Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 163 : Du péché du premier homme
Nous avons
maintenant à nous occuper du péché du premier homme, qui a été produit par
l’orgueil. — Nous traiterons : 1° de son péché ; 2° de la peine de ce péché ; 3°
de la tentation, par laquelle il a été poussé à le commettre. — Sur le péché il
y a quatre questions à examiner : 1° Le premier péché de l’homme a-t-il été
l’orgueil ? (Tous les Pères enseignent, avec saint Thomas, que le péché du
premier homme fut l’orgueil. Il a d’ailleurs démontré que ce vice est le
commencement de tout péché (Voyez 1a 2æ, quest. 84, art.
2).) — 2° Qu’est-ce que le premier homme a désiré en péchant ? — 3° Son
péché a-t-il été plus grave que tous les autres péchés ? — 4° Est-ce
l’homme ou la femme qui a le plus péché ?
Article 1 :
Le péché du premier homme a-t-il été l’orgueil ?
Objection N°1. Il semble que l’orgueil
n’ait pas été le péché du premier homme. Car l’Apôtre dit (Rom., 5, 19) que par la
désobéissance d’un seul plusieurs sont devenus pécheurs. Or, le péché du
premier homme est celui qui a rendu tout le genre humain souillé du péché
originel. C’est donc la désobéissance et non l’orgueil qui a été le péché du
premier homme.
Réponse à l’objection N°1 : Si l’homme a désobéi au précepte
divin, il n’a pas voulu cette désobéissance pour elle-même, parce que ce
sentiment n’est possible qu’autant que la volonté a été préalablement déréglée.
Il faut donc qu’il ait consenti à lui désobéir pour une autre fin. Or, la
première chose qu’il a voulue déréglément, c’est sa propre excellence ; c’est
pourquoi la désobéissance n’a été en lui que l’effet de l’orgueil. C’est ce qui
fait dire à saint Augustin (ad Oros., QQ. 65, quæst. 4) que l’homme enflé d’orgueil a
obéi à la persuasion du serpent, et qu’il a méprisé les préceptes de Dieu.
Objection N°2. Saint Ambroise dit (Sup. Luc., chap. 4) que le diable tenta le Christ dans l’ordre où
il a renversé le premier homme. Or, le Christ a été d’abord tenté du côté de la
gourmandise, comme on le voit (Matth., 4, 3), quand
le démon lui a dit : Si vous êtes le Fils
de Dieu, dites que ces pierres se changent en pain. Le premier péché du
premier homme ne fut donc pas l’orgueil, mais la gourmandise.
Réponse à l’objection N°2 : La gourmandise a eu lieu aussi
dans le péché de nos premiers parents. Car il est dit (Gen., 3, 6) : La femme vit que
le fruit de cet arbre était bon à manger, qu’il était beau et agréable à la
vue, et en ayant pris elle en mangea. Cependant la bonté et la beauté de
l’aliment ne fut pas le premier motif qui la porta au péché, mais ce fut la
parole persuasive du serpent, qui lui dit : Vos
yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux. En désirant cette
élévation la femme pécha par orgueil. C’est pourquoi le péché de gourmandise
est venu du péché d’orgueil.
Objection N°3. L’homme a péché d’après l’instigation du démon. Or,
le tentateur lui a promis la science, comme on le voit (Gen., chap. 3). Par conséquent le premier dérèglement de l’homme a été
produit par le désir de la science, ce qui appartient à la curiosité. C’est
donc la curiosité et non l’orgueil qui a été le premier péché.
Réponse à l’objection N°3 : Le désir de la science a été
produit dans nos premiers parents par le désir déréglé de leur élévation. Aussi
le serpent dit-il tout d’abord : Vous
serez comme des dieux ; puis il ajoute : Sachant le bien et le mal.
