait dire à
saint Grégoire, par opposition (ibid.),
que les saints considèrent les vertus des autres pour les mettre à l’envi
au-dessus d’eux. Il ne résulte donc pas de là que l’orgueil existe dans la
raison, mais seulement que l’une de ses causes existe dans cette puissance.
Objection N°3. L’orgueil ne
cherche pas seulement à exceller dans les choses sensibles, mais encore dans
les choses spirituelles et intelligibles, et il consiste principalement dans le
mépris de Dieu, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique, 10, 14) : Le
commencement de l’orgueil de l’homme, c’est d’apostasier Dieu. Or,
l’irascible étant une partie de l’appétit sensitif ne peut s’étendre à Dieu et
aux choses intelligibles. L’orgueil ne peut donc pas exister dans l’irascible.
Réponse à l’objection N°3 :
L’orgueil n’existe pas dans l’irascible considéré exclusivement comme une
partie de l’appétit sensitif, mais il existe dans cette puissance considérée
d’une manière plus générale, comme nous l’avons vu (dans le corps de cet
article.).
Objection N°4. Comme on le voit (Lib. Sent. Prosp.,
sent. 292), l’orgueil est l’amour que l’on a de sa propre excellence. Or,
l’amour n’existe pas dans l’irascible, mais dans le concupiscible. L’orgueil
n’y existe donc pas non plus.
Réponse à l’objection N°4 :
Comme le dit saint Augustin (De civ.,
liv. 14, chap. 7), l’amour précède toutes les autres affections de l’âme et en
est la cause. On peut donc le prendre pour l’une de ces affections quelle
qu’elle soit. Ainsi on dit que l’orgueil est l’amour que l’on a de sa propre
excellence, parce que cet amour produit la présomption déréglée que l’on a de
surpasser les autres ; ce qui est le propre de l’orgueil.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire (Mor., liv. 2, chap. 26)
oppose à l’orgueil le don de crainte. Or, la crainte appartient à l’irascible.
Donc l’orgueil réside dans cette puissance.
Conclusion Le propre sujet de
l’orgueil est la puissance irascible de l’âme et la volonté.
Il faut répondre que l’on peut
reconnaître le sujet d’une vertu ou d’un vice d’après son objet propre. Car
l’objet de l’habitude ou de l’acte ne peut pas être autre chose que l’objet de
la puissance qui est soumis à l’un et à l’autre. Or, l’objet propre de
l’orgueil est quelque chose d’ardu, puisqu’il consiste dans le désir que l’on a
de sa propre excellence, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2). Par conséquent
il faut que l’orgueil appartienne de quelque manière à la puissance irascible.
— Mais l’irascible peut se considérer de deux manières : 1° Dans son sens
propre. Alors il est une partie de l’appétit sensitif, comme la colère
proprement dite est une passion de ce même appétit. 2° On peut le considérer
dans un sens plus large, de telle sorte qu’il appartienne aussi à l’appétit intelligentiel
auquel on attribue également quelquefois la colère. C’est ainsi que nous
attribuons la colère à Dieu et aux anges, non comme passion, mais d’après le
jugement de la justice qui prononce sa sentence. Toutefois l’irascible pris
ainsi en général n’est pas une puissance distincte du concupiscible, comme on
le voit d’après ce que nous avons dit (1a pars, quest. 59, art. 4,
et quest. 82, art. 5, Réponse N°1 et 2). — Si donc le difficile qui est l’objet
de l’orgueil n’était que le bien sensible auquel peut tendre l’appétit
sensitif, il faudrait que l’orgueil existât dans l’irascible qui est une partie
de l’appétit sensitif. Mais parce que le difficile que l’orgueil a pour objet
comprend tout à la fois, les choses sensibles et les choses spirituelles, on doit
nécessairement reconnaître que le sujet de l’orgueil est l’irascible, non pris
exclusivement dans son sens propre, selon qu’il est une partie de l’appétit
sensitif, mais entendu d’une manière plus générale, selon qu’il existe dans
l’appétit intelligentiel (L’appétit intelligentiel n’est rien autre chose que
la volonté.). C’est ce qui fait que l’orgueil existe dans les démons.
Article 4 : Saint
Grégoire a-t-il avec raison distingué quatre espèces d’orgueil ?
