Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 178 : Du don des miracles

 

Nous avons ensuite à nous occuper du don des miracles. — A cet égard deux questions se présentent : 1° Y a-t-il une grâce gratuitement donnée qui soit accordée pour faire des miracles ? (Sur le miracle, voyez ce qu’il en est dit 1a pars, quest. 115, art. 6) — 2° A qui cette grâce convient-elle ?

 

Article 1 : Y a-t-il une grâce gratuitement donnée pour faire des miracles ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait aucune grâce gratuitement donnée qui ait pour but de faire des miracles. Car toute grâce met quelque chose dans celui qui la reçoit. Or, le don des miracles ne met rien dans l’âme de l’homme auquel on l’accorde ; puisque les miracles s’opèrent aussi au contact d’un corps mort. Ainsi nous lisons (4 Rois, 13, 21) que des hommes ayant jeté un cadavre dans le sépulcre d’Elisée, aussitôt que le corps eut touché les os d’Elisée, le mort ressuscita et se leva sur ses pieds. Il n’appartient donc pas à la grâce gratuitement donnée de faire des miracles.

Réponse à l’objection N°1 : Comme la prophétie s’étend à tout ce qui peut être connu surnaturellement ; de même l’opération des miracles s’étend à tout ce qui peut être fait surnaturellement ; la cause de ces effets est la toute-puissance de Dieu qui ne peut être communiquée à aucune créature. C’est pourquoi il est impossible que le principe de faire des miracles soit une qualité qui subsiste habituellement dans l’âme. Cependant il peut se faire que comme l’esprit du prophète est mû par l’inspiration de Dieu pour connaître quelque chose surnaturellement ; de même l’esprit de celui qui fait des miracles soit porté à faire une chose d’où résulte un effet miraculeux que Dieu produit par sa vertu. C’est ce qui a lieu tantôt à la suite d’une prière, comme quand saint Pierre ressuscita Tabite (Actes, chap. 9), tantôt sans que la prière ait publiquement précédé le miracle, mais d’après l’action de Dieu qui opère au gré de l’homme ; c’est ainsi que saint Pierre, après avoir repris Ananie et Saphire de leur mensonge, les livra à la mort (Actes, chap. 5). C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Dial., liv. 2, chap. 30) que les saints font des miracles tantôt d’après leur puissance, tantôt d’après leur demande. Néanmoins dans ces deux cas l’agent principal est Dieu, qui se sert, à titre d’instrument, soit du mouvement intérieur de l’homme, soit de sa parole, soit même d’un acte extérieur, tel que le contact matériel d’un corps mort. Ainsi quand Josué eut dit en parlant, pour ainsi dire, d’après sa propre puissance (Jos., 10, 12) : Soleil, arrête-toi sur Gabaon ; il ajouta ensuite : Jamais, ni avant, ni après, jour ne fut aussi long que celui-là, Dieu obéissant à la voix d’un homme.

 

Objection N°2. Les grâces gratuitement données viennent de l’Esprit-Saint, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 11, 4) : Les grâces sont partagées, mais c’est le même esprit. Or, l’esprit impur opère aussi des miracles, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 24, 24) : Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes qui feront de grands prodiges et des merveilles étonnantes. Il semble donc que le miracle ne soit pas un effet qui appartienne à la grâce gratuitement donnée.

Réponse à l’objection N°2 : Le Seigneur parle en cet endroit des miracles qui doivent être faits au temps de l’antechrist, et dont l’Apôtre dit (2 Th., 2, 9) : L’antechrist arrivera accompagné de toute la puissance de Satan, avec toute sorte de miracles, de signes et de prodiges trompeurs. Saint Augustin observe à ce sujet (De civ. Dei, liv. 20, chap. 19) qu’on a coutume d’examiner si ces expressions de signes et de prodiges ont été employées, parce qu’il doit tromper les sens des hommes par des prestiges de manière à avoir l’air de faire ce qu’il ne fait pas ; ou bien si l’on parle ainsi parce que ces prodiges, tout véritables qu’ils seront, entraîneront au mensonge ceux qui les croiront. Mais on dit que ces prodiges sont vrais, parce que les choses elles-mêmes seront vraies, comme les mages de Pharaon produisirent de véritables grenouilles et de vrais serpents ; cependant ils l’auront pas la nature véritable du miracle, parce qu’ils seront produits par la vertu des causes naturelles, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 114, art. 4) : au lieu que les miracles que l’on attribue à la grâce gratuitement donnée sont produits par la vertu divine pour l’utilité des hommes (Le miracle est la preuve la plus convaincante pour tous les hommes. Il agit aussi puissamment sur les savants que sur les ignorants.).

