Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 180 : De la vie contemplative
Nous avons
maintenant à nous occuper de la vie contemplative. — A ce sujet huit questions
se présentent : 1° La vie contemplative n’appartient-elle qu’à l’intellect, ou
si elle consiste encore dans la volonté ? — 2° Les vertus morales
appartiennent-elles à la vie contemplative ? — 3° La vie contemplative ne
consiste-t-elle que dans un seul acte ou dans plusieurs ? — 4° La considération
d’une vérité quelle qu’elle soit appartient-elle à la vie contemplative ? — 5°
La vie contemplative de l’homme pourrait-elle être élevée en cet état jusqu’à
la vision de Dieu ? (Cet article est l’explication de ces paroles de
l’Ecriture : (1 Tim., 6, 16) :
Dieu habite une lumière inaccessible, que
nul homme n’a vu et ne peut voir ;
(Ex., 33, 20) : Nul homme ne me verra sans mourir.) — 6°
Des mouvements de la contemplation que saint Denis désigne. — 7° De la
délectation de la contemplation. (L’Ecriture parle dans une foule d’endroits
des douceurs de la contemplation (Ps.
34, 9) : Mais mon âme se réjouira
dans le Seigneur, et mettra ses délices dans son sauveur. Tous mes os
diront : Seigneur, qui vous est semblable ?) — 8° De sa durée.
Objection N°1. Il semble que la
vie contemplative n’existe nullement dans la volonté, mais qu’elle soit tout
entière dans l’intellect. Car Aristote dit (Met.,
liv. 2, text. 3) que la fin de la contemplation est
la vérité. Or, la vérité appartient totalement à l’intellect. Il semble donc
que la vie contemplative consiste totalement dans cette faculté.
Réponse à l’objection N°1 : Par là même que la vérité est la
fin de la contemplation, elle a la nature d’un bien que l’on souhaite, que l’on
aime et qui délecte ; et c’est sous ce rapport qu’elle appartient à la
puissance appétitive.
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 18, et Hom. 14 in Ezech.), que Rachel, qui signifie le principe vu, désigne la vie contemplative. Or, la vision du
principe appartient proprement à l’intellect. La vie contemplative y appartient
donc de même.
Réponse à l’objection N°2 : L’amour de Dieu ou du premier
principe nous porte à le voir. D’où saint Grégoire dit (loc. cit.) : Que la vie contemplative, foulant aux pieds tous les
autres soins, s’enflamme du désir de voir la face de son créateur.
Objection N°3. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom.
14) qu’il appartient à la vie contemplative d’être en repos du côté de l’action
extérieure. Or, la puissance affective ou appétitive a de l’inclination pour
ces actions. Il semble donc que la vie contemplative n’appartienne pas de
quelque manière à cette puissance.
Réponse à l’objection N°3 : La puissance appétitive porte non
seulement les membres du corps à produire des actions extérieures, mais elle
porte aussi l’intellect à se livrer à la contemplation, comme nous l’avons dit
(dans le corps de l’article).
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 18) que la vie contemplative consiste à
conserver de tout son cœur l’amour de Dieu et du prochain, et à s’attacher
uniquement à désirer son créateur. Or, le désir et l’amour appartiennent à la
puissance affective ou appétitive, comme nous l’avons vu (1a 2æ,
quest. 23, art. 1 et 4). La vie contemplative n’est donc pas absolument
étrangère à la puissance affective ou appétitive.
Conclusion Quoique la vie contemplative consiste essentiellement
dans l’action de l’intellect, cependant comme chacun éprouve de la joie
lorsqu’il a obtenu ce qu’il aime, il en résulte que la vie contemplative a pour
terme la délectation qui appartient à la volonté.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc.,
art. 1), on appelle contemplative la vie de ceux dont l’intention est de
s’appliquer principalement à la contemplation de la vérité. Or, l’intention est
un acte de la volonté, comme nous l’avons vu (1a 2æ,
quest. 12, art. 1), parce qu’elle se rapporte à la fin, qui est l’objet de
cette faculté. C’est pourquoi la vie contemplative, quant à l’essence même de
l’action, appartient à l’intellect ; mais quant à ce qui porte l’homme à se
livrer à cette opération, elle appartient à la volonté, qui meut toutes les
autres puissances et qui met aussi l’intellect en activité, comme nous l’avons
dit (1a 2æ, quest. 9, art. 1). — Or, la puissance
appétitive nous porte à contempler une chose sensiblement ou
intellectuellement, tantôt par amour pour la chose que l’on considère (C’est ce
que l’on appelle l’amour d’amitié.), parce que, comme le dit l’Evangile (Matth., 6, 21) : Où
est votre trésor, là est votre cœur ; tantôt par amour pour la connaissance
elle-même (Cette espèce d’amour est l’amour de concupiscence.) que l’on retire
de l’inspection de l’objet. C’est pour cela que saint Grégoire (Hom. 14 in Ezech.)
met la vie contemplative dans l’amour de Dieu, parce que c’est cet amour qui
nous enflamme d’ardeur pour la contemplation de sa beauté. Et parce que chaque
être est heureux quand il est en possession de ce qu’il aime, il s’ensuit que
la vie contemplative a pour terme la jouissance, qui consiste dans la volonté
d’où l’amour provient.
Article 2 : Les
vertus morales appartiennent-elles à la vie contemplative ?
Objection N°1. Il semble que
les vertus morales appartiennent à la vie contemplative. Car saint Grégoire dit
(Sup. Ezech.,
hom. 14) que la vie contemplative consiste à
conserver l’amour de Dieu et du prochain de toute son âme. Or, toutes les
vertus morales dont la loi commande les actes reviennent à l’amour de Dieu et
du prochain, parce que la plénitude de la
loi est l’amour, comme on le voit (Rom.,
13, 10). Il semble donc que les vertus morales appartiennent à la vie
contemplative.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (art. préc.), la vie contemplative tire son motif de l’affection,
et sous ce rapport l’amour de Dieu et l’amour du prochain lui sont nécessaires.
Mais les causes motrices n’entrent pas dans l’essence de la chose ; elles la
disposent et la perfectionnent. Par conséquent, il ne résulte pas de là que les
vertus morales appartiennent essentiellement à la vie contemplative.