Objection
N°1. Il semble que saint Grégoire ait à tort
distingué quatre espèces d’orgueil en disant (Mor., liv. 23, chap. 4) qu’il y a quatre espèces d’orgueil par
lesquelles l’arrogance des hommes se manifeste ; ou ils croient que le bien
qu’ils ont vient d’eux-mêmes ; ou s’ils admettent qu’il leur a été donné, ils
pensent qu’ils l’ont reçu en raison de leurs mérites ; ou ils se vantent
d’avoir ce qu’ils n’ont pas ; ou bien, au mépris de tous les autres, ils
désirent attirer tout spécialement la vue sur les avantages qu’ils possèdent.
Car l’orgueil est un vice distinct de l’infidélité, comme l’humilité est aussi
une vertu distincte de la foi. Or, il appartient à l’infidélité de croire que
le bien qu’on a ne vient pas de Dieu, ou que le bien de la grâce vient des
mérites propres que l’on possède. On ne doit donc pas considérer cela comme une
espèce d’orgueil.
Réponse à l’objection N°1 :
La vérité de l’opinion peut être altérée de deux manières : 1° en général ;
c’est ainsi que dans les choses qui appartiennent à la foi, l’opinion vraie est
corrompue par l’infidélité ; 2° en particulier à l’égard de ce qui est l’objet
de la détermination de la volonté. Cette erreur ne produit pas l’infidélité.
Par exemple celui qui commet une fornication croit que pour le moment il lui
est bon de faire ce péché ; il n’est cependant pas infidèle, comme il le
serait, s’il disait en général que la fornication est une bonne chose. Et il en
est ainsi à l’égard de la proposition actuelle. Car c’est une hérésie de dire
en général qu’il y a quelque chose de bon qui ne vient pas de Dieu ou que la
grâce est accordée aux hommes pour leurs mérites. Mais que l’appétit déréglé de
notre propre excellence nous porte à nous glorifier des biens que nous avons
reçus de Dieu, comme s’ils provenaient de nous-mêmes ou de nos propres mérites
; cette faute, à proprement parler, appartient à l’orgueil et non à
l’infidélité.
Objection N°2. La même chose ne
doit pas être considérée comme une espèce de différents genres. Or, la jactance
est une espèce de mensonge, comme nous l’avons vu (quest. 110, art. 2, et
quest. 112). On ne doit donc pas en faire une espèce d’orgueil.
Réponse à l’objection N°2 :
La jactance est une espèce de mensonge quant à l’acte extérieur par lequel on
s’attribue faussement ce qu’on n’a pas ; mais quant à l’arrogance intérieure du
cœur, saint Grégoire (loc. cit.) en
fait une espèce d’orgueil.
Objection N°3. Il y a d’autres
choses qui paraissent appartenir à l’orgueil et que saint Grégoire n’énumère
pas. Car saint Jérôme dit qu’il n’y a rien de si orgueilleux que de paraître
ingrat, et d’après saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 14, chap. 14), il appartient à l’orgueil de s’excuser du
péché que l’on a commis. La présomption par laquelle on tend à atteindre ce qui
est au-dessus de soi paraît aussi appartenir principalement à l’orgueil. La
division de saint Grégoire est donc insuffisante, puisqu’elle ne comprend pas
toutes les espèces d’orgueil.
Réponse à l’objection N°3 :
L’ingrat est celui qui s’attribue ce qu’il a reçu d’un autre ; par conséquent
les deux premières espèces d’orgueil appartiennent à l’ingratitude. Si l’on
s’excuse du péché que l’on a commis, cet acte appartient à la troisième espèce,
parce que par là on s’attribue le bien de l’innocence que l’on n’a plus. Si
l’on tend présomptueusement à ce qui est au-dessus de ses forces, cet acte
paraît appartenir principalement à la quatrième espèce d’orgueil, d’après
laquelle on veut être préféré aux autres.
Objection N°4. L’orgueil est
autrement divisé par d’autres Pères. Ainsi saint Anselme divise l’orgueil (Lib. de simil.,
chap. 22 et suiv.) en disant que l’exaltation qu’il produit est ou dans la
volonté, ou dans les paroles, ou dans les actions. Saint Bernard distingue dans
l’orgueil douze degrés (Tract. de grad. hum., chap. 10), qui sont : la curiosité, la
légèreté d’esprit, la folle joie, la jactance, la singularité, l’arrogance, la
présomption, la défense des fautes que l’on a commises, l’aveu simulé, la
rébellion, la liberté et l’habitude de pécher. Ces divers degrés ne paraissent
pas compris sous les espèces déterminées par saint Grégoire. La distinction
faite par ce dernier Père n’est donc pas convenable.