 

Objection N°3. Les miracles se distinguent par les signes et les prodiges, ou par les merveilles et les vertus. C’est donc à tort que l’œuvre des vertus est considérée comme une grâce gratuitement donnée plutôt que l’œuvre des prodiges ou des signes.

Réponse à l’objection N°2 : Dans les miracles on peut considérer deux choses : 1° L’œuvre qui est faite ; elle surpasse en effet les forces de la nature et c’est en ces ans qu’on appelle les miracles des vertus. 2° Le but pour lequel on les opère communément ; il consiste à manifester quelque chose de surnaturel (C’est ce qu’expriment saint Prosper, Expos. in Ps. 110, et saint Léon, serm. 94.) ; sous ce rapport on leur donne le nom de signes ; leur excellence fait qu’on les appelle des merveilles ou des prodiges, comme s’ils montraient quelque chose de loin.

 

Objection N°4. Le recouvrement miraculeux de la santé est un effet de la vertu divine. On ne doit donc pas distinguer la grâce de la guérison de l’opération des vertus.

Réponse à l’objection N°4 : Le don de la santé est mentionné à part, parce que par cette grâce l’homme obtient un bienfait particulier, celui de la santé du corps, indépendamment du bienfait général qui se trouve dans tous les miracles et qui a pour but d’amener les hommes à la connaissance de Dieu.

 

Objection N°5. Les miracles sont un effet qui résulte ou de la foi de celui qui les accomplit, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 13, 2) : Quand j’aurais de la foi à transporter les montagnes, ou de la foi des personnes pour lesquelles on les fait. Ainsi il est dit (Matth., 13, 58) : que Jésus ne fit pas là beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité. Si donc la foi est une grâce gratuitement donnée, il est superflu d’en distinguer une autre indépendamment de celle-ci qui consiste à opérer des prodiges.

Réponse à l’objection N°5 : On attribue à la foi la puissance de faire des miracles pou- deux motifs : 1° parce que les miracles ont pour but de l’établir ; 2° parce qu’ils procèdent de la toute-puissance de Dieu sur laquelle la foi repose. Cependant, comme indépendamment de la grâce de la foi, le don de la parole est nécessaire pour l’enseigner ; de même le don des miracles est nécessaire pour la prouver.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul énumérant les grâces gratuitement données dit (1 Cor., 12, 9) : L’un reçoit la grâce de guérir, l’autre celle de faire des miracles.

 

Conclusion Indépendamment du don des langues et de la parole que l’Esprit-Saint a accordé à quelques hommes pour l’édification des fidèles, il a dû encore leur communiquer le don des miracles pour prouver ce qu’ils disaient.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1), l’Esprit-Saint pourvoit suffisamment à l’Eglise en ce qui est utile au salut, qui est le but des grâces gratuitement données. Or, comme il faut que la connaissance qu’on a reçue de Dieu soit transmise aux autres par le don des langues et le don de la parole ; de même il est nécessaire que les choses que l’on dit soient prouvées pour qu’elles soient croyables. C’est ce qui se fait en opérant des miracles, d’après ces paroles de l’Evangile (Marc, 16, 20) : Ils allèrent prêcher… prouvant leur parole par les miracles dont elle était suivie. Rien de plus raisonnable. Car il est naturel à l’homme de percevoir la vérité intelligible par des effets sensibles. Ainsi comme l’homme guidé par la raison naturelle peut parvenir à une certaine connaissance de Dieu au moyen des effets naturels ; de même il est conduit à une connaissance surnaturelle des choses qu’il doit croire au moyen d’effets surnaturels qui reçoivent le nom de miracles. C’est pourquoi il appartient à la grâce gratuitement donnée de faire des miracles (On s’est beaucoup occupé au XVIIIe siècle de la force démonstrative des miracles considérés comme preuves de la religion. On peut consulter à ce sujet Bergier, ou les excellentes dissertations de Mgr de la Luzerne, ou la théologie de Perronne.).

