Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 186 : Des choses dans lesquelles consistent
principalement l’état religieux
Après avoir parlé
de l’état des évêques, nous devons nous occuper de ce qui appartient à l’état
religieux. — A cet égard il y a quatre sortes de considérations à faire. La
première a pour objet les choses dans lesquelles consiste principalement l’état
religieux ; la seconde celles qui peuvent convenir licitement aux religieux ;
la troisième la distinction des divers ordres, et la quatrième l’entrée en
religion. — Sur la première de ces considérations il y a dix questions à
examiner : 1° L’état religieux est-il parfait ? — 2° Les religieux sont-ils
tenus à la pratique de tous les conseils ? — 3° La pauvreté volontaire est-elle
nécessaire à l’état religieux ? (Cet article est une réfutation de l’erreur de
Vigilance, qui attaqua le vœu de pauvreté, lui préférant l’aumône ; de
Guillaume de Saint-Amour, qui prétendait qu’il n’y avait que la pauvreté
habituelle qui fût licite, et qui condamnait la pauvreté actuelle. On peut voir
cette même question (Opusc. de perf. vitæ spiritualis,
chap. 7).) — 4° Exige-t-il la continence ? (La continence a été attaquée par
Jovinien, et saint Jérôme réfute ce novateur. Luther, Calvin et tous les chefs
de la réforme se sont aussi élevés contre ce vœu, et ont été condamnés.) — 5°
L’obéissance ? (Les béguards et les béguins ont prétendu que ceux qui étaient
arrivés à la perfection ne devaient obéir à aucune puissance humaine. Cette
erreur a été condamnée par Clément V (Clementinarum, titul. De hæret.,
chap. Ad nostrum).) — 6°
Demande-t-il que ces choses soient l’objet d’un vœu ? (Saint Thomas s’occupe
tout particulièrement de cette question, Op.
Contrà retrahentes a religione. Il rapporte tous les arguments faits par les
adversaires des vœux monastiques et les réfute (chap. 11 et suiv.).) — 7° Ces vœux
suffisent-ils ? — 8° De leur comparaison réciproque. (Voyez sur cette question
le concile de Trente (sess. 25, chap. 1).) — 9° Un religieux pèche-t-il
toujours mortellement quand il transgresse sa règle ? — 10° Toutes choses
égales d’ailleurs, un religieux pèche-t-il plus qu’un séculier en faisant le
même genre de péché ?
Article 1 : La
religion implique-t-elle un état de perfection ?
Objection N°1. Il semble que la
religion n’implique pas un état de perfection. Car ce qui est de nécessité de
salut ne paraît pas appartenir à l’état de perfection. Or, la religion est de
nécessité de salut ; parce que nous sommes attachés par elle au seul Dieu
tout-puissant, comme le dit saint Augustin (Lib.
de ver. relig., chap. ult.), ou bien on lui donne le nom de religion, parce
que nous avons choisi de nouveau celui que nous avions perdu par négligence,
d’après le même docteur (De civ. Dei,
liv. 10, chap. 4). Il semble donc que la religion ne désigne pas un état de
perfection.
Réponse à l’objection N°1 : Il est nécessaire au salut de
faire quelque chose pour le culte de Dieu ; mais il appartient à la perfection
de se donner tout entier à son service avec tout ce qu’on possède.
