Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 171 : De la prophétie
Après
avoir parlé de chacune des vertus et de chacun des vices qui appartiennent aux
conditions de tous les hommes, nous avons maintenant à considérer les états en
ce qui concerne spécialement quelques individus. Or, il y a entre les hommes
trois sortes de différences fondées sur ce qui appartient aux habitudes et aux
actes de l’âme raisonnable : 1° Ils diffèrent d’après les grâces gratuitement
données ; parce que, comme le dit saint Paul (1 Cor., chap. 12) : Les
dons sont diversement partagés ; les uns reçoivent le don de parler avec
sagesse, les autres celui de parler avec science, etc. 2° Ils diffèrent
aussi en raison de leur vie, qui est ou active ou contemplative ; ce qui
résulte de ce que leurs modes d’action sont divers. C’est pourquoi l’Apôtre dit
aussi (ibid.) : qu’il y a diversité
dans les opérations. Car le genre d’action de Marthe qui était fort occupée à préparer ce qu’il fallait à Jésus, ce qui
appartient à la vie active, est autre que celui de Marie qui se tenait aux pieds du Seigneur écoutant sa
parole, ce qui est le symbole de la vie contemplative, comme on le voit (Luc,
chap. 10). 3° Les hommes se distinguent encore d’après leurs emplois et leurs
positions, d’après ces paroles de saint Paul (Eph., 4, 11) : C’est lui-même
qui a donné à son Eglise les uns pour être apôtres, d’autres pour être
prophètes, d’autres pour être évangélistes, d’autres pasteurs et docteurs,
ce qui appartient aux divers emplois dont il est dit (1 Cor., 12, 5) : qu’il y a
diversité dans les ministères. On doit aussi observer à l’égard des grâces
gratuitement données qui sont l’objet de la première considération, que les
unes se rapportent à la connaissance, les autres à la parole et les troisièmes
à l’action. Tout ce qui appartient à la connaissance peut être compris sous la
prophétie. Car la révélation prophétique s’étend non seulement aux événements
futurs des hommes, mais encore aux choses divines par rapport aux choses de foi
qui sont proposées à la croyance de tout le monde, et par rapport aux mystères
plus profonds qui sont connus des parfaits et qui appartiennent à la sagesse.
La révélation prophétique a aussi pour objet ce qui regarde les substances
intellectuelles qui nous portent au bien ou au mal, ce qui appartient au
discernement des esprits. Elle s’étend aussi à la direction des actes humains,
ce qui concerne la science, comme nous le verrons (quest. 177). C’est pourquoi
nous avons d’abord à nous occuper de la prophétie et du ravissement qui est un
de ses degrés. — Sur la prophétie il y a quatre choses à examiner : 1° son
essence ; 2° sa cause ; 3° le mode de la connaissance prophétique ; 4° la
division de la prophétie. — Sur l’essence nous avons six questions à traiter :
1° La prophétie appartient-elle à la connaissance ? — 2° Est-elle une habitude
? (Cet article a pour but de nous faire comprendre tout ce que l’Ecriture nous
raconte des prophètes et de la manière dont ils étaient inspirés.) — 3°
N’a-t-elle pour objet que les futurs contingents ? — 4° Le prophète connait-il
tout ce qui peut être l’objet de la prophétie ? — 5° Distingue-t-il ce qu’il
apprend par la révélation de ce qu’il voit par son esprit propre ? — 6° Peut-il
y avoir de la fausseté dans une prophétie ?
Article 1 : La
prophétie appartient-elle à la connaissance ?
Objection
N°1. Il semble que la prophétie n’appartienne
pas à la connaissance. Car il est dit (Ecclésiastique,
48, 14) : que le corps d’Elisée
prophétisa quand il fut mort, et plus loin, l’Ecriture dit de Joseph (Gen., 49, 18) : que ses os furent visités et qu’ils prophétisèrent après la mort. Or,
après la mort, il ne reste plus aucune connaissance dans le corps, ni dans les
os. La prophétie n’appartient donc pas à la connaissance.
Réponse à l’objection N°1 :
Ces passages se rapportent à la prophétie relativement à ce qui lui appartient
en troisième lieu à titre de preuve.
Objection N°2. D’après saint Paul
(1 Cor., 14, 3) : Celui qui prophétise parle aux hommes pour
leur édification. Or, la parole est l’effet de la connaissance ; mais elle
n’est pas la connaissance même. Il semble donc que la prophétie n’appartienne
pas à la connaissance.
Réponse à l’objection N°2 :
L’Apôtre parle en cet endroit de l’expression de la prophétie.
Objection N°3. Toute perfection
cognitive exclut la sottise et le défaut de bon sens. Or, ces vices peuvent
exister simultanément avec la prophétie ; puisque Osée dit (9, 7) : Sachez que vos prophètes sont des sots et
des insensés. La prophétie n’est donc pas une perfection cognitive.
Réponse à l’objection N°3 :
Ces prophètes qu’on appelle des insensés et des sots, ne sont pas de vrais,
mais de faux prophètes. C’est d’eux qu’il est dit (Jérem.,
23, 16) : N’écoutez pas les paroles des
prophètes qui vous prophétisent et qui vous trompent : ils expriment les
visions de leur cœur, mais ils ne parlent pas par la bouche du Seigneur. Et
ailleurs (Ez., 13, 3) : Voici ce que dit le Seigneur : Malheur aux faux prophètes qui suivent
leur esprit et qui ne voient rien.