Objection N°4. A l’occasion de ces paroles (1 Tim., chap. 2) : La femme a
été séduite dans la prévarication, la glose dit (ordin. Aug., liv. 11 sup. Gen. ad litt., chap. ult.) :
L’Apôtre a appelé séduction ce qui a fait croire à nos premiers parents comme
vrai, au moyen de la persuasion, ce qui était faux ; c’est que Dieu ne
leur avait défendu de toucher à l’arbre que parce qu’il savait qu’en y touchant
ils seraient comme des dieux, comme si celui qui leur avait donné la nature
humaine eût envié leur divinité. Or, il appartient à l’infidélité de croire de
pareilles choses. Ce fut donc l’infidélité et non l’orgueil qui fut le premier
péché de l’homme.
Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 11, chap. 30), les paroles du serpent n’auraient pas fait croire à la
femme que Dieu lui avait défendu d’user d’une chose bonne et utile, si elle
n’avait déjà eu dans le cœur l’amour de sa propre puissance et une présomption
orgueilleuse d’elle-même. Ce qui ne signifie pas que l’orgueil a précédé la
persuasion du serpent, mais qu’immédiatement après, il est entré dans l’âme de
la femme, et lui a fait croire que ce que le démon disait était vrai.
Mais c’est le contraire. L’Ecriture dit (Ecclésiastique, 10, 15) : Le
commencement de tout péché est l’orgueil. Or, le péché du premier homme est
le commencement de toutes les prévarications, d’après ce passage de saint Paul
(Rom., 5, 12) : Par un seul homme le péché est entré en ce monde. Le premier péché
de l’homme fut donc l’orgueil.
Conclusion Le péché du premier homme fut l’orgueil, par lequel il
a désiré un bien spirituel supérieur à sa condition.
Il faut répondre qu’une foule de mouvements peuvent concourir au
même péché, et parmi ces mouvements, le premier qui est coupable c’est celui
dans lequel le dérèglement se rencontre tout d’abord. Or, il est évident que le
désordre moral existe dans le mouvement intérieur de l’âme avant de se trouver
dans l’acte extérieur du corps ; parce que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 18), on ne
perd pas la sainteté du corps tant que la sainteté de l’âme persévère. En
outre, parmi les mouvements intérieurs, l’appétit doit se porter vers la fin
avant de se porter vers les moyens que l’on cherche en vue de la fin. C’est
pourquoi le premier péché de l’homme a existé là où le premier désir d’une fin
déréglée a pu se produire. Or, l’homme avait été établi dans l’état
d’innocence, de telle sorte que la chair ne pouvait pas se révolter contre
l’esprit. Par conséquent le premier dérèglement de l’appétit humain n’a pu
provenir de ce qu’il a désiré un bien sensible vers lequel la concupiscence de
la chair se porte contrairement à l’ordre de la raison. Il faut donc que le
premier désordre de l’appétit ait eu pour cause le désir déréglé d’un bien
spirituel. Mais ce désir n’aurait pas été déréglé, s’il eût été conforme à la
mesure que la règle divine a préalablement déterminée. D’où il résulte que le
premier péché de l’homme a consisté dans le désir d’un bien spirituel supérieur
à ses forces ; ce qui appartient à l’orgueil. D’où il est évident que l’orgueil
a été le premier péché du premier homme.
Article 2 : L’orgueil
du premier homme a-t-il consisté en ce qu’il a désiré être semblable à Dieu ?
Objection N°1. Il semble que
l’orgueil du premier homme n’ait pas consisté en ce qu’il a désiré la
ressemblance divine. Car un individu ne pèche pas en désirant ce qui lui
convient selon sa nature. Or, la ressemblance de Dieu convient ainsi à l’homme,
puisqu’il est dit (Gen., 1, 26) : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Il n’a donc
pas péché en désirant ressembler à Dieu.
Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement s’appuie sur la
ressemblance de nature ; et ce n’est pas en la désirant que l’homme a péché,
comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).