Objection N°2. La religion, d’après Cicéron (De invent., liv. 2), est la vertu qui
rend à la nature divine le culte et les honneurs qui lui sont dus. Or, il
semble qu’il appartienne plutôt aux ministères des ordres sacrés qu’aux divers
ordres religieux de rendre à Dieu le culte et les honneurs qui lui sont dus,
comme on le voit d’après ce que nous avons dit (implic., quest. 81, art. 2 ad 3, et art. 4). Il semble donc que la
religion ne désigne pas un état de perfection.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit en parlant
de la vertu de la religion (quest. 81, art. 1, Réponse N°1, et art. 4, Réponse
N°1 et 2), la religion embrasse non seulement l’offrande des sacrifices et les
autres choses semblables qui lui sont propres, mais encore les actes de toutes
les vertus deviennent des actes religieux, selon qu’ils ont pour but d’honorer
Dieu et de le servir. D’après cela, si on consacre sa vie tout entière au
service divin, elle appartient tout entière à la religion, et c’est ainsi que,
par suite de la vie religieuse qu’ils mènent, on appelle religieux (Le nom de Térapeutes leur
fut donné par les apôtres, d’après saint Denis (De cælest. hier., chap. 6). Il rapporte
aussi que dans les premiers temps on
les désigna sous le nom de Monachi ; cette expression est réservée maintenant aux
solitaires et aux contemplatifs. Saint Augustin appelle les vierges sanctimoniales (serm. 23, De verb. Dom.), d’où, par abréviation, est venu moniales. D’après saint Jérôme (Ep. 22, chap. 6), on leur donnait aussi
le nom de Nonnæ.
On a donné aux religieux le nom de Pater
pour marquer leur charité, et celui de Dominus
pour exprimer l’honneur de leur dignité.) ceux qui sont dans un état de
perfection.
Objection N°3. L’état de perfection se distingue par opposition à
l’état de ceux qui commencent et de ceux qui progressent. Or, dans un ordre
religieux il y en a qui commencent et d’autres qui progressent. La religion ne
désigne donc pas un état de perfection.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest.
184, art. 5 et 6), la religion désigne un état de perfection d’après la fin
qu’on se propose. Par conséquent il n’est pas nécessaire que celui qui est en
religion soit déjà parfait, mais il suffit qu’il tende à le devenir. Ainsi à
l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth.,
chap. 19) : Si vous voulez être parfait,
etc., Origène dit (Tract. 8) que
celui qui a échangé ses richesses pour la pauvreté, afin de devenir parfait, ne
le sera pas absolument du moment où il aura donné ses biens aux pauvres, mais
depuis ce jour la contemplation de Dieu commencera à l’amener à la pratique de
toutes les vertus. C’est de la sorte qu’en religion tous ne sont pas parfaits.
Il y en a qui ne font que commencer et d’autres qui progressent (C’est une
école où il est naturel de trouver divers degrés d’avancements.).
Objection N°4. La religion paraît être un lieu de pénitence. Car
il est dit (in Decretis,
7, quest. 1, chap. Hoc nequaquam) : Le saint concile ordonne que celui qui est
descendu de la dignité pontificale à la vie monastique et dans un lieu de
pénitence, ne remonte jamais sur son siège. Or, le lieu de pénitence est le
contraire de l’état de perfection. C’est pourquoi saint Denis (De eccles. hier., chap. 6) met les
pénitents dans le lieu le moins élevé, c’est-à-dire parmi ceux qui doivent être
purifiés. Il semble donc que la religion ne soit pas un état de perfection.
Réponse à l’objection N°4 : L’état religieux a été
principalement établi pour arriver à la perfection par des exercices qui
éloignent tout ce qui fait obstacle à la charité parfaite. Les obstacles étant
détruits, à plus forte raison écarte-t-on les occasions du péché, qui est la
ruine absolue de la charité. Par conséquent, puisqu’il appartient au pénitent
d’effacer tout ce qui est une cause de péché, il s’ensuit que l’état religieux
est le lieu le plus convenable pour faire pénitence. C’est pourquoi on
conseille (in Décret. 23, quest. 2,
chap. Admonere)
à quelqu’un qui avait tué sa femme d’entrer plutôt dans un monastère, et on dit
que cette détermination vaut mieux et qu’elle est moins onéreuse que de faire
une pénitence publique en restant dans le siècle.