Objection N°2. La vie contemplative a principalement pour but la
contemplation de Dieu. Car saint Grégoire dit (loc. cit.) : qu’après avoir foulé aux pieds tous les autres soins,
l’âme s’embrase du désir de voir la face de son créateur. Or, on ne peut
arriver là que par la pureté que la vertu morale produit ; puisqu’il est dit (Matth., 5, 8) : Heureux
ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. Et saint Paul ajoute (Héb., 12, 14) : Tâchez d’avoir la paix avec tout le monde et de vivre dans la sainteté,
sans laquelle personne ne verra Dieu. Il semble donc que les vertus morales
appartiennent à la vie contemplative.
Réponse à l’objection N°2 : La sainteté ou la pureté résulte
des vertus qui ont pour objet les passions qui troublent la raison. La paix est
un effet de la justice qui se rapporte aux opérations, d’après ces paroles du
prophète (Is., 32, 17) : La paix est
l’œuvre de la justice ; en ce sens du moins que celui qui ne fait point
d’injustices fait disparaître ce qui occasionne les querelles et les rixes.
Ainsi les vertus morales disposent à la vie contemplative, selon qu’elles
produisent la paix et la pureté.
Objection N°3. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., loc. cit.) que la vie contemplative est belle, et c’est pour cela
qu’elle est figurée par Rachel, dont l’Ecriture dit qu’elle avait un beau visage (Gen., chap. 29). Or, la beauté de l’âme se
considère d’après les vertus morales, et principalement d’après la tempérance,
comme le dit saint Ambroise (De offic., liv. 1, chap. 43, 45 et 46). Il
semble donc que les vertus morales appartiennent à la vie contemplative.
Réponse à l’objection N°3 : La beauté, comme nous l’avons dit
(quest. 145, art. 2), consiste dans la charité et dans une proportion
convenable. Ces deux choses se trouvent radicalement l’une et l’autre dans la
raison ; c’est à cette faculté qu’il appartient de régler, dans les autres
choses, la proportion qui convient, et c’est à elle que se rapporte l’éclat qui
la manifeste. C’est pourquoi la beauté se trouve par elle-même et
essentiellement dans la vie contemplative, qui consiste dans l’acte de la
raison ; d’où l’écrivain sacré dit au sujet de la contemplation de la sagesse (Sag., 8, 2) : Je suis devenu épris de sa beauté. Mais on trouve dans les vertus
morales la beauté par participation, selon qu’elles participent à l’ordre de la
raison, et elle existe surtout dans la tempérance, qui réprime les convoitises
qui obscurcissent le plus la lumière de la raison. D’où il suit que la vertu de
chasteté surtout rend l’homme apte à la contemplation, parce que les
jouissances sensuelles sont ce qui abaisse le plus l’âme vers les choses
sensibles, selon la remarque de saint Augustin (Solil., liv. 1, chap. 10).
Mais c’est le contraire. Les vertus morales se rapportent aux
actions extérieures (Ainsi les vertus morales appartiennent à la vie active et
non à la vie contemplative.). Or, saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 18) qu’il appartient à la vie contemplative de
se reposer de toute action extérieure. Les vertus morales n’appartiennent donc
pas à cette vie.
Conclusion Les vertus morales ne se rapportent à la vie
contemplative que par manière de disposition.
Il faut répondre qu’une chose peut appartenir à la vie
contemplative de deux manières : essentiellement et comme disposition. 1° Les
vertus morales n’appartiennent pas essentiellement à cette vie, parce que la
fin de la vie contemplative est la considération de la vérité. La science qui
appartient à cette sorte de considération a en effet peu d’importance
relativement aux vertus morales, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 2, et liv. 10, chap. ult.). C’est pourquoi,
d’après ce même philosophe (Eth., liv. 10, chap.
7 et 8), les vertus morales appartiennent à la félicité active et non à la
félicité contemplative. — 2° Comme dispositions, les vertus morales
appartiennent à la vie contemplative. Car l’acte de la contemplation, dans
lequel la vie contemplative consiste essentiellement, est empêché par la
violence des passions, qui détourne l’attention de l’âme des choses intelligibles
pour la porter vers les choses sensibles, et par le tumulte extérieur. Les
vertus morales mettant un frein à la violence des passions et calmant le bruit
des occupations extérieures, il s’ensuit qu’elles appartiennent, à titre de
dispositions, à la vie contemplative.
Article 3 : Y
a-t-il plusieurs actes différents qui appartiennent à la vie contemplative ?
Objection N°1. Il semble qu’il
y ait différents actes qui appartiennent à la vie contemplative. Car Richard de
Saint-Victor (De contempl., liv. 1, chap. 3) distingue entre la contemplation,
la méditation et la pensée. Or, toutes ces choses paraissent appartenir à la
vie contemplative. Il semble donc qu’il y ait dans cette vie des actes
différents.
Réponse à l’objection N°1 : La pensée, d’après Richard de
Saint-Victor (loc. cit.), paraît
appartenir à l’examen de beaucoup de choses dont on cherche à retirer une seule
vérité simple. On peut donc comprendre sous ce nom les perceptions des sens qui
ont pour but de connaître certains effets et certaines images, et le mouvement
discursif de la raison à l’égard des signes divers ou de tout ce qui mène à la
connaissance d’une vérité qu’on a en vue ; quoique, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 14, chap. 7), on puisse
entendre par pensée toute opération actuelle de l’intellect. La méditation
paraît appartenir au mouvement de la raison, selon qu’elle s’occupe de quelques
principes par lesquels on peut arriver à la contemplation de certaine vérité.
La considération revient au même, d’après saint Bernard (loc. cit.,
Objection N°3, et liv. 2, chap. 2), quoique, d’après Aristote (De an., liv. 3), on donne le nom de
considération à toute opération de l’intellect. Quant à la contemplation, elle
appartient à la simple intuition de la vérité. C’est ce qui fait dire au même
Richard de Saint-Victor (ibid., chap.
4) que la contemplation est la vue pénétrante et libre des choses qui sont à
voir ; la méditation est la vue de l’esprit occupé à la recherche de la vérité,
et la pensée s’exerce quand l’esprit est disposé à se dissiper.
Objection N°2. Saint Paul dit (2
Cor., 3, 18) : Nous qui n’avons point
de voile sur le visage, nous recevons comme des miroirs la gloire de Dieu ;
nous sommes transformés dans la même clarté. Or, cet effet appartient à la
vie contemplative. Par conséquent, indépendamment des trois choses que nous
avons auparavant désignées, la spéculation appartient encore à la vie
contemplative.
