Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 173 : Du mode de la connaissance prophétique

 

            Nous avons maintenant à nous occuper de la manière dont se produit la connaissance prophétique. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Les prophètes voient-ils l’essence même de Dieu ? (Les prophètes ne voient pas l’essence divine, car ceux qui voient cette essence sont impeccables et jouissent de la béatitude, ce qu’on ne peut pas dire des prophètes.) — 2° La révélation prophétique se produit-elle par l’influence de quelques espèces ou par la seule influence de la lumière ? — 3° La révélation prophétique se fait-elle toujours par l’abstraction des sens ? — 4° Le prophète a-t-il toujours la connaissance des choses qu’il prédit ?

 

Article 1 : Les prophètes voient-ils l’essence même de Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble que les prophètes voient l’essence même de Dieu. Car, sur ces paroles d’Isaïe (38, 1) : Mets ordres aux affaires de ta maison, la glose dit (ordin.) : Les prophètes peuvent lire dans le livre même de la prescience de Dieu où tout est écrit. Or, la prescience de Dieu est son essence. Les prophètes voient donc l’essence même de Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : On dit que les prophètes voient dans le livre de la prescience de Dieu, en ce sens que d’après la prescience divine la vérité se réfléchit dans leur âme.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (Trin., liv. 9, chap. 7) que dans cette vérité éternelle d’après laquelle toutes les choses temporelles ont été faites, nous voyons par la vue de l’esprit la forme d’après laquelle nous existons et d’après laquelle nous opérons. Or, de tous les hommes, les prophètes sont ceux qui ont la connaissance la plus profonde des choses divines. Ils voient donc le mieux l’essence divine.

Réponse à l’objection N°2 : On dit que l’homme voit dans la vérité première la forme propre par laquelle il existe, dans le sens que la ressemblance de la vérité première brille dans l’âme humaine et fait que l’âme se connaît elle-même.

 

Objection N°3. Les futurs contingents sont connus à l’avance par les prophètes selon la vérité immuable. Or, ils ne sont ainsi qu’en Dieu. Les prophètes voient donc Dieu lui-même.

Réponse à l’objection N°3 : par là même que les futurs contingents sont en Dieu selon la vérité immuable, il peut imprimer à l’âme des prophètes une connaissance semblable, sans qu’ils la voient dans son essence.

 

Mais c’est le contraire. La vision de l’essence divine subsiste dans le ciel, là où la prophétie n’existe plus, d’après saint Paul (1 Cor., chap. 13). La prophétie n’est donc pas produite par la vision de l’essence divine.

 

Conclusion Les choses que les prophètes connaissent, ils ne les perçoivent pas en contemplant l’essence divine, mais ils les voient dans des images, comme dans un miroir, au moyen de la lumière divine qui les éclaire.