Réponse à l’objection N°4 :
La triple distinction faite par saint Anselme se considère d’après le mouvement
progressif de toute espèce de péché. Car tout péché se conçoit d’abord dans le
cœur, on l’exprime ensuite de bouche et enfin on le consomme par l’action.
Quant aux douze degrés que saint Bernard distingue, ils sont opposés aux douze
degrés de l’humilité dont nous avons parlé (quest. préc.,
art. 6). En effet le premier degré de l’humilité est de montrer toujours cette
vertu de cœur et de corps, les yeux baissés vers la terre, et il a pour
contraire la curiosité, par laquelle
on regarde partout, autour de soi, d’une manière déréglée. Le second degré de
l’humilité, c’est de parler peu et de dire des choses raisonnables sans élever
la voix ; il a pour contraire la légèreté
d’esprit, par laquelle l’homme s’exprime avec fierté toutes les fois qu’il parle.
Le troisième degré c’est de n’être pas disposé à rire pour un rien, et il a
pour contraire la folle joie. Le
quatrième consiste à garder le silence jusqu’à ce qu’on soit interrogé, et il a
pour contraire la jactance. Le
cinquième c’est de se conformer à ce que la règle commune du monastère
prescrit, et il a pour contraire la singularité,
par laquelle on veut paraître plus saint que les autres. Le sixième consiste à
se croire et à se dire plus méprisable que les autres, et il a pour contraire l’arrogance, par laquelle on se met
au-dessus de tout le monde. Le septième degré fait que l’on s’avoue et que l’on
se croit inutile et indigne de tout, et il a pour contraire la présomption, par laquelle on se croit
capable des choses les plus élevées. Le huitième degré est l’aveu des fautes,
qui a pour contraire la défense de ces
mêmes fautes. Le neuvième degré consiste à se résigner à la patience au
milieu des peines et des adversités, et il a pour contraire la confession simulée, par laquelle on ne
veut pas subir de peine pour les péchés que l’on confesse avec feinte. Le
dixième degré de l’humilité est l’obéissance, qui a pour contraire la rébellion. Le onzième degré consiste en
ce que l’homme n’aime pas à faire sa volonté propre, et il a pour contraire la liberté, par laquelle il se plaît à
faire ce qu’il veut. Enfin le douzième degré est la crainte de Dieu qui a pour
contraire l’habitude du péché qui
implique le mépris de Dieu. Ces douze degrés comprennent non seulement les
espèces d’orgueil, mais encore quelques-uns de leurs antécédents et de leurs
conséquents, comme nous l’avons dit plus haut au sujet de l’humilité (quest. préc., art. 6).
Mais c’est le contraire. Nous
nous en tenons à l’autorité de saint Grégoire.
Conclusion Il y a quatre espèces
d’orgueil qui consistent à croire que le bien qu’on a vient de soi-même, à
supposer que si on l’a reçu c’est à cause des mérites que l’on possède ; à se
glorifier de ce que l’on n’a pas et à désirer attirer particulièrement les
regards sur ce que l’on a, au mépris des autres.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (art. 1 et 3), l’orgueil implique un désir immodéré de prééminence,
qui n’est pas conforme à la droite raison. Or, il est à considérer que toute
prééminence résulte d’un bien que l’on possède. Ce bien peut être considéré de
trois manières : 1° En soi. Car il est évident que plus le bien que l’on a est
grand, et plus on en retire d’avantages sur les autres. C’est pourquoi quand on
s’attribue un bien supérieur à celui qu’on possède, il s’ensuit que l’appétit
recherche sa propre excellence au delà du terme qui lui convient, et c’est
alors la troisième espèce d’orgueil, qui consiste à se vanter de ce que l’on
n’a pas. 2° On peut le considérer par rapport à sa cause ; ainsi il y a plus de
gloire à posséder un bien de soi-même que de le tenir d’un autre. C’est
pourquoi quand on considère comme venant de soi le bien qu’on a reçu d’un
autre, l’appétit s’élève encore au delà des limites dans lesquelles il doit se
renfermer. Et comme il y a deux sortes de causes du bien qui est dans l’homme,
la cause efficiente et la cause méritoire, on tire de là les deux premières
espèces d’orgueil : celle qui fait que l’on croit posséder de soi-même ce que
l’on a reçu de Dieu, et celle qui fait que nous attribuons à nos propres mérites
ce que nous avons reçu de lui (D’après Sylvius et Navarre, ces deux premières
espèces d’orgueil sont des péchés mortels, quand on y tombe avec un plein et
parfait consentement.). 3° On peut le considérer par rapport au mode de
possession, selon qu’un individu prétend l’emporter sur les autres, par là même
qu’il croit posséder ce bien d’une manière plus excellente qu’eux. L’appétit
est ainsi porté déréglément à chercher sa propre supériorité, et c’est de là
que vient la quatrième espèce d’orgueil, qui consiste à ce que l’on veut tout
particulièrement attirer les regards, au mépris des autres (Cette espèce
d’orgueil, ainsi que la troisième, qui consiste à se vanter de ce qu’on n’a
pas, n’est péché mortel que quand il s’agit d’une chose importante. Ainsi il
faut que le mépris qu’on a pour les autres soit grave, ou que les qualités
qu’on s’attribue nuisent au prochain ; comme un médecin qui se vanterait d’une
science qu’il n’aurait pas.).
