Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question
168 : De la modestie selon qu’elle existe dans les mouvements extérieurs
du corps
Nous avons ensuite à nous occuper de la modestie selon qu’elle consiste
dans les mouvements extérieurs du corps. — A cet égard quatre questions se
présentent : 1° Peut-il y avoir vertu et vice pour les mouvements extérieurs du
corps qui se font sérieusement ? — 2° Peut-il y avoir une vertu qui se rapporte
aux actions du jeu ? (L’Ecriture dit qu’il y a
un temps pour chaque chose (Ecclésiaste,
3, 4) : Il y a un temps pour pleure, et
un temps pour rire ; un temps pour s’affliger, et un temps pour danser.)
— 3°
Du péché que l’on commet dans l’excès du jeu. — 4° Du péché qui résulte de son
défaut. (C’est sans doute un défaut de ne jouer jamais ou de ne témoigner
jamais la moindre gaieté, mais ce défaut tient souvent au tempérament et à des
dispositions purement physiques. Ce n’est qu’un péché véniel en lui-même, et
les inconvénients qui en résultent sont beaucoup moins graves que ceux du
défaut contraire.)
Article 1 : Y
a-t-il une vertu qui existe pour les mouvements extérieurs du corps ?
Objection N°1. Il semble qu’il
n’y ait pas de vertu qui existe pour les mouvements extérieurs du corps. Car
toute vertu appartient à la beauté spirituelle de l’âme, d’après ces paroles du
Psalmiste (Ps. 44, 14) : Toute la gloire de la fille du roi est au
dedans, c’est-à-dire, ajoute la glose (interl. Aug.), dans la conscience. Or, les
mouvements du corps ne sont pas intérieurs, mais extérieurs. La vertu ne peut
donc pas avoir ces mouvements pour objet.
Réponse à l’objection N°1 : Les mouvements extérieurs sont
des signes de la disposition intérieure, d’après ces paroles (Ecclé., 19, 27) : Le vêtement du corps, le ris des dents et la démarche de l’homme font
connaître ce qu’il est. Et saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap.
18) qu’on voit dans le maintien du corps l’état de l’âme, et que les mouvements
du corps sont l’expression de l’esprit.
Objection N°2. Les vertus ne sont pas mises en nous par la nature,
comme on le voit (Eth., liv. 2, chap. 1). Or, les mouvements
corporels extérieurs viennent de la nature, qui fait que parmi les hommes, les
uns ont les mouvements plus rapides et les autres plus lents ; et il en est de
même pour les autres différences qui se remarquent dans les mouvements
extérieurs. La vertu ne peut donc pas avoir pour objet ces mouvements.
Réponse à l’objection N°2 : Quoique l’homme ait naturellement
de l’aptitude pour disposer de telle ou telle manière ses mouvements
extérieurs, cependant ce qui manque à la nature peut être suppléé au moyen de
la raison. C’est pourquoi saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap.
18) que la nature donne le mouvement, mais que s’il y a en elle quelque chose
de vicieux, c’est à l’éducation à le réformer.
Objection N°3. Toute vertu morale a pour objet les actions qui se
rapportent à autrui, comme la justice, ou les passions, comme la tempérance et
la force. Or, les mouvements corporels extérieurs ne se rapportent pas à
autrui, et ils ne sont pas non plus des passions. Il n’y a donc pas de vertu
qui les ait pour objet.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (Réponse
N°1), les mouvements extérieurs sont des signes de la disposition intérieure,
qui se considère principalement d’après les passions de l’âme. C’est pourquoi
la modération des mouvements extérieurs exige que les passions intérieures
soient elles-mêmes réglées. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap.