Il faut répondre que la prophétie implique une connaissance divine qui existe pour ainsi dire dans le lointain. C’est pourquoi il est dit des prophètes (Héb., chap. 11) qu’ils voyaient de loin. Ceux qui sont dans le ciel, étant dans l’état de la béatitude, ne voient pas les choses comme si elles étaient éloignées ; ils les voient plutôt comme si elles étaient proches, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 139, 14) : Ceux qui sont droits jouiront de la vue de votre visage. D’où il est évident que la connaissance prophétique est autre que la connaissance intuitive qui existera dans le ciel ; par conséquent elle s’en distingue comme l’imparfait du parfait, et à l’avènement de cette dernière elle sera détruite, comme le témoigne saint Paul (1 Cor., chap. 13). — Il y a des auteurs qui, pour distinguer la connaissance prophétique de la connaissance des bienheureux, ont dit que les prophètes voyaient l’essence divine elle-même qu’ils appellent le miroir de la Trinité, non selon qu’elle est l’objet des bienheureux, mais selon qu’elle renferme en elle les raisons des événements futurs : ce qui est absolument impossible. Car Dieu est l’objet de la béatitude selon sa propre essence, d’après ces paroles de saint Augustin (Conf., liv. 5, chap. 4) : Il est heureux celui qui vous connaît, quand même il ignorerait tout le reste, c’est-à-dire les créatures. Or, il n’est pas possible que l’on voie les raisons des créatures dans l’essence divine elle-même, sans la voir : soit parce que l’essence divine est la raison de toutes les choses qui se font ; et que la raison idéale n’ajoute à l’essence divine que le rapport à la créature : soit parce qu’il faut connaître une chose en soi, ce qui est connaître Dieu, comme l’objet de la béatitude, avant de la connaître par rapport à une autre, ce qui est connaître Dieu selon les raisons des choses qui existent en lui. C’est pourquoi il ne peut pas se faire que les prophètes voient Dieu selon les raisons des créatures, sans le voir selon qu’il est l’objet de la béatitude. Par conséquent il faut dire que la vision prophétique n’est pas la vision de l’essence divine, et que les prophètes ne voient pas dans l’essence divine ce qu’ils voient, mais qu’ils le voient dans certaines images selon qu’ils sont éclairés par la lumière de Dieu. C’est ce qui fait dire à saint Denis en parlant des visions prophétiques (De cælest. hier., chap. 4) que le sage théologien appelle divine la vision qui se produit par l’image des choses qui manquent d’une forme corporelle et qu’on ne voit que par la lumière de Dieu. Ces images ainsi éclairées par cette lumière ont plutôt la nature d’un miroir que l’essence de Dieu. Car un miroir reflète les images qui viennent des autres choses (Ces choses existent avant que leur image ne soit reçue dans un miroir, et rien n’est antérieur à Dieu.), ce qui ne peut pas se dire de Dieu. Mais cette illumination de l’entendement des prophètes peut être appelée un miroir, parce qu’elle reflète la ressemblance de la prescience de Dieu, et on l’appelle, à proprement parler, le miroir de l’éternité, en ce sens qu’elle représente la prescience de Dieu, qui voit toutes les choses dans son éternité, comme si elles étaient présentes, ainsi que nous l’avons dit (quest. 171, art. 6).

 

Article 2 : Dans la révélation prophétique Dieu imprime-t-il à l’entendement du prophète de nouvelles espèces des choses ou seulement une nouvelle lumière ?

 

Objection N°1. Il semble que dans la révélation prophétique Dieu n’imprime pas à l’entendement du prophète de nouvelles espèces des choses, mais seulement une nouvelle lumière. Car, comme le dit la glose (Hier. ord. in princ. comv men., Amos, chap. 1), les prophètes se servent des images des choses au milieu desquelles ils ont vécu. Or, si la vision prophétique était produite par des espèces imprimées à nouveau, le genre de vie qu’on aurait mené antérieurement serait indifférent. Il n’y a donc pas d’espèces nouvelles qui soient imprimées dans l’âme du prophète, mais il n’y a que la lumière prophétique.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), quelquefois dans la révélation prophétique Dieu combine ou ordonne les espèces imaginaires que nous avons reçues préalablement des sens, et il le fait selon qu’il convient à la révélation de la vérité. Alors la vie qu’on a menée antérieurement a de l’influence sur les images elles- mêmes ; mais il n’en est pas ainsi quand ces images ont une cause absolument extrinsèque.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 9) : La vision imaginative ne fait pas le prophète, mais seulement la vision intellectuelle. C’est pourquoi il est dit (Dan., chap. 10) que l’on a besoin de l’intelligence dans la vision. Or, la vision intellectuelle, comme on le voit dans le même livre (chap. 5), ne se produit pas par des ressemblances, mais par la vérité même des choses. Il semble donc que la révélation prophétique ne se produise pas par l’impression de certaines espèces.

Réponse à l’objection N°2 : La vision intellectuelle ne se produit pas d’après des images corporelles et individuelles ; mais elle se produit cependant d’après une ressemblance intelligible. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin., liv. 9, chap. 41) que l’esprit a quelque image de la chose qu’il connaît. Cette ressemblance intelligible est quelquefois imprimée par Dieu immédiatement dans la révélation prophétique, d’autres fois elle résulte de formes imaginées avec l’aide de la lumière prophétique : parce que l’éclat d’une lumière plus vive rend plus manifeste la vérité que représentent ces mêmes formes.

 

Objection N°3. Par le don du prophète l’Esprit-Saint communique à l’homme ce qui est au-dessus de la faculté de la nature humaine. Or, l’homme peut former les espèces des choses quelles qu’elles soient par sa faculté naturelle. Il semble donc que dans la révélation prophétique le prophète ne reçoive pas les espèces des choses, mais seulement la lumière intelligible.