Article 5 : L’orgueil
est-il un péché mortel ?
Objection
N°1. Il semble que l’orgueil ne soit pas un
péché mortel. Car sur ces paroles (Ps.
7, 4) : Seigneur mon Dieu, si j’ai fait
cela, la glose dit (ord. August.)
qu’il s’agit là d’un péché universel qui est l’orgueil. Si donc l’orgueil était
un péché mortel, tout péché le serait.
Réponse à l’objection N°1 :
Comme nous l’avons dit (art. 2), l’orgueil n’est pas un péché universel par son
essence, mais par l’influence qu’il a sur les autres, en ce sens que tous les
autres péchés peuvent en sortir. Il ne s’ensuit donc pas que tous les péchés
soient mortels, mais ils le sont seulement quand ils naissent de l’orgueil
complet que nous avons reconnu pour un péché mortel.
Objection N°2. Tout péché est contraire
à la charité. Or, l’orgueil ne paraît pas être contraire à la charité, ni quant
à l’amour de Dieu, ni quant à l’amour du prochain, parce que l’excellence que
l’on désire déréglément par l’orgueil n’est pas toujours contraire à la gloire
de Dieu, ni aux intérêts du prochain. L’orgueil n’est donc pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°2 :
L’orgueil est toujours contraire à l’amour de Dieu en ce que l’orgueilleux ne
se soumet pas à la règle divine, comme il le doit ; et il est quelquefois
contraire à l’amour du prochain en ce que l’on se préfère à lui déréglément ou
que l’on se soustrait à son autorité. On déroge encore en cela à la règle de
Dieu qui a établi entre les hommes une hiérarchie, de telle sorte que l’un doit
être soumis à l’autre.
Objection N°3. Tout péché mortel
est contraire à la vertu. Or, l’orgueil n’est pas contraire à la vertu, mais il
en découle plutôt, parce que, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 34, chap. 18), quelquefois l’homme s’enorgueillit des
vertus célestes les plus élevées. L’orgueil n’est donc pas un péché mortel.
Réponse à l’objection N°3 :
L’orgueil ne vient pas des vertus comme d’une cause absolue, mais comme d’une
cause accidentelle, dans le sens que les vertus sont des occasions de
s’enorgueillir. Mais il n’y a pas de répugnance que l’un des contraires soit la
cause de l’autre par accident, comme le dit Aristote (Phys., liv. 8, text. 8). C’est pourquoi
il y en a qui s’enorgueillissent de l’humilité elle-même.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire dit (loc. cit.) que le signe
le plus évident des réprouvés est l’orgueil, et qu’au contraire l’humilité est
le signe des élus. Or, les hommes ne sont pas réprouvés pour des péchés
véniels. L’orgueil n’est donc pas un péché véniel, mais mortel.
Conclusion L’orgueil est dans son
genre un péché mortel qui fait qu’on est rebelle à Dieu, à moins que son acte
ne soit imparfait.