Réponse à l’objection N°2 : Le mot spéculation, d’après la glose de saint Augustin (ord. de Trin., liv. 15, chap. 8), vient
du mot speculum, miroir. Or, voir une
chose dans un miroir, c’est voir la cause par l’effet dans lequel brille son
image : la spéculation paraît donc revenir à la méditation.
Objection N°3. Saint Bernard dit (De cons.,
liv. 5, chap. ult.) que la première et la plus haute contemplation, c’est
l’admiration de la majesté. Or, l’admiration, d’après saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 2, chap.
15), est une espèce de crainte. Il semble donc que la vie contemplative exige
plusieurs actes différents.
Réponse à l’objection N°3 : L’admiration est une espèce de
crainte résultant de la perception d’une chose qui surpasse nos facultés :
ainsi l’admiration (L’admiration vient à la suite de la contemplation, tandis
que les autres actes que nous avons nommés la précèdent.) est un acte produit
par la contemplation d’une vérité sublime. Car nous avons dit (art. 1) que la
contemplation a pour terme l’affection.
Objection N°4. On dit que la prière, la lecture et la méditation,
appartiennent à la vie contemplative. Il lui appartient aussi d’écouter ; car
il est dit de Marie, qui figure la vie contemplative (Luc, 10, 39), qu’étant assise aux pieds du Seigneur, elle
écoutait sa parole. Il semble donc que la vie contemplative demande
plusieurs actes.
Réponse à l’objection N°4 : L’homme arrive à la connaissance
de la vérité de deux manières : 1° par ce qu’il reçoit d’un autre ; ainsi, par
rapport aux choses que l’homme reçoit de Dieu, la prière est nécessaire,
d’après ces paroles (Sag., 7, 7) : J’ai invoqué le Seigneur, et l’esprit de sagesse est venu en moi ;
quant à ce qu’il reçoit de ses semblables, il est nécessaire qu’il écoute pour
recueillir les paroles de celui qui lui parle, et il faut qu’il lise pour qu’il
reçoive ce qui est transmis par l’Ecriture. 2° Il est nécessaire qu’il ait
recours à ses propres efforts, et c’est pour cela qu’on requiert la méditation
(Ainsi l’oraison lui est nécessaire, pour que la vérité lui vienne de Dieu ; l’audition
et la lecture, pour qu’il la reçoive de ses semblables, et la méditation pour
qu’il la tire de lui-même.).
Mais c’est le contraire. La vie désigne ici l’opération à laquelle
l’homme s’applique principalement. Si donc il y avait dans la vie contemplative
plusieurs opérations, elle ne serait pas une, mais multiple.
Conclusion Quoique la vie contemplative soit consommée par un acte
unique de contemplation, cependant les hommes s’y élèvent par différentes
opérations de l’esprit, par l’audition, la lecture, la prière, la méditation,
la considération, la pensée, etc.
Il faut répondre que nous parlons maintenant de la vie
contemplative, selon qu’elle appartient à l’homme. Mais il y a entre l’homme et
l’ange une différence, comme le remarque saint Denis (De div. nom., chap. 7), c’est que l’ange voit la vérité par la
simple perception, au lieu que l’homme n’arrive à l’intuition de la vérité pure
que progressivement, à l’aide de beaucoup de choses. Par conséquent, la vie
contemplative n’a en effet qu’un acte dans lequel elle se perfectionne
finalement ; c’est la contemplation de la vérité, d’où elle tire son unité ;
mais elle a beaucoup d’actes par lesquels elle parvient à cet acte final. Parmi
ces actes, il y en a qui ont pour objet de recevoir les principes au moyen
desquels on arrive à la contemplation de la vérité (Ces actes sont l’audition,
la lecture et l’oraison.), les autres appartiennent à la déduction des
principes par laquelle on est conduit à la vérité de la chose qu’on cherche à
connaître (Ces actes sont la méditation, la spéculation, la considération et la
pensée. La définition de tous ces termes est dans la réponse au premier et au
second argument.) ; enfin le dernier acte, qui est le
complément, est la contemplation même de la vérité.
Article 4 : La
vie contemplative consiste-t-elle seulement dans la contemplation de
Dieu, ou bien si elle consiste encore dans la considération d’une
vérité quelconque ?
Objection
N°1. Il semble que la vie contemplative ne
consiste pas seulement dans la contemplation de Dieu, mais encore dans la
considération de toute vérité, quelle qu’elle soit. Car le Psalmiste dit (138, 14)
: Vos ouvrages sont admirables, et mon
âme est avide de les connaître. Or, la connaissance des œuvres de Dieu est
l’effet d’une certaine contemplation de la vérité. Il semble donc qu’il
appartienne à la vie contemplative, non seulement de contempler la vérité
divine, mais encore toute autre vérité.
Réponse à l’objection N°1 :
David cherchait la connaissance des œuvres de Dieu pour être conduit par là à
Dieu lui-même ; c’est pourquoi il dit (Ps.,
142, 5) : Je médite sur tous vos
ouvrages, et je réfléchis sur toutes les œuvres de vos mains ; j’ai élevé mes
mains vers vous.
Objection N°2. Saint Bernard dit
(De cons., liv. 5, chap. ult.) que la
première contemplation est l’admiration de la majesté, la seconde a pour objet
les jugements de Dieu, la troisième ses bienfaits, et la quatrième ses
promesses. Or, de ces quatre choses il n’y a que la première qui appartienne à
la vérité divine, les trois autres se rapportent à ses effets. La vie
contemplative ne consiste donc pas seulement dans l’étude de la vérité divine,
mais encore dans l’étude de la vérité à l’égard des effets divins.
Réponse à l’objection N°2 :
En considérant les jugements de Dieu l’homme est amené à la contemplation de la
justice divine, et en considérant ses bienfaits et ses promesses, il est
conduit à la connaissance de la miséricorde ou de la bonté de Dieu, comme par
les effets qu’elle a produits ou qu’elle doit produire.
Objection N°3. Richard de
Saint-Victor (De contempl.,
liv. 1, chap. 6) distingue six espèces de contemplations : la première ne se
rapporte qu’à l’imagination, quand nous considérons les choses corporelles ; la
seconde existe dans l’imagination, d’après la raison, quand nous considérons
l’ordre et la disposition des choses sensibles ; la troisième est dans la
raison d’après l’imagination, quand, au moyen du spectacle des choses visibles,
nous nous élevons aux choses invisibles ; la quatrième a lieu dans la raison
d’après la raison elle-même, quand l’esprit s’applique à des choses invisibles
que l’imagination ne connaît pas ; la cinquième est supérieure à la raison,
quand, d’après la révélation divine, nous connaissons ce que la raison humaine
ne peut comprendre ; la sixième est supérieure à la raison et lui échappe
complètement, quand la lumière divine nous fait connaître des choses qui
paraissent répugner à la raison humaine, comme ce que l’on dit du mystère de la
sainte Trinité. Or, il n’y a que cette dernière chose qui paraisse appartenir à
la vérité divine. La contemplation de la vérité ne se rapporte donc pas seulement
à la vérité divine, mais encore à celle que l’on considère dans les créatures.