Réponse à l’objection N°4 : L’homme peut produire par sa vertu naturelle toutes les formes imaginaires possibles, en considérant ces formes d’une manière absolue : cependant il ne peut pas les combiner de façon à représenter les vérités intelligibles qui surpassent l’entendement humain. Le secours de la lumière surnaturelle lui est nécessaire à cet égard.

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Osée, 12, 10) : Je leur ai donné une multitude de visions, et j’ai pris dans les mains des prophètes différentes formes. Or, la multiplicité des visions n’est pas l’effet de la lumière intelligible qui est ce qu’il y a de commun dans toutes les visions prophétiques, mais elle résulte seulement de la diversité des espèces, d’après lesquelles il y a ressemblance ou assimilation. Il semble donc que la révélation prophétique n’imprime pas seulement la lumière intelligible, mais encore de nouvelles espèces des choses.

 

Conclusion La révélation se fait aux prophètes quelquefois par la seule influence de la lumière divine, d’autres fois par des espèces nouvelles ou autrement ordonnées.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 9), la connaissance prophétique appartient surtout à l’esprit. A l’égard de la connaissance de l’entendement humain il y a deux choses qu’il faut considérer, l’acceptation ou la représentation des choses et le jugement que l’on porte sur les objets représentés. Or, quand on représente à l’entendement humain certaines choses d’après des espèces, et selon l’ordre de la nature, il faut : 1° que les espèces soient représentées aux sens ; 2° à l’imagination ; 3° à l’intellect possible qui est modifié par les espèces des images selon l’illumination de l’intellect agent. Dans l’imagination on ne trouve pas seulement les formes des choses sensibles selon qu’elles viennent des sens, mais elles sont encore diversement modifiées, soit par suite d’une transformation corporelle (comme il arrive dans ceux qui dorment ou dans les furieux), soit que d’après l’ordre de la raison ces images soient ordonnées par rapport à ce que l’on doit comprendre. Car, comme l’arrangement divers des mêmes lettres produit des sens différents ; de même la disposition diverse des images produit dans l’intellect différentes espèces intelligibles. Quant au jugement de l’entendement humain, il se produit d’après la force de la lumière intellectuelle. — Mais par le don de prophétie l’intelligence humaine reçoit quelque chose qui est au-dessus de ce qui appartient à la faculté naturelle, sous ces deux rapports ; c’est-à-dire quant au jugement qui se produit par l’influx de la lumière intellectuelle, et quant à l’acceptation ou à la représentation des choses qui se fait par des espèces. Relativement à cette dernière chose on peut assimiler l’enseignement humain à la révélation prophétique, mais on ne le peut pas relativement à la première. Car le maître représente à son élève certaines choses par les signes du langage, mais il ne peut pas l’éclairer intérieurement, comme Dieu le fait. — L’illumination intérieure est ce qu’il y a de plus important dans la prophétie ; parce que le jugement est le complément de la connaissance. C’est pourquoi si Dieu représente quelque chose à quelqu’un par des ressemblances imaginaires (comme à Pharaon et à Nabuchodonosor) (Ces princes avaient reçu leurs visions en songe. L’imagination les avait donc produites sans le concours des objets extérieurs.) ou par des images corporelles (comme à Balthasar) (Balthasar vit sur la muraille la main qui écrivait sa sentence. Cette vision ne fut donc pas seulement imaginaire, mais elle fut encore sensible.), on ne doit pas regarder celui qui voit ces choses comme un prophète à moins que son entendement ne soit éclairé pour en juger : cette apparition est quelque chose d’imparfait dans le genre de la prophétie. C’est pourquoi il y en a qui l’appellent une extase prophétique, comme la divination des songes. On n’est prophète que quand l’intelligence est éclairée de manière à pouvoir juger ce que les autres ont vu en imagination, comme on le voit à l’égard de Joseph qui expliqua le songe de Pharaon. Mais, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 9), le prophète qui est tel par excellence, c’est celui qui l’emporte sous ces deux rapports, de manière qu’il voie dans son esprit les images symboliques des choses corporelles et qu’il les comprenne par la vivacité de son intelligence. — Or, tantôt les formes sensibles sont représentées par Dieu extérieurement à l’entendement des prophètes, au moyen de leurs sens ; c’est ainsi que Daniel vit ce qui était écrit sur la muraille, comme il le rapporte (chap. 5) ; tantôt les ressemblances sont produites par des formes imaginaires, que Dieu empreint lui-même dans l’esprit du prophète, sans qu’elles lui viennent par les sens ; comme si l’on imprimait dans l’imagination d’un aveugle-né les espèces des couleurs. D’autres fois Dieu arrange et ordonne des espèces qui ont été reçues par les sens. C’est ainsi que Jérémie vit une chaudière embrasée du côté de l’aquilon (Cette chaudière indiquait que les maux qui devaient affliger la maison d’Israël viendraient de ce coté.) (chap. 1). Enfin il imprime aussi quelquefois à l’âme des espèces intelligibles ; comme on le voit à l’égard de ceux qui reçoivent la science ou la sagesse infuse, tels que Salomon et les apôtres (Salomon reçut la science de toutes les choses naturelles, et les apôtres comprirent ce que le Christ était venu annoncer au monde.). Quant à la lumière intelligible, Dieu l’imprime quelquefois à l’entendement humain pour juger ce que les autres ont vu ; comme nous l’avons fait observer (Hic, sup.) à l’égard de Joseph et comme on le voit au sujet des apôtres auxquels le Seigneur ouvrit l’intelligence pour leur faire comprendre les Ecritures, d’après saint Luc (24, 45), et c’est ce qui constitue le don d’interprétation. Ou bien Dieu accorde cette lumière pour juger conformément à la vérité divine des choses que l’homme perçoit par sa raison naturelle ; ou encore pour juger avec vérité et efficacité ce que l’on doit faire, d’après ces paroles d’Isaïe (63, 14) : L’esprit du Seigneur a été son guide. Par conséquent il est évident que la révélation prophétique se produit quelquefois par la seule influence de la lumière, et d’autres fois par des espèces nouvelles ou autrement combinées.