Il faut répondre que l’orgueil
est opposé à l’humilité. Or, l’humilité a pour objet propre la soumission de
l’homme à Dieu, comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 1, Réponse N°5). Par conséquent l’orgueil a au contraire pour objet propre
le manque de soumission à cet égard, selon que l’homme s’élève au-dessus de ce
qui lui a été fixé d’après la règle ou la mesure divine, contrairement à ce que
dit saint Paul (2 Cor., 10, 13) : Pour nous, nous ne nous glorifierons pas
démesurément, mais nous nous renfermerons dans les bornes du partage que Dieu
nous a donné. C’est pourquoi il est dit (Ecclésiastique, 10, 14) : que le
commencement de l’orgueil de l’homme, c’est d’apostasier Dieu ; parce que
l’on considère la racine de l’orgueil en ce que l’homme ne se soumet pas d’une
certaine manière à Dieu et à sa règle. Or, il est évident que refuser de se
soumettre à Dieu c’est un péché mortel, car c’est se détourner de lui ; d’où il
résulte que l’orgueil est dans son genre un péché mortel (Ainsi l’orgueil est
un péché mortel quand il blesse l’amour de Dieu ou l’amour du prochain comme
nous l’avons observé dans l’article précédent. Dans d’autres cas, c’est un péché
véniel dont la gravité varie selon les degrés dont il est susceptible.). —
Toutefois, comme dans les autres choses qui sont des péchés mortels dans leur
genre (tels que la fornication et l’adultère), il y a des mouvements qui sont
des péchés véniels à cause de leur imperfection, parce qu’ils préviennent le
jugement de la raison et qu’ils se produisent en dehors de son consentement, de
même à l’égard de l’orgueil il arrive qu’il y a des mouvements qui sont des
péchés véniels, quand la raison n’y consent pas.
Article 6 : L’orgueil
est-il le plus grave des péchés ?
Objection
N°1. Il semble que l’orgueil ne soit pas le
plus grave des péchés. Car plus un péché est difficile à éviter et plus il est
léger. Or, l’orgueil s’évite très difficilement, parce que, comme le dit saint
Augustin (Ep. 211), les autres péchés
s’exercent sur les mauvaises œuvres pour qu’on les fasse, au lieu que l’orgueil
tend un piège aux bonnes pour qu’elles périssent. L’orgueil n’est donc pas le
péché le plus grave.
Réponse à l’objection N°1 :
Un péché est difficile à éviter pour deux motifs : 1° A cause de la violence de
son attaque. C’est ainsi que la colère attaque vivement par l’effet de son
impétuosité, et il est encore plus difficile de résister à la concupiscence, en
raison de ce qu’elle a de naturel, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 9). Cette difficulté d’éviter le péché en diminue
la gravité, parce que moins la tentation sous laquelle on succombe est forte et
plus on pèche grièvement, comme l’observe saint Augustin. 2° Il est difficile
d’éviter le péché parce qu’il est caché. C’est ainsi qu’il est difficile
d’éviter l’orgueil, parce que les bonnes actions elles-mêmes lui donnent
l’occasion de se produire, comme nous l’avons dit (art. préc.,
Réponse N°3). C’est ce qui fait dire expressément à saint Augustin qu’il tend
un piège aux bonnes œuvres. Et le Psalmiste s’écrie (141, 4) : Les orgueilleux m’ont tendu leur filet dans
la voie où je marchais. C’est pourquoi le mouvement de l’orgueil qui se
glisse d’une manière occulte n’est pas arrivé à sa plus grande gravité avant
que la raison ne le perçoive. Mais après que la raison l’a reconnu, on l’évite
alors facilement, soit en considérant sa propre faiblesse, d’après ces paroles
de l’Ecriture (Ecclésiastique, 10, 9)
: Pourquoi t’enorgueillis-tu, terre et
cendre ? soit en considérant la grandeur de Dieu, suivant cette pensée de
Job (15, 13) : Pourquoi ton esprit
s’enorgueillit-il contre Dieu ? soit par l’imperfection des biens dont
l’homme s’enorgueillit, selon cette réflexion du prophète (Is., 40, 6) : Toute chair n’est que de l’herbe et toute sa
gloire est comme la fleur des champs. Et plus loin (64, 6) : Toutes les œuvres de notre justice sont
comme le linge le plus souillé.
Objection N°2. Le plus grand mal
est opposé au plus grand bien, comme le dit Aristote (Eth., liv. 13, chap. 10). Or, l’humilité à laquelle l’orgueil est
opposé n’est pas la plus grande des vertus, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 5). Donc les vices qui sont opposés aux plus
grandes vertus, comme l’infidélité, le désespoir, la haine de Dieu, l’homicide
et les autres crimes semblables, sont des péchés plus graves que l’orgueil.