Réponse à l’objection N°3 :
Par ces six espèces de contemplation on désigne les degrés par lesquels on
arrive à la contemplation de Dieu au moyen des créatures. En effet, au premier
degré on place la perception des choses sensibles ; au second, le mouvement qui
va des choses sensibles aux choses intelligibles ; au troisième, le jugement
des choses sensibles d’après les choses intelligibles ; au quatrième, la
considération absolue des choses intelligibles auxquelles on est parvenu au
moyen des choses sensibles ; au cinquième, la contemplation des choses
intelligibles que l’on ne peut découvrir par les sens et qu’on ne peut saisir
que par la raison ; au sixième, la considération des choses intelligibles que
la raison ne peut ni découvrir ni saisir (Ces choses intelligibles sont les
vérités surnaturelles qui sont supérieures à la raison humaine et que la foi
seule peut nous faire connaître.), c’est-à-dire celles qui appartiennent à la
contemplation sublime de la vérité divine, qui en sont le couronnement final.
Objection N°4. Dans la vie
contemplative, on cherche la contemplation de la vérité selon qu’elle est une
perfection de l’homme. Or, toute vérité est une perfection de l’entendement
humain. La vie contemplative consiste donc dans toute contemplation de la
vérité.
Réponse à l’objection N°4 :
La perfection dernière de l’entendement humain est la vérité divine, au lieu
que les autres vérités perfectionnent l’intellect par rapport à celle-là.
Mais c’est le contraire. Saint
Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 18)
que dans la contemplation on cherche le principe, qui est Dieu.
Conclusion La vie contemplative
embrasse premièrement et principalement la contemplation de la vérité divine,
et elle comprend à titre de disposition et d’une manière secondaire les vertus
morales et l’étude des effets divins.
Il faut répondre que, comme nous
l’avons dit (art. 2), une chose appartient à la vie contemplative de deux
manières : 1° principalement, 2° secondairement ou par manière de disposition.
La contemplation de la vérité divine appartient principalement à la vie
contemplative, parce que cette sorte de contemplation est la fin de toute la
vie humaine. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin., liv. 1, chap. 8) que la contemplation de Dieu nous est
promise comme la fin de toutes nos actions et la perfection éternelle de toutes
nos joies. Cette contemplation sera parfaite dans la vie future, quand nous
verrons Dieu face à face ; par conséquent, elle nous rendra parfaitement
heureux. Mais maintenant, nous ne pouvons contempler qu’imparfaitement la
vérité divine, c’est-à-dire dans un miroir et en énigme ; ainsi par elle nous
obtenons un commencement de la béatitude, qui débute ici pour être continuée
dans la vie à venir. C’est pour cela qu’Aristote (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8) place la félicité dernière de l’homme
dans la contemplation du bien suprême intelligible. — Mais parce que les effets
divins nous conduisent à la contemplation de Dieu, d’après ces paroles de
l’Apôtre (Rom., 1, 20) : Les choses invisibles de Dieu nous sont
manifestées par celles qu’il a faites, il s’ensuit que la contemplation des
effets divins appartient secondairement à la vie contemplative, en ce sens que
l’homme est conduit par là à la connaissance de Dieu. D’où saint Augustin dit (Lib. de verâ relig., chap. 29)
qu’il ne faut pas considérer les créatures avec une curiosité vaine et
passagère, mais qu’on doit s’en faire des degrés pour s’élever aux choses qui
sont immortelles et qui durent éternellement. D’après ce que nous avons dit
(art. 1, 2 et 3 préc.), il est donc évident qu’il y a
quatre choses qui appartiennent dans un certain ordre à la vie contemplative : 1°
les vertus morales, 2° les actes qui sont autres que celui de la contemplation,
3° la contemplation des effets divins, 4° la contemplation même de la vérité
divine.
Objection N°1. Il semble que la
vie contemplative puisse, dans l’état de la vie présente, s’élever à la vision
de l’essence divine. Car, comme le dit Jacob (Gen., 32, 20) : J’ai vu Dieu
face à face, et mon âme a été sauvée. Or, la vision de la face de Dieu,
c’est la vision de l’essence divine. Il semble donc que l’on puisse dans la vie
présente s’élever par la contemplation jusqu’à voir Dieu dans son essence.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Denis dans sa lettre au moine Caius (Ep. 1), si quelqu’un en voyant Dieu a
compris ce qu’il a vu, il n’a pas vu Dieu lui-même, mais quelque chose de ce
qui est à lui. Et saint Grégoire observe (Sup.
Ezech., hom. 14) que
l’on ne voit jamais le Dieu tout-puissant dans sa clarté, mais l’âme que voit
sous elle quelque chose qui la fortifie et qui lui permet ensuite de s’élever à
la gloire de sa vision. Ainsi quand Jacob dit : J’ai vu Dieu face à face, on ne doit donc pas entendre qu’il a vu
l’essence de Dieu, mais qu’il a vu la forme, c’est- à-dire la vision imaginaire
dans laquelle Dieu lui a parlé. Ou parce que nous connaissons tous nos
semblables par leur visage, il a appelé la connaissance de Dieu sa face, comme
le dit la glose d’après saint Grégoire (Mor.,
liv. 24, chap. 5).
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 27) que les grands contemplatifs rentrent en
eux-mêmes, et qu’en méditant sur les choses spirituelles ils éloignent avec
discernement l’ombre des choses corporelles qu’elles entraînent avec elles, et
que, désirant voir la lumière qui n’a pas de bornes, ils repoussent tout ce qui
a l’apparence d’une délimitation, et, en désirant arriver à ce qui est
au-dessus d’eux, ils triomphent de ce qu’ils sont. Or, l’homme n’est empêché de
voir l’essence divine, qui est la lumière illimitée, que parce qu’il est forcé
de faire usage d’images sensibles. Il semble donc que la contemplation de la
vie présente puisse aller jusqu’à voir la lumière infinie de Dieu dans son
essence.