 

Article 3 : La vision prophétique se produit-elle toujours par l’abstraction des sens ?

 

Objection N°1. Il semble que la vision prophétique se produise toujours avec l’abstraction des sens. Car il est dit (Nom., 12, 6) : S’il se trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je me ferai connaître à lui en vision ou je lui parlerai en songe. Or, comme le dit la glose au commencement du Psautier : la vision qui a lieu en songe est celle qui a lieu au moyen de choses qui paraissent être dites ou faites. Or, quand les choses paraissent être dites ou faites, bien qu’il n’en soit rien, il y a aliénation des sens. La prophétie se produit donc toujours avec cette aliénation.

Réponse à l’objection N°1 : Ce passage s’entend des Prophètes auxquels on imprimait des formes imaginaires ou dans lesquels on les combinait, soit pendant le sommeil, ce qu’indique le mot songe, soit pendant la veille, ce que signifie le mot vision.

 

Objection N°2. Quand une faculté s’applique fortement à l’opération qui lui est propice, les autres puissances sont abstraites de leurs actes. C’est ainsi que ceux qui s’appliquent vivement à écouter quelque chose, ne voient pas ce qui est devant leurs yeux. Or, dans la vision prophétique l’intellect est extrêmement élevé et il est tout préoccupé de son acte. Il semble donc qu’il y ait toujours alors abstraction des sens.

Réponse à l’objection N°2 : Quand l’esprit s’applique dans ses opérations aux choses absentes qui sont éloignées des sens, alors il en résulte une abstraction complète des sens à cause de la vivacité même de l’application ; mais quand il s’applique à disposer des choses sensibles et à en juger, cette abstraction n’est pas nécessaire.

 

Objection N°3. Il est impossible que la même chose se rapporte simultanément à des parties opposées. Or, dans la vision prophétique l’esprit est tourné vers ce qui est au-dessus de lui pour en recevoir la lumière. Il ne peut donc pas simultanément se tourner vers les choses sensibles, et par conséquent il semble nécessaire que la révélation prophétique soit toujours accompagnée de l’abstraction des sens.

Réponse à l’objection N°3 : Le mouvement de l’intelligence d’un prophète n’est pas conforme à sa vertu propre, mais à la vertu de l’agent supérieur qui a influence sur elle. C’est pourquoi quand par suite de l’influx supérieur l’entendement d’un prophète est porté à juger des choses sensibles ou à en disposer, il ne fait pas abstraction des sens ; il le fait seulement quand son esprit est élevé à la contemplation de choses plus sublimes.