18) que d’après nos mouvements extérieurs, on juge si l’homme intérieur qui est
caché en nous est léger, vaniteux, plein de trouble, ou s’il a au contraire de
la gravité et de la constance, de la pureté et de la maturité. C’est aussi par
les mouvements extérieurs que les autres hommes nous jugent, d’après ces
paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique,
19, 26) : On connaît une personne à la
vue, et on discerne à l’air du visage l’homme de bon sens. C’est pourquoi
la modération des mouvements extérieurs se rapporte d’une certaine manière au
prochain, suivant cette pensée de saint Augustin (Ep. 211) : Que dans tous vos mouvements il n’y ait rien qui blesse
les regards de qui que ce soit, mais que tout soit tel qu’il convient à votre
sainteté. La modération des mouvements extérieurs peut donc se ramener à deux
vertus que le philosophe indique (Eth., liv. 4,
chap. 6 et 7). En effet, selon que ces mouvements extérieurs nous mettent en
rapport avec nos semblables, leur modération appartient à l’amitié ou à
l’affabilité qui a pour objet la joie et la tristesse qui se trouvent dans nos
paroles et nos actions, par rapport aux personnes avec lesquelles nous vivons.
Si on considère ces mouvements extérieurs comme les signes de la disposition
intérieure, leur modération appartient à la vertu de vérité, d’après laquelle on se montre, dans ses paroles et ses
actions, tel qu’on est intérieurement.
Objection N°4. Il faut apporter du soin et de l’étude dans toutes
les œuvres de vertu, comme nous l’avons dit (quest. 166, art. 1, Objection N°1,
et art. 2, Objection N°2). Or, il est blâmable d’étudier la disposition de ses
mouvements extérieurs. Car saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap.
18) : L’allure qui plaît est celle où l’on trouve la dignité du commandement,
le poids de la gravité et le reflet d’une âme tranquille, pourvu qu’il n’y ait
en elle ni étude, ni affectation, mais que l’on se meuve purement et
simplement. Il semble donc que la vertu ne consiste pas dans la composition des
mouvements extérieurs.
Réponse à l’objection N°4 : Dans la composition des
mouvements extérieurs, on blâme cette recherche ou cette étude qui fait que
l’on use de dissimulation pour paraître extérieurement autre que l’on est
d’après ses dispositions intérieures. Néanmoins on doit avoir recours à l’étude
pour corriger ce qu’il y a en nous de déréglé. Comme le dit saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap.
18) : Que l’art manque, mais que la correction ne fasse pas défaut.
Mais c’est le contraire. La beauté de l’honnêteté appartient à la
vertu. Or, la composition des mouvements extérieurs appartient à l’honnêteté.
Car saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 19) : Comme je
n’aime pas une parole ni une tenue trop molle et trop étudiée, je n’approuve
pas non plus des habitudes rustiques ou agrestes. Imitons la nature : son image
doit être la forme de l’honnêteté, le type de la bonne éducation. Il y a donc
une vertu qui a pour but de régler les mouvements extérieurs.
Conclusion Puisque les actions et les mouvements extérieurs de
l’homme doivent être réglés par la raison, il faut qu’il y ait une vertu qui se
rapporte à eux.
Il faut répondre que la vertu morale consiste en ce que les choses
humaines sont réglées par la raison. Or, il est évident que les mouvements extérieurs
de l’homme doivent être réglés par la raison, car c’est cette faculté qui
commande aux membres extérieurs de se mouvoir. D’où il est évident que la vertu
morale a pour objet de régler ces mouvements. Or, pour les régler, il y a deux
choses à observer : 1° la convenance de la personne elle-même ; 2° la
convenance des autres personnes, des affaires ou des lieux. C’est ce qui fait
dire à saint Ambroise (De offic., liv. 1, loc. sup. cit.) que c’est être fidèle à la beauté morale, que de
rendre à chaque sexe et à chaque personne ce qui lui convient, ce qui se
rapporte à la première de ces conditions. Et il ajoute à l’égard de la seconde,
que c’est là le meilleur ordre qu’on puisse suivre dans tout ce que l’on fait ;
et que c’est là l’ornement qui convient à toute espèce d’action. — C’est
pourquoi, à l’égard de ces mouvements extérieurs, Andronic distingue deux
choses : l’ornement qui se rapporte à
la convenance de la personne et qu’il appelle une science qui a pour objet ce
qui convient dans les mouvements et les habitudes, et la bonne disposition qui regarde la convenance des différentes
affaires et des circonstances. D’où il dit qu’elle est l’expérience qui nous
fait discerner ou distinguer les actions.