Réponse à l’objection N°2 : L’homme dans l’état de la vie
présente ne peut rien contempler sans images ; parce qu’il lui est naturel de
voir les espèces intelligibles sous des images sensibles, comme le dit Aristote
(De animâ,
liv. 3, text. 30). Cependant la connaissance intellectuelle
ne consiste pas dans ces images, mais elle contemple en elles la pureté de la
vérité intelligible, et il en est ainsi non seulement pour la connaissance
naturelle, mais encore pour les choses que nous connaissons par la révélation.
Car saint Denis dit (De cœlest. hier., chap. 1 et 2) que la clarté divine nous manifeste
les hiérarchies des anges sous des symboles figuratifs, et que sa puissance
nous rétablit dans la lumière pure, c’est-à-dire dans la simple connaissance de
la vérité intelligible. Par conséquent on doit comprendre que saint Grégoire
dit que les contemplatifs n’entraînent pas avec eux l’ombre des choses
corporelles, parce que leur contemplation ne s’arrête pas à elles, mais qu’elle
consiste plutôt dans la considération de la vérité intelligible.
Objection N°3. Saint Grégoire dit (Dial., liv. 2, chap. 35) : Toute créature est peu de chose pour
l’âme qui voit le créateur. L’homme de Dieu, c’est-à-dire saint Benoît, qui
voyait un globe de feu dans une tour et les anges retourner au ciel, ne pouvait
assurément voir ces choses que dans la lumière de Dieu. Or, saint Benoît était
encore sur cette terre. Par conséquent, la contemplation ici-bas peut s’étendre
jusqu’à la vision de l’essence divine.
Réponse à l’objection N°3 : Ces paroles de saint Grégoire ne
signifient pas que dans cette vision saint Benoît a vu Dieu dans son essence ;
mais il veut montrer que toute créature étant peu de chose pour celui qui voit
le Créateur, il s’ensuit que celui qui est éclairé de la lumière divine peut
facilement tout voir. C’est pourquoi il ajoute : Pour peu qu’il ait reçu la
lumière du Créateur, tout ce qui est créé lui paraît petit.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Hom. 14 in Ezech.) : Tant que l’on vit dans
cette chair mortelle, on ne fait pas dans la vertu de la contemplation de si
grands progrès que l’œil de l’âme plonge dans les rayons de la lumière divine,
qui est sans bornes.
Conclusion Il est impossible que dans l’état de la vie présente,
tant qu’on fait usage des sens, on arrive par la contemplation à voir l’essence
divine, quoique cela puisse se faire par le ravissement, comme cela est arrivé
à saint Paul.
Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 12, chap. 27), aucun de ceux qui voient Dieu ne vit de cette vie dont nous
vivons ici-bas, enveloppés que nous sommes dans les sens de ce corps mortel, et
si l’on ne meurt en quelque sorte à cette vie, soit que l’âme quitte absolument
le corps, soit qu’elle soit séparée des sens charnels, on ne s’élève pas à cette
vision. C’est d’ailleurs ce que nous avons vu avec plus de détails (quest. 175,
art. 4 et 5) en parlant du ravissement, et ailleurs, en traitant de la vision
de Dieu (1a pars, quest. 12, art. 2). — Par conséquent on doit dire
qu’on peut être en cette vie de deux manières : 1° en acte, selon qu’on fait
actuellement usage des sens corporels. De la sorte, la contemplation de la vie
présente ne peut s’élever d’aucune manière à la vision de l’essence de Dieu. 2°
On peut être en cette vie potentiellement, sans y être en acte, dans le sens
que l’âme de l’homme est unie à son corps mortel comme sa forme, mais de
manière à ne faire usage ni des sens corporels, ni de l’imagination, comme il
arrive dans le ravissement. De cette façon la contemplation ici-bas peut s’élever
à la vision de l’essence divine. Par conséquent, le degré le plus élevé de la
contemplation dans la vie présente, c’est celui de saint Paul dans son
ravissement. Il s’éleva à un état qui tient le milieu entre celui de la vie
présente et celui de la vie future.
Objection N°1. Il semble que
l’on ait tort de diviser l’opération de la contemplation en trois mouvements,
le circulaire, le droit et l’oblique (De
div. nom.,
chap. 4). Car la contemplation n’appartient qu’au repos, d’après ces paroles de
la Sagesse (Sag., 6, 6) : En entrant dans ma maison je me reposerai avec elle. Or, le
mouvement est opposé au repos. Les opérations de la vie contemplative ne
doivent donc pas être désignées par ces mouvements.
Réponse à l’objection N°1 : Les mouvements corporels
extérieurs sont opposés au repos de la contemplation que l’on conçoit comme
exempt de toute préoccupation extérieure ; mais les mouvements des opérations
intelligibles appartiennent à ce repos.
Objection N°2. L’action de la vie contemplative appartient à
l’intellect qui est ce que l’homme a de commun avec les anges. Or, dans les
anges saint Denis désigne ces mouvements autrement que dans l’âme. En effet ce
qu’il désigne (loc. cit.) par le
mouvement circulaire de l’ange, c’est
ce qui résulte des illuminations du beau et du bien. Quant au mouvement
circulaire de l’âme il le détermine d’après plusieurs choses ; la première est
l’entrée de l’âme qui s’éloigne des choses extérieures pour se retirer en
elle-même, la seconde est le mouvement de ses puissances qui la délivre de
l’erreur et de toute préoccupation extérieure ; la troisième est son union avec
ce qui est au-dessus d’elle. De même il décrit différemment le mouvement droit de l’un et de l’autre. Car il dit
que le mouvement de l’ange est droit, selon qu’il a pour but de pourvoir à ceux
qui lui sont soumis, et il fait consister le mouvement droit de l’âme en deux
choses : 1° en ce qu’elle s’avance vers ce qui se rapporte à elle ; 2° en ce
qu’elle s’élève des choses extérieures aux contemplations pures. Il détermine
aussi le mouvement oblique diversement
à l’égard de l’un et de l’autre. Car il dit que dans les anges le mouvement
oblique provient de ce qu’en pourvoyant à ceux qui sont au-dessus d’eux ils
restent dans le même état à l’égard de Dieu, tandis qu’il fait venir le
mouvement oblique de l’âme de ce qu’elle est éclairée rationnellement et d’une
manière diffuse des connaissances divines. Les opérations de la contemplation
ne paraissent donc pas convenablement déterminées de la manière précédente.
