Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 182 : De la comparaison de la vie active avec la vie contemplative

 

            Nous avons enfin à comparer la vie active avec la vie contemplative. — Il y a à ce sujet quatre choses à examiner : 1° Laquelle est la plus noble ou la plus digne ? — 2° Laquelle est la plus méritoire ? — 3° La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ? — 4° De l’ordre de l’une et de l’autre.

 

Article 1 : La vie active l’emporte-t-elle sur la vie contemplative ?

 

Objection N°1. Il semble que la vie active soit préférable à la vie contemplative. Car ce qui appartient aux personnages les plus éminents paraît être ce qu’il y a de plus honorable et de meilleur, d’après Aristote (Top., liv. 3, chap. 1). Or, la vie active appartient aux grands, c’est-à-dire aux supérieurs qui ont les honneurs et la puissance. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 19) que dans l’action ce n’est ni l’honneur, ni la puissance qu’on doit rechercher en cette vie. Il semble donc que la vie active l’emporte sur la vie contemplative.

Réponse à l’objection N°1 : Les prélats ne doivent pas seulement mener la vie active, mais ils doivent encore exceller dans la vie contemplative. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Past., part. 2, chap. 1) : Il faut que l’évêque soit le premier par l’action et qu’il se livre plus que tous les autres à la contemplation.

 

Objection N°2. Dans toutes les habitudes et dans tous les actes, c’est au plus noble qu’il appartient de commander ; c’est à ce titre que l’art de l’écuyer commande à l’art de celui qui fabrique des mors (Cette comparaison est d’Aristote.). Or, il appartient à la vie active de disposer et de commander au sujet de la vie contemplative, comme on le voit par ces paroles du Seigneur à Moïse (Ex., 19, 23) : Descendez et parlez au peuple, dans la crainte qu’il ne veuille passer les bornes que vous avez déterminées pour voir Dieu. La vie active est donc préférable à la vie contemplative.

Réponse à l’objection N°2 : La vie contemplative consiste dans une certaine liberté d’esprit. Car saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 3) que la vie contemplative s’élève à une certaine liberté d’esprit, ne pensant pas aux choses temporelles, mais aux choses éternelles. Et Boëce dit (De cons., liv. 5, pros. 2) : Il est nécessaire que les âmes humaines soient plus libres quand elles se maintiennent dans la contemplation de l’entendement divin : mais qu’elles le soient moins quand elles s’attachent aux corps. D’où il est évident que la vie active ne commande pas directement à la vie contemplative ; mais il y a des œuvres qu’elle commande pour disposer à la vie contemplative, et en cela elle sert la vie contemplative plus qu’elle ne la domine. C’est pour ce motif que saint Grégoire (loc. cit.) appelle la vie active la servitude, et la vie contemplative la liberté.

 

Objection N°3. Personne ne doit se détacher de ce qu’il y a de plus élevé pour s’appliquer à ce qui l’est moins. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 12, 31) : Recherchez avec plus d’ardeur les meilleurs dons. Or, il y en a qui renoncent à la vie contemplative et qui se livrent à la vie active, comme on le voit au sujet de ceux qui sont appelés à la tête d’un diocèse ou d’un monastère. Il semble donc que la vie active l’emporte sur la vie contemplative.

Réponse à l’objection N°3 : Pour les œuvres de la vie active on est quelquefois détourné de la contemplation par suite des nécessités de la vie présente ; mais on ne l’est pas au point d’être forcé de l’abandonner totalement. D’où saint Augustin dit (De civ., liv. 19, chap. 19) : L’amour de la vérité cherche un saint repos ; la charité se dévoue aux œuvres de justice qu’elle accepte, c’est-à-dire aux œuvres de la vie active. Si ce fardeau ne nous est pas imposé, nous devons consacrer nos loisirs à l’étude et à la contemplation de la vérité ; s’il nous est imposé, nous devons l’accepter par devoir de charité. Mais il ne faut pas que nous abandonnions entièrement le charme de la contemplation, de peur que ce doux appui ne nous manque et que le fardeau du devoir ne nous accable. Ainsi, il est évident que quand on est appelé de la vie contemplative à la vie active, on n’est pas obligé de quitter la contemplation, mais on doit y joindre l’action.