 

Objection N°4. Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Cor., 14, 32) : Les esprits des prophètes leur sont soumis. Or, il ne pourrait pas en être ainsi, si le prophète n’était pas maître de lui-même et qu’il fût hors de ses sens. Il semble donc que la vision prophétique ne se produise pas avec l’aliénation des sens.

Réponse à l’objection N°4 : On dit que les esprits des prophètes leur sont soumis quant à l’expression de la prophétie, dont l’Apôtre parle en cet endroit ; parce qu’ils disent d’après leur propre sentiment ce qu’ils voient, et ils en parlent sans avoir l’esprit troublé, comme des possédés (ainsi que l’ont prétendu Priscille et Montan) (Priscille et Montan sont des hérétiques dont Tertullien a partagé les erreurs. Saint Augustin les fait connaître (De hæres., 25).). Mais dans la révélation prophétique elle-même, ils sont plutôt soumis à l’esprit de prophétie, c’est-à-dire au don prophétique.

 

Conclusion La vision prophétique qui éclaire l’intelligence du prophète de la lumière intelligible, ou qui est formée par des espèces intelligibles, ne se produit pas avec l’abstraction des sens, mais il n’en est pas de même de cette qui a lieu au moyen des formes imaginaires lorsque la vertu divine ravit l’âme dans le sommeil ou la contemplation des choses de Dieu.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la révélation prophétique se fait de quatre manières : par l’influence de la lumière divine, par l’immixtion des espèces intelligibles, par l’impression ou la combinaison des formes imaginaires et par l’expression des formes sensibles. Or, il est évident que l’on ne fait pas abstraction des sens, quand une chose est représentée à l’intelligence du prophète par des espèces sensibles, soit que Dieu les ait spécialement formées à cet effet, comme le buisson ardent que vit Moïse (Ex., chap. 3) et les caractères que lut Daniel (chap. 5) ; soit qu’ils aient été produits par d’autres causes, mais de telle sorte cependant que la Providence les ait destinées à signifier quelque chose prophétiquement ; c’est ainsi que l’arche de Noé était la figure de l’Eglise. De même il n’est non plus nécessaire que l’on fasse abstraction de ses sens extérieurs Par là même que l’entendement du prophète est éclairé par la lumière intelligible ou formé par des espèces intelligibles. Car en nous l’intellect juge parfaitement en se tournant vers les choses sensibles qui sont les premiers principes de notre connaissance (Elles en sont les principes, parce que ces images sont le point de départ de la connaissance, mais elles n’en sont pas les principes comme les axiomes sont les principes des sciences.), comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 84, article 7). — Mais quand la révélation prophétique a lieu d’après les formes imaginaires, il est nécessaire que l’on fasse abstraction des sens, afin que l’apparition de ces images ne se rapporte pas à ce que l’on sent extérieurement. L’abstraction des sens est quelquefois parfaite, c’est ce qui arrive quand on ne perçoit rien par leur intermédiaire ; d’autres fois elle est imparfaite, c’est ce qui a lieu quand on perçoit quelque chose par leur moyen, sans discerner pleinement les choses que l’on perçoit extérieurement de celles que l’on voit par l’imagination. D’où saint Augustin dit (Sup. Gen., liv. 12, chap. 12) : Qu’alors les images des corps qui se forment dans l’esprit sont vues, comme le corps voit les corps eux-mêmes, de telle sorte qu’on voit tout à la fois et l’homme que l’on a présent sous les yeux, et celui qui est absent, mais qui est en quelque sorte sous les yeux de l’esprit. — Cette abstraction des sens ne suppose pas dans les prophètes, comme dans les possédés ou les furieux, un dérèglement de la nature, mais il est l’effet d’une cause déterminée, qui est ou naturelle, comite les songes, ou spirituelle, comme la violence de la contemplation (c’est ainsi qu’il est rapporté de saint Pierre (Actes, chap. 10) que quand il priait dans le cénacle, il eut un ravissement d’esprit), ou divine, c’est-à-dire qu’elle résulta de la puissance de l’Esprit-Saint, d’après cette parole du prophète (Ez., 1, 3) : La main du Seigneur s’est étendue sur lui.

 

Article 4 : Les prophètes connaissent-ils toujours ce qu’ils prophétisent ?