Article 2 : Peut-il
y avoir quelque vertu à jouer ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne puisse pas y avoir de
vertu à jouer. Car saint Ambroise rappelant cette parole de Notre-Seigneur : Malheur à vous qui riez, parce que vous
pleurerez, ajoute (De offic., liv. 1, chap. 21) : Je pense
qu’on doit éviter non seulement les amusements trop libres, mais encore toute
espèce de jeux. Or, on ne doit pas totalement interdire ce que l’on peut faire
par vertu. La vertu ne peut donc pas avoir pour objet les jeux.
Réponse à l’objection N°1 :
Comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), les plaisanteries
doivent convenir aux choses et aux personnes. C’est ce qui fait dire à Cicéron
(Rhet., liv. 1) que quand les auditeurs sont
fatigués, il n’est pas inutile de commencer son discours par quelque chose de
nouveau ou de piquant, si toutefois la gravité du sujet n’interdit pas l’usage
de la plaisanterie. Or, l’enseignement sacré a pour objet les choses les plus
élevées, d’après ces paroles du Sage (Prov.,
8, 6) : Ecoutez, parce que je dois vous
entretenir sur de grandes choses. Aussi saint Ambroise ne défend pas
universellement la plaisanterie dans le commerce ordinaire de la vie, mais il
la bannit seulement de l’enseignement sacré. C’est pourquoi il dit auparavant :
Quoiqu’il y ait des plaisanteries qui soient honnêtes et agréables, cependant
les règlements de l’Eglise les abhorrent ; car comment pouvons-nous employer
des choses que nous ne rencontrons point dans les saintes Ecritures (Le concile de
Trente blâme tout particulièrement cette alliance du sacré et du profane (sess.
4 et sess. 22, Decret. de observ. in celebrat. miss.).) ?
Objection N°2. La vertu est ce
que Dieu opère en nous sans nous, comme nous l’avons vu
(1a 2æ, quest. 55, art. 4). Or, saint Chrysostome dit (Hom. 6 in Matth.)
: Ce n’est pas Dieu qui nous fait jouer, mais c’est le démon. Ecoutez ce qu’ont
souffert ceux qui jouaient. Le peuple,
dit l’Ecriture, s’est assis pour manger
et pour boire, et il s’est levé pour jouer. Il ne peut donc pas y avoir de
vertu à l’égard des jeux.
Réponse à l’objection N°2 :
Ces paroles de saint Chrysostome doivent s’entendre de ceux qui se livrent
déréglément aux jeux, et surtout de ceux qui mettent leur fin dans ce plaisir,
comme ces hommes dont la sagesse dit (Sag., 15, 12) : Ils ont pensé que notre vie est un jeu. C’est
contre eux que Cicéron dit (De offic., liv. 1, chap. 29) que la nature
ne nous a pas mis au jour de manière que nous paraissions faits pour les jeux
et les amusements, mais plutôt pour des habitudes sérieuses, pour des goûts
plus graves et plus relevés.
Objection N°3. Aristote dit (Eth., liv. 10, chap. 6) que les opérations
du jeu ne se rapportent pas à autre chose. Or, il est
nécessaire à la vertu que celui qui la pratique agisse en vue d’une autre
chose, comme on le voit (Eth., liv. 2, chap. 4). Il ne peut donc pas
y avoir de vertu qui ait pour objet les jeux.
Réponse à l’objection N°3 :
Les opérations du jeu, considérées dans leur espèce, ne se rapportent pas à une
fin ; mais le plaisir qu’on y trouve a pour but de récréer l’âme et de la
reposer, et par conséquent il est permis d’en user, si on le fait modérément.
C’est pourquoi Cicéron dit (loc. cit.)
qu’il nous est permis d’user du jeu et des amusements, mais comme on use du
sommeil et de tout autre délassement, après avoir satisfait à nos affaires
graves et sérieuses.
Mais c’est le contraire. Saint
Augustin dit (Mus., liv. 2, chap.
ult.) : Je veux enfin que vous ayez soin de vous ; car la sagesse demande que
l’esprit se repose après s’être appliqué aux choses que l’on doit faire. Or, on
se procure ce repos de l’esprit par des jeux, soit en paroles, soit en actions.
Il est donc permis quelquefois à l’homme sage et vertueux, de s’accorder ces
délassements. D’ailleurs, Aristote (Eth., liv. 4, chap.
8) rapporte aussi aux jeux la vertu de l’eutrapélie,
que nous pouvons appeler l’urbanité ou la belle humeur.