Objection N°2. Le premier homme paraît avoir désiré la
ressemblance divine, en ce qu’il voulait avoir la science du bien et du mal.
Car c’est ce que le serpent lui suggérait en disant : Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Or, le désir
de la science est naturel à l’homme, d’après ces paroles d’Aristote (Met., in princ.)
: Tous les hommes désirent naturellement savoir. Il n’a donc pas péché en
désirant être semblable à Dieu.
Réponse à l’objection N°2 : Ce n’est pas un péché de désirer
absolument ressembler à Dieu quant à la science, mais c’en est un si on le
désire déréglément, c’est-à-dire au delà de la mesure dans laquelle on doit se
renfermer. C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles (Ps. 70, Deus, quis similis
erit tibi), saint Augustin dit (glos. ord.) :
Celui qui prétend exister par lui-même, comme Dieu, qui ne dépend de personne,
veut d’une manière perverse lui ressembler à la façon du démon qui ne voulut
pas être sous lui, et à la façon de l’homme qui ne voulut pas être à ses ordres
comme un serviteur.
Objection N°3. Aucun sage ne choisit ce qui est impossible. Or, le
premier homme avait la sagesse, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique, 17, 5) : Il les a remplis de la lumière de
l’intelligence. Par conséquent, puisque tout péché consiste dans l’appétit
délibéré qui est l’élection, il semble que le premier homme n’ait pas péché en
désirant quelque chose d’impossible. Et comme il est impossible que l’homme
soit semblable à Dieu, d’après cette pensée de Moïse (Ex., 15, 11) : Qui d’entre
les forts est semblable a vous, Seigneur ? Le premier homme n’a donc pas
péché en désirant ressembler à Dieu.
Réponse à l’objection N°3 : Cet argument repose sur la
ressemblance d’égalité.
Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Ps. 68, 5) : J’ai dû payer ce
que je n’avais pas pris, saint Augustin dit (glos. ord.) : Adam et Eve ont voulu ravir la divinité et ils ont perdu
la félicité.
Conclusion Le premier homme a péché par orgueil en désirant
déréglément ressembler à Dieu, non seulement quant à la science du bien et du
mal qu’il a principalement convoitée, mais encore quant à son pouvoir
particulier d’action, en désirant arriver à la félicité divine par ses propres
forces ; mais il n’a désiré d’aucune manière la ressemblance de la nature
divine.
Il faut répondre qu’il y a deux sortes de ressemblance. L’une qui
résulte d’une égalité absolue : nos premiers parents n’ont pas ainsi désiré
ressembler a Dieu, parce qu’une pareille ressemblance ne peut tomber dans
l’esprit de personne, surtout d’un sage. Mais il y a une autre ressemblance qui
est seulement d’imitation. Il est possible à la créature de ressembler ainsi à
Dieu, puisqu’elle participe à sa ressemblance selon son mode. Car saint Denis
dit (De div. nom., chap. 9) : Les mêmes choses sont
semblables à Dieu et lui sont dissemblables ; elles lui ressemblent par leur
imitation contingente, mais elles en diffèrent selon la distance qu’il y a de
l’effet à la cause. Or, tout ce qu’il y a de bon dans la créature est une
ressemblance participée du bien premier. C’est pourquoi, par là même que
l’homme désire un bien spirituel au-dessus de ses forces, comme nous l’avons
dit (art. préc.), il s’ensuit qu’il désire
déréglément la ressemblance divine. — Cependant il est à remarquer que le désir
a pour objet propre une chose que l’on ne possède pas. Or, le bien spirituel,
d’après lequel la créature raisonnable participe à la ressemblance divine, peut
se considérer sous trois rapports : 1° D’après l’être même de la nature. Cette
ressemblance a été imprimée, dès le commencement de la création, à l’homme dont
il est dit (Gen., 1, 26) que Dieu fit l’homme à son image et à sa ressemblance, et à l’ange dont
l’Ecriture dit aussi (Ez., 28, 12) : Vous êtes le sceau de la ressemblance. 2° Quant à la connaissance.