Mais c’est le contraire. Dans les conférences des Pères (Collat. 1, chap. 7), l’abbé Moïse dit, en
parlant des religieux : Nous savons que nous devons supporter l’ennui des
jeûnes, les veilles, les fatigues du corps, la nudité, la lecture et toutes les
autres vertus, pour pouvoir nous élever par ces degrés à la perfection de la
charité. Or, les choses qui appartiennent aux actes humains tirent leur espèce
et leur nom de l’intention qu’on se propose. Les ordres religieux appartiennent
donc à l’état de perfection, puisque saint Denis dit (De eccles. hier., chap. 6) que ceux qu’on appelle les serviteurs de
Dieu, sont unis à ses perfections aimables par suite de la pureté de leur
dévouement et de leur sacrifice.
Conclusion La religion étant un état dans lequel l’homme se
consacre tout entier avec tout ce qu’il possède au culte divin et dans lequel
il s’immole, pour ainsi dire, elle est certainement un état de perfection.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (quest. 141, art. 2), ce qui convient à beaucoup de choses communément, est
attribué par antonomase à celui auquel il convient excellemment. Ainsi la vertu
qui conserve la fermeté de l’âme à l’égard de ce qu’il y a de plus difficile
s’approprie le nom de force, et celle qui modère les plus grandes jouissances revendique
pour elle le nom de tempérance. Or, la religion, comme nous l’avons vu (quest. 81,
art. 2), est une vertu par laquelle on fait quelque chose pour le service de
Dieu et son culte (Par religion on entend ordinairement les devoirs que chacun
doit remplir envers Dieu ; ici le mot a un sens plus restreint, puisque par
antonomase il est employé pour exprimer ce qu’il y a de plus élevé et de plus
parfait en ce genre.). C’est pourquoi on donne par antonomase le nom de
religieux à ceux qui se dévouent totalement au service divin, et qui s’offrent
à Dieu comme un holocauste. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech., hom. 20) : Il y en a qui ne réservent rien pour eux, mais
qui immolent au Dieu tout-puissant leurs sens, leur langue, leur vie et tous
les biens qu’ils ont reçus. La perfection de l’homme consistant à s’attacher
totalement à Dieu, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 184,
art. 2), il s’ensuit que la religion désigne un état de perfection.
Article 2 : Tout
religieux est-il obligé à la pratique de tous les conseils ?
Objection
N°1. Il semble que tout religieux soit tenu à
la pratique de tous les conseils. Car celui qui fait profession d’un état est
tenu à ce qui convient à cet état. Or, tout religieux fait profession de l’état
de perfection. Tout religieux est donc tenu à pratiquer tous les conseils qui
appartiennent à cet état.
Réponse à l’objection N°1 :
Celui qui entre en religion ne déclare pas qu’il est parfait, mais il professe
qu’il va travailler à acquérir la perfection ; comme celui qui entre dans une
école ne se dit pas savant, mais il montre qu’il va s’efforcer d’acquérir la
science. C’est pour cela qu’au rapport de saint Augustin (De civ. Dei, lib. 8, chap. 2) Pythagore ne voulut pas se dire sage,
mais ami de la sagesse. C’est ce qui fait qu’un religieux n’est pas infidèle à
sa profession s’il n’est pas parfait, mais seulement s’il dédaigne de tendre à
la perfection (Si un religieux n’a pas l’intention d’arriver à la perfection,
et qu’il ne songe qu’à observer ce qui est de précepte, sans tenir aucun compte
du reste, cette intention est un péché véniel, d’après Cajétan, mais cette
disposition d’âme est très dangereuse. Il n’est guère possible qu’il évite le
péché mortel.).