Conclusion La vertu qu’on appelle
eutrapélie a pour objet les jeux et les plaisanteries qui sont quelquefois
utiles pour le délassement de l’esprit.
Il faut répondre que comme
l’homme a besoin d’un repos corporel pour ranimer ses forces, parce qu’il ne
peut pas travailler continuellement, n’ayant qu’une force limitée qui est
proportionnée à une certaine fatigue, de même il a aussi besoin de repos du
côté de l’âme, dont la vertu finie est également proportionnée à des opérations
particulières. C’est pourquoi quand elle se livre à certaines opérations au
delà de ce qui convient, il en résulte de la fatigue, surtout parce que dans
les travaux intellectuels le corps travaille simultanément avec l’âme, puisque
l’intelligence fait usage de facultés qui agissent au moyen des organes
corporels. D’ailleurs les biens sensibles sont des biens naturels à l’homme.
C’est ce qui fait que quand l’âme s’élève au-dessus de ces biens, pour
s’appliquer aux opérations de la raison, il en résulte une fatigue de tout le
système organique, soit que l’homme s’applique aux actes de la raison pratique,
soit aux actes de la raison spéculative. Cependant la fatigue est encore plus
grande s’il se livre à la contemplation, parce qu’il est par là même éloigné
davantage des choses sensibles, quoiqu’il y ait une plus grande peine de corps
dans certaines opérations extérieures de la raison pratique. Mais, dans les
unes et les autres, la fatigue est d’autant plus grande que l’on s’applique
plus fortement aux choses rationnelles. Par conséquent comme la fatigue du
corps est détruite par le repos matériel, de même il faut que l’on dissipe la
fatigue de l’esprit par un repos spirituel. — Or, le repos de l’âme est la
délectation, comme nous l’avons vu en traitant des passions (1a 2æ,
quest. 25, art. 2, et quest. 31, art. 1, Réponse N°2). C’est pourquoi on doit
remédier à la fatigue de l’âme par quelques plaisirs, en cessant de donner
toute son attention à l’étude des choses spirituelles. C’est ainsi qu’il est
rapporté (Collât. Pat. 24, chap. 21)
que quelques individus s’étant scandalisés d’avoir trouvé saint Jean
l’Evangéliste jouant avec ses disciples, il pria l’un d’eux qui portait un are
de tirer une flèche. Après qu’il en eut tiré plusieurs, il lui demanda s’il
pourrait faire continuellement cet exercice. Et comme le chasseur lui répondit
que s’il le faisait continuellement, son arc se romprait, le bienheureux apôtre
ajouta qu’il en était de même de l’esprit de l’homme, qu’il se briserait, si on
ne lui accordait jamais le moindre relâche. Or, les paroles ou
les actions dans lesquelles on ne cherche qu’à se récréer l’esprit, on les
appelle des jeux ou des plaisanteries. C’est pourquoi il est nécessaire d’en
faire usage quelquefois, pour reposer en quelque sorte l’esprit. — C’est la
pensée d’Aristote, qui dit (Eth., liv. 4, chap.
8) que dans le commerce de la vie, il faut des intervalles de repos et des
délassements. On doit donc en user quelquefois. Mais à cet égard il y a trois
choses principales à observer : 1° La première et la plus importante, c’est que
l’on ne cherche pas ces agréments dans des actions ou dans des paroles honteuses
ou funestes. C’est ce qui fait dire à Cicéron (De offic., liv. 2, chap.
29) qu’il y a un genre de plaisanterie qui est grossière, effrontée, déshonnête
et obscène. 2° Il faut avoir soin de ne pas perdre totalement sa gravité. C’est
ce que saint Ambroise exprime par ces paroles (De offic., liv. 1, chap.
20) : Prenons garde que quand nous voulons nous délasser, nous ne troublions
toute l’harmonie de notre âme et ce concert que produisent les bonnes œuvres.
