Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 167 : De la curiosité (La curiosité dont
il s’agit ici n’est que le désir déréglé de connaître.)
Nous avons
ensuite à parler de la curiosité, et à cet égard deux questions se présentent :
1° Le vice de la curiosité peut-il exister dans la connaissance de l’intellect
? — 2° Existe-t-il dans la connaissance sensitive ?
Article 1 : La
curiosité peut-elle avoir pour objet la connaissance intellectuelle ?
Objection N°1. Il semble que la
curiosité ne puisse pas avoir pour objet la connaissance intellectuelle. Car,
d’après Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6), dans les choses qui
sont bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, il ne peut y avoir ni milieu ni
extrêmes. Or, la connaissance intellectuelle est bonne en elle- même ; puisque
la perfection de l’homme paraît consister en ce que son intelligence passe de
la puissance à l’acte ; ce qui se fait par la connaissance de la vérité. Saint
Denis dit aussi (De div. nom., chap. 4)
que le bien de l’âme humaine c’est d’être conforme à la raison, dont la
perfection consiste dans la connaissance de la vérité. Le vice de la curiosité
ne peut donc avoir pour objet la connaissance intellectuelle.
Réponse à l’objection N°1 : Le bien de l’homme consiste dans
la connaissance du vrai ; cependant le souverain bien de l’homme ne consiste
pas dans la connaissance d’une vérité quelconque, mais dans la parfaite
connaissance de la vérité souveraine, comme on le voit dans Aristote (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8). C’est
pourquoi il peut y avoir un vice dans la connaissance de certaines vérités, et
ce vice peut faire que l’appétit ne se rapporte pas de la manière convenable à
la connaissance de la vérité souveraine dans laquelle consiste la félicité
parfaite.
Objection N°2. Ce qui rend l’homme semblable à Dieu et ce qui
vient de Dieu ne peut pas être un mal. Or, toute abondance de la connaissance
vient de Dieu, d’après ces paroles (Ecclésiastique,
1, 1) : Toute sagesse vient du Seigneur
Dieu. (Sag., 7, 17) : C’est lui qui m’a donné la vraie science de ce qui est, pour que je
sache la disposition de l’univers et la vertu des éléments, etc. Par là
même que l’homme connaît la vérité, il devient semblable à Dieu ; parce que tout est à nu et à découvert devant ses
yeux, selon l’expression de saint Paul (Héb., 4, 13). D’où il est dit (1
Rois, 2, 3) que Dieu est le seigneur
des sciences. Ainsi quelque abondante que soit la connaissance, elle n’est
donc pas mauvaise, mais elle est bonne. Et comme le désir de ce qui est bon
n’est pas vicieux, il s’ensuit que le vice de la curiosité ne peut avoir pour
objet la connaissance intellectuelle de la vérité.
Réponse à l’objection N°2 : Quoique ce raisonnement montre
que la connaissance de la vérité est bonne en elle-même, néanmoins cela
n’empêche pas qu’on ne puisse en abuser pour faire le mal ou qu’on ne puisse la
désirer déréglément ; car il faut que le désir du bien soit aussi réglé d’une
manière convenable.
Objection N°3. Si le vice de la curiosité pouvait avoir pour objet
une connaissance intellectuelle, ce serait surtout celle des sciences
philosophiques. Or, il ne semble pas que ce soit un vice de s’y appliquer, car
saint Jérôme dit (Sup. Dan., chap. l)
que ceux qui n’ont pas voulu manger de la table du roi et boire de son vin dans
la crainte d’être souillés, s’ils avaient pensé que la sagesse et la science
des Babyloniens fût un péché, n’auraient jamais consenti à apprendre ce qui ne
leur était pas permis. Et saint Augustin avance (De doct. christ.,
liv. 2, chap. 40) que si les philosophes ont dit quelques vérités, nous devons
les leur ravir, comme à d’injustes possesseurs, et les employer à notre usage.
La curiosité vicieuse ne peut donc pas avoir pour objet la connaissance
intellectuelle.
