Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 182 : De la comparaison de la vie active avec la vie
contemplative
Nous avons enfin
à comparer la vie active avec la vie contemplative. — Il y a à ce sujet quatre
choses à examiner : 1° Laquelle est la plus noble ou la plus digne ? — 2°
Laquelle est la plus méritoire ? — 3° La vie contemplative est-elle empêchée
par la vie active ? — 4° De l’ordre de l’une et de l’autre.
Article 1 : La
vie active l’emporte-t-elle sur la vie contemplative ?
Objection N°1. Il semble que la
vie active soit préférable à la vie contemplative. Car ce qui appartient aux
personnages les plus éminents paraît être ce qu’il y a de plus honorable et de
meilleur, d’après Aristote (Top., liv.
3, chap. 1). Or, la vie active appartient aux grands, c’est-à-dire aux
supérieurs qui ont les honneurs et la puissance. C’est ce qui fait dire à saint
Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap.
19) que dans l’action ce n’est ni l’honneur, ni la puissance qu’on doit
rechercher en cette vie. Il semble donc que la vie active l’emporte sur la vie
contemplative.
Réponse à l’objection N°1 : Les prélats ne
doivent pas seulement mener la vie active, mais ils doivent encore exceller
dans la vie contemplative. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Past., part. 2, chap. 1) : Il faut que
l’évêque soit le premier par l’action et qu’il se livre plus que tous les
autres à la contemplation.
Objection N°2. Dans toutes les habitudes et dans tous les actes,
c’est au plus noble qu’il appartient de commander ; c’est à ce titre que l’art
de l’écuyer commande à l’art de celui qui fabrique des mors (Cette comparaison
est d’Aristote.). Or, il appartient à la vie active de disposer et de commander
au sujet de la vie contemplative, comme on le voit par ces paroles du Seigneur
à Moïse (Ex., 19, 23) : Descendez et parlez au peuple, dans la
crainte qu’il ne veuille passer les bornes que vous avez déterminées pour voir
Dieu. La vie active est donc préférable à la vie contemplative.
Réponse à l’objection N°2 : La vie contemplative consiste
dans une certaine liberté d’esprit. Car saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 3) que la vie contemplative s’élève à une certaine
liberté d’esprit, ne pensant pas aux choses temporelles, mais aux choses
éternelles. Et Boëce dit (De cons., liv. 5,
pros. 2) : Il est nécessaire que les âmes humaines soient plus libres quand
elles se maintiennent dans la contemplation de l’entendement divin : mais
qu’elles le soient moins quand elles s’attachent aux corps. D’où il est évident
que la vie active ne commande pas directement à la vie contemplative ; mais il
y a des œuvres qu’elle commande pour disposer à la vie contemplative, et en
cela elle sert la vie contemplative plus qu’elle ne la domine. C’est pour ce
motif que saint Grégoire (loc. cit.)
appelle la vie active la servitude, et la vie contemplative la liberté.
Objection N°3. Personne ne doit se détacher de ce qu’il y a de plus
élevé pour s’appliquer à ce qui l’est moins. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 12, 31) : Recherchez avec plus d’ardeur les meilleurs dons. Or, il y en a qui
renoncent à la vie contemplative et qui se livrent à la vie active, comme on le
voit au sujet de ceux qui sont appelés à la tête d’un diocèse ou d’un
monastère. Il semble donc que la vie active l’emporte sur la vie contemplative.
Réponse à l’objection N°3 : Pour les œuvres de la vie active
on est quelquefois détourné de la contemplation par suite des nécessités de la
vie présente ; mais on ne l’est pas au point d’être forcé de l’abandonner
totalement. D’où saint Augustin dit (De civ., liv. 19,
chap. 19) : L’amour de la vérité cherche un saint repos ; la charité se dévoue
aux œuvres de justice qu’elle accepte, c’est-à-dire aux œuvres de la vie
active. Si ce fardeau ne nous est pas imposé, nous devons consacrer nos loisirs
à l’étude et à la contemplation de la vérité ; s’il nous est imposé, nous
devons l’accepter par devoir de charité. Mais il ne faut pas que nous
abandonnions entièrement le charme de la contemplation, de peur que ce doux
appui ne nous manque et que le fardeau du devoir ne nous accable. Ainsi, il est
évident que quand on est appelé de la vie contemplative à la vie active, on
n’est pas obligé de quitter la contemplation, mais on doit y joindre l’action.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Luc, 10, 42) : Marie a choisi la meilleure part qui ne lui
sera pas ravie. Or, Marie figure la vie contemplative. Cette vie vaut donc
mieux que la vie active.