Objection N°4. Comme la
révélation appartient à l’intellect, de même l’inspiration paraît appartenir à
la volonté, parce qu’elle implique un mouvement. Or, on dit que la prophétie
est une inspiration ou une révélation, d’après Cassiodore (in prolog. sup. Ps., chap. 1). Il semble donc que la prophétie
n’appartienne pas plus à l’intellect qu’a la volonté.
Réponse à l’objection N°4 :
Dans la prophétie la pensée de l’âme doit s’élever pour percevoir les choses de
Dieu. D’où il est dit (Ez., 2, 1) : Fils de l’homme, tenez-vous sur vos pieds,
et je parlerai avec vous. Cette élévation de la pensée est produite par le
mouvement de l’Esprit-Saint ; c’est pourquoi le prophète ajoute : L’Esprit est entré en moi, et m’a fait tenir
sur mes pieds. Après que l’âme a été ainsi élevée vers les régions
supérieures, elle perçoit les choses divines. Aussi ajoute-t-il : Je l’ai entendu me parler. Par
conséquent l’inspiration est nécessaire à la prophétie quant à l’élévation de
l’âme, d’après ces paroles de Job (32, 8) : L’inspiration
du Tout-Puissant donne l’intelligence ; et il faut la révélation quant à la
perception même des choses divines ; elle est le complément de la prophétie, parce
qu’elle écarte le voile de l’obscurité et de l’ignorance, d’après ces autres
paroles (12, 22) : Il découvre ce qui
était caché dans de profondes ténèbres.
Mais c’est le contraire. Il est
dit (1 Rois, 9, 9) : Celui qu’on appelle aujourd’hui prophète, était
autrefois appelé voyant. Or, la vision appartient à la connaissance ; donc
la prophétie aussi.
Conclusion La prophétie consiste
premièrement et principalement dans la connaissance, et secondairement dans la
parole.
Il faut répondre que la prophétie
consiste premièrement et principalement dans la connaissance, parce que les
prophètes connaissent ce qui est loin, et ce qui se trouve éloigné de la
connaissance des hommes. On peut donc dire que le mot prophète vient du mot qui
signifie loin (procul)
et de φανός (Cette étymologie est vicieuse. En grec le
mot πρò ne signifie pas été procul, mais antè, et il
faudrait φαένω pour signifier apparition. La véritable étymologie, c’est de tirer ce mot de πρò, qui signifie præ, et de φημι qui signifie parler (dicere) prædico, je parle à l’avance.),
qui veut dire apparition, parce que les choses qui sont éloignées leur
apparaissent. C’est pourquoi, selon la remarque de saint Isidore (Etym., liv. 7, chap. 8), dans l’Ancien
Testament on les appelait voyants, parce qu’ils voyaient ce que les autres ne
voyaient pas, et qu’ils savaient à l’avance ce qui était secret et mystérieux.
Aussi les gentils leur donnaient le nom de vates à cause de la force de leur
intelligence (vis mentis). Mais parce
que, selon la pensée de l’Apôtre (1 Cor.,
12, 7), les dons de l’Esprit ne sont
donnés à chacun que pour l’utilité de l’Eglise, et qu’il est dit à tout le
monde (14, 12) : cherchez à être enrichis
des dons les plus excellents pour l’édification de l’Eglise ; il s’ensuit
que la prophétie consiste secondairement dans la parole, selon que les
prophètes connaissant ce qui leur a été divinement appris, l’annoncent pour
l’édification des autres, suivant cette parole d’Isaïe (21, 10) : Je vous ai annoncé ce que j’ai appris du
Seigneur des armées, Dieu d’Israël. D’après cela, on peut dire avec saint
Isidore (Etym., liv. 7, chap. 8) que
les prophètes sont, en quelque sorte, des hommes qui parlent à l’avance (præfatores),
parce qu’ils parlent de choses éloignées et qu’ils prédisent la vérité sur les
événements futurs (porro fantur).
Quant aux choses que Dieu révèle et qui sont au-dessus de la connaissance
humaine, elles ne peuvent pas être établies par notre raison qu’elles
dépassent, mais elles peuvent l’être par l’opération de la vertu divine, d’après
ces paroles de l’Evangile (Marc, 16. 20) : Ils
allèrent prêcher partout, le Seigneur coopérant avec eux et confirmant leur
parole par les miracles dont elle était suivie. Par conséquent, le don des
miracles appartient en troisième lieu à la prophétie, comme preuve des choses
qu’elle avance (Il est à remarquer que la prophétie est elle-même un miracle ;
avant son accomplissement elle a recours au miracle pour se faire admettre,
mais une fois qu’elle est accomplie elle est à elle-même la preuve de son caractère
surnaturel.). C’est pourquoi il est dit (Deut., 34, 10) : Il ne s’éleva
plus dans Israël de prophète semblable à Moïse, à qui le Seigneur parla comme à
lui face à face, ni qui eut fait toutes sortes de miracles et de prodiges.
Article 2 :
La prophétie est-elle une habitude ?
Objection
N°1. Il semble que la prophétie soit une
habitude. Car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap.
5), il y a dans l’âme trois choses : la puissance, la passion et l’habitude.
Or, la prophétie n’est pas une puissance, parce qu’elle se trouverait alors
dans tous les hommes, puisqu’ils ont tous les mêmes puissances. Elle n’est pas
non plus une passion, parce que les passions appartiennent à la puissance
appétitive, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 22, art.