L’ange reçoit encore cette ressemblance dans la création ; c’est pourquoi,
après avoir dit : Vous êtes le sceau de
la ressemblance, le prophète ajoute aussitôt : Vous êtes rempli de sagesse. Mais le premier homme n’avait pas reçu
cette ressemblance en acte dans sa création, il ne la possédait qu’en
puissance. 3° Quant au pouvoir d’agir. Ni l’ange ni l’homme n’avaient reçu en
acte cette ressemblance au commencement même de leur création, parce qu’il restait
à l’un et à l’autre quelque chose à faire pour parvenir à la béatitude. — C’est
pourquoi l’un et l’autre (le diable et le premier homme) ayant désiré
déréglément ressembler à Dieu, ils n’ont péché ni l’un ni l’autre en
ambitionnant la ressemblance de sa nature. Mais le premier homme a péché
principalement en désirant ressembler à Dieu par rapport à la science du bien
et du mal, comme le serpent le lui a suggéré ; soit qu’il ait voulu déterminer,
par la vertu de sa propre nature, ce qu’il y avait de bon et ce qu’il y avait
de mauvais à faire pour lui, soit qu’il ait désiré connaître à l’avance, par
lui-même, ce qui devait lui arriver de bien ou de mal. Et il a péché
secondairement en désirant ressembler à Dieu, quant à sa propre puissance
d’action ; c’est-à-dire qu’il a voulu arriver à la béatitude, par la vertu de
sa nature propre. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 11, chap. 30)
qu’il y avait dans le cœur de la femme l’amour de sa propre puissance. Quant au
démon, il a péché en désirant ressembler à Dieu quant à la puissance (Le démon
a désiré dans son intention première et directe la puissance, tandis qu’Eve a
désiré d’abord la science et n’a ambitionné la puissance que conséquemment.).
D’où saint Augustin dit (Lib. de ver. relig., chap. 13)
qu’il a plutôt voulu jouir de sa puissance que de celle de Dieu. Cependant,
sous un rapport, le démon et l’homme ont désiré s’égaler à Dieu, dans le sens
qu’ils ont voulu l’un et l’autre s’appuyer sur eux-mêmes, au mépris de l’ordre
établi par la loi divine.
Article 3 :
Le péché de nos premiers parents a-t-il été plus grave que les autres ?
Objection N°1. Il semble que le
péché de nos premiers parents ait été plus grave que les autres. Car saint
Augustin dit (De civ., liv. 14, chap. 15) : Nous sommes
bien coupables en péchant, lorsqu’il nous est très facile de ne pas pécher. Or,
nos premiers parents ont eu la plus grande facilité de ne pas pécher, parce
qu’il n’y avait rien en eux qui les portât au mal. Leur péché a donc été plus
grave que les autres.
Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement s’appuie sur la
gravité du péché considérée d’après la circonstance de la personne qui le
commet (C’est ce que dit saint Augustin lui-même à l’endroit cité dans
l’objection.).
Objection N°2. La peine est proportionnée à la faute (Le nombre
de coups se réglera d’après la nature du péché (Deut., 25, 2).). Or, le
péché de nos premiers parents a été le plus grièvement puni, parce que c’est
par lui que la mort est entrée en ce
monde, comme le dit l’Apôtre (Rom.,
5, 12). Ce péché a donc été plus grave que tous les autres.
Réponse à l’objection N°2 : La grandeur de la peine qui a été
la suite du premier péché, ne lui correspond pas en raison de la gravité de son
espèce, mais en tant qu’il fut la première faute, parce qu’à ce titre il
détruisit l’innocence de l’état primitif, et cette innocence détruite, la
nature humaine tout entière fut troublée.