Objection N°2. Saint Grégoire dit
(Sup. Ezech.,
hom. 20) que celui qui abandonne le siècle présent,
et qui fait tout le bien qu’il veut, offre un sacrifice dans le désert, comme
s’il fût sorti de l’Egypte. Or, il appartient spécialement aux religieux
d’abandonner le siècle. C’est donc aussi à eux à faire tout le bien qu’ils
peuvent, et par conséquent il semble que chacun d’eux soit tenu à la pratique
de tous les conseils.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme nous sommes tous tenus d’aimer Dieu de tout notre cœur, et qu’il y a
néanmoins une totalité de perfection qu’on ne peut omettre sans péché, tandis
qu’il y en a une autre qu’on peut ne pas avoir sans être coupable, pourvu qu’il
n’y ait pas de mépris, ainsi que nous l’avons dit (quest. 184, art. 2, Réponse
N°3) ; de même tous les hommes, les religieux aussi bien que les séculiers,
sont tenus d’une certaine manière à faire tout ce qu’ils peuvent de bien. Car
il est dit à tous généralement (Ecclésiaste,
9, 10) : Faites selon votre pouvoir tout
ce que vous aurez moyen de faire. Néanmoins il y a un mode d’accomplir ce
précepte, qui exempte de péché ; par exemple, si un homme fait ce qu’il peut,
selon ce que la condition de son état exige, pourvu qu’il ne se refuse pas à
faire mieux par mépris, ce qui endurcit l’âme et la rend incapable d’aucun
progrès spirituel.
Objection N°3. Si l’on n’exige
pas pour l’état de perfection que l’on suive tous les conseils, il paraît
suffisant d’en remplir quelques-uns. Or, c’est faux ; car il y en a beaucoup
dans la vie séculière qui en remplissent quelques-uns, comme on le voit à
l’égard de ceux qui gardent la continence. Il semble donc que tout religieux
qui est dans un état de perfection soit tenu à tout ce que la perfection
embrasse, et par conséquent à tous les conseils.
Réponse à l’objection N°3 :
Si l’on négligeait certains conseils, la vie entière de l’homme se trouverait
engagée dans les affaires séculières ; par exemple, si l’on possédait quelque
chose en propre, ou si l’on usait du mariage, ou si l’on faisait quelque chose
de semblable, ce qui appartient aux vœux essentiels de religion ; c’est
pourquoi les religieux sont tenus à l’observation de tous ces conseils. Mais il
y a des conseils qui ont pour objet quelques actes particuliers de perfection (Ces actes
particuliers établissent la différence qu’il y a entre les divers ordres
religieux. Car ils sont en général soumis aux mêmes devoirs généraux, mais ils
ne mettent pas en pratique les mêmes conseils évangéliques en raison de la
diversité des fins spéciales qu’ils se proposent.) que l’on peut omettre sans que la vie entière tombe dans les embarras
du siècle. Il n’est donc pas nécessaire que les religieux soient tenus à
observer tous ceux-là.
Mais c’est le contraire. On n’est
tenu aux choses de surérogation que d’après une obligation propre. Or, chaque
religieux ne s’oblige pas à tout, mais à des choses déterminées, l’un à une
chose et l’autre à une autre. Ils ne sont donc pas tous tenus à la pratique de
tous les conseils.
Conclusion Quoique un religieux
ne soit tenu de remplir que les conseils qui lui sont positivement indiqués
d’après la règle de son ordre, il doit néanmoins faire ses efforts pour
accomplir les autres.
Il faut répondre qu’une chose
appartient à la perfection de trois manières : 1° essentiellement : c’est
ainsi, comme nous l’avons dit (quest. 184, art. 3), qu’il appartient à la
perfection d’observer parfaitement les préceptes de la charité. 2° Une chose
appartient à la perfection conséquemment, comme ce qui résulte de la perfection
de la charité. C’est ainsi, par exemple, qu’on bénit celui qui maudit et qu’on
fait d’autres actions semblables. Quoique d’après la disposition de l’esprit
ces choses soient de précepte, c’est-à-dire qu’on doive les remplir quand la
nécessité l’exige, cependant, par surcroît de charité, il arrive qu’on les fait
quelquefois sans qu’il y ait nécessité. 3° Une chose appartient à la perfection
à titre d’instrument et de disposition, comme la pauvreté, la continence,
l’abstinence et toutes les autres vertus de ce genre. — Nous avons dit (art. préc.) que la perfection elle-même de la charité est le but
de l’état religieux. Cet état est une école ou un exercice pour parvenir à
cette perfection. Mais on s’efforce d’y arriver par divers moyens, comme un médecin
peut faire usage de divers remèdes pour guérir. Or, il est évident qu’il n’est
pas nécessaire à celui qui travaille pour une fin, d’être déjà en possession de
cette fin, mais il lui suffit d’y tendre par quelque moyen. C’est pourquoi
celui qui embrasse l’état religieux n’est pas tenu d’avoir la charité parfaite,
mais il est tenu d’y tendre et de faire tous ses efforts pour l’acquérir. Pour
la même raison il n’est pas obligé d’accomplir les choses qui appartiennent par
voie de conséquence à la perfection de la charité, mais il est tenu d’y tendre
; s’il les méprise, il fait le contraire. Par conséquent il ne pèche pas s’il
les néglige, mais il pèche s’il les méprise (Si ce mépris remonte jusqu’à Dieu
et qu’on méprise ses conseils comme étant son œuvre, le péché est mortel, mais
il n’en est pas de même si on les méprise comme n’étant pas obligatoires.). —
De même il n’est pas tenu à tous les exercices par lesquels on parvient à la
perfection, mais à ceux qui lui sont particulièrement déterminés d’après la
règle qu’il a professée.