2), tandis que la prophétie appartient principalement à la connaissance, comme
nous l’avons dit (art. préc.). La prophétie est donc
une habitude.
Réponse à l’objection N°1 :
Cette division d’Aristote ne comprend pas absolument tout ce qui est dans
l’âme, mais toutes les choses qui peuvent être les principes des actes moraux.
Car ces actes proviennent en effet tantôt de la passion, tantôt de l’habitude,
tantôt d’une simple puissance, comme on le voit dans ceux qui agissent d’après
le jugement de la raison avant d’avoir une habitude. Toutefois la prophétie
peut se ramener à la passion, si l’on prend le mot de passion pour toute espèce
de réceptivité, dans le sens qu’Aristote dit (De animá, liv. 3, text.
12) : que comprendre, c’est pâtir. Car, comme dans la connaissance naturelle de
l’intellect possible on est passif par rapport à la lumière de l’intellect
agent ; de même dans la connaissance prophétique l’entendement humain est
passif par rapport à la lumière divine qui l’éclaire.
Objection N°2. Toute perfection
de l’âme qui n’est pas toujours en acte est une habitude. Or, la prophétie est
une perfection de l’âme, mais elle n’est pas toujours en acte ; autrement on ne
pourrait donner le nom de prophète à celui qui dort. Il semble donc que la
prophétie soit une habitude.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme dans les choses corporelles, la passion cessant, il reste en elles une
aptitude qui fait qu’elles peuvent pâtir de nouveau, comme le bois qui a été
une fois enflammé prend flamme de nouveau plus facilement ; de même quand
l’illumination actuelle cesse, il y a dans l’entendement du prophète une
aptitude qui fait qu’il est de nouveau plus facilement illuminé. C’est aussi de
la sorte que l’âme qui a été excitée une fois à la dévotion, revient plus
facilement ensuite à sa dévotion d’autrefois. C’est pourquoi saint Augustin dit
(Ep. 130, chap. 9) : qu’il est nécessaire de prier souvent, de peur que la
dévotion que l’on a eue ne s’éteigne totalement. Néanmoins on peut dire qu’un
homme est un prophète, même quand la lumière prophétique ne brille pas
actuellement en lui, uniquement d’après la mission qu’il a reçue de Dieu,
suivant ce mot de Jérémie (1, 5) : Je
vous ai établi prophète parmi les nations.
Objection N°3. On compte la
prophétie parmi les grâces gratuitement données. Or, la grâce est dans l’âme
quelque chose d’habituel, comme nous l’avons vu (1a 2æ,
quest. 110, art. 2). La prophétie est donc une habitude.
Réponse à l’objection N°3 :
Tout don de la grâce élève l’homme à quelque chose qui est supérieur à la
nature humaine ; ce qui peut avoir lieu de deux manières : 1° Quant à la
substance de l’acte, comme faire des miracles, connaître les secrets et les
mystères de la divine sagesse. L’homme ne reçoit pas le don habituel de la
grâce pour produire ces actes. 2° Une chose est supérieure à la nature humaine
quant au mode de l’acte, mais non quant à sa substance ; comme aimer Dieu et le
connaître dans les créatures où il se reflète : le don habituel de la grâce
nous est donné dans ce but.
Mais c’est le contraire.
L’habitude est une chose par laquelle on agit quand on le veut, selon la pensée
du commentateur (3, De anim., com. 18). Or, on ne peut pas
faire usage de la prophétie quand on le veut. Ainsi il est dit d’Elisée (4 Rois, chap. 3), que Josaphat l’ayant
interrogé sur l’avenir, et l’esprit de prophétie lui faisant défaut, il fit
venir un joueur de harpe, pour que cet
esprit de prophétie descendit en lui au son de l’instrument, et qu’il
remplît son intelligence de ce qui devait arriver, comme le dit saint Grégoire
(Sup. Ezech.,
hom. 1). La prophétie n’est donc pas une habitude.
Conclusion La lumière prophétique
existe dans les saints prophètes, non à la manière d’une habitude, mais à la
manière d’une passion ou d’une impression qui passe.
Il faut répondre que, comme le
dit saint Paul (Eph., 5, 13), Tout ce qui se manifeste est lumière. Car, comme la manifestation
de la vision du corps se fait au moyen de la lumière matérielle ; de même la
manifestation de la vision de l’esprit se fait par la lumière intellectuelle.
