Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 172 : De la cause de la prophétie

 

            Nous avons maintenant à nous occuper de la cause de la prophétie. — A ce sujet six questions se présentent : 1° La prophétie est-elle naturelle ? — 2° Vient-elle de Dieu par l’intermédiaire des anges ? (L’Ecriture suppose dans une foule d’endroits que les révélations divines sont faites à l’homme par le ministère des anges : L’ange qui parlait en moi (Zach., 1, 9) ; Je m’approchai de l’un de ceux qui étaient là (Dan., 7, 16) ; Cette loi a été promulguée par les anges et par l’entremise d’un médiateur (Gal., 3, 19).) — 3° La prophétie requiert-elle une disposition naturelle ? (Chez les Juifs il y avait des écoles pour les prophètes ; ces écoles pouvaient favoriser le don de prophétie en élevant les âmes à la plus haute sainteté, Mais souvent l’esprit de Dieu, qui souffle où il veut, allait chercher hors de ces écoles des hommes simples dont il faisait des prophètes. C’est ce qu’on voit pour Amos.) — 4° Demande-t-elle de bonnes mœurs ? (Balaam n’était pas un saint, et cependant il prophétisa (Nom., chap. 22 et suiv.). On peut citer encore Caïphe, qui prophétisa que Jésus-Christ devait mourir pour son peuple (Jean, 11, 50)).) — 5° Y a-t-il des prophéties faites par les démons ? (On a examiné si les démons avaient véritablement rendu des oracles. Vandael et Fontenelle ont soutenu que toutes les prédictions qu’on leur avait attribuées étaient des impostures. Le P. Balthus a démontré, d’après le témoignage des Pères, qu’ils avaient rendu de véritables oracles. Quoi qu’il en soit, ces oracles ne peuvent être de véritables prophéties.) — 6° Les prophètes des démons disent-ils quelquefois la vérité ?

 

Article 1 : La prophétie peut-elle être naturelle ?

 

Objection N°1. Il semble que la prophétie puisse être naturelle. Car saint Grégoire dit (Dial., liv. 4, chap. 26) qu’il y a des choses que l’âme prévoit quelquefois par sa propre perspicacité. Et saint Augustin dit aussi (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 13) qu’il convient à l’âme humaine de prévoir l’avenir, selon qu’elle s’abstrait des sens corporels. Or, c’est là ce qui caractérise la prophétie. L’âme peut donc naturellement prophétiser.

Réponse à l’objection N°1 : Plus l’âme s’abstrait des choses corporelles et plus elle est apte à percevoir l’influence des substances spirituelles et les mouvements subtils que laissent dans l’imagination de l’homme les impressions des causes naturelles ; ou bien qu’elle ne peut pas saisir ces perceptions quand elle s’occupe de choses sensibles. C’est pourquoi saint Grégoire dit (loc. cit., Objection N°1) que l’âme, à l’approche de la mort, connaît à l’avance l’avenir par la subtilité de sa nature, selon qu’elle perçoit alors les plus légères impressions ; ou encore qu’elle connaît l’avenir par les révélations des anges, mais non par sa propre vertu. Car, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 13), s’il en était ainsi, il serait en son pouvoir de connaître les choses futures, quand elle le voudrait ; ce qui est évidemment faux.

 

Objection N°2. La connaissance de l’âme humaine est plus parfaite dans la veille que dans le sommeil. Or, il y en a qui prévoient naturellement en dormant ce qui doit arriver, comme on le voit dans Aristote (Lib. de divin. per somn., chap. 2). A plus forte raison l’homme peut-il naturellement connaître l’avenir à l’avance.

Réponse à l’objection N°2 : La connaissance des choses futures qui nous vient en songes, résulte ou de la révélation des substances spirituelles, ou d’une cause corporelle, comme nous l’avons dit en traitant des divinations (quest. 95, art. 6). Ces deux choses peuvent se produire l’une et l’autre plutôt dans le sommeil que dans la veille, parce que dans la veille l’âme est occupée des choses sensibles extérieures ; par conséquent elle est moins capable de recevoir les impressions subtiles des substances spirituelles ou des causes naturelles. Cependant, pour ce qui est de la perfection du jugement, la raison a plus de force dans la veille que dans le sommeil.