Réponse à l’objection N°2 : L’homme a l’intellect de commun
avec les anges sous le rapport du genre ; mais la puissance intellectuelle est
beaucoup plus élevée dans l’ange que dans l’homme. C’est pourquoi il faut que
l’on détermine ces mouvements d’une autre manière dans les hommes que dans les
anges, selon qu’ils se rapportent différemment à l’uniformité. Car
l’entendement de l’ange a une connaissance uniforme sous deux rapports : 1°
parce qu’il n’acquiert pas la vérité intelligible d’après la variété des choses
composées ; 2° parce qu’il ne comprend pas la vérité des choses intelligibles
discursivement, mais par la simple intuition. Au contraire l’entendement humain
reçoit la vérité intelligible des choses sensibles et il la comprend au moyen
des procédés discursifs de la raison. C’est pourquoi saint Denis désigne le
mouvement circulaire dans les anges,
selon qu’ils voient Dieu uniformément et constamment sans principe et sans fin,
comme le mouvement circulaire qui n’a ni commencement ni fin s’opère
uniformément autour du même centre. Mais dans l’âme humaine, avant de parvenir
à cette uniformité, il faut qu’on éloigne deux sortes de difformité : 1° celle
qui résulte de la diversité des choses extérieures : l’âme s’en éloigne en
quittant ce qui est au dehors, et c’est le premier caractère que saint Denis assigne
au mouvement circulaire, en disant que l’âme s’éloigne des choses extérieures
pour entrer en elle-même ; 2° il faut ensuite éloigner la seconde difformité
qui est produite par le procédé discursif de la raison, et c’est ce qui arrive
quand toutes les opérations de l’âme sont ramenées à la simple contemplation de
la vérité intelligible. C’est ce que dit saint Denis en second lieu quand il
exige un mouvement uniforme des puissances intellectuelles de l’âme,
c’est-à-dire qu’il veut que l’âme ayant cessé de discourir fixe ses regards sur
la contemplation de la vérité une et simple. Dans cette opération de l’âme il
n’y a pas d’erreur ; comme il est évident qu’on n’erre pas à l’égard de
l’intelligence des premiers principes que nous connaissons par une simple
intuition. Alors ces deux choses étant préalablement établies, arrive en troisième lieu l’uniformité conforme aux anges, et
qui fait qu’après avoir mis tout de côté on s’arrête à la seule contemplation
de Dieu. C’est la pensée de saint Denis, qui dit qu’ensuite il en résulte une
union uniforme qui fait que toutes les puissances étant unies, nous sommes
conduits au beau et au bien. Le mouvement droit
dans l’ange ne peut pas résulter de ce que dans la contemplation il va d’une
chose à une autre, mais on peut seulement le considérer selon l’ordre de sa
providence, c’est-à-dire selon que l’ange supérieur illumine les inférieurs par
les anges intermédiaires. Et c’est ce qu’exprime saint Denis quand il dit que
les anges ont un mouvement direct quand ils pourvoient à ceux qui leur sont
soumis en suivant ce qui est droit, c’est-à-dire les choses qui sont disposées
selon l’ordre légitime. Mais pour l’âme il fait consister la rectitude du
mouvement en ce qu’elle va des choses sensibles extérieures à la connaissance des
choses intelligibles. Dans l’ange, le mouvement oblique, qui se compose du mouvement droit et du mouvement
circulaire, consiste en ce que d’après la contemplation de Dieu il pourvoit aux
êtres qui sont au-dessous de lui ; au lieu que dans l’âme ce même mouvement,
composé du mouvement droit et du mouvement circulaire, consiste en ce que l’âme
fait usage des lumières divines en raisonnant.
Objection N°3. Richard de Saint-Victor (De cont.,
liv. 1, chap. 5) distingue plusieurs autres espèces de mouvements par analogie
avec les oiseaux du ciel. Les uns, dit-il, tantôt s’élèvent aux régions les
plus hautes et tantôt se précipitent vers les plus basses, et recommencent
souvent ce mouvement contraire ; d’autres se jettent à droite et à gauche une
foule de fois ; il y en a qui se portent fréquemment en avant ou en arrière ;
quelques-uns tournent en cercle, traçant des orbites plus ou moins allongées ;
enfin on en voit qui restent immobiles et comme suspendus à la même place. Il
semble donc qu’il n’y ait pas que trois mouvements dans la contemplation.
Réponse à l’objection N°3 : Ces divers mouvements dont la
différence résulte de ce qui est en haut et en bas, à droite et à gauche, en
avant et en arrière et des divers circuits, sont tous contenus sous le
mouvement droit ou oblique : car par là on désigne les mouvements discursifs de
la raison. Si le raisonnement va du genre à l’espèce, ou du tout à la partie,
ou va, comme le dit lui-même Richard de Saint-Victor, en haut et en bas ; s’il
part de l’un des contraires pour arriver à l’autre, il va à droite et à gauche
; s’il descend des causes aux effets, il est en avant et en arrière ; s’il
repose sur les accidents qui environnent la chose qui est prochaine ou
éloignée, c’est un circuit. La marche du raisonnement, quand elle va des choses
sensibles aux choses intelligibles, selon l’ordre de la raison naturelle,
appartient au mouvement droit ; quand elle suit les lumières divines, elle
appartient au mouvement oblique, comme on le voit d’après ce que nous avons dit
(Réponse N°2.). L’immobilité seule
dont il parle appartient au mouvement circulaire. D’où il est évident que saint
Denis décrit le mouvement de la contemplation d’une manière beaucoup plus
complète et plus métaphysique.
Mais l’autorité de saint Denis prouve le contraire (Objection N°1).