Il faut donc que la manifestation soit proportionnée à la lumière par laquelle
elle se produit, comme l’effet est proportionné à sa cause. Par conséquent,
puisque la prophétie appartient à la connaissance qui est supérieure à la
raison naturelle, comme nous l’avons dit (art. préc.),
il s’ensuit que la prophétie requiert une lumière intellectuelle qui surpasse
la lumière naturelle de la raison. D’où le prophète s’écrie (Mich., 7, 8) : Quand
je serai assis dans les ténèbres, le Seigneur est ma lumière. — Or, la
lumière peut être dans quelqu’un de deux manières : 1° à la manière d’une forme
permanente, comme la lumière corporelle est dans le soleil et dans le feu ; 2°
à la manière d’une passion ou d’une impression qui passe, comme la lumière est
dans l’air. La lumière prophétique n’est pas dans l’intelligence du prophète à
la manière d’une forme permanente : autrement il faudrait qu’un prophète eût
toujours la faculté de prophétiser ; ce qui est évidemment faux. Car saint
Grégoire dit (Sup. Ezech.,
hom. 1) : Quelquefois les prophètes n’ont pas
l’esprit de prophétie, il n’est pas toujours présent à leur intelligence, de
telle sorte que quand ils ne l’ont pas, ils reconnaissent qu’ils le doivent à
un don, lorsqu’ils le possèdent. C’est ce qui a fait dire à Elisée au sujet de
la Sunamite (4 Rois, 1, 27) : Son cœur est dans l’amertume et le Seigneur
me l’a caché et ne me l’a pas découvert. — La raison en est que la lumière
intellectuelle, qui est dans quelqu’un à la manière d’une forme permanente et
parfaite, perfectionne l’entendement principalement pour connaître le principe
des choses qui nous sont manifestées par cette lumière. C’est ainsi que par la
lumière de l’intellect agent l’entendement connaît principalement les premiers
principes de toutes les choses que l’on connaît naturellement. Mais le principe
des choses qui appartiennent à la connaissance surnaturelle que la prophétie
manifeste est Dieu lui-même, que les prophètes ne voient pas dans son essence.
Il est vu ainsi par les bienheureux dans le ciel, et cette lumière est en eux à
la manière d’une forme permanente et parfaite, d’après ces paroles de David (Ps. 35, 10) : Nous verrons la lumière dans votre lumière. — Reste donc à dire que
la lumière prophétique est dans l’âme du prophète à la manière d’une passion ou
d’une impression qui passe, et c’est ce que signifient ces paroles (Ex., 33, 22) : Quand ma gloire passera, je vous mettrai dans le trou de la pierre,
etc. Et il est dit à Elie (3 Rois,
19, 11) : Sortez et tenez-vous sur la
montagne en présence du Seigneur ; voilà que le Seigneur passe, etc. De là
il résulte que comme l’air a toujours besoin d’être illuminé de nouveau ; de
même l’esprit du prophète a toujours besoin d’une révélation nouvelle ; comme
le disciple qui ne possède pas encore les principes d’un art, a besoin d’être
instruit sur chaque chose. C’est pourquoi Isaïe dit (50, 4) : Le matin il me rend attentif, et je l’écoute
comme mon maître. C’est aussi ce que désignent ces locutions qui
caractérisent les prophéties, quand il est dit : Le Seigneur a parlé à tel ou tel prophète ; la parole du Seigneur s’est fait entendre ; ou bien : la main du Seigneur s’est étendue sur lui.
L’habitude étant une forme permanente, il est donc évident que la prophétie
n’est pas, à proprement parler, une habitude (Pour bien comprendre cette
conclusion, il faut se rappeler que saint Thomas a défini l’habitude : Illud quo quit
agit, cùm voluerit.).
Article 3 : La
prophétie n’a-t-elle pour objet que les futurs contingents ?
Objection
N°1. Il semble que la prophétie n’ait pour
objet que les futurs contingents. Car Cassiodore dit (in prol. sup. Ps., chap. 1) que la
prophétie est l’inspiration ou la révélation divine qui fait connaître les
événements avec une vérité immuable. Or, les événements sont les futurs
contingents. La révélation prophétique n’a donc que ces futurs pour objet.
Réponse à l’objection N°1 :
La prophétie est définie en cet endroit selon le sens propre du mot, et c’est
de la sorte qu’elle se divise en opposition avec les grâces gratuitement
données.
Objection N°2. La grâce de la
prophétie se distingue par opposition de la sagesse et de la foi, qui ont pour
objet les choses divines, du discernement des esprits qui porte sur les esprits
créés, et de la science qui se rapporte aux choses humaines, comme on le voit (1 Cor., chap. 12). Or, les habitudes et
les actes se distinguent d’après leurs objets, comme on le voit par ce que nous
avons dit (1a 2æ, quest. 54, art. 2). Il semble donc que
la prophétie n’embrasse rien de ce qui appartient à quelqu’une de ces choses,
et que par conséquent elle ne se rapporte qu’aux futurs contingents.
Objection N°3. La diversité
d’objet produit la diversité d’espèce, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (1a 2æ, quest. 54, art. 2). Si donc une
prophétie se rapporte aux futurs contingents, et une autre à d’autres choses,
il semble qu’il en résulte que ce n’est pas la même espèce de prophétie.
Réponse à l’objection N°3 :
Ce qu’il y a de formel dans la connaissance prophétique, c’est la lumière
divine, et c’est de l’unité de cette lumière que la prophétie tire son unité
d’espèce, quoique les choses qui sont manifestées prophétiquement par la
lumière divine soient diverses.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire dit (Sup. Ez.,
hom. 1) qu’il y a une prophétie qui a pour objet
l’avenir, comme celle-ci d’Isaïe (chap. 7) : Voilà que la Vierge concevra et enfantera un fils ; une autre se rapporte
au passé, comme ces paroles de la Genèse (chap. 1) : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; et une autre au
présent (1 Cor., chap. 14) : Si tous prophétisent et qu’un infidèle entre
dans l’assemblée, les secrets de son cœur sont découverts. La prophétie n’a
donc pas seulement pour objet les futurs contingents.