 

Article 2 : Les méchants peuvent-ils faire des miracles ?

 

Objection N°1. Il semble que les méchants ne puissent pas faire de miracles. Car les miracles s’obtiennent par la prière, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°1). Or, la prière du pécheur n’est pas digne d’être exaucée, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 9, 31) : Nous savons que Dieu n’écoute pas les pécheurs. Et le Sage dit (Prov., 28, 9) : La prière de celui qui détourne l’oreille pour ne pas entendre la loi, sera exécrable. Il semble donc que les méchants ne puissent pas faire de miracles.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 83, art. 16) en traitant de la prière, la prière impétratoire ne repose pas sur le mérite, mais sur la miséricorde divine qui s’étend aussi aux méchants ; c’est pourquoi quelquefois Dieu exauce aussi la prière des pécheurs. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Joan., tract. 44) que l’aveugle a dit cette parole, quand il n’avait pas encore recouvré la vue, c’est-à-dire quand il n’était pas encore parfaitement éclairé, car Dieu exauce les pécheurs. Quant à ce qu’il est dit que la prière de celui qui n’écoute pas la loi est exécrable, on doit entendre ces paroles du mérite du pécheur (C’est-à-dire qu’elles signifient que le pécheur ne mérite par lui-même que l’exécration.). Néanmoins quelquefois elle est exaucée par la miséricorde de Dieu, soit pour le salut de celui qui la fait, et c’est ainsi que le publicain fut exaucé (Luc, chap. 18), soit pour le salut des autres et pour la gloire de Dieu.

 

Objection N°2. On attribue les miracles à la foi, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 17, 19) : Si vous aviez la foi, comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Passe là, et elle y passerait. Or, la foi sans les œuvres est morte, selon l’expression de saint Jacques (2, 20), et il ne semble pas qu’elle ait son opération propre. Par conséquent les méchants qui ne font pas de bonnes œuvres, ne paraissent pas pouvoir faire des miracles.

Réponse à l’objection N°2 : On dit que la foi sans les œuvres est morte relativement à celui qui la possède, puisqu’elle ne le fait pas vivre de la vie de la grâce. Mais rien n’empêche qu’une chose vivante n’opère au moyen d’un instrument mort, comme l’homme opère au moyen d’un bâton. C’est de la sorte que Dieu opère instrumentalement par la foi du pécheur.

 

Objection N°3. Les miracles sont des témoignages divins, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 2, 4), qui dit que Dieu appuyait leurs paroles par des miracles, des prodiges et divers effets de sa puissance. C’est ainsi que dans l’Eglise on canonise d’après le témoignage des miracles. Or, Dieu ne peut pas attester ce qui est faux. Il semble donc que les méchants ne puissent pas faire de miracles.

Réponse à l’objection N°3 : Les miracles sont toujours des témoignages véritables de la chose pour laquelle on les produit. Ainsi les méchants qui prêchent une fausse doctrine ne font jamais de vrais miracles à l’appui de ce qu’ils enseignent, quoiqu’ils puissent quelquefois en faire à la gloire du nom du Christ qu’ils invoquent et en vertu des sacrements qu’ils administrent. Quant aux méchants qui enseignent la vraie doctrine, ils font quelquefois de vrais miracles pour la confirmer, mais ils n’en font pas pour attester leur sainteté (Dans ce cas, Dieu agirait pour prouver une chose fausse, ce qui est indigne de lui.). C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Quaest., liv. 83, quest. 79) : Les mages, les bons chrétiens et les mauvais font des miracles, mais de différentes manières. Les mages les font par des pactes particuliers avec les démons ; les bons chrétiens par la justice publique, et les mauvais par les signes de cette justice.