 

Objection N°3. L’homme est d’une nature plus parfaite que les animaux. Or, il y a des animaux qui connaissent à l’avance les futurs qui les concernent. Ainsi les fourmis ont le pressentiment de la pluie, ce qui est évident puisque avant qu’elle ne tombe, on les voit commencer à remettre leurs grains dans leur trou. Les poissons connaissent aussi à l’avance les tempêtes qui vont éclater, et l’on s’en aperçoit à leur mouvement, quand ils s’éloignent des endroits orageux. A plus forte raison les hommes peuvent-ils connaître naturellement, à l’avance, les futurs qui les regardent et qui sont l’objet de la prophétie. La prophétie est donc naturelle.

Réponse à l’objection N°3 : Les animaux ne connaissent à l’avance les événements futurs, qu’autant qu’ils en sont préalablement instruits par leurs causes. Leur imagination est plus impressionnable que celle des hommes, parce que l’imagination de l’homme, surtout pendant la veille, est plutôt disposée conformément à la raison, que selon l’impression des causes naturelles. Mais la raison opère beaucoup mieux dans l’homme ce que l’impression des causes naturelles produit dans les animaux, et la grâce divine, qui inspire les prophéties, lui est encore d’un plus grand secours.

 

Objection N°4. Il est dit (Prov., 29, 18) : Quand il n’y aura plus de prophète, le peuple sera dissipé. Par conséquent il est évident que la prophétie est nécessaire à la conservation des hommes. Or, la nature ne fait pas défaut dans ce qui est nécessaire. Il semble donc que la prophétie vienne de la nature.

Réponse à l’objection N°4 : La lumière prophétique s’étend aussi à la direction des actes humains, et sous ce rapport la prophétie est nécessaire pour gouverner le peuple, et surtout pour régler le culte divin, auquel la nature ne suffit pas, mais qui requiert la grâce.

 

Mais c’est le contraire. Saint Pierre dit (2 Pierre, 1, 21) : Ce n’est point par la volonté des hommes que la prophétie nous a été autrefois apportée, mais c’est par le mouvement du Saint-Esprit que les saints hommes de Dieu ont parlé. La prophétie ne vient donc pas de la nature, mais du don de l’Esprit-Saint.

 

Conclusion La prophétie prise dans son sens absolu ne peut pas être dans l’homme l’effet de la nature, mais elle doit venir de la révélation divine.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 6, Réponse N°2), la connaissance prophétique peut avoir pour objet les choses futures de deux manières : d’abord selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, ensuite selon ce qu’elles sont dans leurs causes. La connaissance des choses futures, selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, est le propre de l’entendement divin, qui les a toutes présentes à son éternité, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 14, art. 13). C’est pourquoi cette connaissance des choses futures ne peut venir de la nature, et vient seulement de la révélation divine. Mais l’homme peut connaître à l’avance, d’une connaissance naturelle, les choses futures dans leurs causes. C’est ainsi qu’un médecin connaît à l’avance la guérison ou la mort future de son malade, d’après des causes dont il connaît par l’expérience le rapport avec ces effets. — On peut concevoir que cette connaissance des choses futures existe naturellement dans l’homme, de deux manières. 1° On peut dire que l’âme est capable de connaître immédiatement à l’avance les choses futures, d’après ce qu’elle a en elle-même. Ainsi, comme le rapporte saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 13), il y en a qui ont prétendu que l’âme humaine avait en elle-même une certaine puissance divinatoire. Ce sentiment paraît être conforme à l’opinion de Platon, qui suppose (Dial. 6, de Rep.) que les âmes connaissent toutes choses par la participation des idées, mais que cette connaissance est voilée en elles par leur union avec le corps ; et qu’elle l’est plus dans les uns, et moins dans les autres, selon les divers degrés de pureté du corps. D’après cela on pourrait dire que les hommes dont les âmes sont les moins obscurcies par suite de leur union avec le corps, peuvent connaître à l’avance ces futurs, d’après leur propre science. Mais saint Augustin fait une objection contre ce système, en disant (loc. cit.) : Pourquoi l’âme ne peut-elle pas toujours avoir cette puissance de divination, quoiqu’elle le veuille toujours ? Au reste, parce qu’il paraît plus vrai que l’âme tire sa connaissance des choses sensibles, selon le sentiment d’Aristote, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 84, art. 3, 6 et 7), il vaut mieux répondre que les hommes n’ont pas la connaissance préalable de ces futurs, mais qu’ils peuvent l’acquérir par l’expérience ; et à cet égard ils sont aidés par leur disposition naturelle, selon qu’ils jouissent d’une force d’imagination ou d’une clarté d’intelligence plus parfaite. — Toutefois, cette connaissance des choses futures n’est pas la même que la première qui vient de la révélation divine, et elle en diffère de deux façons : 1° Parce que la première peut avoir pour objet tous les événements quels qu’ils soient (Les lumières naturelles ne peuvent nous faire connaître d’une manière certaine que les événements qui sont renfermés nécessairement dans leurs causes, comme tous les faits physiques. C’est ainsi que les astronomes prédisent les éclipses.), et qu’elle est infaillible ; au lieu que la connaissance que l’on peut avoir naturellement n’embrasse que les effets auxquels peut s’étendre l’expérience humaine. 2° Parce que la première prophétie est conforme à la vérité immuable, tandis qu’il n’en est pas de même de la seconde, qui peut être fausse (Quand il s’agit de faits moraux et libres, à la lumière de l’histoire, une intelligence élevée peut pressentir l’avenir d’une nation et l’annoncer ; mais ces prédictions ne sont que des conjectures qui sont loin d’être certaines.). Or, la première connaissance appartient en propre à la prophétie, mais non la seconde ; parce que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1), la connaissance prophétique a pour objet les choses qui surpassent naturellement la connaissance humaine. C’est pourquoi il faut répondre que la prophétie, prise dans son sens absolu, ne peut pas venir de la nature, mais seulement de la révélation divine.