Et Cicéron dit (loc. cit.) : Que
comme nous ne permettons pas aux enfants toutes sortes de jeux, mais seulement
ceux qui ne choquent point l’honnêteté ; de même il faut que dans les plaisirs
de l’homme de bien, on voie briller un rayon de vertu. 3° Il faut que comme
dans toutes les autres actions humaines, on observe en jouant ce qui convient à
la personne, au temps, au lieu et à toutes les autres circonstances, afin que,
selon l’expression de Cicéron, la plaisanterie faite à propos soit digne d’un
homme libre. C’est à la raison à régler ces choses, et puisque l’habitude qui
agit conformément à la raison est une vertu morale, il s’ensuit qu’il peut y
avoir une vertu qui ait les jeux pour objet. C’est celle qu’Aristote (loc. cit.) désigne sous le nom
d’eutrapélie (C’est ainsi qu’Aristote désigne l’urbanité, la bonne humeur.). On
dit qu’un homme a cette vertu, c’est-à-dire qu’il a l’esprit bien tourné, quand
il sait changer les paroles ou les actes en consolation. Cette vertu est
comprise sous la modestie, selon qu’elle éloigne l’homme de l’amour immodéré des
jeux.
Article 3 : Peut-il
y avoir péché dans l’excès du jeu ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne puisse pas y avoir péché dans l’excès du jeu. En effet ce qui excuse du
péché ne doit pas être appelé un péché. Or, le jeu excuse quelquefois du péché.
Car il y a beaucoup de choses, si elles étaient faites sérieusement qui
seraient de graves péchés, et qui faites en plaisantant ne sont rien ou ne sont
que des fautes légères. Il semble donc qu’il n’y ait pas de péché dans l’excès
du jeu.
Réponse à l’objection N°1 : Il y a des choses qui sont des
péchés uniquement à cause de l’intention, parce qu’on les fait pour injurier
quelqu’un. Cette intention est exclue par la plaisanterie dont le but est de
s’amuser et non d’injurier quelqu’un. Dans ce cas le jeu excuse du péché ou le
diminue. Il y a d’autres choses qui sont des péchés dans leur espèce, comme
l’homicide et la fornication. Le jeu ne les excuse pas, elles le rendent au
contraire criminel et obscène.
Objection N°2. Tous les autres vices se réduisent aux sept vices
capitaux, comme le dit saint Grégoire (Mor.,
liv. 31, chap. 17). Or, l’excès dans les jeux ne paraît se rapporter à aucun
des vices capitaux. Il semble donc que ce ne soit pas un péché.
Réponse à l’objection N°2 : L’excès dans le jeu appartient à
cette folle joie qui, d’après saint Grégoire lui-même, est issue de la
gourmandise. C’est pourquoi il est dit (Ex.,
32, 6) : Le peuple s’est assis pour
manger et boire et il s’était levé pour jouer.
Objection N°3. Les histrions qui passent toute leur vie à jouer
paraissent commettre les plus grands excès dans cette matière. Si donc l’excès
du jeu était un péché, alors tous les histrions seraient en cet état. Tous ceux
qui font usage de leur ministère ou qui leur donnent quelque chose pécheraient
aussi, comme étant leurs fauteurs : ce qui paraît faux. Car on lit dans les
vies des Pères (liv. 2, chap. 16, et liv. 8, cap. 63) qu’il a été révélé à
saint Paphnuce qu’il aurait un histrion pour
compagnon dans la vie future.
Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Prov., chap. 14) : Le ris
sera mêlé de douleur et la tristesse succède à la joie excessive, la glose
dit (interl.) : une tristesse perpétuelle. Or, dans
l’excès du jeu, il y a une joie déréglée. Il y a donc là un péché mortel,
puisqu’il n’y a que ce péché qui doive être puni par un châtiment éternel.
Conclusion Puisque les jeux et les amusements peuvent être dirigés
convenablement et selon la raison, leur excès est toujours un péché ; tantôt ce
péché est mortel à cause de l’espèce de l’action, et tantôt il est véniel à
cause des circonstances que l’on manque d’observer.
