Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question : 176 : Du don des langues

 

            Nous avons ensuite à nous occuper des grâces gratuitement données, qui appartiennent au langage. — Nous parlerons d’abord du don des langues ; puis de la grâce qui fait parler avec sagesse ou science. — Sur le don des langues il y a deux questions à examiner : 1° Par le don des langues l’homme a-t-il la science de toutes les langues ? — 2° De la comparaison de ce don avec la grâce de la prophétie. (La prophétie, telle qu’elle est ici comprise, ne s’étend pas seulement à l’avenir, mais elle embrasse encore la connaissance de toutes les choses surnaturelles.)

 

Article 1 : Ceux qui obtenaient le don des langues les parlaient-ils toutes ?

 

Objection N°1. Il semble que ceux qui obtenaient le don des langues ne les parlaient pas toutes. Car ce que la vertu divine produit est ce qu’il y a de mieux dans son genre. Ainsi le Seigneur changea l’eau en un vin excellent, comme le dit saint Jean (chap. 2). Or, ceux qui ont eu le don des langues parlaient mieux leur langue propre. En effet, la glose dit (ordin. Heb., chap. 1) qu’il n’est pas étonnant que l’Epitre aux Hébreux soit plus éloquente que les autres, puisqu’il est naturel à tout le monde de parler mieux sa langue qu’une langue étrangère. Car l’Apôtre a écrit les autres épîtres en grec, qui était pour lui une langue étrangère, au lieu qu’il a composé celle-là en hébreu. Par la grâce gratuitement donnée, les apôtres n’ont donc pas reçu la science de toutes les langues.

Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Paul (1 Cor., 12, 7), les dons du Saint-Esprit sont accordés pour l’utilité de l’Eglise. C’est pourquoi saint Paul et les autres apôtres ont été suffisamment instruits par Dieu des langues de toutes les nations autant qu’il le fallait pour l’enseignement de la foi ; mais quant à ce que l’art humain ajoute pour l’ornement et l’élégance du langage, l’Apôtre en avait connaissance pour ce qui est de sa propre langue, mais non pour les langues étrangères (C’est ce qui explique l’incorrection de son style quand il écrit en grec, et l’éloquence admirable avec laquelle il exprime néanmoins toutes ses pensées.). De même ils avaient été suffisamment instruits dans la sagesse et la science autant que l’exigeait l’enseignement de la foi, mais ils ne l’avaient pas été relativement à toutes les choses que l’on connaît par la science acquise, telles que les conclusions de l’arithmétique ou de la géométrie.

 

Objection N°2. La nature ne fait pas par beaucoup de moyens ce qu’elle peut faire par un seul. A plus forte raison Dieu, qui agit d’une manière plus parfaite que la nature. Or, Dieu pouvait faire que ses disciples, en parlant une seule langue, fussent compris de tout le monde. Ainsi, à l’occasion de ces paroles (Actes, chap. 2) : Chacun les entendait parler dans sa langue, la glose dit (ord. Bedæ) qu’ils parlaient toutes les langues ; ou bien, en faisant usage de leur langue, qui était la langue hébraïque, ils se faisaient comprendre de tout le monde comme s’ils eussent parlé à chacun sa propre langue. Il semble donc qu’ils n’aient pas eu la science de parler toutes les langues.

Réponse à l’objection N°2 : Quoique ces deux choses aient été possibles, c’est-à-dire qu’ils aient pu, en ne parlant qu’une seule langue, se faire comprendre de tout le monde, ou bien les parler toutes ; cependant il a été plus convenable qu’ils les parlassent toutes, parce que ce privilège appartenait à la perfection de leur science, qui leur permettait non seulement de s’exprimer, mais encore de comprendre ce que les autres disaient (Ils avaient besoin de comprendre ce que les autres disaient afin d’éclaircir leurs doutes.). Au contraire, si tout le monde avait compris leur langage, bien qu’ils ne parlassent qu’une seule langue, cet effet serait résulté de la science de ceux qui les auraient entendu parler, ou bien il y aurait eu une espèce d’illusion, en ce que leurs paroles seraient arrivées aux oreilles des autres autrement qu’ils ne les prononçaient. C’est pourquoi la glose remarque (ord. Bedæ, act., chap. 2) qu’il y a eu un plus grand miracle à leur accorder le don de toutes les langues. Et saint Paul dit (1 Cor., 14, 18) : Je remercie mon Dieu de ce que je parle toutes les langues que vous parlez.

 

Objection N°3. Toutes les grâces découlent du Christ dans son corps ; qui est l’Eglise, d’après ces paroles de saint Jean (1, 16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. Or, on ne lit pas que le Christ ait parlé plus d’une langue, et maintenant chaque fidèle n’en parle qu’une. Il semble donc que les disciples du Christ n’aient pas reçu la grâce pour parler toutes les langues.