Conclusion Quoique d’après la condition de la nécessité présente
on doive plutôt choisir la vie active, cependant, la vie contemplative
l’emporte absolument sur elle.
Il faut répondre que rien n’empêche qu’une chose qui est
inférieure à une autre sous un rapport, ne soit cependant en soi la plus
excellente. Ainsi, on doit dire que la vie contemplative est absolument
meilleure que la vie active, et c’est ce qu’Aristote prouve par huit raisons (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8). La première,
c’est que la vie contemplative convient à l’homme, selon ce qu’il y a de
meilleur en lui, c’est-à-dire selon l’intellect et par rapport à ses objets
propres qui sont les choses intelligibles ; au lieu que la vie active s’occupe
des choses extérieures. C’est pourquoi on dit que Rachel, qui est la figure de
la vie contemplative, signifie le
principe que l’on voit ; tandis que la vie active est figurée par Lia, qui
avait les yeux chassieux, selon la remarque de saint Grégoire (Mor., liv. 6, chap. 18). La seconde,
c’est que la vie contemplative peut être plus continue, quoiqu’il n’en soit pas
ainsi quant au degré souverain de la contemplation, comme nous l’avons dit
(quest. 180, art. 8, Réponse N°2, et quest. préc.,
art. 4, Réponse N°3). C’est pour ce motif qu’on représente Marie, la figure de
la vie contemplative, comme étant constamment assise aux pieds du Seigneur. La
troisième, c’est que la vie contemplative offre plus de jouissances que la vie
active. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de verb. Dom., serm.
26, chap. 2) que Marthe était troublée, mais que Marie était dans la joie. La
quatrième, c’est que dans la vie contemplative l’homme se suffit davantage à
lui-même, parce qu’il a besoin de moins de choses. Ainsi il est dit (Luc, 10,
41) : Marthe, Marthe, vous vous empressez
et vous vous troublez du soin de beaucoup de choses. La cinquième, c’est
qu’on aime plutôt la vie contemplative pour elle-même, au lieu que la vie
active se rapporte à autre chose. C’est pourquoi David dit (Ps. 26, 4) : Je n’ai demandé au Seigneur qu’une seule chose, et je la lui demanderai
toujours ; c’est d’habiter dans sa maison tous les jours de ma vie, pour voir
les joies du Seigneur. La sixième, c’est que la vie contemplative consiste
dans la tranquillité et le repos, d’après ces autres paroles du Psalmiste (45,
11) : Restez en repos, et voyez que je
suis Dieu. La septième, c’est que la vie contemplative se rapporte aux
choses divines, au lieu que la vie active se rapporte aux choses humaines. D’où
saint Augustin dit (Lib. de Verb. Dom., serm. 26) : Au commencement était le Verbe, voilà ce
que Marie écoutait ; le Verbe s’est fait
chair, voilà celui que Marthe servait. La huitième, c’est que la vie
contemplative se rapporte à ce qui est le plus propre à l’homme, c’est-à-dire à
l’intellect, au lieu que les puissances inférieures qui nous sont communes avec
les animaux prennent part aux opérations de la vie active. Ainsi le Psalmiste (Ps. 35, 8), après avoir dit : Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les
bêtes, ajoute ce qui est spécial aux hommes : Nous verrons la lumière dans votre lumière. Le Seigneur ajoute une
neuvième raison, quand il dit (Luc, 10, 43) : Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée.