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Luc, 10, 42) : Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas ravie. Or, Marie figure la vie contemplative. Cette vie vaut donc mieux que la vie active.

 

Conclusion Quoique d’après la condition de la nécessité présente on doive plutôt choisir la vie active, cependant, la vie contemplative l’emporte absolument sur elle.

Il faut répondre que rien n’empêche qu’une chose qui est inférieure à une autre sous un rapport, ne soit cependant en soi la plus excellente. Ainsi, on doit dire que la vie contemplative est absolument meilleure que la vie active, et c’est ce qu’Aristote prouve par huit raisons (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8). La première, c’est que la vie contemplative convient à l’homme, selon ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est-à-dire selon l’intellect et par rapport à ses objets propres qui sont les choses intelligibles ; au lieu que la vie active s’occupe des choses extérieures. C’est pourquoi on dit que Rachel, qui est la figure de la vie contemplative, signifie le principe que l’on voit ; tandis que la vie active est figurée par Lia, qui avait les yeux chassieux, selon la remarque de saint Grégoire (Mor., liv. 6, chap. 18). La seconde, c’est que la vie contemplative peut être plus continue, quoiqu’il n’en soit pas ainsi quant au degré souverain de la contemplation, comme nous l’avons dit (quest. 180, art. 8, Réponse N°2, et quest. préc., art. 4, Réponse N°3). C’est pour ce motif qu’on représente Marie, la figure de la vie contemplative, comme étant constamment assise aux pieds du Seigneur. La troisième, c’est que la vie contemplative offre plus de jouissances que la vie active. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de verb. Dom., serm. 26, chap. 2) que Marthe était troublée, mais que Marie était dans la joie. La quatrième, c’est que dans la vie contemplative l’homme se suffit davantage à lui-même, parce qu’il a besoin de moins de choses. Ainsi il est dit (Luc, 10, 41) : Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez du soin de beaucoup de choses. La cinquième, c’est qu’on aime plutôt la vie contemplative pour elle-même, au lieu que la vie active se rapporte à autre chose. C’est pourquoi David dit (Ps. 26, 4) : Je n’ai demandé au Seigneur qu’une seule chose, et je la lui demanderai toujours ; c’est d’habiter dans sa maison tous les jours de ma vie, pour voir les joies du Seigneur. La sixième, c’est que la vie contemplative consiste dans la tranquillité et le repos, d’après ces autres paroles du Psalmiste (45, 11) : Restez en repos, et voyez que je suis Dieu. La septième, c’est que la vie contemplative se rapporte aux choses divines, au lieu que la vie active se rapporte aux choses humaines. D’où saint Augustin dit (Lib. de Verb. Dom., serm. 26) : Au commencement était le Verbe, voilà ce que Marie écoutait ; le Verbe s’est fait chair, voilà celui que Marthe servait. La huitième, c’est que la vie contemplative se rapporte à ce qui est le plus propre à l’homme, c’est-à-dire à l’intellect, au lieu que les puissances inférieures qui nous sont communes avec les animaux prennent part aux opérations de la vie active. Ainsi le Psalmiste (Ps. 35, 8), après avoir dit : Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les bêtes, ajoute ce qui est spécial aux hommes : Nous verrons la lumière dans votre lumière. Le Seigneur ajoute une neuvième raison, quand il dit (Luc, 10, 43) : Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée. Saint Augustin, expliquant ces paroles, dit (loc. cit.) : Votre part n’est pas mauvaise, mais la sienne est meilleure. Ecoutez pourquoi elle est meilleure ; c’est qu’elle ne lui sera pas enlevée. Vous serez un jour déchargé du fardeau de la nécessité qui vous oppresse ; au lieu que la douceur de la vérité est éternelle. — Cependant, sous un rapport, il vaut mieux se livrer à la vie active, à cause des nécessités de la vie présente. C’est ainsi qu’Aristote dit (Top., liv. 3, chap. 2) : Qu’il vaut mieux philosopher que s’enrichir ; mais que pour celui qui est dans le besoin, il est préférable de s’enrichir (Cajétan observe avec raison qu’avant de se livrer à la vie contemplative il faut s’exercer à la vie active, dompter ses passions, corriger ses mauvaises habitudes et faire de bonnes œuvres, et que ceux qui négligent cette méthode, et qui veulent immédiatement contempler sont impatients, colères et insupportables aux autres, de telles sortes qu’ils manquent des vertus qui distinguent ces deux espèces de vie.).