 

Objection N°4. Les bons sont plus unis à Dieu que les méchants. Or, tous les hommes de bien ne font pas des miracles. Les méchants en font donc encore moins.

Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit encore saint Augustin (loc. cit.), le Seigneur nous avertit d’observer que les impies font des miracles tels que les saints n’en peuvent pas faire. Puis il ajoute (ibid.) : Tous les saints ne reçoivent pas cette puissance de peur que les faibles ne tombent dans l’erreur la plus pernicieuse, en pensant que dans ces actes il y a des dons plus élevés que dans les œuvres de justice par lesquelles on gagne la vie éternelle.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (1 Cor., 11, 2) : Quand j’aurais assez de foi pour transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité je ne suis rien. Or, quiconque n’a pas la charité est un méchant ; car il n’y a que ce don de l’Esprit-Saint qui sépare les enfants du royaume des enfants de la perdition, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 15, chap. 18). Il semble donc que les méchants puissent aussi faire des miracles.

 

Conclusion Des méchants peuvent faire des miracles qui aient pour but de démontrer la vérité de la foi, mais ils ne peuvent pas en faire qui aient pour but de démontrer leur sainteté.

Il faut répondre qu’il y a des miracles qui ne sont pas des faits véritables, mais des faits fantastiques, qui abusent l’homme de manière qu’il croit voir ce qui n’existe pas. Il y a aussi des faits vrais, mais qui n’ont pas la véritable nature du miracle parce qu’ils sont produits par la vertu de certaines causes naturelles. Ces deux choses peuvent être faites au moyen des démons (Ils agissent alors, selon l’expression des théologiens, applicando activa passivis, ou bien ils ont recours à des substitutions. Ainsi dans la théorie de saint Thomas le vrai miracle n’a que Dieu pour auteur.), comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°2). — Mais les vrais miracles ne peuvent être faits que par la vertu divine. Car Dieu les opère pour l’utilité des hommes et cela de deux manières : 1° pour prouver la vérité enseignée ; 2° pour démontrer la sainteté de quelqu’un que Dieu veut proposer aux hommes comme un exemple de vertu. De la première manière des miracles peuvent être faits par quiconque prêche la vraie foi et invoque le nom du Christ : ce qui a lieu quelquefois par l’intermédiaire des méchants. Ainsi les méchants peuvent de cette façon faire des miracles. C’est pourquoi à l’occasion de ces paroles (Matth., chap. 7) : N’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? saint Jérôme dit : Prophétiser, ou faire des miracles et chasser des démons, quelquefois ce n’est pas un effet du mérite de celui qui opère ces merveilles ; mais on fait ces choses en invoquant le nom du Christ pour que les hommes honorent Dieu à l’invocation duquel d’aussi grands prodiges se produisent. Mais dans le second sens les miracles n’ont pour auteurs que des saints, et c’est pour prouver leur sainteté qu’ils se font ou pendant leur vie, ou après leur mort, soit par eux, soit par les autres (C’est sur cette doctrine que repose la canonisation des saints. L’Eglise n’autorise leur culte qu’autant que leur sainteté est démontrée par des miracles.). Car nous lisons (Actes, 19, 11) : Que Dieu faisait des miracles extraordinaires dont Paul était l’instrument ; au point qu’on appliquait aux malades les mouchoirs et les linges qui avaient touché son corps, et qu’ils étaient guéris de leurs maladies. Par conséquent rien ne peut empêcher que des miracles ne soient faits par un pécheur à l’invocation d’un saint : toutefois on ne dit pas que c’est le pécheur qui fait ces miracles, mais on les rapporte à celui dont ils doivent démontrer la sainteté.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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