Conclusion Quoiqu’il soit certain
que la lumière prophétique se rapporte aussi bien aux choses divines qu’aux
choses humaines, aux choses spirituelles qu’aux choses corporelles, cependant
la révélation des événements futurs lui appartient de la manière la plus
propre.
Il faut répondre que la
manifestation qui est produite par une lumière peut s’étendre à tout ce qui est
soumis à cette lumière ; comme la vision corporelle s’étend à toutes les
couleurs, et la connaissance naturelle de l’âme à toutes les choses qui sont
soumises à la lumière de l’intellect agent. La connaissance prophétique étant
l’effet de la lumière divine par laquelle on peut tout connaître, les choses
divines aussi bien que les choses humaines, les choses spirituelles aussi bien
que les choses corporelles, il s’ensuit que la révélation faite aux prophètes
s’étend à toutes ces choses. C’est ainsi que la révélation prophétique faite à
Isaïe avait pour objet ce qui regarde l’excellence de Dieu et le ministère des
anges. J’ai vu, dit-il, le Seigneur assis sur un trône très haut et
très élevé (6, 1). La prophétie comprend aussi ce qui regarde les corps
naturels, d’après ces autres paroles du même prophète (40, 12) : Qui est celui qui a mesuré les eaux dans le
creux de sa main ? Elle renferme également ce qui concerne la morale,
suivant ce précepte (Is., 58, 7) : Rompez
votre pain et donnez-le à celui qui a faim, etc. Enfin elle embrasse ce qui
appartient aux événements futurs, d’après ce passage (Is., 47, 9) : Ces deux maux viendront tout à coup fondre
sur vous dans un même jour, la stérilité et le veuvage. — Cependant il est
à remarquer que la prophétie ayant pour objet ce qui est éloigné de notre
connaissance, une chose lui appartient d’une manière d’autant plus propre
qu’elle est plus éloignée de la connaissance humaine. Or, il y a à cet égard
trois degrés. Le premier comprend les choses qui sont éloignées de la
connaissance de tel ou tel individu par rapport à ses sens ou à son
intelligence, mais qui ne sont pas ainsi éloignées de la connaissance de tous
les hommes. Ainsi un homme connaît au moyen de ses sens les choses qui lui sont
présentes par rapport au lieu, quoiqu’un autre ne les connaisse pas de la
sorte, parce qu’elles sont pour lui absentes. C’est ainsi qu’Elisée connut
prophétiquement ce que son disciple Giézi avait fait en son absence, comme on
le voit (4 Rois, chap. 5). Les
pensées du cœur d’une personne sont aussi manifestées prophétiquement à une
autre, suivant l’Apôtre (1 Cor.,
chap. 14), et de cette manière ce que l’un sait par suite d’une démonstration
extérieure peut être révélé à un autre prophétiquement. — Le second degré a
pour objet les choses qui dépassent universellement la connaissance de tous les
hommes, non parce qu’elles ne sont pas en elles-mêmes susceptibles d’être
connues, mais parce que la connaissance humaine est trop imparfaite pour les
atteindre. Tel est le mystère de la sainte Trinité, qui a été révélé par les
séraphins, qui disaient : Saint, saint,
saint, etc., comme on le voit (Is., chap. 6). — Le dernier degré embrasse
les choses qui sont loin de la connaissance de tous les hommes, parce qu’elles
ne peuvent être connues en elles-mêmes ; comme les futurs contingents dont la
vérité n’est pas déterminée. Et parce que ce qui existe universellement et par
soi l’emporte sur ce qui existe particulièrement et par un autre ; il s’ensuit
que la révélation des événements futurs (C’est là le caractère propre de la
prophétie. Ou demande qu’elle ait pour objet un futur libre que l’on ne puisse
connaître ni par l’art, ni l’événement, mais que ce ne soit pas l’événement par
la science naturelle ; qu’elle ait de ce futur qui s’accommode à elle, une
connaissance certaine, et qu’elle détermine l’évènement, mais qu’elle ne soit
pas l’évènement qui s’accommode à elle.) est ce qui
appartient le plus en propre à la prophétie, et c’est de là que le mot de
prophétie paraît être tiré. C’est pourquoi sint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 1) :
que la prophétie désignant ce qui annonce à l’avance l’avenir, elle perd la
raison de son nom quand elle parle du passé ou du présent.
La réponse à la seconde objection
est donc évidente. Mais on peut dire que toutes les choses qui sont l’objet de
la prophétie ont ceci de commun, c’est que l’homme ne peut les connaître que
par la révélation divine. Cependant il peut connaître par la raison naturelle
celles qui appartiennent à la sagesse, à la science et à l’interprétation des
langues ; mais elles lui sont manifestées d’une manière plus élevée par les
lumières divines. Au contraire, quoique la foi ait pour objet les choses qui
sont invisibles à l’homme, néanmoins il ne lui appartient pas de connaître ce
qu’elle croit, mais elle a pour but de faire adhérer avec certitude à ce qui
est connu par d’autres.
Objection
N°1. Il semble que le prophète connaisse par
la révélation divine toutes les choses qui peuvent être connues
prophétiquement. Car Amos dit (3, 7) : Le
Seigneur notre Dieu ne fera rien sans avoir auparavant révélé son secret aux
prophètes ses serviteurs. Or, toutes les choses qui sont révélées
prophétiquement sont des choses que Dieu fait. Il n’y en a donc aucune qui ne
soit révélée au prophète.