Il faut répondre que dans tout ce qui doit être dirigé
conformément à la raison, on appelle excès ce qui dépasse la règle de cette
faculté : on dit au contraire qu’une chose pèche par défaut, quand elle reste
au-dessous de cette même règle. Or, nous avons dit (art. préc.)
que les paroles ou les actions qui amusent doivent être dirigées conformément à
la raison. C’est pourquoi on appelle excès dans le jeu ce qui dépasse la règle
de la raison : ce qui peut avoir lieu de deux manières : 1° D’après l’espèce
même des actions que l’on fait pour se divertir. Il y a en effet un genre de
plaisanterie qui, d’après Cicéron (De offic., liv. 1, chap. 29), est grossière,
effrontée, déshonnête et obscène. La plaisanterie a ce caractère quand on a
recours pour s’amuser à des paroles ou à des actions honteuses, ou à des choses
qui tournent au détriment du prochain et qui sont par elles-mêmes des péchés
mortels. Dans ce cas il est évident que l’excès dans le jeu est un péché mortel
(Il faut prendre garde d’abuser des termes de l’Ecriture et d’en faire des
plaisanteries. Ce péché est mortel ou véniel, suivant que l’abus dans lequel on
tombe est plus ou moins grave.). 2° Il peut y avoir excès dans le jeu parce que
l’on manque d’observer les circonstances requises, comme quand on joue dans un
temps ou dans un lieu où l’on ne devrait pas le faire, ou quand on manque aux
convenances à l’égard des choses ou des personnes. Tantôt ce péché peut être
mortel à cause de la violence de la passion que l’on a pour le jeu (Il y a
péché grave quand on se passionne pour le jeu au point de perdre toute la
gravité de son caractère.), dont on préfère le plaisir à l’amour de Dieu, en
sorte que l’on aime mieux contrevenir aux préceptes de Dieu ou de l’Eglise que
de s’en abstenir. Tantôt ce péché n’est que véniel, quand l’attachement que
l’on a pour le jeu n’est pas tel que l’on consente à offenser Dieu plutôt que
de s’en priver.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (art. préc.), le jeu est nécessaire dans la vie humaine. Or, pour
toutes les choses qui sont utiles dans le commerce de la vie, il faut qu’il y
ait des emplois qui soient permis. C’est pourquoi l’office d’histrion qui a
pour but de soulager et de recréer les hommes n’est pas défendu en lui-même (Ce
sentiment de saint Thomas est celui de saint Antonin (Sum., part. III, tit. 8, chap. 4, § 13),
de saint Liguori (Theol. mor., liv. 3, n° 420), de saint
François de Sales (Introd. à la vie
dévote, part. 1, chap. 23), et Mgr Gousset s’attache à prouver que les
comédiens ne sont pas excommuniés (Theol. moral.,
tome 1, p. 293).), et ceux qui exercent cette profession ne sont pas en état de
péché, tant qu’ils remplissent leur rôle d’une manière modérée, c’est-à-dire
sans faire usage de paroles ou d’actions illicites et sans jouer des choses
inconvenantes ou sans le faire dans des temps où cela ne serait pas permis.
Quoique dans les choses humaines ils ne remplissent pas d’autres devoirs envers
leurs semblables ; cependant, par rapport à eux-mêmes et par rapport à Dieu,
ils font d’autres actions sérieuses qui peuvent être des actes de vertu ; comme
quand ils prient, quand ils règlent leurs passions et leurs actions et aussi
quand ils font aux pauvres des aumônes. Par conséquent ceux qui les secourent
modérément ne pèchent pas, mais ils font un acte de justice en leur accordant
la récompense due à leurs services. Mais si l’on dépensait à de pareils plaisirs
son superflu, ou qu’on sustentât des histrions qui se livrent à des jeux
défendus, on pécherait, en les autorisant ainsi dans leur péché. C’est pourquoi
saint Augustin observe (Sup. Joan. tract.
100) : que donner son bien aux histrions, c’est un vice affreux et non une
vertu, à moins qu’un histrion ne se trouve dans l’extrême nécessité où l’on
devrait le secourir. En effet, saint Ambroise dit (Lib. de offic.) : Donnez à manger à celui
qui meurt de faim ; car si vous pouvez sauver un homme en lui donnant du pain
et que vous ne lui en donniez pas, vous êtes un homicide.
Article 4 : Peut-il
y avoir péché à ne pas jouer ?
Objection N°1. Il semble qu’il
n’y ait pas de péché à ne pas jouer. Car on ne commande aucun péché au
pénitent. Or, saint Augustin dit en parlant du pénitent (Lib. de ver. et fals. pœnit.,
chap. 25) : Qu’il s’abstienne des jeux et des spectacles du siècle celui qui
veut obtenir la grâce parfaite de la rémission. Il n’y a donc pas de péché à ne
pas jouer.