 

Article 2 : La révélation prophétique se fait-elle par les anges ?

 

Objection N°1. Il semble que la révélation prophétique ne se fasse pas par les anges. Car il est dit (Sag., 7, 27) que la sagesse divine se répand dans les âmes saintes et qu’elle forme les amis de Dieu et les prophètes. Or, elle forme immédiatement les amis de Dieu. Donc elle forme aussi de la même manière les prophètes, sans l’intermédiaire des anges.

Réponse à l’objection N°1 : La charité qui rend l’homme ami de Dieu est la perfection de la volonté sur laquelle Dieu seul peut agir, au lieu que la prophétie est la perfection de l’intellect sur lequel l’ange peut agir aussi, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 111, art. 1). Il n’y a donc pas de similitude entre l’une et l’autre.

 

Objection N°2. La prophétie est rangée parmi les grâces gratuitement données. Or, les grâces gratuitement données viennent de l’Esprit-Saint, d’après ces paroles (1 Cor., 12, 4) : Les grâces sont partagées, mais c’est le même esprit. La révélation prophétique ne se fait donc pas par l’intermédiaire des anges.

Réponse à l’objection N°2 : Les grâces gratuitement données sont attribuées à l’Esprit-Saint comme au premier principe, qui toutefois opère celte grâce dans les hommes par l’intermédiaire du ministère des anges.

 

Objection N°3. Cassiodore dit (in Prol. sup. Psal., chap. 1) que l’inspiration prophétique est une révélation divine. Or, si elle était produite par les anges, on dirait qu’elle est une révélation angélique. Elle n’est donc pas produite par eux.

Réponse à l’objection N°3 : L’opération de l’instrument s’attribue à l’agent principal en vertu duquel l’instrument agit. Et parce qu’un ministre est comme un instrument, c’est pour cela qu’on dit que la révélation prophétique qui se fait par le ministère des anges vient de Dieu.

 

Mais c’est le contraire. Saint Denis dit (De cæl. hier., chap. 4) : Nos glorieux ancêtres ont reçu les visions divines par l’intermédiaire des vertus célestes. Or, il parle là de visions prophétiques. La révélation de la prophétie se fait donc par le ministère des anges.

 

Conclusion La révélation prophétique vient aux hommes par Dieu, comme par son premier auteur, et elle vient des anges comme ministres de Dieu.

Il faut répondre que, comme le dit l’Apôtre (Rom., 13, 1) : Les choses qui viennent de Dieu sont ordonnées. L’ordre de la divinité veut, d’après saint Denis (loc. cit. et chap. 5 Eccles. hier.), que les choses inférieures soient régies par les choses intermédiaires. Or, les anges tiennent le milieu entre Dieu et les hommes, comme participant plus que les hommes à la perfection de la bonté divine. C’est pourquoi les inspirations et les révélations divines sont transmises de Dieu aux hommes par les anges. Et comme la connaissance prophétique est l’effet de l’illumination et de la révélation de Dieu, il est par conséquent manifeste qu’elle est produite par les anges.