Réponse à l’objection N°1 :
Le Seigneur révèle aux prophètes tout ce qui est nécessaire à l’instruction des
fidèles ; mais il ne révèle pas tout à chacun d’eux, il dit une chose à l’un et
une autre chose à l’autre (C’est ce qui présente tant d’intérêt dans l’étude
des livres des différents prophètes, tels qu’ils sont dans la Bible. On voit
que chacun d’eux ajoute quelque chose à celui qui l’a précédé. Ils sont, comme
on l’a dit, des peintres qui viennent successivement donner leur coup de
pinceau à la même figure ; le tableau n’est achevé qu’après le passage du
dernier.).
Objection N°2. Les œuvres de Dieu sont parfaites, dit
la loi (Deut., 32, 4). Or, la prophétie est une
révélation divine, comme nous l’avons dit (art. préc.).
Elle est donc parfaite ; ce qui ne serait pas, si toutes les choses qui peuvent
être prophétisées n’étaient parfaitement révélées par la prophétie ; parce que
le parfait est ce qui ne manque de rien, comme l’observe Aristote (Phys., liv. 3, text.
63). Le prophète sait donc tout ce qui peut être l’objet de la prophétie.
Réponse à l’objection N°2 :
La prophétie est quelque chose d’imparfait dans le genre de la révélation
divine. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (1
Cor., 13, 8) que les prophéties
n’existeront plus, et que nous prophétisons
ex parte, c’est-à-dire imparfaitement. La révélation divine sera parfaite
dans le ciel, et c’est pour cela qu’il ajoute : Que ce qui est parfait arrivant, ce qui est imparfait s’évanouira.
Il n’est donc pas nécessaire que rien ne manque à la révélation prophétique,
mais il faut seulement qu’elle ne soit privée d’aucune des choses qui
appartiennent à la prophétie.
Objection N°3. La lumière divine
qui produit la prophétie est plus puissante que la lumière de la raison
naturelle qui a pour effet la science humaine. Or, l’homme qui a une science,
connaît tout ce qui appartient à cette science. Ainsi un grammairien sait
toutes les règles de la grammaire. Il semble donc que le prophète connaisse
tout ce qui peut être prophétisé.
Réponse à l’objection N°3 :
Celui qui possède une science en connaît les principes dont dépendent toutes
les choses qui appartiennent à cette science même. C’est pourquoi celui qui a
parfaitement l’habitude d’une science, sait tout ce qui la concerne. Mais par
la prophétie on ne connaît pas en soi le principe des connaissances
prophétiques qui est Dieu. Par conséquent, il n’y a pas de parité.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire dit (Sup. Ezech.,
hom. 1) que parfois l’esprit de prophétie éclaire le
prophète sur les choses présentes, sans lui faire rien connaître des choses
futures, et d’autres fois il lui fait connaître l’avenir, sans lui montrer le
présent. Le prophète ne connaît donc pas tout ce qui peut être l’objet de la
prophétie.
Conclusion La vérité première
étant le principe de toutes les choses qui sont manifestées prophétiquement, il
n’est pas nécessaire que les prophètes sachent tout ce qui peut être l’objet de
la prophétie, mais seulement les choses dont la révélation divine les instruit.
Il faut répondre qu’il n’est pas
nécessaire que les choses qui sont diverses existent simultanément, sinon à
cause d’une autre chose qui leur sert de lien et dont elles dépendent, comme
nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 65, art. 1 et 3). C’est
ainsi que toutes les vertus doivent nécessairement exister ensemble à cause de
la prudence ou de la charité. Or, toutes les choses que l’on connaît par un
principe sont unies à ce principe et en dépendent. C’est pourquoi celui qui
connaît parfaitement un principe selon toute son étendue, connaît en même temps
tout ce que ce principe fait connaître. Au contraire, quand on ignore un
principe général ou qu’on ne le perçoit que vaguement, il n’est pas nécessaire
que l’on connaisse en même temps toutes les choses qu’il renferme. Mais chacune
de ces choses doit être manifestée par elle-même, et par conséquent on peut
connaître les unes et ne pas connaître les autres. — Or, le principe des choses
que la lumière divine manifeste prophétiquement est la vérité première que les
prophètes ne voient pas en elle-même. C’est pour ce motif qu’ils ne doivent pas
connaître tout ce qui peut être l’objet de la prophétie ; mais chacun d’eux
connaît seulement les choses particulières qu’il a apprises par une révélation
spéciale.
Objection
N°1. Il semble que le prophète discerne
toujours ce qu’il dit par son esprit propre de ce qu’il dit par l’esprit de
prophétie. Car saint Augustin rapporte (Conf., liv. 6, chap.
8) que sa mère disait qu’elle discernait, je ne sais par quelle saveur qu’elle
ne pouvait exprimer, la différence qu’il y avait entre la révélation de Dieu et
les rêves de son âme. Or, la prophétie est une révélation divine, comme nous
l’avons dit (art. 3). Le prophète distingue donc toujours ce qu’il dit par l’esprit
de prophétie de ce que son esprit propre lui suggère.
Objection N°2. Dieu n’ordonne
rien d’impossible, comme le dit saint Jérôme (in exposit. symbol.
ad Damas.). Or, le Seigneur donne cet ordre aux prophètes (Jérem., 23, 28) : Que
le prophète qui a eu un songe, le raconte comme un songe ; mais que celui qui
entend ma parole, l’exprime avec vérité. Le prophète peut donc discerner ce
qu’il possède par l’esprit de prophétie de ce qui lui vient autrement.