Réponse à l’objection N°2 :
L’opposition d’un vice à l’égard d’une vertu se juge suivant l’objet que l’on
considère d’après les choses vers lesquelles ce vice et cette vertu se portent.
A ce point de vue l’orgueil ne peut être considéré comme le plus grand des
péchés, et on ne peut pas non plus considérer l’humilité comme la plus grande
des vertus. Mais, par rapport à l’éloignement de Dieu, il est le péché le plus
grand en ce qu’il communique aux autres leur gravité. Car le péché
d’infidélité, par là même qu’il provient du mépris de l’orgueil, devient plus grave
que s’il provenait de l’ignorance ou de la faiblesse. Il en faut dire autant du
désespoir et des autres péchés.
Objection N°3. Le plus grand mal
n’est pas puni par un mal moindre. Or, quelquefois l’orgueil est puni par
d’autres péchés, comme on le voit (Rom.,
1, 28), où il est dit que les philosophes par suite de leur orgueil ont été livrés à leur sens dépravé, en sorte
qu’ils ont fait des actions indignes des hommes. L’orgueil n’est donc pas
le plus grave des péchés.
Réponse à l’objection N°3 :
Comme dans les syllogismes qui mènent à l’impossible, on est quelquefois mieux
convaincu quand on arrive à une absurdité plus manifeste, de même aussi, pour
convaincre l’orgueil des hommes, Dieu permet, pour le châtiment de
quelques-uns, qu’ils se précipitent dans les péchés charnels qui, quoiqu’ils
soient moindres, sont cependant plus honteux. C’est ce qui fait dire à saint
Isidore (De summo bono, liv. 2, chap.
38) que l’orgueil est le plus détestable de tous les vices, soit parce qu’il se
trouve dans les personnes les plus élevées et dans ceux qui sont au premier
rang, soit parce qu’il naît des œuvres de justice et de vertu, et que ce qu’il
y a en lui de coupable se fait moins sentir. Au contraire, la luxure est connue
de tout le monde, parce qu’elle est par elle-même une chose honteuse, mais aux
yeux de Dieu elle est moindre que l’orgueil. C’est pourquoi celui qui est
orgueilleux et qui ne le sent pas tombe dans la luxure, afin que cette faute
l’humilie et que la confusion le ramène à l’humilité. Ce qui montre évidemment
la gravité du péché de l’orgueil. Car comme un médecin sage fait tomber son
malade dans une maladie plus légère pour remédier à une maladie plus grave, de
même il est clair que le péché d’orgueil est le plus grave par là même que pour
y remédier Dieu permet que les hommes tombent dans d’autres fautes.
Mais c’est le contraire. A
l’occasion de ces paroles (Ps. 118,
51) : Les superbes agissaient constamment
avec injustice, la glose dit (interl. implic.) : Le plus grand péché dans l’homme est l’orgueil.
Conclusion Puisque c’est surtout
par l’orgueil que les hommes sont détournés
de Dieu, il est dans son genre le plus grand des péchés.
Il faut répondre que dans le
péché il y a deux choses à considérer : le mouvement par lequel on se porte
vers le bien qui change, et c’est ce qu’il y a de matériel dans le péché, et le
mouvement par lequel on s’éloigne du bien immuable, c’est ce qu’il y a de
formel et ce qui complète la nature même de la faute. Sous le premier rapport
l’orgueil n’est pas le plus grand des péchés ; parce que l’élévation que
l’orgueilleux désire déréglément n’a pas par sa nature la plus grande
répugnance avec la vertu. Mais sous le second l’orgueil a la plus grande
gravité, parce que dans les autres péchés l’homme se détourne de Dieu, soit par
ignorance, soit par faiblesse, soit à cause du désir qu’il a d’un autre bien,
au lieu que l’orgueil s’en éloigne parce qu’il ne veut pas se soumettre à lui
et à sa règle. C’est ce qui fait dire à Boëce que quoique tous les vices
éloignent de Dieu, il n’y a que l’orgueil qui s’oppose à lui. C’est aussi pour
ce motif que saint Jacques dit spécialement (4, 6) que Dieu résiste aux superbes. C’est pourquoi l’éloignement de Dieu et
de ses préceptes, qui existe par voie de conséquence dans les autres péchés,
appartient par lui-même à l’orgueil dont l’acte est le mépris de la Divinité.