Objection N°3. Ce qu’il y a de premier dans un genre paraît être
ce qu’il y a de plus grand, comme le dit Aristote (Met., liv. 2, text. 4). Or, le péché de
nos premiers parents fut le premier de tous les autres péchés des hommes. Il
fut donc le plus grand.
Réponse à l’objection N°3 : Dans les choses qui sont
ordonnées par elles-mêmes, il faut que ce qui est le premier soit le plus
grand. Mais cet ordre n’existe pas dans les péchés ; l’un vient par accident à
la suite d’un autre. Par conséquent il ne s’ensuit pas que le premier péché
soit le plus grand.
Mais c’est le contraire. Origène dit (Periarch., liv. 1, chap. 3) : Je ne pense pas que celui qui est placé au
degré le plus élevé de perfection, tombe tout à coup au plus profond de l’abîme
; mais il faut qu’il décline peu à peu, et qu’il y arrive ainsi successivement.
Or, nos premiers parents occupaient le degré de perfection le plus élevé. Leur
première faute n’a donc pas été le plus grand de tous
les crimes.
Conclusion Le péché de nos premiers parents ne fut pas absolument
plus grave que les autres, mais il le fut sous un rapport, parce que c’est lui
surtout qui leur a ravi leur innocence et leur pureté parfaite.
Il faut répondre que dans un péché on peut considérer deux sortes
de gravité : l’une vient de l’espèce même du péché, c’est ainsi que nous disons
que l’adultère est un péché plus grave que la simple fornication ; l’autre est
celle qui se considère d’après les circonstances de lieu, de personne ou de
temps. La première gravité se rapporte essentiellement au péché et elle est la
plus importante. C’est donc d’après celle-ci plutôt que d’après l’autre, qu’on
dit qu’un péché est plus grave. Par conséquent on doit dire que le péché du
premier homme ne fut pas plus grave que les autres, dans l’espèce. Car quoique
l’orgueil l’emporte, selon son genre, sur tous les autres péchés ; cependant
l’orgueil qui fait que l’on nie Dieu ou qu’on le blasphème est supérieur à
celui qui fait rechercher déréglément sa ressemblance, tel que fit l’orgueil de
nos premiers parents, comme nous l’avons dit (art. préc.).
— Mais si on envisage la condition des personnes qui l’ont commis, ce péché a
eu la plus grande gravité à cause de la perfection de leur état (Car dans cet
état primitif il n’y avait pas la révolte de la chair, et la grâce était très
abondante.). C’est pourquoi on doit dire que ce péché f ni à la vérité le plus
grave sous un rapport, mais qu’il ne le fut pas absolument.
Article 4 :
Le péché d’Adam fut-il plus grave que celui d’Eve ?
Objection N°1. Il semble que le
péché d’Adam ait été plus grave que celui d’Eve. Car l’Apôtre dit (1 Tim., 2, 14) qu’Adam n’a pas été séduit, mais que la femme l’a été et qu’elle est
tombée dans la prévarication. Il paraît par conséquent que le péché de la
femme est venu de l’ignorance, tandis que celui de l’homme a été produit avec
une science certaine. Or, cette espèce de péché est plus grave, d’après ces
paroles de l’Evangile (Luc, 12, 47) : Le
serviteur qui aura su la volonté de son maître et qui néanmoins ne s’y sera pas
conformé, sera puni rudement ; mais celui qui ne l’aura pas connue et qui aura
fait des choses dignes de châtiment, sera moins battu. Adam a donc péché
plus grièvement qu’Eve.
Réponse à l’objection N°1 : Cette séduction de la femme a été
produite par son orgueil antérieur. C’est pourquoi cette ignorance n’excuse
pas, mais elle aggrave le péché, dans le sens qu’elle a été cause que la femme
s’est enorgueillie davantage.