Réponse à l’objection N°1 : On commande aux pénitents de
pleurer sur leurs péchés, et c’est pour cela qu’on leur défend les jeux. Ceci n’a aucun rapport avec le vice qui nous porte à nous
abstenir de tout jeu, parce qu’il est tout à fait conforme à la raison que les
pénitents s’accordent moins de divertissement.
Objection N°2. On ne loue les saints d’aucun péché. Or, dans
l’éloge de quelques-uns on fait remarquer qu’ils se sont abstenus de jouer. Car
le prophète dit (Jérem., 15, 17) : Je ne me suis pas assis dans l’assemblée de
ceux qui jouent. Et l’épouse de Tobie dit aussi (Tobie, 3, 17) : Je ne me suis jamais mêlée avec ceux qui se
divertissent, et je n’ai jamais eu aucune société avec ceux qui se conduisent
avec légèreté. Il ne peut donc pas y avoir de péché à ne pas jouer.
Réponse à l’objection N°2 : Jérémie parle en cet endroit
selon la convenance du temps qui demandait moins de jeux que de larmes. Aussi
il ajoute : J’étais assis seul, parce que
vous m’avez rempli d’amertume. Quant à ce que dit l’épouse de Tobie, ses
paroles se rapportent à l’excès du jeu, ce qui est évident par ce qui suit : Je n’ai jamais eu aucune société avec ceux
qui se conduisent légèrement.
Objection N°3. Andronic dit que l’austérité qu’il compte parmi les
vertus est une habitude qui fait qu’on ne procure aux autres aucun agrément
dans la conversation et qu’on n’en retire pas non plus. Or, c’est ce que fait
celui qui ne joue pas. Donc l’abstention de tout jeu est plutôt une vertu qu’un
vice.
Réponse à l’objection N°3 : L’austérité considérée comme une
vertu n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui sont excessifs et
déréglés. Par conséquent elle paraît appartenir à l’affabilité qu’Aristote
désigne sous le nom d’amitié (Eth., liv. 4,
chap. 6) où à l’eutrapélie, c’est-à-dire à la bonne humeur. Toutefois il la
nomme et la définit ainsi selon les rapports qu’elle a avec la tempérance dont
le propre est de réprimer les jouissances.
Mais c’est le contraire. Aristote dit que c’est un vice de ne pas
jouer (Eth., liv. 2, chap. 7, et liv. 4, chap. 8).
Conclusion Ceux qui ne jouent jamais, de telle sorte qu’ils ne
disent rien d’agréable et qu’ils se rendent à charge en repoussant les choses
agréables que les autres disent avec modération, pèchent à la vérité, mais
moins que ceux qui donnent dans l’excès contraire en jouant trop.
Il faut répondre
que dans les choses humaines tout ce qui est contraire à la raison est vicieux.
Or, il est contraire à la raison de se rendre à charge aux autres, en ne disant
rien d’agréable et en empêchant les autres de se divertir. Sénèque dit (Lib. de 4 virt.,
chap. de continentiâ)
: Conduisez-vous sagement de telle sorte que personne ne vous considère comme
un personnage fâcheux et que personne ne vous méprise comme un personnage vii.
Or, ceux qui ne jouent jamais, ne disent aucune plaisanterie et sont à charge à
ceux qui en disent, parce qu’ils ne prennent pas part à leurs divertissements
honnêtes. C’est pourquoi ces gens-là sont vicieux et on leur donne les noms de
durs et de sauvages, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 8). — Mais parce que le jeu est utile pour se
reposer et se divertir, et qu’on ne recherche pas dans la vie humaine le
divertissement et le repos pour eux-mêmes, mais pour l’action, selon la
remarque d’Aristote (Eth., liv. 10, chap. 6), il s’ensuit qu’à
l’égard du jeu il est moins grave de pécher par défaut que par excès. C’est ce
qui fait dire au même philosophe (Eth., liv. 9, chap.
10), que pour les amis qui ne peuvent servir qu’au plaisir il n’en faut pas
beaucoup, parce qu’il faut dans la vie peu de plaisir, comme il faut peu de sel
dans les aliments.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
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