Et parce que ce qui est par soi l’emporte toujours sur ce qui est par un autre,
il en résulte que l’orgueil est le plus grave des péchés dans son genre, parce
qu’il l’emporte du côté de l’éloignement qui est le complément formel du péché
(Il faut excepter les vices qui ont pour objet l’éloignement de Dieu lui-même,
comme la haine de Dieu. Ils sont assurément plus graves que l’orgueil, qui,
quoiqu’il détourne de Dieu directement, n’a cependant pas pour objet propre son
aversion, mais se rapporte à notre propre excellence.).
Article 7 : L’orgueil
est-il le premier de tous les péchés ?
Objection
N°1. Il semble que l’orgueil ne soit pas le
premier de tous les péchés. En effet, le premier se trouve dans tous ceux qui
suivent. Or, tous les péchés ne sont pas accompagnés de l’orgueil et n’en
naissent pas. Car saint Augustin dit (Lib.
de nat. et grat., chap. 29) qu’il y a beaucoup d’actions mauvaises qui ne
sont pas des œuvres d’orgueil. L’orgueil n’est donc pas le premier de tous les
péchés.
Réponse à l’objection N°1 :
On dit que l’orgueil est le commencement de tout péché, non parce que tous les
péchés en proviennent individuellement, mais parce que tout genre de péché peut
naturellement en provenir.
Objection N°2. Il est dit (Ecclésiastique, 10, 14) : Le commencement de l’orgueil, c’est
d’apostasier Dieu. L’apostasie est donc avant l’orgueil.
Réponse à l’objection N°2 :
On dit qu’apostasier Dieu est le commencement de l’orgueil, non comme si
l’apostasie était différente de ce vice, mais parce qu’elle en est la première
partie. Car nous avons dit (art. 5) que l’orgueil a principalement pour objet
la soumission divine qu’il méprise, et par voie de conséquence il dédaigne de
se soumettre à la créature à cause de Dieu.
Objection N°3. L’ordre des péchés
parait être conforme à l’ordre des vertus. Or, l’humilité n’est pas la première
des vertus, mais c’est plutôt la foi. L’orgueil n’est donc pas le premier des
péchés.
Réponse à l’objection N°3 :
Il n’est pas nécessaire que l’ordre des vertus et des vices soit le même. Car
le vice est l’altération de la vertu. Or, ce qu’il y a de premier dans la
génération se trouve le dernier dans la corruption. C’est pourquoi, comme la
foi est la première des vertus, de même l’infidélité est le dernier des péchés,
et l’homme y est quelquefois conduit par d’autres fautes. C’est ce qui fait
dire à la glose sur ces paroles (Ps.
136) : Rasez-le, rasez-le jusque dans ses
fondements, que le défaut de foi se glisse sous un monceau de vices. Et
l’Apôtre dit (1 Tim., 1, 19) qu’il y en a qui ont fait naufrage dans la foi
pour n’avoir pas conservé une bonne conscience.
Objection N°4. L’Apôtre dit (2 Tim., 3, 13) : Les hommes méchants et les imposteurs se fortifient de plus en plus
dans le mal, et il semble par conséquent que le principe de la malice de
l’homme ne vienne pas du plus grand des péchés. Or, l’orgueil est le plus grand
des péchés, comme nous l’avons dit (art. préc.). Il
n’est donc pas le premier.
Réponse à l’objection N°4 :
On dit que l’orgueil est le plus grave des péchés, parce qu’il s’accorde par
lui-même avec le principe d’après lequel on apprécie la gravité de tous les
actes coupables. C’est pourquoi il est cause de la gravité de tous les autres
péchés. Mais il y a des fautes légères, telles que celles qu’on commet par
ignorance ou par faiblesse, qui existent antérieurement à l’orgueil. Seulement,
entre les fautes graves, il tient le premier rang, comme la cause qui aggrave
toutes les autres iniquités. Et parce que ce qui contribue le premier à
produire le péché est le dernier à s’en éloigner, il s’ensuit qu’à l’occasion
de ces paroles (Ps. 18) : Je serai purifié du plus grand crime, la
glose dit (interl.), c’est-à-dire du crime d’orgueil, qui
est la dernière chose à détruire dans ceux qui reviennent à Dieu, et qui est la
première qui agisse dans ceux qui s’en écartent.
Objection N°5. Ce qui existe
d’après l’apparence et la fiction est postérieur à ce qui existe d’après la
vérité. Or, Aristote dit (Eth., liv. 3, chap.