Objection N°2. Saint Augustin dit (Lib. de dec. chordis,
chap. 3) : Puisque l’homme est le chef il doit le mieux vivre et devancer, dans
toutes les bonnes œuvres, son épouse, pour que celle-ci l’imite. Or, celui qui
doit faire le mieux, s’il pèche, fait une faute plus grave. Adam a donc péché
plus grièvement qu’Eve.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement s’appuie sur la
circonstance de la condition de la personne, qui fait à la vérité que le péché
de l’homme a été plus grave sous un rapport.
Objection N°3. Le péché contre l’Esprit-Saint paraît être le plus
grave. Or, Adam paraît avoir péché contre l’Esprit-Saint ; parce qu’il a péché
en comptant sur la miséricorde divine, ce qui appartient au péché de
présomption. Il semble donc qu’Adam ait fait un péché plus grave qu’Eve.
Réponse à l’objection N°3 : L’homme n’a pas compté sur la
miséricorde de Dieu jusqu’au mépris de sa justice, ce qui produit le péché
contre l’Esprit-Saint ; mais il y a compté, parce que, comme le dit saint
Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap.
11), n’ayant pas éprouvé la sévérité de Dieu, il a cru que ce péché était
véniel, c’est-à-dire facilement rémissible.
Mais c’est le contraire. La peine répond à la faute. Or, la femme
a été punie plus sévèrement que l’homme, comme on le voit (Gen., 3, 16) (Je multiplierai
vos maux et vos grossesses. Vous enfanterez dans la douleur : vous serez
sous la puissance de votre mari, et il vous dominera. Ces peines sont
propres à la femme, et elle n’en partage pas moins celles qui sont portées
contre l’homme, quand il est dit (ibid.,
3, 17-19) : La terre sera maudite à cause
de ce que vous avez fait… Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage,
etc.). Elle a donc péché plus grièvement que lui.
Conclusion Le péché d’Eve a été plus grave que celui d’Adam,
quoique Adam ait péché plus grièvement d’après la condition de la personne.
Il faut répondre
que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la gravité
du péché se considère plus principalement d’après son espèce que d’après ses
circonstances. Par conséquent on doit dire que si l’on envisage la condition
des deux personnes, le péché de l’homme fut plus grave que celui de la femme,
parce qu’il était plus parfait qu’elle. Mais pour le genre de péché il y eut
égalité entre l’un et l’autre, parce que des deux côtés ce fut un péché
d’orgueil. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Gen. ad litt., liv. 11, chap.35) que la femme excusa son péché sur la
faiblesse de son sexe, mais avec une égale arrogance. Quant à l’espèce
d’orgueil, la faute de la femme fut la plus grave pour trois raisons : 1° Parce
que son orgueil fut plus grand que celui de l’homme. Car elle crut à la vérité
des paroles du serpent, qui lui persuada que Dieu ne leur avait défendu de
manger du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, que pour les
empêcher de parvenir à sa ressemblance. Par conséquent, en touchant au fruit
défendu elle voulut ressembler à Dieu, et son orgueil l’éleva au point de lui
donner la prétention d’obtenir quelque chose contrairement à la volonté divine.
Mais l’homme ne crut pas au serpent. Il ne voulut donc pas arriver à la
ressemblance divine contre la volonté de Dieu, mais il s’enorgueillit en ce
qu’il voulut l’obtenir par lui-même. 2° Parce que la femme ne pécha pas
seulement, mais elle engagea encore l’homme à pécher, et par conséquent elle
pécha contre Dieu et le prochain. 3° Ce qui affaiblit la faute de l’homme c’est
qu’il a consenti au péché par suite de cette bienveillance amicale, qui porte
ordinairement à offenser Dieu pour ne pas se faire un ennemi de celui que l’on
a pour ami. Les justes résultats de la sentence divine ont montré qu’il ne
devait pas en être ainsi, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 11, chap. ult.).
Il est donc évident que le péché de la femme a été plus grave que celui de
l’homme.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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