Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 166 : De l’étude ou du désir de savoir

 

            Après avoir parlé de l’humilité, nous devons nous occuper de l’étude et de la curiosité qui lui est opposée. — Sur l’étude il y a deux questions à examiner : 1° Quelle est la matière de l’étude ? — 2° Est-elle une partie de la tempérance ?

 

Article 1 : La connaissance est-elle proprement la matière de l’étude ?

 

Objection N°1. Il semble que la matière de l’étude ne soit pas proprement la connaissance. Car on dit qu’un homme est studieux par là même qu’il s’applique à l’étude de quelque chose. Or, en toute matière l’homme doit avoir recours à l’étude pour bien faire ce qu’il doit faire. Il semble donc que la connaissance ne soit pas une matière spéciale de l’étude.

Réponse à l’objection N°1 : A l’égard des autres matières on ne peut faire quelque chose de bien qu’en se conformant à ce qui a été préalablement établi par la raison cognitive. C’est pourquoi l’étude a pour objet premier la connaissance, à quelque matière qu’on l’applique.

 

Objection N°2. L’étude est opposée à la curiosité. Or, la curiosité (curiositas), dont le nom vient du mot soin (cura), peut avoir pour objet les ornements de la toilette et les autres choses qui appartiennent au corps. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Rom., 13, 14) : Ne cherchez pas à donner à votre chair les soins qu’elle exige dans ses désirs déréglés. L’étude n’a donc pas seulement pour objet la connaissance.

Réponse à l’objection N°2 : L’esprit de l’homme est porté par ses affections â s’appliquer aux choses qui le touchent, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 6, 21) : Où est votre trésor, là est votre cœur. Et parce qu’il est surtout sensible à ce qui flatte le corps, il s’ensuit que sa connaissance se porte surtout sur les choses qui flattent la chair, c’est-à-dire que l’homme cherche de quelle manière il peut lui venir plus parfaitement en aide. C’est ainsi que la curiosité se rapporte aux choses charnelles en raison de ce qui appartient à la connaissance.

 

Objection N°3. Le prophète dit (Jérem., 6, 13) : Depuis le plus petit jusqu’au plus grand, tous se livrent (student) à l’avarice. Or, l’avarice n’a pas pour objet la connaissance, mais elle se rapporte plutôt à la possession des richesses, comme nous l’avons dit (quest. 118, art. 2). Par conséquent, l’étude, qui vient du mot studium (Cette objection roule sur le double sens du mot studium, studere.), n’a donc pas pour objet propre la connaissance.

Réponse à l’objection N°3 : L’avarice désire ardemment faire de grands profits ; et il faut pour cela une certaine habileté dans les choses de la terre ; et c’est ainsi que l’étude se rapporte à ce qui regarde l’avarice.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Prov., 27, 11) : Mon fils, étudiez la sagesse et donnez de la joie à mon cœur, afin que je puisse répondre à celui qui me fera des reproches à votre sujet. Or, c’est la même étude qui est louée comme une vertu et à laquelle la loi nous excite. Elle a donc pour objet propre la connaissance.

 

Conclusion Quoique l’étude ait pour objet premier et propre la connaissance, elle a néanmoins pour objet secondaire et moins propre les choses que nous ne pouvons faire sans être dirigés par une connaissance quelconque.

Il faut répondre que l’étude implique, à proprement parler, l’application vive de l’esprit à une chose. Or, l’esprit ne s’applique à une chose qu’en la connaissant. Par conséquent, il s’applique d’abord à la connaissance, puis il s’attache secondairement aux choses à l’égard desquelles la connaissance dirige l’homme. C’est pourquoi l’étude se rapporte d’abord à la connaissance et ensuite à toutes les autres choses que nous ne pouvons exécuter qu’autant que la connaissance nous dirige. Or, les vertus s’attribuent pour leur objet propre la matière à laquelle elles se rapportent premièrement et principalement, comme la force les dangers de mort et la tempérance la délectation du tact, d’où il suit que l’étude se rapporte à proprement parler à la connaissance (Ce n’est cependant pas la connaissance qui est sa matière prochaine, mais c’est le désir de connaître la vérité, désir qui peut être bon ou mauvais.).

 

Article 2 : L’étude est-elle une partie de la tempérance ?

 

Objection N°1. Il semble que l’étude ne soit pas une partie de la tempérance. Car on est appelé studieux en raison de l’étude. Or, tout homme vertueux en général est appelé studieux, comme on le voit dans Aristote qui se sert souvent de cette expression (Le mot σπουδαιος est l’expression employée par Aristote, et on peut la traduire aussi bien par le mot probus que par le mot studiosus. D’ailleurs il lui donne lui-même le sens de vertueux (Mag. Mor., liv. 1, chap. 1).). L’étude est donc une vertu générale et n’est pas une partie de la tempérance.

Réponse à l’objection N°1 : La prudence est le complément de toutes les vertus morales, selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 6, chap. ult.). Le nom de l’étude, qui a pour objet propre la connaissance, s’étend donc à toutes les vertus en tant que la connaissance de la prudence leur est à toutes nécessaire.