 

Article 3 : Faut-il pour la prophétie une disposition naturelle ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il faille pour la prophétie une disposition naturelle. En effet, la prophétie est reçue dans le prophète selon la disposition où il est en la recevant. Car sur ces paroles d’Amos (chap. 1) : Le Seigneur rugit de Sion, la glose dit (ordin. Hieronym.) : Il est naturel que tous ceux qui veulent comparer une chose à une autre, empruntent leurs comparaisons aux choses qu’ils ont éprouvées et dans lesquelles ils ont été élevés ; par exemple, les matelots comparent leurs ennemis aux vents, leur perte à un naufrage. De même Amos qui a été berger assimile la crainte de Dieu au rugissement du lion. Or, ce qui est reçu dans quelqu’un selon le mode de celui qui le reçoit exige une disposition naturelle. La prophétie requiert donc cette disposition.

Réponse à l’objection N°1 : Il est indifférent à la prophétie qu’on emploie telles ou telles images pour l’exprimer (C’est ce qui explique pourquoi, malgré l’inspiration, chaque prophète a son style particulier.). C’est pourquoi l’opération divine ne change pas l’homme à cet égard, seulement la vertu divine écarte ce qui pourrait être contraire à la prophétie.

 

Objection N°2. La prophétie est une spéculation plus élevée que la science acquise. Or, une indisposition naturelle empêche de se livrer aux spéculations de la science, car il y en a beaucoup qui par suite d’une indisposition de ce genre ne peuvent pas parvenir à saisir les sciences spéculatives. A plus forte raison faut-il une disposition naturelle pour se livrer aux spéculations prophétiques.

Réponse à l’objection N°2 : Les spéculations scientifiques résultent d’une cause naturelle. Or, la nature ne peut opérer s’il n’y a pas une disposition antérieure dans la matière ; ce qu’on ne doit pas dire de Dieu qui est la cause de la prophétie.

 

Objection N°3. Une indisposition naturelle est un plus grand obstacle qu’un empêchement accidentel. Or, la spéculation prophétique est empêchée par un accident qui survient. Car saint Jérôme dit (Epist. 11), que dans le moment où l’acte conjugal s’accomplit, la présence de l’Esprit-Saint ne se fait pas sentir, quand même celui qui remplit ce devoir paraîtrait être un prophète. A plus forte raison la disposition naturelle empêche-t-elle la prophétie et semble-t-il qu’elle exige une disposition naturelle avantageuse.

Réponse à l’objection N°3 : Une indisposition naturelle, si elle n’était écartée, pourrait empêcher une révélation prophétique, par exemple si on était totalement dépourvu du sens naturel. C’est ainsi qu’on peut être empêché de prophétiser actuellement par une passion violente telle que la colère, ou la concupiscence dans l’acte de la génération, ou par toute autre. Mais la vertu divine qui est la cause de la prophétie, écarte cette indisposition naturelle.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Hom. 30 in Evang.) : L’Esprit-Saint remplit un enfant qui joue de la harpe et il en fait un Psalmiste ; il remplit un berger et il en fait un prophète. La prophétie n’exige donc pas de disposition antérieure, mais elle dépend uniquement de la volonté de l’Esprit-Saint, dont il est dit (1 Cor., 12, 11) : C’est un seul et même esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons selon qu’il lui plaît.

 

Conclusion La prophétie n’exige aucune disposition naturelle antérieure, mais c’est la seule volonté de l’Esprit-Saint qui l’infuse dans les hommes.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la prophétie prise dans son sens vrai et absolu vient de l’inspiration divine ; celle qui vient d’une cause naturelle ne reçoit le nom de prophétie que sous un rapport. Or, il est à remarquer que, comme Dieu, qui est la cause universelle agissante, ne préexige pas une disposition de la matière pour produire des effets corporels, mais qu’il peut simultanément produire la matière, la disposition et la forme ; de même pour les effets spirituels.il ne demande pas préalablement une disposition quelconque ; mais il peut simultanément produire avec l’effet spirituel la disposition qui convient, telle qu’elle est exigée selon l’ordre de la nature. Il y a plus, il pourrait même produire simultanément par la création le sujet lui-même, de manière que dans la création de l’âme, il la disposât à la prophétie et qu’il lui donnât la grâce prophétique.

 

Article 4 : La bonté morale est-elle requise pour la prophétie ?