Réponse à l’objection N°3 : Le Christ ne devait prêcher en personne qu’à une seule nation, aux Juifs. C’est pourquoi, bien qu’il sût sans aucun doute toutes les langues de la manière la plus parfaite, il n’eut cependant pas besoin de les parler toutes. C’est pourquoi, comme le dit saint Augustin (Sup. Joan. Tract. 32), depuis que le Saint-Esprit est reçu, personne ne parle plus les langues de toutes les nations, parce que l’Eglise les parle elle- même, et celui qui n’est pas en elle ne reçoit pas l’Esprit-Saint (C’est pour le même motif que toutes les autres grâces gratuitement données sont devenues moins abondantes depuis l’établissement de l’Eglise.).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Actes, 2, 4) qu’ils furent tous remplis de l’Esprit-Saint et qu’ils commencèrent à parler diverses langues, selon que l’Esprit-Saint leur mettait les paroles dans la bouche. La glose observe à ce sujet (Greg., hom. 30 in Ev.) que l’Esprit-Saint apparut sur les disciples en langues de feu et qu’il leur donna la science de toutes les langues.

 

Conclusion Quand les disciples du Christ furent élus pour prêcher l’Evangile par tout l’univers, Dieu leur donna la connaissance de toutes les langues, afin que ceux qui devaient enseigner les autres n’eussent pas besoin de l’être eux-mêmes.

Il faut répondre que le Christ a choisi ses premiers disciples pour aller dans tout l’univers prêcher partout sa foi, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 28, 19) : Allez, enseignez toutes les nations. Or, il n’était pas convenable que ceux qui étaient envoyés pour instruire les autres eussent besoin d’apprendre eux-mêmes comment ils leur parleraient et de quelle manière ils comprendraient leur langage ; surtout parce que ceux qui étaient envoyés n’étaient que d’une seule nation (Ils ne savaient naturellement que l’hébreu, et il était nécessaire qu’ils apprissent surnaturellement d’autres langues.), la Judée, d’après ces paroles du prophète (Is., 27, 6) : Ils sortiront de Jacob avec impétuosité… et ils rempliront toute la face du monde de leurs fruits. Ceux qui recevaient cette mission étaient pauvres et de peu de crédit ; ils n’auraient pas trouvé facilement dès le commencement des interprètes qui rendissent fidèlement leurs paroles aux autres, ou qui leur transmissent ce que ceux-ci disaient, surtout parce qu’ils étaient envoyés aux infidèles (Ils devaient être méprisés et persécutés, et ceux qui leur auraient servi d’interprètes auraient dû partager leurs souffrances et leurs peines.). C’est pourquoi il a été nécessaire que Dieu pourvût à ces difficultés par le don des langues. Ainsi, comme la diversité des langues a été introduite au moment où les nations se portaient vers l’idolâtrie, d’après le témoignage de la Genèse (chap. 11) ; de même, quand les nations ont dû être ramenées au culte d’un seul Dieu, le don des langues a été accordé comme remède à cette variété.

 

Article 2 : Le don des langues est-il plus excellent que le don de la prophétie ?

 

Objection N°1. Il semble que le don des langues soit plus excellent que la grâce de la prophétie. Car les choses qui sont propres à ce qu’il y a de mieux paraissent être meilleures, d’après Aristote (Top., liv. 3, chap. 1). Or, le don des langues est propre au Nouveau Testament. Ainsi on chante dans la prose de la Pentecôte (Cette prose, que les dominicains ont conservée dans leur rit particulier, commence par ces mots : Sancti spiritus adsit nobis gratia. On l’attribue à Robert le Pieux.) : C’est aujourd’hui que les apôtres du Christ ont reçu un don extraordinaire, inouï dans tous les siècles. Au contraire, la prophétie convient plutôt à l’Ancien Testament, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 1, 1) : Dieu qui parlait à nos pères par les prophètes par différentes parties et de différentes manières. Il semble donc que le don des langues l’emporte sur le don de prophétie.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 174, art. 3, Réponse N°1), il appartient à l’excellence de la prophétie de n’être pas seulement éclairée par la lumière intelligible, mais encore de percevoir la vision imaginaire ; de même il appartient aussi à la perfection de l’opération du Saint-Esprit de ne pas seulement remplir l’esprit de la lumière prophétique, et l’imagination de la vision des choses sensibles, comme dans l’Ancien Testament, mais encore d’apprendre extérieurement à la langue à proférer différentes espèces de mots ; ce qui s’est accompli sous le Nouveau Testament, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 14, 26) : Parmi vous, l’un est inspiré pour composer un cantique, l’autre pour instruire, un autre parle les langues, un autre a des révélations prophétiques.

 

Objection N°2. Ce qui nous met en rapport avec Dieu paraît être plus excellent que ce qui nous met en rapport avec les hommes. Or, par le don des langues, l’homme est mis en rapport avec Dieu, au lieu que par la prophétie il est mis en rapport avec ses semblables. Car il est dit (1 Cor., 14, 2) : Celui qui parle une langue ne parle pas aux hommes, mais à Dieu… au lieu que celui qui prophétise parle aux hommes pour leur édification. Il semble donc que le don des langues soit plus excellent que le don de prophétie.