 

Article 2 : La vie active est-elle plus méritoire que la vie contemplative ?

 

Objection N°1. Il semble que la vie active soit plus méritoire que la vie contemplative. Car le mérite se mesure sur la récompense. Or, la récompense est due au travail, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 3, 8) : Chacun recevra la récompense qui lui est propre d’après son travail. On attribue le travail à la vie active et le repos à la vie contemplative, puisque saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 14) : Celui qui se convertit à Dieu doit avant tout subir les fatigues du travail, c’est-à-dire épouser d’abord Lia, pour se reposer ensuite dans les embrassements de Rachel et jouir de la vue du principe. La vie active est donc plus méritoire que la vie contemplative.

Réponse à l’objection N°1 : Le travail extérieur sert à l’accroissement de la récompense accidentelle ; mais l’augmentation du mérite, relativement à la récompense essentielle, consiste principalement dans la charité, dont une des preuves est la peine extérieure que l’on s’impose pour le Christ. Mais une marque beaucoup plus sensible, c’est quand on met de côté tout ce qui appartient à cette vie, et qu’on trouve son plaisir à se livrer exclusivement à la contemplation divine.

 

Objection N°2. La vie contemplative est un commencement de la félicité future. Ainsi, à l’occasion de ces paroles de saint Jean (Jean, 21, 22) : Je veux qu’il demeure ainsi jusqu’à ce que je vienne, saint Augustin dit (Tract. 124) : On pourrait rendre ainsi plus ouvertement cette pensée : que l’action parfaite formée à l’exemple de ma passion me suive, mais que la contemplation commencée subsiste jusqu’à ce que je vienne ; alors elle recevra son perfectionnement. Saint Grégoire dit aussi (loc. cit.) que la vie contemplative commence ici pour recevoir son perfectionnement dans le ciel. Or, dans la vie future, il n’y a plus lieu de mériter, mais ce sera le moment de recevoir une récompense proportionnée à ses mérites. La vie contemplative paraît donc se rapporter moins au mérite que la vie active, mais davantage à la récompense.

Réponse à l’objection N°2 : Dans l’état de la félicité future l’homme est arrivé à la perfection ; c’est pourquoi il n’y a plus lieu pour lui de progresser par le mérite. Cependant, s’il y avait lieu, le mérite serait plus efficace, parce que la charité est plus vive. Mais la contemplation ici-bas est accompagnée d’une certaine imperfection, et elle est encore susceptible de progresser. C’est pour cela qu’elle ne détruit pas la nature du mérite, mais elle contribue à son accroissement, parce qu’elle exerce davantage la charité divine.

 

Objection N°3. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 12) qu’il n’y a pas de sacrifice plus agréable à Dieu que le zèle des âmes. Or, par ce zèle on se livre aux occupations de la vie active. Il semble donc que la vie contemplative ne soit pas plus méritoire que la vie active.