 

Objection N°1. Il semble que la bonté morale soit nécessaire pour la prophétie. Car il est dit (Sag., 7, 27) : Que la sagesse de Dieu se communique dans les nations aux âmes saintes, et qu’elle forme les amis de Dieu et les prophètes. Or, la sainteté ne peut exister sans la bonté des mœurs et sans la grâce sanctifiante. La prophétie ne peut donc pas non plus exister sans ces deux choses.

Réponse à l’objection N°1 : Le don de prophétie est quelquefois accordé à un homme pour l’utilité des autres et pour éclairer son propre entendement. C’est à ces âmes que la sagesse divine se communique au moyen de la grâce sanctifiante, en en faisant des amis de Dieu et des prophètes. Il y en a d’autres qui ne reçoivent le don de prophétie que pour l’utilité de leurs semblables et qui sont comme les instruments de l’opération divine. C’est pourquoi saint Jérôme dit (Sup. Matth, chap. 7 in illud : Nonne in nomine tuo prophetavimus ?) : Prophétiser, faire des miracles, chasser les démons, ce n’est pas toujours une preuve du mérite de celui qui opère toutes ces choses, mais il les produit par l’invocation du nom du Christ, ou bien ce pouvoir lui est accordé pour la condamnation de ceux qui l’invoquent et dans l’intérêt de ceux qui le voient et l’entendent.

 

Objection N°2. On ne révèle ses secrets qu’à ses amis, d’après ces paroles de saint Jean (15, 15) : Je vous ai appelé mes amis, parce que tout ce que j’ai appris de mon Père je vous l’ai fait connaître. Or, Dieu révèle ses secrets à ses prophètes, comme le dit Amos (chap. 3). Il semble donc que les prophètes soient les amis de Dieu, ce qui ne peut exister sans la charité, et que par conséquent la prophétie ne soit pas possible sans cette vertu, qui n’existe pas elle-même sans la grâce sanctifiante.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Grégoire (Hom. 27 in Evang.) expliquant ce passage dit : Quand nous aimons les secrets du ciel que nous avons appris, nous les connaissons, parce que l’amour est lui-même la connaissance. Il les leur avait donc fait connaître tous ; car, ajoute-t-il, détachés des désirs terrestres, ils brûlaient de l’amour le plus ardent. Mais les secrets de Dieu ne sont pas toujours révélés de la sorte aux prophètes.

 

Objection N°3. Il est dit (Matth., 7, 15) : Gardez-vous des faux prophètes qui viennent à vous couverts de peaux de brebis et qui sont intérieurement des loups ravissants. Or, tous ceux qui sont intérieurement sans la grâce paraissent être des loups ravissants. Ils sont donc tous des faux prophètes, et par conséquent il n’y a de vrai prophète que celui qui est bon par la grâce.

Réponse à l’objection N°3 : Tous les méchants ne sont pas des loups ravissants, mais seulement ceux qui ont l’intention de nuire aux autres. En effet, saint Chrysostome dit (Hom. 19 in op. imperf.) que les docteurs catholiques étant des pécheurs sont appelés des esclaves de la chair, mais on ne dit pas que ce sont des loups ravissants, parce qu’ils n’ont pas dessein de perdre les chrétiens. La prophétie ayant pour but l’utilité des autres, il est évident que ces dévastateurs sont de faux prophètes, parce qu’ils ne sont pas envoyés de Dieu pour cela.

 

Objection N°4. Aristote dit (De divinat.) que si la divination par les songes vient de Dieu, il répugne qu’il les envoie aux premiers venus, et non aux hommes les plus sages. Or, il est constant que le don de prophétie vient de Dieu. Il n’est donc accordé qu’aux hommes les plus saints.

Réponse à l’objection N°4 : Les dons divins ne sont pas toujours accordés absolument aux meilleurs, mais ils le sont quelquefois à ceux qui conviennent le mieux pour les recevoir. Ainsi Dieu accorde le don de prophétie à ceux auxquels il juge qu’il est plus convenable de le donner.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile rapporte (Matth., 7, 22) qu’à ceux qui disaient : Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? il est répondu : Je ne vous ai jamais connus. Or, d’après l’Apôtre (2 Tim., 2, 19) : Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui. La prophétie peut donc exister dans ceux qui n’appartiennent pas à Dieu par la grâce.

 

Conclusion Quoique la perversité des mœurs soit un très grave obstacle à la prophétie par suite des affections déréglées du cœur, cependant la prophétie peut exister sans la bonté morale, quant à la racine de la bonté ou la charité, puisqu’elle appartient à l’intellect et qu’elle est infuse de Dieu dans les hommes pour le salut de leur prochain, et non pour le leur personnellement.