Article 3 : La
pauvreté est-elle nécessaire à la perfection religieuse ?
Objection N°1. Il semble que la
pauvreté ne soit pas nécessaire à la perfection religieuse. Car il ne semble
pas que ce que l’on fait illicitement appartienne à l’état de perfection. Or,
l’abandon de tout ce que l’on a paraît être illicite ; car l’Apôtre donne aux
fidèles la manière dont ils doivent faire des aumônes en disant (2 Cor., 8, 12) : Quand un homme a bonne volonté de donner selon ce qu’il a, Dieu l’aime,
c’est-à-dire qu’on doit conserver pour soi le nécessaire. Puis il ajoute : Je ne désire pas que les autres soient
soulagés et que vous soyez surchargés, c’est-à-dire, d’après la glose (interlin.), que vous deveniez pauvres. Et à
l’occasion de ces paroles (1 Tim.,
chap. 6) : Habentes alimenta et quibus tegamur, la glose dit encore (interl.) : Quoique nous n’ayons rien apporté ou que nous ne devions rien
emporter, cependant nous ne devons pas absolument rejeter toutes ces choses
temporelles. Il semble donc que la pauvreté volontaire ne soit pas nécessaire à
la perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le remarque la glose (interl.), en disant que nous ne devions pas nous surcharger, c’est-à-dire nous rendre
pauvres, l’Apôtre n’a pas dit qu’il n’était pas permis de tout donner ;
mais il craint pour les faibles, et il les engage de donner sans aller jusqu’à
se réduire à l’indigence. De même, d’après une autre glose, on ne doit pas
entendre qu’il n’est pas permis de se dépouiller de tous les biens temporels,
mais que ce sacrifice n’est pas nécessaire. C’est ce qui fait dire à saint
Ambroise (De offic.,
liv. 1, chap. 30) : Le Seigneur ne veut pas, c’est-à- dire de nécessité de
précepte, que l’on donne simultanément toutes ses richesses, mais qu’on les
dispense, à moins qu’on n’imite Elisée, qui tua ses bœufs et nourrit les
pauvres de ce qu’il avait, pour n’avoir plus à s’inquiéter des affaires
domestiques.
Objection N°2. Quiconque s’expose au péril pèche. Or, celui qui,
après avoir abandonné tout ce qu’il a, embrasse la pauvreté volontaire s’expose
à un danger spirituel, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 30, 9) : De peur
qu’étant contraint par la pauvreté je ne dérobe, et que je ne viole par un
parjure le nom de Dieu. Et ailleurs (Ecclé., 27, 1) : La pauvreté en a
fait tomber plusieurs. Il court aussi un danger corporel. Car l’Ecclésiaste
dit (7, 13) : La sagesse protège comme
fait l’argent. Et Aristote dit (Eth., liv. 4, chap.