Saint Augustin, expliquant ces paroles, dit (loc. cit.) : Votre part n’est pas mauvaise, mais la sienne est
meilleure. Ecoutez pourquoi elle est meilleure ; c’est qu’elle ne lui sera pas
enlevée. Vous serez un jour déchargé du fardeau de la nécessité qui vous
oppresse ; au lieu que la douceur de la vérité est éternelle. — Cependant, sous
un rapport, il vaut mieux se livrer à la vie active, à cause des nécessités de
la vie présente. C’est ainsi qu’Aristote dit (Top., liv. 3, chap. 2) : Qu’il vaut mieux philosopher que
s’enrichir ; mais que pour celui qui est dans le besoin, il est préférable de
s’enrichir (Cajétan observe avec raison qu’avant de se livrer à la vie
contemplative il faut s’exercer à la vie active, dompter ses passions, corriger
ses mauvaises habitudes et faire de bonnes œuvres, et que ceux qui négligent
cette méthode, et qui veulent immédiatement contempler sont impatients, colères
et insupportables aux autres, de telles sortes qu’ils manquent des vertus qui
distinguent ces deux espèces de vie.).
Article 2 : La
vie active est-elle plus méritoire que la vie contemplative ?
Objection N°1. Il semble que la
vie active soit plus méritoire que la vie contemplative. Car le mérite se
mesure sur la récompense. Or, la récompense est due au travail, d’après ces
paroles de l’Apôtre (1 Cor., 3, 8) : Chacun recevra la récompense qui lui est
propre d’après son travail. On attribue le travail à la vie active et le
repos à la vie contemplative, puisque saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom.
14) : Celui qui se convertit à Dieu doit avant tout subir les fatigues du
travail, c’est-à-dire épouser d’abord Lia, pour se reposer ensuite dans les
embrassements de Rachel et jouir de la vue du principe. La vie active est donc
plus méritoire que la vie contemplative.
Réponse à l’objection N°1 : Le travail extérieur
sert à l’accroissement de la récompense accidentelle ; mais l’augmentation du
mérite, relativement à la récompense essentielle, consiste principalement dans
la charité, dont une des preuves est la peine extérieure que l’on s’impose pour
le Christ. Mais une marque beaucoup plus sensible, c’est quand on met de côté
tout ce qui appartient à cette vie, et qu’on trouve son plaisir à se livrer
exclusivement à la contemplation divine.
Objection N°2. La vie contemplative est un commencement de la
félicité future. Ainsi, à l’occasion de ces paroles de saint Jean (Jean, 21, 22)
: Je veux qu’il demeure ainsi jusqu’à ce
que je vienne, saint Augustin dit (Tract.
124) : On pourrait rendre ainsi plus ouvertement cette pensée : que
l’action parfaite formée à l’exemple de ma passion me suive, mais que la
contemplation commencée subsiste jusqu’à ce que je vienne ; alors elle recevra
son perfectionnement. Saint Grégoire dit aussi (loc. cit.) que la vie contemplative commence ici pour recevoir son
perfectionnement dans le ciel. Or, dans la vie future, il n’y a plus lieu de
mériter, mais ce sera le moment de recevoir une récompense proportionnée à ses
mérites. La vie contemplative paraît donc se rapporter moins au mérite que la
vie active, mais davantage à la récompense.
Réponse à l’objection N°2 : Dans l’état de la félicité future
l’homme est arrivé à la perfection ; c’est pourquoi il n’y a plus lieu pour lui
de progresser par le mérite. Cependant, s’il y avait lieu, le mérite serait plus
efficace, parce que la charité est plus vive. Mais la contemplation ici-bas est
accompagnée d’une certaine imperfection, et elle est encore susceptible de
progresser. C’est pour cela qu’elle ne détruit pas la nature du mérite, mais
elle contribue à son accroissement, parce qu’elle exerce davantage la charité
divine.
Objection N°3. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom.
12) qu’il n’y a pas de sacrifice plus agréable à Dieu que le zèle des âmes. Or,
par ce zèle on se livre aux occupations de la vie active. Il semble donc que la
vie contemplative ne soit pas plus méritoire que la vie active.