Il faut répondre que la bonté des mœurs se considère sous deux rapports : 1° selon sa racine intérieure qui est la grâce sanctifiante ; 2° quant aux passions intérieures de l’âme et aux actions extérieures. La grâce sanctifiante est principalement donnée pour que l’âme de l’homme soit unie à Dieu par la charité. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 18) que si l’Esprit-Saint n’accorde pas à quelqu’un de le rendre ami de Dieu et du prochain, il ne passe pas de la gauche à la droite. Par conséquent tout ce qui peut exister sans la charité peut exister sans la grâce sanctifiante et par suite sans la bonté morale. Or, la prophétie peut exister sans la charité : ce qui est évident de deux manières : 1° d’après l’acte de l’une et de l’autre. Car la prophétie appartient à l’intellect dont l’acte précède l’acte de la volonté que la charité perfectionne. C’est pourquoi l’Apôtre (1 Cor., chap. 13) énumère la prophétie parmi d’autres choses qui appartiennent à l’intellect et qui peuvent exister sans la charité. 2° D’après leur fin. Car la prophétie a pour but l’utilité de l’Eglise, comme les autres grâces gratuitement données, d’après ces autres paroles de saint Paul (1 Cor., 12, 7) : Les dons visibles de l’Esprit-Saint ne sont donnés à chacun que pour l’utilité de l’Eglise. Mais elle n’a pas directement pour fin que la volonté du prophète s’unisse à Dieu, ce qui est le but de la charité. C’est pourquoi la prophétie peut exister sans la bonté des mœurs quant à la racine propre de cette bonté. — Mais si nous considérons la bonté morale d’après les passions de l’âme et les actions extérieures, sous ce rapport la perversité des mœurs est un obstacle à la prophétie. Car la prophétie exige la plus grande élévation de l’âme pour la contemplation des choses spirituelles ; et cette élévation est empêchée par la violence des passions et l’occupation déréglée des choses extérieures. D’où il est dit des enfants des prophètes (4 Rois, chap. 4) qu’ils habitaient ensemble avec Elisée, menant en quelque sorte une vie solitaire, pour que les préoccupations du monde ne les privassent pas du don de prophétie (Le don de prophétie est comme toutes les grâces gratuitement données. La grâce sanctifiante y prépare, elle aide elle-même à l’obtenir ; mais on peut recevoir ce don sans elle. Ainsi on peut être un prophète, comme on peut être un prédicateur, sans être un saint.).

 

Article 5 : Y a-t-il quelque prophétie qui vienne des démons ?

 

Objection N°1. Il semble qu’aucune prophétie ne vienne des démons. Car la prophétie est une révélation divine, comme le dit Cassiodore (in prol. sup., chap. 4). Or, ce qui est produit par le démon n’est pas divin. Aucune prophétie ne peut donc venir de lui.

Réponse à l’objection N°1 : Cassiodore définit en cet endroit la prophétie prise dans son sens propre et absolu.

 

Objection N°2. Il faut pour la connaissance prophétique une illumination, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2). Or, les démons n’éclairent pas l’entendement humain, ainsi que nous l’avons vu (1a pars, quest. 119, art. 3). Aucune prophétie ne peut donc venir d’eux.

Réponse à l’objection N°2 : Les démons manifestent aux hommes ce qu’ils savent, non par l’illumination de l’intellect, mais par une vision imaginative ou en leur parlant d’une manière sensible : et cette espèce de prophétie reste à cet égard au-dessous de la prophétie véritable.

 

Objection N°3. Il n’y a pas de signe efficacement démonstratif qui se rapporte à des conséquences contraires. Or, la prophétie est un signe démonstratif de la foi. C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles de l’Apôtre (Rom., 12, 6) : soit le don de prophétie, selon l’analogie de la foi, la glose dit (ordin. Ambros.) : Remarquez que dans l’énumération des grâces, il commence par la prophétie qui est la première preuve que notre foi est raisonnable, parce que ceux qui croyaient prophétisaient, après avoir reçu le Saint-Esprit. La prophétie ne peut donc pas être l’œuvre des démons.