1) que la perte de la fortune paraît être la perdition de l’homme lui-même,
parce que c’est par les richesses qu’il vit. Il semble donc que la pauvreté
volontaire ne soit pas nécessaire à la perfection de la vie religieuse.
Réponse à l’objection N°2 : Celui qui abandonne tout pour le
Christ ne s’expose ni à un danger spirituel, ni à un danger corporel. Le danger
spirituel provient de la pauvreté, quand elle n’est pas volontaire. Car le
désir d’amasser des richesses, qui dévore ceux qui sont pauvres
involontairement, fait tomber l’homme dans une foule de péchés, d’après ces
paroles de saint Paul (1 Tim., 6, 9)
: Ceux qui veulent devenir riches tombent
dans la tentation et dans les filets du démon. Ceux qui embrassent la
pauvreté volontaire n’ont pas cette passion, mais elle est dominante surtout
dans ceux qui possèdent de la fortune, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (dans le corps de cet article.). D’ailleurs aucun péril corporel ne
menace ceux qui abandonnent tout ce qu’ils ont dans le but de suivre le Christ,
en mettant ainsi leur confiance dans la providence divine. D’où saint Augustin
dit (De serm.
Dom., liv. 2, chap. 17) : Pour ceux qui cherchent d’abord le royaume de
Dieu et sa justice, ils ne doivent pas craindre de manquer du nécessaire.
Objection N°3. La vertu consiste dans un milieu, comme le dit
Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Or, celui qui
abandonne tout par la pauvreté volontaire ne paraît pas se tenir dans un
milieu, mais plutôt dans un extrême. Il n’agit donc pas avec vertu, et par
conséquent cet abandon n’appartient pas à la vie parfaite.
Réponse à l’objection N°3 : Le milieu de la vertu, d’après
Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6), se considère
d’après la droite raison, mais non d’après la quantité de la chose. C’est
pourquoi tout ce qu’on peut faire de conforme à la droite raison n’est pas
vicieux d’après la grandeur de la quantité, mais n’en est au contraire que plus
vertueux (Quand le sacrifice est conforme à la droite raison, plus il est
considérable et plus il supporte de vertus.). Or, il serait contraire à la
droite raison de consumer tout ce que l’on a par intempérance ou sans utilité.
Il lui est au contraire conforme de mépriser les richesses pour se livrer à la
contemplation de la sagesse, comme l’histoire nous apprend que quelques
philosophes l’ont fait. Car saint Jérôme dit dans sa lettre à Paulin (Ep. 13) : Cratès le Thébain était
autrefois très riche ; quand il alla philosopher à Athènes, il se dépouilla de
ses immenses trésors, dans la pensée qu’il ne pouvait pas simultanément
posséder des richesses et des vertus. Il est donc beaucoup plus conforme à la
droite raison que l’homme abandonne tout ce qu’il a pour suivre le Christ
parfaitement. C’est pourquoi saint Jérôme dit dans sa lettre au moine Rusticus (Ep. 4)
: Dans votre dénuement, imitez le Christ, qui était dépourvu de tout.
Objection N°4. La perfection dernière de l’homme consiste dans la
béatitude. Or, les richesses sont utiles à la béatitude ; car il est dit (Ecclésiastique, 31, 8) : Heureux le riche qui s’est trouvé sans
tache. Et Aristote dit (Eth., liv. 1, chap.
5) que la fortune est un instrument qui contribue au bonheur. La pauvreté
volontaire n’est donc pas nécessaire à la perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°4 : Il y a deux sortes de béatitude
ou de félicité : l’une parfaite, que nous attendons dans la vie future ;
l’autre imparfaite, d’après laquelle on dit que l’on est heureux en ce monde.