Réponse à l’objection N°3 : L’étude de la philosophie est
permise et louable en elle-même, à cause de la vérité que les philosophes ont
connue par la révélation de Dieu, comme le dit saint Paul (Rom., chap. 1). Mais parce que les philosophes abusent de leur
science pour attaquer la foi, le même apôtre dit (Col., 2, 8) : Prenez garde
que l’on ne vous égare par la philosophie et par des raisonnements trompeurs
selon une doctrine toute humaine et non selon Jésus-Christ. Et saint Denis
dit en parlant de certains philosophes (Epist.
ad Polyc.) qu’ils ont l’impiété de se servir des
choses divines contre Dieu, en tentant au moyen de sa sagesse de détruire le
respect qui lui est dû.
Mais c’est le contraire. Saint Jérôme dit (Sup. illud Ephes., chap. 4, Non ambuletis)
: Ne vous semble-t-il pas tombé dans la vanité des sens et l’obscurité de
l’esprit, celui qui se tourmente nuit et jour à étudier l’art de la
dialectique, ou le physicien observateur qui a toujours les yeux levés au ciel
? Or, la vanité des sens et l’obscurité de l’esprit sont des choses vicieuses.
La curiosité coupable peut donc avoir pour objet les sciences intellectuelles.
Conclusion Quoique la connaissance de la vérité ne soit pas
vicieuse par elle-même, mais par accident, en tant que le péché d’orgueil la
suit, cependant le désir de l’acquérir peut être vicieux et déréglé de
différentes manières.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 1), l’étude n’a pas directement pour objet la connaissance elle-même, mais
le désir de l’acquérir. Or, on ne doit pas juger de la connaissance même de la
vérité de la même manière que du désir qu’on a de la connaître. Car la
connaissance de la vérité est bonne, absolument parlant ; mais elle peut être
mauvaise par accident en raison de ses conséquences ; soit qu’on
s’enorgueillisse de ce qu’on la possède, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 8, 1) : La science enfle, soit que l’on s’en serve pour pécher. — Mais le
désir de connaître la vérité peut être droit ou pervers. 1° Il peut être
pervers quand on tend à connaître la vérité, selon que le mal lui est uni par
accident. C’est ainsi qu’il y en a qui désirent la
science de la vérité pour satisfaire leur orgueil. C’est ce qui fait dire à
saint Augustin (Lib. de mor. Eccles.,
chap. 21) : Il y en a qui, laissant de côté les vertus et ignorant ce qu’est
Dieu et quelle est la majesté de la nature de celui qui reste toujours le même,
pensent faire quelque chose de grand, s’ils étudient avec la plus grande
curiosité et la plus vive attention toute cette masse de corps que nous
appelons le monde. Ils en deviennent si orgueilleux, qu’ils se figurent habiter
dans ce ciel qui est l’objet de leurs fréquentes discussions. De même ceux qui
s’efforcent d’apprendre quelque chose pour pécher, ont aussi une ardeur
vicieuse, d’après ces paroles du prophète (Jérem., 9,
5) : Ils ont appris leur langue à
proférer le mensonge, et ils se sont étudiés à faire des injustices. 2° Le
désir que l’on a d’apprendre la vérité peut aussi être vicieux de quatre
manières par suite de son dérèglement : 1° Lorsqu’on laisse l’étude des choses
qu’il est nécessaire de savoir pour s’occuper de l’étude de choses moins
utiles. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme (Ep. 146 ad Damasc.) : Nous voyons les
prêtres, après avoir abandonné les Evangiles et les prophètes, lire les
comédies et chanter les vers passionnés des poètes bucoliques. 2° Quand on veut
apprendre quelque chose de celui qu’on ne doit pas avoir pour maître. Ainsi il
est évident que quand on veut savoir l’avenir par les démons, il y a là une
curiosité superstitieuse. C’est pourquoi saint Augustin dit (Lib. de ver. relig., chap. 4) : Je ne sais pas si les
philosophes seraient détournés de la foi par le vice de la curiosité en