Objection N°3. La certitude
produite par la lumière divine l’emporte sur celle qui résulte de la lumière de
la raison naturelle. Or, celui qui possède la science au moyen de la lumière de
la raison naturelle sait certainement qu’il l’a. Par conséquent, celui à qui la
lumière divine communique la prophétie est beaucoup plus sûr de la posséder.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire dit (Sup. Ezech.,
hom. 1) : Il est à remarquer que quelquefois les
vrais prophètes, quand on les consulte, donnent d’eux-mêmes, par suite de la
grande habitude qu’ils ont de prophétiser, des choses qu’ils tirent de leur
propre esprit et qu’ils croient dire d’après l’esprit de prophétie.
Conclusion Toutes les choses qui
sont connues des prophètes au moyen de l’esprit prophétique produisent en eux
la certitude la plus inébranlable ; mais il n’en est pas de même de celles
qu’ils connaissent instinctivement, et à l’égard desquelles ils sont dans le
doute, ne sachant pas si elles leur viennent de Dieu ou de leur propre esprit.
Il faut répondre que les
prophètes sont instruits par Dieu de deux manières : 1° par un instinct secret
que l’entendement humain éprouve sans le savoir, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 1, chap. 17). A l’égard des choses que le prophète connaît expressément au
moyen de l’esprit de prophétie, il a la plus grande certitude et il est sûr
qu’elles lui ont été divinement révélées. Ainsi Jérémie dit (26, 15) : Le Seigneur m’a envoyé véritablement vers
vous, pour que je vous dise toutes les paroles que vous venez d’entendre. Autrement
si le prophète n’avait pas lui-même de certitude à ce sujet, la foi qui repose
sur ses paroles ne serait pas certaine. On peut donner comme preuve de la
certitude prophétique l’action d’Abraham, qui, averti dans une vision
prophétique, se dispose à immoler son fils unique : ce qu’il n’aurait jamais
fait s’il n’avait pas été très sûr de la révélation de Dieu. — 2° Pour les
choses que l’on connaît par instinct, il arrive quelquefois qu’on ne peut pas distinguer pleinement si on les a pensées d’après
l’inspiration divine ou par son esprit propre. Or, toutes les choses que nous
connaissons d’après l’inspiration de Dieu ne nous sont pas manifestées avec la
certitude de la prophétie : car cette inspiration est quelque chose d’imparfait
dans le genre de la prophétie. Et c’est de cette manière qu’il faut entendre
les paroles de saint Grégoire. Toutefois, dans la crainte qu’il ne puisse en
résulter une erreur, les prophètes sont immédiatement redressés par
l’Esprit-Saint qui leur fait connaître la vérité, et ils se reprennent eux-mêmes,
pour avoir avancé une chose fausse (On peut citer à cet égard le fait de
Nathan, qui avait encouragé David dans le dessein de bâtir le temple de Dieu,
en lui disant : Allez, faites tout ce que
vous avez dans le cœur, parce que le Seigneur est avec vous (2 Rois, 7, 3). Mais le Seigneur lui apparut ensuite, et lui dit (ibid., 7, 5) : Parlez à mon serviteur David et dites-lui : Voici ce que dit le
Seigneur : Me bâtirez-vous une maison afin que j’y habite ?),
d’après le même docteur.
Les premières objections reposant
sur les choses qui sont révélées par l’esprit prophétique, la réponse aux
objections est donc évidente.
Article 6 :
Les choses qui sont connues ou annoncées prophétiquement peuvent-elles être
fausses ?
Objection
N°1. Il semble que les choses que l’on connaît
ou que l’on annonce prophétiquement puissent être
fausses. Car la prophétie a pour objet les futurs contingents, comme nous l’avons
dit (art. 3). Or, les futurs contingents peuvent ne pas arriver ; autrement ils
arriveraient nécessairement. La prophétie peut donc être fausse.
Réponse à l’objection N°1 :
Comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 22, art. 4), la certitude de
la prescience divine n’exclut pas la contingence des futurs particuliers, parce
qu’elle se rapporte à eux selon qu’ils sont présents et déjà positivement
déterminés. C’est pourquoi la prophétie, qui est l’image impresse ou le signe
de la prescience divine, n’exclut pas la contingence des futurs par sa vérité
immuable.
Objection N°2. Isaïe a parlé
prophétiquement en disant à Ezéchias : Mettez ordre aux affaires de voire
maison, parce que vous mourrez et que vous ne vivrez pas. Cependant sa vie fut
encore prolongée de quinze ans, comme on le voit (4 Rois, 20, 7, et Is.,
38, 1). De même le Seigneur dit (Jérem., 18, 7) : En un instant je vais prononcer l’arrêt
contre un peuple et contre un royaume, pour le détruire et le perdre jusqu’à la
racine. Si cette nation fait pénitence des maux pour lesquels je l’avais
menacée, je me repentirai aussi moi-même du mal que j’avais résolu de lui
faire. C’est ce qu’on voit par l’exemple des Ninivites, d’après ces paroles
de Jonas (3, 10) : Le Seigneur eut pitié
d’eux et il ne leur fit point le mal dont il les avait menacés. La
prophétie peut donc être fausse.