 

Objection N°1. Il semble que les prophètes connaissent toujours ce qu’ils prophétisent. Car, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen., liv. 12, chap. 9), ceux qui voyaient en esprit les signes par des images de choses corporelles n’étaient pas des prophètes, tant que l’intelligence n’intervenait pas pour leur donner le sens de ces signes. Or, ce que l’on comprend ne peut pas être inconnu. Le prophète n’ignore donc pas ce qu’il prophétise.

 

Objection N°2. La lumière de la prophétie l’emporte sur la lumière de la raison naturelle. Or, celui qui possède une science par la lumière naturelle n’ignore pas ce qu’il sait. Par conséquent, celui qui exprime certaines choses d’après la lumière prophétique ne peut pas les ignorer.

 

Objection N°3. La prophétie a pour but d’éclairer les hommes. Ainsi il est dit (2 Pierre, 1, 19) : Nous avons les oracles des prophètes, auxquels vous faites bien de vous appliquer, comme à une lampe qui luit dans un lieu obscur. Or, une chose ne peut pas éclairer les autres, si elle n’est pas éclairée en elle-même. Il semble donc que le prophète est d’abord éclairé pour connaître ce qu’il annonce aux autres.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Jean, 11, 51) : Caïphe n’a pas ainsi parlé de lui-même, mais, parce qu’il était pontife cette année-là, il a prophétisé que Jésus devait mourir pour sa nation, etc. Or, Caïphe ne l’a pas su. Tous ceux qui prophétisent ne savent donc pas ce qu’ils prédisent.

 

Conclusion Le Saint-Esprit se servant des prophètes, comme d’un instrument débile par rapport à un agent principal, il n’est pas nécessaire que les prophètes connaissent tout ce qu’ils prédisent.

Il faut répondre que, dans la révélation prophétique, l’esprit du prophète est mû par l’Esprit-Saint, comme un instrument imparfait par un agent principal. Or, l’esprit du prophète est mû non seulement pour percevoir, mais encore pour dire ou pour faire quelque chose ; tantôt pour ces trois choses simultanément, tantôt pour deux d’entre elles, et tantôt pour une seule. Et chacune de ces choses peut exister avec un défaut de connaissance. Car, quand l’esprit du prophète est mû pour penser une chose ou pour la percevoir, il est quelquefois porté uniquement à la percevoir, et d’autres fois il arrive à connaître que ces choses lui ont été révélées de Dieu. De même l’esprit du prophète est porté quelquefois à dire une chose, de manière qu’il comprend ce que le Saint-Esprit a voulu exprimer par ces paroles, comme David qui disait (2 Rois, 21, 2) : L’Esprit du Seigneur a parlé par ma bouche. D’autres fois, le prophète qui est excité à proférer certaines paroles ne comprend pas ce que l’Esprit-Saint se propose par là, comme on le voit à l’égard de Caïphe (Jean, chap. 10). Enfin, quand l’Esprit-Saint porte l’esprit de quelqu’un à faire une chose, tantôt il comprend ce que cette action signifie, comme on le voit pour Jérémie qui cacha sa ceinture sur l’Euphrate (chap. 13), tantôt il ne la comprend pas. C’est ainsi que les soldats, en se partageant les vêtements du Christ, ne comprenaient pas ce que cet acte signifiait. Par conséquent, quand quelqu’un connaît qu’il est mû par l’Esprit-Saint pour penser une chose ou pour l’exprimer par des paroles ou des actes, ceci appartient en propre à la prophétie ; mais quand il est mû sans rien concevoir, la prophétie n’est pas parfaite, il y a seulement là une inspiration prophétique. — Cependant il faut observer quel esprit du prophète étant un instrument défectueux, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), les vrais prophètes ne connaissent pas tout ce que l’Esprit-Saint s’est proposé dans leurs visions, leurs paroles ou leurs actions (C’est ce qui explique l’erreur dans laquelle les juifs sont tombés au sujet de Notre-Seigneur. M. de la Luzerne montre parfaitement qu’il n’est pas toujours nécessaire qu’une prophétie soit parfaitement claire, avant que l’événement l’ait expliquée. Voyez sa Dissertation sur les prophéties (ch. 2, art. 1, § 18).).

La réponse aux objections est par là même évidente. Car les premiers raisonnements parlent des vrais prophètes, dont l’esprit est parfaitement éclairé de Dieu.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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