Réponse à l’objection N°3 : On offre spirituellement à Dieu
un sacrifice quand on lui offre quelque chose. Et parmi tous les biens de
l’homme, Dieu accepte surtout le bien de l’âme humaine pour qu’on le lui offre
en sacrifice. Or, on doit offrir à Dieu : 1° son âme, d’après ces paroles de
l’Ecriture (Ecclésiastique, 30, 24) :
Faites du bien à votre âme en vous
rendant agréables à Dieu ; 2° les âmes des autres, selon ces autres paroles
(Apoc., 22, 17) : Que celui qui entend, dise, venez. Plus l’homme unit à Dieu
étroitement son âme ou celle d’un autre, et plus son sacrifice est agréable au
Seigneur. Par conséquent, il est plus agréable à Dieu qu’on applique son âme ou
celle des autres à la contemplation qu’à l’action. Ainsi, quand on dit qu’il
n’y a pas de sacrifice plus agréable à
Dieu que le zèle des âmes, on ne préfère pas le mérite de la vie active au
mérite de la vie contemplative, mais on montre qu’il est plus méritoire
d’offrir à Dieu son âme et celle des autres que de lui présenter tout autre don
extérieur.
Mais c’est le contraire. Le même docteur dit (Mor., liv. 6, chap. 18) : Les mérites de la vie active sont grands,
mais ceux de la vie contemplative le sont encore davantage.
Conclusion La vie contemplative est plus méritoire dans son genre
que la vie active ; cependant il peut arriver qu’un individu en faisant des
actes extérieurs mérite plus qu’un autre en contemplant.
Il faut répondre que la racine du mérite est la charité, comme
nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 114. art. 4). La charité
consistant dans l’amour de Dieu et du prochain, ainsi que nous l’avons prouvé
(quest. 25, art. 1), aimer Dieu en soi est plus méritoire que d’aimer le
prochain, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 27, art. 8).
C’est pourquoi ce qui appartient plus directement à l’amour de Dieu est plus
méritoire dans son genre que ce qui appartient directement à l’amour du
prochain à cause de Dieu. Or, la vie contemplative appartient directement et
immédiatement à l’amour de Dieu. Car saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 19, cap. 19) que l’amour de la vérité,
c’est-à-dire de la vérité divine, qui est le principal objet de la vie
contemplative, comme nous l’avons vu (quest. préc., art. 4, Réponse N°2),
cherche le saint repos, qui est celui de la vie contemplative. Au contraire, la
vie active se rapporte plus directement à l’amour du prochain, parce que, selon
l’expression de l’Evangile (Luc, chap. 10), elle
est fort occupée à préparer tout ce qu’il faut. C’est pour ce motif que la
vie contemplative est plus méritoire dans son genre que la vie active. Et c’est
ce qu’exprime saint Grégoire en disant (Sup.
Ezech., hom. 3) : La
vie contemplative est plus méritoire que la vie active, parce que celle-ci
travaille à user de la vie présente, où il est nécessaire de venir en aide au
prochain ; au lieu que l’autre goûte intérieurement le repos à venir, par là
même qu’il contemple Dieu. — Cependant il peut se faire qu’une personne, en se
livrant aux œuvres de la vie active, mérite plus qu’une autre qui se livre aux œuvres
de la vie contemplative. Par exemple, il en est ainsi, si, par excès d’amour de
Dieu pour accomplir sa volonté et procurer sa gloire, on consent à être privé
pendant un temps de la douceur de la contemplation. C’est ainsi que l’Apôtre
disait (Rom., 9, 3) : Je désirais être moi-même anathème pour mes
frères. Saint Chrysostome, expliquant ces paroles, dit (De compunct.,
liv. 1, chap. 7) : L’amour du Christ avait tellement rempli toute son âme, que
ce qu’il aimait par-dessus toutes choses, son union avec le Christ, il
n’hésitait pas à la sacrifier, pour plaire par là au Christ davantage (On peut
voir sur les différentes explications de ce passage ce que dit Bossuet, Préface sur l’instruction pastorale de M. de
Cambrai (sect. 13, édit. de Versailles, tom. 28, p. 203 (difficile à lire)).).
Article 3 : La
vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ?
Objection N°1. Il semble que la
vie contemplative soit empêchée par la vie active. Car, pour la vie
contemplative, il faut un certain repos d’esprit, d’après ces paroles du
Psalmiste (Ps. 45, 2) : Reposez-vous, et voyez que je suis le
Seigneur. Au contraire, la vie active est inquiète, d’après ces paroles de
l’Evangile (Luc, 10, 41) : Marthe,
Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez du soin de beaucoup de
choses. La vie active empêche donc la vie contemplative.