7) que l’orgueil est une fiction de la force et de l’audace. Le vice de
l’audace est donc antérieur au vice de l’orgueil.
Réponse à l’objection N°5 :
Aristote rapporte à l’orgueil les efforts que l’on fait pour se donner une
réputation de force, non que ce soit l’objet exclusif de ce vice, mais parce
que l’homme pense par là s’élever dans l’esprit de ses semblables, s’il paraît
audacieux ou fort.
Mais c’est le contraire. Il est
dit (Ecclésiastique, 10, 15) : Le commencement de tout péché est l’orgueil.
Conclusion L’orgueil par lequel
principalement nous nous éloignons de Dieu est le premier et le principe de
tous les péchés.
Il faut répondre que ce qui est
par soi est dans chaque genre ce qu’il y a de premier. Or, nous avons dit (art.
préc.) que l’éloignement de Dieu, qui est le
complément formel de l’essence du péché, appartient à l’orgueil par lui-même et
aux autres péchés par voie de conséquence. D’où il suit que l’orgueil est par
nature le premier péché et qu’il est aussi le principe de tous les autres,
comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 84, art. 2) en
traitant des causes du péché, si on le considère au point de vue de
l’éloignement, qui est ce qu’il y a de plus principal dans le péché.
Article 8 : Doit-on
faire de l’orgueil un vice capital ?
Objection
N°1. Il semble qu’on doive considérer
l’orgueil comme un vice capital. Car saint Isidore (Lib. com. in Deut., chap. 16) et Cassien
(De inst. cœnob., liv. 5, chap. 1, et liv. 12) le placent au
nombre des vices capitaux.
Objection N°2. L’orgueil paraît
être la même chose que la vaine gloire, parce que ces deux vices cherchent l’un
et l’autre à exceller. Or, la vaine gloire est un vice capital. L’orgueil doit
donc en être un aussi.
Réponse à l’objection N°2 :
L’orgueil n’est pas la même chose que la vaine gloire, mais il en est la cause.
Car l’orgueil désire déréglément l’élévation, au lieu que la vaine gloire
désire qu’elle se manifeste.
Objection N°3. Saint Augustin dit
(Lib. de virg.,
chap. 31) que l’orgueil produit l’envie et qu’il ne va jamais sans cette
compagne. Or, l’envie est un vice capital, comme nous l’avons dit (quest. 36,
art. 4). A plus forte raison l’orgueil aussi.
Réponse à l’objection N°3 :
Par là même que l’envie, qui est un vice capital, vient de l’orgueil, il ne
s’ensuit pas que l’orgueil soit un vice capital, mais il en résulte qu’il est
quelque chose de plus principal que les péchés capitaux.
Mais c’est contraire. Saint
Grégoire ne compte, pas l’orgueil au nombre des vices capitaux (Mor., liv. 31, chap. 17).
Conclusion L’orgueil considéré
d’une certaine manière est un vice capital, mais sous un autre rapport on doit
dire plutôt qu’il est le chef et le père de tous les vices.
Il faut répondre que, comme on le
voit d’après ce que nous avons dit (art. 2, Réponse N°5 ad 1), l’orgueil peut
se considérer de deux manières : 1° en soi, c’est-à-dire selon qu’il est un
péché spécial ; 2° selon qu’il exerce une influence universelle sur tous les
péchés. Or, on appelle vices capitaux des péchés particuliers d’où naissent
plusieurs autres genres de fautes. C’est pourquoi il y a des auteurs qui,
considérant l’orgueil comme un péché spécial, le comptent au nombre des autres
vices capitaux (Dans la classification actuellement adoptée, on a mis l’orgueil à
la place de la vaine gloire, sans doute parce que cette expression offre au
peuple un sens plus facile à saisir.). — Au
contraire, saint Grégoire, considérant l’influence universelle que la superbe
exerce sur tous les vices, comme nous l’avons dit (art. 2), ne l’a pas comptée
parmi les autres péchés capitaux, mais il en a fait la reine et la mère de tous
les vices. C’est ce qui lui fait dire (Mor.,
liv. 31, loc. sup. cit.) : La superbe
est la reine des vices ; quand elle reste pleinement maîtresse du cœur qu’elle
a vaincu, elle le livre aussitôt aux sept vices capitaux, qui sont pour ainsi
dire ses généraux, pour qu’ils le dévastent, et de ces vices naissent une
multitude de péchés.
La réponse à la première objection est par là même
évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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