Réponse à l’objection N°3 : La prophétie des démons peut se distinguer de la prophétie divine par des signes extérieurs. C’est ce qui fait dire à saint Chrysostome (Homil. 19 sup. Matth. in op. imperf.) qu’il y en a qui prophétisent par l’esprit du démon, tels que les devins, mais on les distingue en ce que le démon dit quelquefois des choses fausses, tandis que l’Esprit-Saint n’en dit jamais. D’où il est dit (Deut., 18, 21) : Si vous vous dites secrètement en vous-mêmes : Comment puis-je discerner une parole que le Seigneur n’a pas dite ? voici le signe que vous aurez pour le connaître : Si ce que ce prophète a prédit au nom du Seigneur n’arrive pas, c’est une preuve que le Seigneur n’avait pas parlé.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (3 Rois, 18, 19) : Faites assembler tout Israël sur le mont Carmel, et les quatre cent cinquante prophètes de Baal, et les quatre cents prophètes des grands bois que Jézabel nourrit à sa table. Or, tous ces prophètes adoraient les démons ; par conséquent il semble que la prophétie vienne aussi de ces mauvais esprits.

 

Conclusion La prophétie prise dans son sens propre et absolu ne se produit pas par le ministère des démons, mais par la révélation divine.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 4), la prophétie implique une connaissance qui est éloignée de la connaissance humaine. Or, il est évident qu’une intelligence d’un ordre supérieur peut connaître des choses qui sont éloignées de la connaissance d’une intelligence inférieure. Au-dessus de l’entendement humain il n’y a pas seulement l’entendement divin, mais il y a encore l’intellect des bons et des mauvais anges selon l’ordre de la nature. C’est pourquoi il y a des choses que les démons connaissent par leur connaissance naturelle et qui sont éloignées de la connaissance des hommes. Ils peuvent les leur révéler. Mais il y a des choses qui sont absolument éloignées de la connaissance des créatures et que Dieu seul connaît. C’est pour ce motif que la prophétie prise dans son sens propre et absolu est produite par la seule révélation divine ; mais on peut donner sous un rapport le nom de prophéties aux révélations faites par les démons (On peut établir entre les oracles des démons et les véritables prophéties trois différences : 1° ils ne s’étendent pas aux futurs libres, que les dénions ne connaissent qu’imparfaitement ; 2° ils n’éclairent pas immédiatement l’intellect ; 3° ils ne sont pas certains absolument.). Ainsi ceux qui ont reçu du démon des révélations n’ont pas dans l’Ecriture le titre pur et simple de prophètes mais il y a toujours quelque chose qui y est ajouté ; par exemple on dit : les faux prophètes, ou les prophètes des idoles. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Gen., liv. 12, chap. 19) que, quand le malin esprit s’empare des hommes pour leur faire voir l’avenir, il en fait des démoniaques, ou des possédés, ou de faux prophètes.

 

Article 6 : Les prophètes des démons disent-ils quelquefois la vérité ?

 

Objection N°1. Il semble que les prophètes des démons ne disent jamais la vérité. Car, d’après saint Ambroise (Sup. illud 1 Cor., chap. 12, Nemo potest dicere verum), Toute vérité, peu importe par qui elle soit énoncée, vient de l’Esprit-Saint. Or, les prophètes des démons ne parlent pas d’après l’Esprit-Saint, parce qu’il n’y a pas, selon l’expression de saint Paul (2 Cor., 6, 15), d’accord entre le Christ et Bélial. Il semble donc que ces prophètes ne fassent jamais de prédictions vraies.

Réponse à l’objection N°1 : Les prophètes des démons ne parlent pas toujours d’après la révélation des démons, mais ils le font quelquefois d’après l’inspiration divine. C’est ce qui est rendu manifeste par l’histoire de Balaam, à qui il est dit que le Seigneur a parlé (Nom., chap. 22), quoiqu’il fût un prophète des démons. Car Dieu se sert aussi des méchants dans l’intérêt des bons. Ainsi il fait des prédictions vraies par l’intermédiaire des prophètes des démons, soit pour rendre plus croyable la vérité qui est alors attestée par ses propres adversaires ; soit parce que les hommes qui les croient, sont plutôt amenés à la vérité par leurs paroles. C’est pour cela que les sibylles ont prédit beaucoup de choses vraies sur le Christ (Les oracles sibyllins ont été cités par les Pères et admis pendant le moyen âge, mais il est actuellement reconnu qu’ils ne sont pas authentiques. Les Pères ne les ont employés que comme des arguments ad hominem.). — Quand les prophètes des démons sont instruits par ces mauvais esprits, ils prédisent aussi quelques vérités, tantôt par la vertu de leur propre nature, dont l’Esprit-Saint est l’auteur, tantôt par la révélation des bons anges, comme on le voit dans saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 19). C’est ainsi que les vérités que les démons annoncent viennent encore de l’Esprit-Saint.