interrogeant les démons. 3° Quand l’homme désire connaître la vérité à l’égard
des créatures, sans la rapporter à sa fin légitime, qui est la connaissance de
Dieu. D’où le même docteur observe (ib., chap. 29) que la contemplation
des créatures ne doit pas exciter en nous une curiosité vaine et périssable,
mais nous devons en faire un degré qui nous élève aux choses immortelles et
immuables. 4° Enfin lorsqu’on cherche à connaître la vérité qui est au-dessus
des forces de son propre esprit. Ainsi l’Ecriture dit (Ecclésiastique, 3, 22) : Ne
recherchez point ce qui est au-dessus de vous, ne tâchez pas de pénétrer ce qui
surpasse vos forces, et n’ayez pas la curiosité d’examiner la plupart des
ouvrages de Dieu. Puis elle ajoute : Car
il y en a beaucoup qui se sont laissés séduire par leur fausse opinion et que
l’illusion de leur esprit a tenus captifs dans la vanité (La curiosité est
par elle-même un péché véniel. Mais ce péché peut devenir mortel en raison de
la matière, si l’on cherche à connaître ce que le droit naturel ou le droit
positif défend d’étudier ; en raison de la fin, si l’on a l’intention de se
servir de ses connaissances pour nuire au prochain, et en raison du moyen que
l’on emploie si l’on a recours à la magie ou à des actes illicites.).
Article 2 : Le
vice de la curiosité a-t-il pour objet la connaissance sensitive ?
Objection N°1. Il semble que le
vice de la curiosité n’ait pas pour objet la connaissance sensitive. Car comme
il y a des choses que l’on connaît par le sens de la vue, de même il y en a
aussi qu’on connaît par le sens du tact et par celui du goût. Or, le vice de la
curiosité ne se rapporte pas aux choses qui sont l’objet du tact et du goût ;
mais c’est plutôt le vice de la luxure et de la gourmandise. Il semble donc que
le vice de la curiosité n’ait pas seulement pour objet les choses que l’on
connaît par la vue.
Réponse à l’objection N°1 : La luxure et la gourmandise ont
pour objet les jouissances qui se trouvent dans l’usage des choses que l’on
touche ; au lieu que la curiosité se rapporte au plaisir que produit la
connaissance qu’on acquiert au moyen de tous les sens. On l’appelle la
concupiscence des yeux, parce que, selon la remarque de saint Augustin (Conf., liv. 10, chap. 35) : Les yeux sont
les organes principaux de la connaissance, et c’est ce qui fait qu’on applique
le mot voir à toutes les choses
sensibles. Et, comme l’ajoute au même endroit le même docteur, on distingue
évidemment par là ce que la volupté et ce que la curiosité produisent au moyen
des sens ; la volupté recherche les choses qui sont belles, agréables,
mélodieuses, qui ont de la saveur et de la douceur, au lieu que la curiosité
s’attache à des choses opposées à celles-là, non pour satisfaire la mollesse,
mais pour contenter la passion d’expérimenter et de connaître.
Objection N°2. Il semble qu’il y ait curiosité à regarder les
jeux. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 6, chap. 8) que dans un combat tout le peuple ayant poussé
un grand cri, Alipius fut vaincu par la curiosité et
qu’il ouvrit les yeux. Or, il ne paraît pas que ce soit un mal de regarder les
jeux ; parce que cette vue est agréable à cause de la représentation dans
laquelle l’homme se délecte naturellement, comme le dit Aristote dans sa
Poétique (chap. 2). Le vice de la curiosité n’a donc pas pour objet la
connaissance des choses sensibles.
Réponse à l’objection N°2 : Le spectacle devient vicieux
selon qu’il porte l’homme aux vices de la luxure ou de la cruauté par les
choses qui y sont représentées. C’est ce qui fait dire à saint Chrysostome (Hom. 6 in Matth.)
que la fréquentation de ces lieux est cause de l’adultère et de l’impudicité
(Saint Chrysostome s’élève en cet endroit contre les spectacles, qui étaient
extrêmement dangereux pour les mœurs.).