Conclusion Toute l’essence de la contemplation parfaite est
comprise dans ces trois mouvements de l’âme : le circulaire par lequel toutes
les opérations de l’âme sont ramenées à la contemplation simple de la vérité
divine ; le droit par lequel on s’élève des choses sensibles extérieures aux
choses intelligibles ; et l’oblique par lequel on se sert des lumières divines
en raisonnant.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1, Réponse N°3), l’opération de l’intellect
dans laquelle la contemplation consiste essentiellement, est appelée un
mouvement, selon que le mouvement est l’acte de ce qui est parfait, comme le
dit Aristote (De animâ,
liv. 3, text. 28). Comme nous arrivons par les choses
sensibles à la connaissance des choses intelligibles, les opérations sensibles
ne se font pas sans mouvement ; d’où il suit que l’on décrit les opérations
intelligibles comme des mouvements, et qu’on désigne par analogie la différence
qu’il y a entre ces mouvements. Or, de tous les mouvements corporels les
premiers et les plus parfaits sont les mouvements locaux, comme le prouve
Aristote (Phys., liv. 8, text. 55 et 57). C’est pourquoi on décrit les principales
opérations intelligibles d’après leur ressemblance. Ces mouvements sont de
trois sortes : il y a le mouvement circulaire
d’après lequel une chose se meut uniformément autour du même centre ; le
mouvement droit d’après lequel on va
d’un point à un autre ; enfin le mouvement oblique
qui est en quelque sorte composé de l’un et de l’autre. C’est pour ce motif que
dans les opérations intelligibles ce qui a simplement de l’uniformité est
attribué au mouvement circulaire ; l’opération intelligible d’après laquelle on
va d’une chose à une autre est attribuée au mouvement droit, et celle qui a
quelque chose d’uniforme et qui se porte tout à la fois vers divers points est
attribuée au mouvement oblique.
Article 7 : La
contemplation est-elle accompagnée de délectation ?
Objection N°1. Il semble que la
contemplation ne produise pas de délectation. Car la délectation appartient à
la puissance appétitive, tandis que la contemplation consiste principalement
dans l’intellect. Il semble donc qu’elle n’appartienne pas à la contemplation.
Réponse à l’objection N°1 : La vie contemplative, quoiqu’elle
consiste essentiellement dans l’intellect, a cependant son principe dans
l’affection, parce que c’est par la charité que l’on est porté à contempler
Dieu. Et parce que la fin répond au principe, il s’ensuit que le terme et la
fin de la vie contemplative sont dans la volonté, c’est-à-dire que par là même
qu’on se délecte dans la vue de la chose que l’on aime, cette délectation
excite davantage l’amour de la chose que l’on voit. D’où saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 14) que quand on a vu celui qu’on aime, on est embrasé
davantage du feu de son amour. Et telle est la perfection dernière de la vie
contemplative, que non seulement on voit la vérité divine, mais encore qu’on l’aime.
Objection N°2. Toute contention et tout combat empêche la
délectation. Or, dans la contemplation il y a lutte et combat ; car saint
Grégoire dit (Hom. 14 sup. Ezech.)
que l’âme, quand elle s’efforce de contempler Dieu, est placée dans une sorte
de combat : tantôt elle triomphe, parce que par l’intelligence et le sentiment
elle goûte quelque chose de la lumière infinie ; et tantôt elle succombe, parce
qu’après l’avoir goûtée elle vient à défaillir de nouveau. La vie contemplative
n’a donc pas de délectation.
Réponse à l’objection N°2 : La lutte ou le combat qui
provient de la contrariété de la chose extérieure en empêche la jouissance. Car
on ne se délecte pas dans la chose contre laquelle on combat, mais dans celle
pour laquelle on combat, et quand on l’a obtenue, toutes choses égales
d’ailleurs, on se délecte en elle davantage. Selon la remarque de saint
Augustin (Conf., liv. 8, chap. 3), plus le péril a été
grand dans la bataille et plus la joie est vive dans le triomphe. Or, dans la
contemplation, la lutte et le combat ne résultent pas de la contrariété de la
vérité que nous contemplons, mais de l’imperfection de notre intelligence et de
la corruptibilité de notre corps qui nous entraîne vers les choses inférieures,
d’après ces paroles du Sage (Sag., 9, 15) : Le corps qui se corrompt appesantit l’âme,
et cette demeure terrestre abat l’esprit sous la multiplicité des soins qui
l’agitent. De là il résulte que quand l’homme arrive à la contemplation de
la vérité, il l’aime plus ardemment, mais il déteste davantage ses propres
défauts et la pesanteur de son corps de boue, de telle sorte qu’il dit avec
l’Apôtre (Rom., 7, 24) : Malheureux que je suis, qui me délivrera de
ce corps de mort ? C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech., loc. cit.) : Quand on connaît Dieu par
le désir et l’intellect, on n’a plus de goût pour les plaisirs charnels.
Objection N°3. La délectation est la conséquence de l’opération
parfaite, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap.
4). Or, ici-bas la contemplation est imparfaite, d’après ces paroles de saint
Paul (1 Cor., 13, 12) : Nous voyons maintenant en énigme comme dans
un miroir. Il semble donc que la vie contemplative soit sans délectation.
Réponse à l’objection N°3 : La contemplation de Dieu en cette
vie est imparfaite par rapport à sa contemplation dans le ciel ; de même la
délectation que nous retirons ici-bas de cette contemplation est imparfaite
relativement à celle dont nous jouirons dans le ciel et dont il est dit (Ps. 35, 9) : Vous les abreuverez du torrent de vos délices. Néanmoins la
contemplation des choses divines, telle qu’elle est ici-bas, quoiqu’elle soit
imparfaite, est plus agréable que toute autre contemplation quelque parfaite
qu’elle soit, à cause de l’excellence de la chose qui en est l’objet. D’où
Aristote dit (De part. an., liv. 1, chap. 5) qu’à l’égard des
substances divines et des idées les plus élevées, nous avons des connaissances
moins étendues, mais que, quoique nous ne fassions que les effleurer
légèrement, cependant, en raison de leur élévation, ces connaissances nous
offrent plus d’agréments que toutes les autres sciences que nous possédons.
C’est aussi le sentiment de saint Grégoire, qui dit (loc. cit.) que la vie contemplative est d’une douceur extrêmement
agréable, qui ravit l’âme au-dessus d’elle-même, lui ouvre les secrets
célestes, et offre à ses regards tous les trésors spirituels.
Objection N°4. Une lésion corporelle empêche la délectation. Or,
la contemplation entraîne une lésion de la part du corps. C’est pourquoi il est
rapporté (Gen., chap. 32) que Jacob, après avoir dit
: J’ai vu le Seigneur face à face,
boitait, parce que Dieu lui avait touché le nerf de la cuisse et l’avait
desséché. Il semble donc que dans la vie contemplative il n’y ait pas de
délectation.
Réponse à l’objection N°4 : Jacob après sa contemplation
boitait d’un pied, parce qu’il est nécessaire que quand l’amour du siècle
s’affaiblit, l’amour de Dieu se fortifie, comme le dit saint Grégoire (loc. cit.). C’est pourquoi quand nous
avons reconnu que Dieu est doux, il n’y a en nous qu’un pied qui est sain,
l’autre boite ; car quiconque boite d’un pied ne s’appuie que sur celui qui est
sain.