 

Objection N°2. Comme les vrais prophètes sont inspirés par l’esprit de vérité, de même les prophètes des démons le sont par l’esprit de mensonge, suivant cette parole de l’esprit malin (3 Rois, 22, 22) : J’irai, et je serai un esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes. Or, les prophètes inspirés par l’Esprit-Saint ne disent jamais de fausseté, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 6). Les prophètes des démons ne disent donc jamais la vérité.

Réponse à l’objection N°2 : Le vrai prophète est toujours inspiré par l’esprit de vérité, dans lequel il n’y a pas d’erreur ; c’est pourquoi il ne dit jamais rien de faux. Au contraire, le faux prophète n’est pas toujours instruit par l’esprit de mensonge, mais il est quelquefois inspiré par l’esprit de vérité. D’ailleurs l’esprit de mensonge dit lui-même tantôt des choses vraies et tantôt des choses fausses, comme nous l’avons observé (dans le corps de cet article et ad 1).

 

Objection N°3. Saint Jean dit du démon (Jean, 8, 44) que quand il ment il parle de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge. Or, en inspirant ses prophètes, le diable ne parle que d’après lui-même, car Dieu n’en fait pas son ministre pour annoncer la vérité, puisque, d’après l’Apôtre (2 Cor., 6, 15), il n’y a pas de société entre la lumière et les ténèbres. Les prophètes des démons ne font donc jamais de prédictions vraies.

 

Mais c’est le contraire. La glose dit (ord. Rabani sup. Num., chap. 22) que Balaam était un devin et qu’il connaissait quelquefois l’avenir par le ministère des démons et l’art de la magie. Or, il a prédit beaucoup de choses vraies comme celle-ci (Nom., 24, 17) : Une étoile sortira de Jacob et une verge s’élèvera d’Israël. Les prophètes des démons font donc des prédictions vraies.

 

Conclusion Les prophètes des démons disent quelquefois des vérités, mais elles ne viennent pas de leur propre fonds, elles procèdent plutôt de l’Esprit-Saint.

Il faut répondre que le bien est pour les choses ce que le vrai est pour la connaissance. Or, il est impossible de trouver dans les choses un être qui soit totalement privé de bien. Par conséquent il est impossible qu’il y ait une connaissance qui soit totalement fausse sans être mêlée à quelque vérité. C’est ce qui fait dire à Bède (Com. in Luc., chap. 17) et à saint Augustin (lib. 2 Q. evang., q. 40) qu’il n’y a pas de doctrine si fausse qu’elle ne mêle quelque chose de vrai aux erreurs qu’elle renferme. Par conséquent la doctrine même des démons qu’ils communiquent à leurs prophètes renferme quelque chose de vrai qui la fait accepter. Car c’est l’apparence du vrai qui mène l’intellect à l’erreur, comme c’est l’apparence du bien qui entraîne la volonté au mal. C’est ce qui fait dire à saint Chrysostome (Hom. 19 in op. imperf.) : Il a été accordé au démon de dire quelquefois la vérité, pour rendre ses mensonges plus spécieux (Tout en admettant que quelques-unes des prédictions des faux prophètes puissent être vraies, ceci ne nuit en rien à la force probante des prophéties. Car il y a bien des différences à établir entre ces oracles et les prophéties de l’Ancien et du Nouveau Testament. Voyez à cet égard la Dissertation sur les prophéties de M. de la Luzerne, ou Perronne, De verâ religione, t. 1, p. 84, édit. Migne.).

Réponse à l’objection N°3 : On regarde comme le propre des démons ce qu’ils ont par eux-mêmes, c’est-à-dire les mensonges et les péchés ; pour ce qui appartient à leur propre nature, ils ne le tiennent pas d’eux-mêmes, mais de Dieu. Or, c’est par la vertu de leur propre nature qu’ils font quelquefois de vraies prédictions, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article et Réponse N°1). Dieu s’en sert aussi pour manifester sa vérité par leur intermédiaire (Dans ce cas ils n’agissent pas comme esprits du mensonge, puisqu’ils ne parlent que pour confirmer une vérité.), puisque les divins mystères leur sont révélés par les anges, ainsi que nous l’avons vu (ibid.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

JesusMarie.com