 

Objection N°2. L’étude, comme nous l’avons dit (art. préc.), appartient à la connaissance. Or, la connaissance n’appartient pas aux vertus morales qui sont dans la partie appétitive de l’âme, mais elle appartient plutôt aux vertus intellectuelles, qui sont dans la partie cognitive ; ainsi la sollicitude est un acte de la prudence, comme nous l’avons vu (quest. 47, art. 9). L’étude n’est donc pas une partie de la tempérance.

Réponse à l’objection N°2 : L’acte de la vertu cognitive est commandé par la puissance appétitive qui est la force motrice de toutes les facultés de l’âme, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 9, art. 1). C’est pourquoi à l’égard de la connaissance on peut considérer deux sortes de bien. L’un qui se rapporte à l’acte même de la connaissance : ce bien appartient aux vertus intellectuelles, c’est-à-dire qu’il consiste en ce que l’homme a une juste idée sur chaque chose. L’autre bien est celui qui appartient à l’acte de la puissance appétitive, c’est-à-dire qu’il consiste en ce que nous fassions une application convenable de nos connaissances à telle ou telle chose, de telle ou telle manière. C’est ce qui appartient à la vertu de l’étude. Par conséquent on doit la compter au nombre des vertus morales.

 

Objection N°3. La vertu qui est une partie d’une vertu principale lui ressemble quant au mode. Or, on n’assimile pas l’étude à la tempérance quant au mode : parce que le mot de tempérance se dit de ce qui met un frein, et par conséquent elle est plutôt opposée au vice qui consiste dans un excès ; le nom de l’étude vient au contraire de l’application de l’esprit à une chose, et il parait par conséquent plutôt opposé au vice qui consiste dans le défaut, tel que la négligence d’étudier, qu’au vice qui consiste dans l’excès, tel que la curiosité. C’est pour cela que d’après ces analogies saint Isidore dit (Etym., liv. 10, ad litt. S) qu’on appelle studieux celui qui est en quelque sorte curieux d’étudier. L’étude n’est donc pas une partie de la tempérance.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. ult.), pour que l’homme devienne vertueux, il faut qu’il se préserve des choses pour lesquelles la nature a le plus de penchant. De là il arrive que la nature étant principalement portée à craindre les dangers de mort et à rechercher les jouissances charnelles, il s’ensuit que le mérite de la vertu de la force consiste surtout dans la fermeté avec laquelle on résiste aux dangers, et le mérite de la vertu de tempérance dans la modération avec laquelle on contient les plaisirs de la chair. Mais, par rapport à la connaissance, il y a dans l’homme un penchant contraire. Car, du côté de l’âme, il est porté à désirer la connaissance des choses, et il faut conséquemment qu’il mette un frein légitime à ce désir, dans la crainte qu’il ne s’applique déréglément à cette connaissance ; au lieu que du côté de sa nature corporelle, il est excité à éviter la peine qu’exige l’acquisition de la science. Ainsi donc, sous le premier rapport, l’étude consiste à mettre un frein à l’esprit, et elle est à ce point de vue une partie de la tempérance. Sous le second, le mérite de cette vertu consiste dans l’ardeur du désir qui nous porte à acquérir la science, et c’est de là que lui vient son nom. Mais la première chose lui est plus essentielle que la seconde ; car le désir de connaître se rapporte par lui-même à la connaissance qui est l’objet de l’étude, au lieu que la peine que l’on a pour apprendre est un obstacle à la connaissance. Par conséquent elle n’est à l’égard de cette vertu qu’un accident, comme tous les obstacles qu’elle peut avoir à surmonter.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccl., chap. 21) : On nous défend d’être curieux, ce qui est un grand don de la tempérance. Or, l’étude modérée bannit la curiosité. Cette étude est donc une partie de la tempérance.

 

Conclusion L’étude est une partie potentielle de la tempérance, parce qu’elle lui est adjointe comme une vertu secondaire à une vertu principale.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 141, art. 1 à 3), il appartient à la tempérance de régler le mouvement de l’appétit dans la crainte qu’on ne se porte avec excès vers ce que l’on désire naturellement. Or, comme l’homme désire naturellement les plaisirs de la table et les jouissances charnelles par rapport à son corps ; de même il désire naturellement, par rapport à son âme, la connaissance des choses. C’est ce qui fait dire à Aristote (Met., in princ.) que tous les hommes désirent naturellement la science. C’est à la vertu de l’étude qu’il appartient de régler ce dernier appétit (Les deux excès opposés à cette vertu sont la négligence, qui pèche par défaut, et la curiosité, qui pèche par excès.). D’où il résulte que l’étude est une partie potentielle de la tempérance, parce qu’elle lui est secondairement adjointe, comme à une vertu principale, et qu’elle est comprise sous la modestie pour la raison que nous avons donnée plus haut (quest. 160, art. 2).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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