Mais c’est le contraire. Il est dit de la contemplation de la
sagesse (Sag., 8, 16) : Sa conversation n’a pas d’amertume, et sa compagnie n’a pas d’ennui,
mais elle procure la satisfaction et la joie, etc. Saint Grégoire observe (loc. cit.) que la vie contemplative est
d’une douceur très agréable.
Conclusion La vie contemplative n’est pas seulement agréable aux
hommes d’après la nature de la contemplation, mais elle surpasse toutes les
autres jouissances parce qu’elle a pour racine l’amour divin.
Il faut répondre qu’une contemplation peut être agréable de deux
manières : l° en raison de l’opération elle-même ; parce que chaque être trouve
agréable l’opération qui lui convient selon sa propre nature ou son habitude.
Or, la contemplation de la vérité convient à l’homme selon sa nature,
c’est-à-dire comme animal raisonnable. Car à ce titre tout le monde désire
naturellement la science, et par conséquent tout le monde trouve du plaisir
dans la connaissance de la vérité. Et cet acte est d’autant plus agréable à
celui qui a l’habitude de la sagesse et de la science qu’il contemple la vérité
sans difficulté. 2° La contemplation est agréable par rapport à son objet,
selon qu’on contemple une chose qu’on aime, comme il arrive dans la vision
corporelle qui devient agréable, non seulement parce que voir est une chose
agréable par elle-même, mais encore parce que l’on voit une personne que l’on
aime. La vie contemplative consistant principalement dans la contemplation de
Dieu vers laquelle la charité nous porte, comme nous l’avons dit (art. 1 et
art. 2, Réponse N°1), il s’ensuit qu’elle est une jouissance non seulement en
raison de la contemplation elle-même, mais encore en raison de l’amour divin.
Sous ces deux rapports la délectation qui en résulte surpasse toute félicité
humaine. Car la délectation spirituelle l’emporte sur la délectation charnelle,
comme nous l’avons vu en traitant des passions (1a 2æ,
quest. 31, art. 5), et d’ailleurs l’amour dont on aime Dieu par charité
l’emporte sur tout autre amour. C’est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps. 31, 6) : Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux.
Article 8 : La
vie contemplative est-elle de durée ?
Objection N°1. Il semble que la
vie contemplative ne soit pas de durée. Car la vie contemplative consiste
essentiellement dans ce qui appartient à l’intellect. Or, toutes les
perfections intellectuelles qui existent ici-bas s’évanouiront, d’après ces
paroles de saint Paul (1 Cor., 13, 8)
: Les prophéties n’auront plus lieu, les
langues cesseront, et la science sera détruite. La vie contemplative
n’existera donc plus.
Réponse à l’objection N°1 : Le mode de contemplation n’est
pas ici-bas le même qu’au ciel, mais on dit que la vie contemplative subsiste
en raison de la charité dans laquelle elle a son principe et sa fin. C’est la
pensée que saint Grégoire exprime en ces termes (Hom. 14 sup. Ezech.) : La vie contemplative
commence ici-bas pour être perfectionnée dans le ciel ; car le feu de l’amour
qui commence à s’embraser ici, deviendra plus ardent quand nous verrons celui
que nous aimons.
Objection N°2. On ne goûte les douceurs de la contemplation qu’à
la dérobée et en passant. D’où saint Augustin dit (Conf., liv. 10, chap. 40) : Vous me faites ressentir une émotion
intérieure tout à fait extraordinaire, dans laquelle j’éprouve je ne sais
quelle douceur ; mais je retombe aussitôt sous le poids de mes misères. Saint
Grégoire expliquant ce passage de Job (4, 15) : Un esprit passa devant moi, dit (Mor., liv. 5, chap. 23) : L’esprit ne s’arrête pas longtemps dans
la douceur de la contemplation intérieure, parce qu’une fois qu’il a été frappé
par l’immensité de la lumière, il revient à lui-même. La vie contemplative n’a
donc pas de durée.
Réponse à l’objection N°2 : Aucune action ne peut durer
longtemps à son apogée. Or, le plus haut degré de la contemplation, c’est
qu’elle atteigne l’uniformité de la contemplation divine, selon l’expression de
saint Denis (De div. nom., chap. 4,
et De cœl.
hier., chap. 3), et comme nous l’avons établi nous-mêmes (art. 6, Réponse
N°2). Par conséquent quoique sous ce rapport la contemplation ne puisse pas
durer longtemps, cependant elle peut être de longue durée relativement à ses
autres actes.
Objection N°3. Ce qui n’est pas naturel à l’homme ne peut durer
longtemps. Or, la vie contemplative est au-dessus de la condition humaine,
comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 7). Il semble donc que
la vie contemplative ne soit pas de durée.
Réponse à l’objection N°3 : Aristote dit que la vie
contemplative est au-dessus de la condition humaine, parce qu’elle nous
convient selon ce qu’il y a de divin en nous, c’est-à-dire d’après l’intellect
qui est en soi impassible et incorruptible, et c’est pour cela que son action
peut avoir plus de durée.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Luc, 10, 43) : Marie a choisi la meilleure part qui ne lui
sera pas enlevée ; parce que, comme le dit saint Grégoire (Sup. Ezech., hom. 14) : La contemplation commence ici-bas pour être
perfectionnée dans le ciel.
Conclusion La vie contemplative peut être de durée non seulement
en elle-même, mais encore par rapport à nous.
Il faut répondre
qu’une chose peut être de durée de deux manières, selon sa nature et par
rapport à nous. 1° En elle-même, il est évident que la vie contemplative doit
durer pour deux raisons : 1° parce qu’elle a pour objet des choses
incorruptibles et immobiles, et parce qu’elle n’a pas de contraire. Car rien
n’est contraire à la délectation que l’on goûte dans l’étude ou la
contemplation, comme on le voit (Top.,
liv. 1, chap. 13). 2° Par rapport à nous la vie contemplative doit être aussi
de durée, soit parce qu’elle nous convient selon l’action de la partie
incorruptible de l’âme, c’est-à-dire suivant l’intellect, et qu’ainsi elle peut
durer après cette vie ; soit parce que dans les opérations de la vie
contemplative nous n’agissons pas corporellement, et par conséquent nous
pouvons plutôt persévérer dans ces œuvres d’une manière continue, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 10, chap.7).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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