Réponse à l’objection N°2 : Par le don de prophétie, l’homme se rapporte à Dieu selon l’esprit, ce qui est plus noble que de se rapporter à lui selon le langage. Il est dit que celui qui parle les langues ne parle pas aux hommes (On suppose qu’il parle devant des hommes qui ne comprennent pas la langue dont il se sert. Dans ce cas, ce qu’il dit peut tourner à la gloire de Dieu, mais le prochain ne peut en tirer pour lui-même aucun avantage.), c’est-à-dire à leur entendement ou pour leur utilité, mais qu’il s’adresse à l’intelligence de Dieu seul et pour le glorifier. Au contraire, par la prophétie, on agit pour Dieu et pour le prochain ; par conséquent ce don est plus parfait.

 

Objection N°3. Le don des langues reste à l’état d’habitude dans celui qui le possède, et il a le pouvoir d’en user quand il veut ; ce qui fait dire à saint Paul (1 Cor., 14, 18) : Je remercie mon Dieu de ce que je parle toutes les langues que vous parlez. Mais il n’en est pas de même du don de prophétie, comme nous l’avons dit (quest. 171, art. 2). Le don des langues parait donc être plus excellent que celui de prophétie.

Réponse à l’objection N°3 : La révélation prophétique s’étend à la connaissance de toutes les choses surnaturelles. Ainsi sa perfection est cause que dans l’état de cette vie imparfaite on ne peut la posséder parfaitement à la manière d’une habitude, mais qu’on ne l’a qu’imparfaitement à la façon d’une impression passagère. Au contraire, le don des langues s’étend à une connaissance particulière, à celle des mots ; c’est pourquoi il ne répugne pas à l’imperfection de cette vie qu’on le possède parfaitement et d’une manière habituelle.

 

Objection N°4. L’interprétation des Ecritures paraît être contenue dans la prophétie ; parce que les Ecritures s’expliquent d’après le même esprit qui les a fait mettre au jour. Or, saint Paul place ce don d’interprétation (1 Cor., chap. 12) après le don des langues. Il semble donc que le don des langues soit plus excellent que le don de prophétie, surtout relativement à certaine de ses parties.

Réponse à l’objection N°4 : L’interprétation des Ecritures peut être ramenée au don de prophétie, en ce sens que l’esprit est éclairé pour comprendre et expliquer tout ce qu’il y a d’obscur dans les saintes lettres, soit à cause de la difficulté des choses qui y sont signifiées, soit à cause des expressions inconnues qui s’y trouvent, soit à cause des similitudes employées, d’après ces paroles de Daniel (5, 16) : On m’a rapporté que vous pouvez expliquer les choses les plus obscures et dénouer les plus embarrassées. L’interprétation des Ecritures vaut donc mieux que le don des langues, comme on le voit par ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 14, 5) : Celui qui prophétise est préférable à celui qui parle les langues, à moins que celui-ci n’interprète. Cependant l’interprétation est placée après le don des langues, parce que l’interprétation s’étend aussi à l’explication des divers genres de langues.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (1 Cor., 14, 5) : Celui qui prophétise est au-dessus de celui qui parle les langues.

 

Conclusion Le don de prophétie l’emporte sur le don des langues.

Il faut répondre que le don de prophétie l’emporte sur le don des langues de trois manières : 1° Parce que le don des langues se rapporte à la prononciation de différents mots qui sont les signes de certaine vérité intelligible, et ces signes sont des images qui se produisent d’après la vision de l’imagination. C’est pourquoi saint Augustin compare le don des langues à la vision imaginative (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 8). Au contraire, nous avons dit (quest. 171, art. 2) que le don de prophétie consiste dans cette lumière qui éclaire l’esprit pour qu’il connaisse la vérité intelligible. Par conséquent, comme la lumière prophétique l’emporte sur la vision imaginaire, ainsi que nous l’avons vu (quest. 174, art. 2), de même la prophétie est plus excellente que le don des langues, considéré en lui-même. 2° Parce que le don de prophétie appartient à la connaissance des choses, qui est plus noble que la connaissance des mots, qui est l’objet du don des langues. 3° Parce que le don de prophétie est plus utile ; ce que l’Apôtre prouve (1 Cor., chap. 14) de trois manières : 1° Parce que la prophétie est plus utile pour l’édification de l’Eglise, à laquelle celui qui parle les langues ne sert de rien si l’on n’explique ensuite les choses qu’il dit. 2° Par rapport à celui qui parle. S’il recevait la grâce de parler différentes langues sans avoir l’intelligence de ce qu’il exprimerait, ce qui appartient au don de prophétie, son esprit n’en serait pas édifié. 3° Relativement aux infidèles, pour lesquels il semble que le don des langues a été principalement accordé. Ils peuvent en effet prendre pour des insensés ceux qui parlent les langues, comme cela est arrivé aux Juifs qui pensaient que les apôtres étaient ivres (Actes, chap. 2), au lieu que les prophéties les convainquent, en leur manifestant les secrets de leur cœur.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

JesusMarie.com