Réponse à l’objection N°3 : On offre spirituellement à Dieu un sacrifice quand on lui offre quelque chose. Et parmi tous les biens de l’homme, Dieu accepte surtout le bien de l’âme humaine pour qu’on le lui offre en sacrifice. Or, on doit offrir à Dieu : 1° son âme, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique, 30, 24) : Faites du bien à votre âme en vous rendant agréables à Dieu ; 2° les âmes des autres, selon ces autres paroles (Apoc., 22, 17) : Que celui qui entend, dise, venez. Plus l’homme unit à Dieu étroitement son âme ou celle d’un autre, et plus son sacrifice est agréable au Seigneur. Par conséquent, il est plus agréable à Dieu qu’on applique son âme ou celle des autres à la contemplation qu’à l’action. Ainsi, quand on dit qu’il n’y a pas de sacrifice plus agréable à Dieu que le zèle des âmes, on ne préfère pas le mérite de la vie active au mérite de la vie contemplative, mais on montre qu’il est plus méritoire d’offrir à Dieu son âme et celle des autres que de lui présenter tout autre don extérieur.

 

Mais c’est le contraire. Le même docteur dit (Mor., liv. 6, chap. 18) : Les mérites de la vie active sont grands, mais ceux de la vie contemplative le sont encore davantage.

 

Conclusion La vie contemplative est plus méritoire dans son genre que la vie active ; cependant il peut arriver qu’un individu en faisant des actes extérieurs mérite plus qu’un autre en contemplant.

Il faut répondre que la racine du mérite est la charité, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 114. art. 4). La charité consistant dans l’amour de Dieu et du prochain, ainsi que nous l’avons prouvé (quest. 25, art. 1), aimer Dieu en soi est plus méritoire que d’aimer le prochain, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 27, art. 8). C’est pourquoi ce qui appartient plus directement à l’amour de Dieu est plus méritoire dans son genre que ce qui appartient directement à l’amour du prochain à cause de Dieu. Or, la vie contemplative appartient directement et immédiatement à l’amour de Dieu. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 19, cap. 19) que l’amour de la vérité, c’est-à-dire de la vérité divine, qui est le principal objet de la vie contemplative, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 4, Réponse N°2), cherche le saint repos, qui est celui de la vie contemplative. Au contraire, la vie active se rapporte plus directement à l’amour du prochain, parce que, selon l’expression de l’Evangile (Luc, chap. 10), elle est fort occupée à préparer tout ce qu’il faut. C’est pour ce motif que la vie contemplative est plus méritoire dans son genre que la vie active. Et c’est ce qu’exprime saint Grégoire en disant (Sup. Ezech., hom. 3) : La vie contemplative est plus méritoire que la vie active, parce que celle-ci travaille à user de la vie présente, où il est nécessaire de venir en aide au prochain ; au lieu que l’autre goûte intérieurement le repos à venir, par là même qu’il contemple Dieu. — Cependant il peut se faire qu’une personne, en se livrant aux œuvres de la vie active, mérite plus qu’une autre qui se livre aux œuvres de la vie contemplative. Par exemple, il en est ainsi, si, par excès d’amour de Dieu pour accomplir sa volonté et procurer sa gloire, on consent à être privé pendant un temps de la douceur de la contemplation. C’est ainsi que l’Apôtre disait (Rom., 9, 3) : Je désirais être moi-même anathème pour mes frères. Saint Chrysostome, expliquant ces paroles, dit (De compunct., liv. 1, chap. 7) : L’amour du Christ avait tellement rempli toute son âme, que ce qu’il aimait par-dessus toutes choses, son union avec le Christ, il n’hésitait pas à la sacrifier, pour plaire par là au Christ davantage (On peut voir sur les différentes explications de ce passage ce que dit Bossuet, Préface sur l’instruction pastorale de M. de Cambrai (sect. 13, édit. de Versailles, tom. 28, p. 203 (difficile à lire)).).

 

Article 3 : La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ?

 

Objection N°1. Il semble que la vie contemplative soit empêchée par la vie active. Car, pour la vie contemplative, il faut un certain repos d’esprit, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 45, 2) : Reposez-vous, et voyez que je suis le Seigneur. Au contraire, la vie active est inquiète, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc, 10, 41) : Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez du soin de beaucoup de choses. La vie active empêche donc la vie contemplative.