Objection N°2. La clarté de la vision est nécessaire à la vie
contemplative. Or, la vie active empêche cette clarté ; car saint Grégoire dit
(Sup. Ezech.,
hom. 14) que Lia est chassieuse et féconde, parce que
la vie active étant occupée à l’action voit moins. La vie active empêche donc
la vie contemplative.
Objection N°3. Un des contraires est empêché par un autre. Or, la
vie active et la vie contemplative paraissent être contraires l’une à l’autre,
parce que la vie active s’occupe de beaucoup de choses, tandis que la vie
contemplative s’applique à ne contempler qu’un seul objet, et c’est pour cela
qu’on les distingue par opposition. Il semble donc que la vie contemplative
soit empêchée par la vie active.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 17) : Que ceux qui désirent se retirer dans la
citadelle de la contemplation s’exercent auparavant dans le champ des bonnes œuvres.
Conclusion Quoique la vie active soit un obstacle à la vie
contemplative, pour ce qui regarde les actions extérieures, cependant elle y
mène parfaitement selon qu’elle ordonne et qu’elle règle les affections
intérieures de l’esprit.
Il faut répondre qu’on peut considérer la vie active sous deux
rapports : 1° relativement au soin et à l’exercice des actions extérieures. En
ce sens il est évident que la vie active empêche la vie contemplative, parce
qu’il est impossible qu’on s’occupe tout à la fois des œuvres extérieures et
qu’on se livre à la contemplation divine. 2° On peut considérer la vie active
selon qu’elle règle et qu’elle ordonne les passions intérieures de l’âme. A ce
point de vue, la vie active aide à la contemplation que le désordre des
passions intérieures entrave. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (loc. cit.) : Quand on désire se retirer
dans la citadelle de la contemplation, il faut d’abord s’exercer dans le champ
des bonnes œuvres, afin d’examiner avec soin si l’on ne fait aucun tort au
prochain, si l’on supporte avec égalité d’âme celui qu’on a subi ; si, en
recevant des avantages temporels, l’âme ne se laisse pas trop émouvoir par la
joie ; si la perte de ces biens ne la frappe pas d’un chagrin excessif ; et
aussi pour voir si, en rentrant intérieurement en eux-mêmes pour y réfléchir
sur les choses spirituelles, ils n’entraînent pas à leur suite l’image des
choses corporelles, ou s’ils les éloignent avec tout le discernement
convenable. Ainsi, l’exercice de la vie active sert donc à la vie
contemplative, parce qu’il calme les passions intérieures, d’où viennent les
images qui empêchent la contemplation.
La réponse aux objections est par là même évidente. Car ces
raisonnements se rapportent aux actes extérieurs dont s’occupe la vie active,
et non à ses effets.
Article 4 : La
vie active est-elle antérieure à la vie contemplative ?
Objection N°1. Il semble que la
vie active ne soit pas antérieure à la vie contemplative. Car la vie
contemplative appartient directement à l’amour de Dieu, au lieu que la vie
active appartient à l’amour du prochain. Or, l’amour de Dieu précède l’amour du
prochain, puisqu’on aime le prochain à cause de Dieu. Il semble donc que la vie
contemplative soit antérieure à la vie active.
Réponse à l’objection N°1 : La vie contemplative ne se
rapporte pas à un amour de Dieu quelconque, mais à l’amour parfait, au lieu que
la vie active est nécessaire à l’amour du prochain, quel qu’il soit. C’est ce
qui fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech., loc. cit.)
: Ceux qui ne négligent pas les bonnes œuvres qu’ils peuvent faire peuvent
entrer dans le ciel sans la vie contemplative, mais ils ne le peuvent sans la
vie active, s’ils négligent de faire les bonnes œuvres qu’ils peuvent accomplir
(Les béguards condamnés au concile de Vienne prétendaient qu’il n’appartient
qu’à l’homme imparfait de s’exercer dans les actes des vertus, mais que l’âme
parfaite s’en exempte. Les nouveaux mystiques contre lesquels Bossuet a écrit
ont renouvelé cette erreur (Voy. Instruction sur les états d’oraison, liv. 10, pag.