Objection N°3. Il appartient à la curiosité de rechercher les
actions des autres, comme le dit le vénérable Bède (Sup. illud 1 Joan., chap. 2,
Concupiscentia carnis,
etc.). Or, il ne semble pas que ce soit un vice de s’occuper de ce que font les
autres ; puisqu’il est dit (Ecclé., 17, 12) :
que Dieu a ordonné à chacun d’avoir soin
de son prochain. Le vice de la curiosité ne consiste donc pas dans la
connaissance des choses sensibles en particulier.
Réponse à l’objection N°3 : Il est louable d’examiner les
actions des autres ou de les étudier dans un bon esprit, soit pour notre
utilité propre, pour nous exciter à la vue de leurs bonnes œuvres à une plus
grande perfection ; soit dans l’intérêt du prochain lui-même, pour le corriger,
comme on le doit, selon la règle de la charité, ou le devoir de la charge qu’on
remplit si on trouve qu’il fait quelque chose de vicieux. C’est le sens de ces
paroles de l’Apôtre (Héb., 10, 24) : Considérez-vous les uns les autres, afin de vous animer à la charité et
aux bonnes œuvres. Mais si l’on s’applique à considérer les vices du
prochain, pour le mépriser, ou pour en médire, ou pour satisfaire une vaine
curiosité, c’est un mal. C’est pourquoi il est dit (Prov., 24, 15) : Ne dressez
point d’embûches et ne cherchez pas l’impiété dans la maison du juste, et ne
désolez point son repos.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de ver. relig.,
chap. 38) que la concupiscence des yeux rend les hommes curieux. Or, d’après le
vénérable Bède (loc. cit.), la
concupiscence des yeux consiste non seulement à apprendre les arts magiques,
mais encore à regarder les spectacles, à connaître et à reprendre les vices du
prochain ; et toutes ces choses sont des faits sensibles et particuliers. Par
conséquent puisque la concupiscence des yeux est un vice, aussi bien que
l’orgueil de la vie et la concupiscence de la chair que saint Jean leur oppose (1 Jean, chap. 2), il semble que le vice de la
curiosité ait pour objet la connaissance des choses sensibles.
Conclusion La curiosité peut avoir de deux manières la
connaissance sensitive pour objet, d’abord quand cette connaissance est vaine
et qu’elle ne se rapporte à aucune fin utile, ensuite quand elle a pour but une
fin mauvaise.
Il faut répondre
que la connaissance sensitive se rapporte à deux fins : 1° Dans les hommes
ainsi que dans les autres animaux, elle a pour but de sustenter le corps :
parce que c’est par cette connaissance que les hommes et les autres animaux
évitent ce qui leur est nuisible, et qu’ils cherchent ce qui leur est
nécessaire pour l’entretien de leur vie. 2° Dans l’homme elle se rapporte
spécialement à la connaissance intellectuelle, soit spéculative, soit pratique.
Ainsi en mettant du zèle pour arriver à la connaissance des choses sensibles on
peut donc avoir tort de deux manières : 1° Quand cette connaissance sensitive
n’a pas un but utile, mais qu’elle détourne plutôt l’homme de certaine
réflexion profitable. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 10, chap. 35) : Je ne regarde
pas un chien courir après un lièvre, quand cela se passe dans le cirque. Mais
dans la plaine, si je passe par hasard, cette chasse va me détourner peut-être
des pensées les plus graves et fixer sur elle mon attention, et si après
m’avoir fait sentir ma faiblesse, vous ne me rappelez pas à vous, je reste
stupidement immobile dans ce vain amusement. 2° Quand la connaissance sensitive
a pour but quelque chose de mauvais ; comme quand on regarde une femme pour
s’exciter à la concupiscence ou qu’on recherche avec soin ce que font les
autres dans le dessein d’en médire. — Mais si l’on s’applique convenablement à
la connaissance des choses sensibles, parce qu’il est nécessaire de pourvoir à
son existence ou par goût pour l’intelligence de la vérité, l’étude qui a pour
objet ces sortes de connaissances est une chose louable.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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