 

Objection N°2. La clarté de la vision est nécessaire à la vie contemplative. Or, la vie active empêche cette clarté ; car saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 14) que Lia est chassieuse et féconde, parce que la vie active étant occupée à l’action voit moins. La vie active empêche donc la vie contemplative.

 

Objection N°3. Un des contraires est empêché par un autre. Or, la vie active et la vie contemplative paraissent être contraires l’une à l’autre, parce que la vie active s’occupe de beaucoup de choses, tandis que la vie contemplative s’applique à ne contempler qu’un seul objet, et c’est pour cela qu’on les distingue par opposition. Il semble donc que la vie contemplative soit empêchée par la vie active.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 17) : Que ceux qui désirent se retirer dans la citadelle de la contemplation s’exercent auparavant dans le champ des bonnes œuvres.

 

Conclusion Quoique la vie active soit un obstacle à la vie contemplative, pour ce qui regarde les actions extérieures, cependant elle y mène parfaitement selon qu’elle ordonne et qu’elle règle les affections intérieures de l’esprit.

Il faut répondre qu’on peut considérer la vie active sous deux rapports : 1° relativement au soin et à l’exercice des actions extérieures. En ce sens il est évident que la vie active empêche la vie contemplative, parce qu’il est impossible qu’on s’occupe tout à la fois des œuvres extérieures et qu’on se livre à la contemplation divine. 2° On peut considérer la vie active selon qu’elle règle et qu’elle ordonne les passions intérieures de l’âme. A ce point de vue, la vie active aide à la contemplation que le désordre des passions intérieures entrave. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (loc. cit.) : Quand on désire se retirer dans la citadelle de la contemplation, il faut d’abord s’exercer dans le champ des bonnes œuvres, afin d’examiner avec soin si l’on ne fait aucun tort au prochain, si l’on supporte avec égalité d’âme celui qu’on a subi ; si, en recevant des avantages temporels, l’âme ne se laisse pas trop émouvoir par la joie ; si la perte de ces biens ne la frappe pas d’un chagrin excessif ; et aussi pour voir si, en rentrant intérieurement en eux-mêmes pour y réfléchir sur les choses spirituelles, ils n’entraînent pas à leur suite l’image des choses corporelles, ou s’ils les éloignent avec tout le discernement convenable. Ainsi, l’exercice de la vie active sert donc à la vie contemplative, parce qu’il calme les passions intérieures, d’où viennent les images qui empêchent la contemplation.

La réponse aux objections est par là même évidente. Car ces raisonnements se rapportent aux actes extérieurs dont s’occupe la vie active, et non à ses effets.

 

Article 4 : La vie active est-elle antérieure à la vie contemplative ?

 

Objection N°1. Il semble que la vie active ne soit pas antérieure à la vie contemplative. Car la vie contemplative appartient directement à l’amour de Dieu, au lieu que la vie active appartient à l’amour du prochain. Or, l’amour de Dieu précède l’amour du prochain, puisqu’on aime le prochain à cause de Dieu. Il semble donc que la vie contemplative soit antérieure à la vie active.

Réponse à l’objection N°1 : La vie contemplative ne se rapporte pas à un amour de Dieu quelconque, mais à l’amour parfait, au lieu que la vie active est nécessaire à l’amour du prochain, quel qu’il soit. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech., loc. cit.) : Ceux qui ne négligent pas les bonnes œuvres qu’ils peuvent faire peuvent entrer dans le ciel sans la vie contemplative, mais ils ne le peuvent sans la vie active, s’ils négligent de faire les bonnes œuvres qu’ils peuvent accomplir (Les béguards condamnés au concile de Vienne prétendaient qu’il n’appartient qu’à l’homme imparfait de s’exercer dans les actes des vertus, mais que l’âme parfaite s’en exempte. Les nouveaux mystiques contre lesquels Bossuet a écrit ont renouvelé cette erreur (Voy. Instruction sur les états d’oraison, liv. 10, pag. 386 et suiv. édit, de Versailles).). D’où il est évident que la vie active précède la vie contemplative, comme ce qui est commun à tout le monde précède dans l’ordre de génération ce qui est propre à ceux qui sont parfaits.