386 et suiv. édit, de Versailles).). D’où il est évident que la vie active
précède la vie contemplative, comme ce qui est commun à tout le monde précède
dans l’ordre de génération ce qui est propre à ceux qui sont parfaits.
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom.
14) : Il faut savoir que, comme le bon ordre consiste à tendre de la vie active
à la vie contemplative, de même le plus souvent l’esprit trouve de l’avantage à
retourner de la vie contemplative à la vie active. La vie active n’est donc pas
absolument antérieure à la vie contemplative.
Réponse à l’objection N°2 : On va de la vie active à la vie
contemplative selon l’ordre de génération ; puis on retourne de la vie
contemplative à la vie active par voie de direction, c’est-à-dire pour que la
vie active soit dirigée par la contemplative. C’est ainsi que par les
opérations on acquiert l’habitude, et que par l’habitude acquise on opère plus
facilement, selon l’expression d’Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1, 2 et 4).
Objection N°3. Les choses qui conviennent à des sujets différents
ne paraissent pas avoir un ordre nécessaire. Or, la vie active et la vie
contemplative conviennent à des individus différents. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 17) que souvent ceux
qui pouvaient contempler Dieu dans le repos sont tombés sous le poids des occupations
qui les ont écrasés, et que souvent ceux qui se seraient bien conduits en
s’occupant des choses humaines ont péri sous le glaive du repos lui-même. La
vie active n’est donc pas antérieure à la vie contemplative.
Réponse à l’objection N°3 : Ceux qui sont portés aux passions
par suite de leur impétuosité pour l’action sont absolument plus aptes à la vie
active, à cause de la turbulence de leur caractère. D’où saint Grégoire dit (Mor., liv. 6, chap. 17) qu’il y en a qui
sont si turbulents que s’ils viennent à manquer d’occupation ils travaillent
plus péniblement, parce qu’ils supportent d’autant moins l’agitation
tumultueuse de leur âme qu’ils ont plus de liberté pour se livrer à leurs
pensées. Il y en a d’autres qui ont naturellement la pureté d’esprit et le
calme qui les rend aptes à la contemplation : s’ils se consacrent totalement à
l’action, il en résulte pour eux un tort grave. C’est pourquoi saint Grégoire
ajoute (loc. cit.) que parmi les
hommes il y en a dont l’esprit est si oisif, que quand il faut s’occuper de
travailler, dès le commencement de leurs travaux ils succombent. Mais, comme
l’observe ensuite ce même docteur (ibid.),
souvent l’amour excite au travail les esprits paresseux, et la crainte oblige à
la contemplation ceux qui sont turbulents. Ainsi ceux qui ont plus d’aptitude
pour la vie active peuvent, en s’exerçant à cette vie, se disposer à la vie
contemplative, et ceux qui en ont davantage pour la vie contemplative peuvent
se soumettre aux exercices de la vie active, pour se mieux préparer à la
contemplation.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom.
3) que la vie active a une priorité de temps sur la vie contemplative, parce
que c’est par les bonnes œuvres qu’on tend à la contemplation.
Conclusion Quoique, dans l’ordre de la génération et par rapport à
nous, la vie active soit antérieure à la vie contemplative, parce qu’elle y
dispose, cependant selon sa nature elle lui est postérieure.
Il faut répondre
qu’on dit qu’une chose est avant une autre de deux manières : 1° selon sa
nature ; la vie contemplative est de cette manière avant la vie active, parce
qu’elle se trouve dans des sujets plus élevés et meilleurs. C’est pourquoi elle
meut la vie active et la dirige. Car la raison supérieure qui se livre à la
contemplation est à l’inférieure qui se consacre à l’action ce que l’homme est
à la femme qu’il doit diriger, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 12). 2° Une
chose est avant une autre par rapport à nous, c’est-à-dire qu’elle est la
première selon l’ordre de génération. La vie active est de la sorte antérieure
à la vie contemplative, parce qu’elle y dispose, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (quest. 181, art. 1, Réponse N°3). Car, dans l’ordre de la
génération, la disposition précède la forme, qui est antérieure absolument et
selon sa nature.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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