Réponse à l’objection N°2 :
La prescience divine se rapporte aux choses futures sous deux rapports : selon
ce qu’elles sont en elles-mêmes, c’est-à-dire en tant qu’elles lui sont
présentes, et selon ce qu’elles sont dans leurs causes, c’est-à-dire en tant
qu’elle voit le rapport des causes aux effets. Quoique les futurs contingents,
selon qu’ils existent en eux-mêmes, soient positivement déterminés, cependant,
selon qu’ils existent dans leurs causes, ils ne sont pas déterminés au point de
ne pouvoir arriver autrement. Et quoique cette double connaissance soit
toujours unie dans l’entendement divin, elle ne l’est pourtant pas toujours
dans la révélation prophétique, parce que l’impression de l’agent n’égale pas
toujours sa vertu. Par conséquent la révélation prophétique est quelquefois une
ressemblance impresse de la prescience divine, selon qu’elle a pour objet les
futurs contingents considérés en eux-mêmes. Alors les choses arrivent telles
qu’elles sont prédites, comme ces paroles d’Isaïe (7, 14) : Voici que la Vierge concevra. D’autres
fois la révélation prophétique est une ressemblance impresse de la prescience
divine, selon qu’elle connaît le rapport des causes aux effets. Dans ce cas
l’événement n’arrive pas toujours tel qu’il a été annoncé ; mais la prophétie
n’est pas fausse pour cela. Car elle signifie que la disposition des causes
inférieures, soit qu’il s’agisse d’événements naturels, soit qu’il s’agisse
d’actes humains, est telle qu’il doit en résulter l’effet qui est prédit. C’est
ainsi qu’il faut entendre cette parole d’Isaïe (38, 1) : Vous mourrez et vous ne vivrez pas, c’est-à-dire la disposition de
votre corps est telle que vous ne devez pas échapper à la mort. Et quand Jonas
disait (3, 4) : Encore quarante jours et
Ninive sera détruite, ces paroles signifiaient que cette ville avait mérité
par ses crimes d’être anéantie (Cette prophétie est hypothétique, c’est-à-dire
qu’elle dépend d’une condition. C’est comme si le prophète avait dit : Encore
quarante jours, et Ninive sera détruite, si elle ne fait pas pénitence.). On dit métaphoriquement que Dieu se repent, dans ce sens
que quoiqu’il ne change pas son dessein, il change néanmoins sa sentence à la
manière de celui qui se repent.
Objection N°3. Dans toute
proposition conditionnelle dont l’antécédent est nécessaire absolument, le
conséquent est nécessaire absolument aussi ; parce que dans les propositions
conditionnelles le conséquent est à l’antécédent ce que la conclusion est aux
prémisses dans le syllogisme. Or, dans un syllogisme on ne peut conclure le
nécessaire que de propositions nécessaires, comme on le voit (Post., liv. 1, text.
17). Par conséquent, si la prophétie ne peut être fausse, cette conditionnelle
doit être vraie : Si une chose a été
prophétisée, elle arrivera. L’antécédent de cette conditionnelle est
nécessaire absolument, puisqu’il a pour objet le passé. Le conséquent sera donc
nécessaire absolument ; ce qui répugne, parce qu’alors la prophétie n’aurait
pas pour objet ce qui est contingent. Il est donc faux que la prophétie ne
puisse pas être erronée.
Réponse à l’objection N°3 :
La vérité de la prophétie étant la même que celle de la prescience divine,
comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), cette proposition
conditionnelle : Si une chose a été
prédite, elle sera, est vraie au même titre que celle-ci : Si une chose a été prévue, elle arrivera.
Car dans l’une et l’autre il est impossible que l’antécédent n’existe pas. Le
conséquent est donc nécessaire, non comme futur par rapport à nous, mais en
tant qu’on le considère comme présent, selon qu’il se rapporte à la prescience
divine (L’événement est infaillible, selon qu’il est soumis à la
prescience de Dieu, qui voit toutes les choses futures, comme si elles lui
étaient présentes.), ainsi que nous l’avons
dit (1a pars, quest. 14, art. 13, Réponse N°2).
Mais c’est le contraire.
Cassiodore dit (Prol. in Ps., chap. 1 in princ.) que la prophétie est une
inspiration ou une révélation de Dieu qui annonce les événements avec une
vérité immuable. Or, la vérité de la prophétie ne serait pas immuable, si elle
pouvait annoncer une chose fausse. Elle ne le peut donc pas.
Conclusion La prophétie étant le
signe divin de la prescience de Dieu, il est impossible que ce qu’elle annonce
soit faux.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (art. 1, 3 et 5), la prophétie est une connaissance que les prophètes
reçoivent de la révélation divine dans leur esprit à la manière d’un
enseignement. Or, la vérité de la connaissance est la même dans le disciple que
dans le maître ; parce que la connaissance de celui qui apprend est une image
de la connaissance de celui qui l’instruit : comme dans les choses naturelles
la forme de l’engendré est une image de la forme qui l’engendre. Et c’est en ce
sens que saint Jérôme dit (implic. sup. illud Dan.,
chap. 2, Respondentes ergo Chaldæi)
que la prophétie est un signe de la prescience de Dieu. La vérité de la
connaissance et de l’expression de la prophétie doit donc être la même que
celle de la connaissance divine, qui ne peut être sujette d’aucune manière à
l’erreur, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 14, art. 13 et 15,
et quest. 16, art. 8). La prophétie ne peut donc pas être fausse.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com