 

Objection N°2. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 14) : Il faut savoir que, comme le bon ordre consiste à tendre de la vie active à la vie contemplative, de même le plus souvent l’esprit trouve de l’avantage à retourner de la vie contemplative à la vie active. La vie active n’est donc pas absolument antérieure à la vie contemplative.

Réponse à l’objection N°2 : On va de la vie active à la vie contemplative selon l’ordre de génération ; puis on retourne de la vie contemplative à la vie active par voie de direction, c’est-à-dire pour que la vie active soit dirigée par la contemplative. C’est ainsi que par les opérations on acquiert l’habitude, et que par l’habitude acquise on opère plus facilement, selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1, 2 et 4).

 

Objection N°3. Les choses qui conviennent à des sujets différents ne paraissent pas avoir un ordre nécessaire. Or, la vie active et la vie contemplative conviennent à des individus différents. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 17) que souvent ceux qui pouvaient contempler Dieu dans le repos sont tombés sous le poids des occupations qui les ont écrasés, et que souvent ceux qui se seraient bien conduits en s’occupant des choses humaines ont péri sous le glaive du repos lui-même. La vie active n’est donc pas antérieure à la vie contemplative.

Réponse à l’objection N°3 : Ceux qui sont portés aux passions par suite de leur impétuosité pour l’action sont absolument plus aptes à la vie active, à cause de la turbulence de leur caractère. D’où saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 17) qu’il y en a qui sont si turbulents que s’ils viennent à manquer d’occupation ils travaillent plus péniblement, parce qu’ils supportent d’autant moins l’agitation tumultueuse de leur âme qu’ils ont plus de liberté pour se livrer à leurs pensées. Il y en a d’autres qui ont naturellement la pureté d’esprit et le calme qui les rend aptes à la contemplation : s’ils se consacrent totalement à l’action, il en résulte pour eux un tort grave. C’est pourquoi saint Grégoire ajoute (loc. cit.) que parmi les hommes il y en a dont l’esprit est si oisif, que quand il faut s’occuper de travailler, dès le commencement de leurs travaux ils succombent. Mais, comme l’observe ensuite ce même docteur (ibid.), souvent l’amour excite au travail les esprits paresseux, et la crainte oblige à la contemplation ceux qui sont turbulents. Ainsi ceux qui ont plus d’aptitude pour la vie active peuvent, en s’exerçant à cette vie, se disposer à la vie contemplative, et ceux qui en ont davantage pour la vie contemplative peuvent se soumettre aux exercices de la vie active, pour se mieux préparer à la contemplation.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 3) que la vie active a une priorité de temps sur la vie contemplative, parce que c’est par les bonnes œuvres qu’on tend à la contemplation.

 

Conclusion Quoique, dans l’ordre de la génération et par rapport à nous, la vie active soit antérieure à la vie contemplative, parce qu’elle y dispose, cependant selon sa nature elle lui est postérieure.

Il faut répondre qu’on dit qu’une chose est avant une autre de deux manières : 1° selon sa nature ; la vie contemplative est de cette manière avant la vie active, parce qu’elle se trouve dans des sujets plus élevés et meilleurs. C’est pourquoi elle meut la vie active et la dirige. Car la raison supérieure qui se livre à la contemplation est à l’inférieure qui se consacre à l’action ce que l’homme est à la femme qu’il doit diriger, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 12). 2° Une chose est avant une autre par rapport à nous, c’est-à-dire qu’elle est la première selon l’ordre de génération. La vie active est de la sorte antérieure à la vie contemplative, parce qu’elle y dispose, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 181, art. 1, Réponse N°3). Car, dans l’ordre de la génération, la disposition précède la forme, qui est antérieure absolument et selon sa nature.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

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