La félicité de la vie présente est de deux sortes : l’une se rapporte à la vie
active, l’autre à la vie contemplative, comme on le voit dans Aristote (Eth., liv. 10, chap. 7 et 8). Les richesses
sont des moyens qui aident à la félicité de la vie active, qui consiste dans
les biens extérieurs ; parce que, comme le dit ce philosophe (Eth., liv. 1, chap. 8), nous opérons
beaucoup de choses par nos amis, par les richesses, et par la puissance civile,
comme par autant d’instruments. Elles ne contribuent pas beaucoup à la félicité
de la vie contemplative, mais elles la troublent plutôt, dans le sens que par
leur sollicitude elles empêchent le repos d’esprit qui est absolument
nécessaire à celui qui contemple. C’est ce que dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 8) : Pour agir il faut
beaucoup de choses, au lieu que celui qui se livre à la contemplation n’a besoin
d’aucun des biens extérieurs ; ces biens, qui sont nécessaires pour l’action,
deviennent un obstacle à la contemplation pure. — Quant à la béatitude future,
on est mis en rapport avec elle par la charité. Et parce que la pauvreté
volontaire est un moyen efficace de parvenir à la charité parfaite, il s’ensuit
qu’elle est très puissante pour obtenir la béatitude céleste. C’est pourquoi le
Seigneur dit (Matth., 19, 21) : Allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous
aurez un trésor dans le ciel. Les richesses que l’on possède sont par
elles-mêmes de nature à empêcher la perfection de la charité, principalement en
s’emparant de l’esprit et en le distrayant. D’où il est dit (Matth., 11, 12) que les sollicitudes du siècle et l’illusion des richesses étouffent la
parole de Dieu. Car, comme l’observe saint Grégoire (hom. 15 in Evang.), en ne permettant pas au
bon désir de pénétrer dans le cœur, elles font périr, pour ainsi dire, le
souffle vital. C’est pourquoi il est difficile de conserver la charité parmi
les richesses. Aussi le Seigneur dit (Matth., chap. 19)
que le riche entrera difficilement dans
le royaume des cieux ; ce qui doit s’entendre de celui qui possède des
richesses en acte ; car, à l’égard de celui qui met en elles ses affections, il
dit que c’est impossible, d’après l’explication de saint Chrysostome (hom. 64 in Matth.),
puisqu’il ajoute qu’il est plus facile à
un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le
royaume des cieux. C’est ce qui fait qu’on ne dit pas absolument que le
riche est heureux ; mais qu’on appelle heureux celui qui a été sans tache et qui n’a pas couru après les richesses, et
le motif qu’on en donne, c’est qu’il a fait une chose difficile. C’est pourquoi
on ajoute : Quel est celui-là ? nous
le louerons, parce qu’il a fait des choses merveilleuses durant sa vie ;
puisqu’étant placé au milieu des richesses, il ne les a pas aimées (Ce qui
démontre toute la vertu d’Abraham et des anciens patriarches, c’est qu’ils
aient vécu au milieu des richesses, sans se laisser corrompre par elles, comme
l’observe saint Thomas lui même (Opusc. de perf. vitæ spir., chap. 7). Mais il y aurait souvent de la
présomption à suivre leur exemple (Voy. art. suiv.,
Réponse N°2).).
Objection N°5. L’état épiscopal est plus parfait que l’état
religieux. Or, les évêques peuvent posséder quelque chose en propre, comme nous
l’avons vu (quest. préc., art. 6). Par conséquent les
religieux également.
Réponse à l’objection N°5 : L’état épiscopal n’a pas pour but
d’arriver à la perfection, mais la mission de l’évêque consiste plutôt à
gouverner les autres d’après la perfection qu’il possède, en s’occupant non
seulement des choses spirituelles, mais encore des choses temporelles ; ce qui
appartient à la vie active, dans laquelle il se présente beaucoup de choses que
l’on peut faire au moyen des richesses, comme nous l’avons dit (Réponse N°4).
C’est pourquoi on n’exige pas des évêques qui sont préposés au gouvernement du
troupeau du Christ qu’ils ne possèdent rien en propre, comme on l’exige des
religieux, qui s’engagent à travailler à acquérir la perfection.
Objection N°6. Faire l’aumône est l’œuvre la plus agréable à Dieu,
et, comme le dit saint Chrysostome (Hom. 9 in epist. ad Hebr.), c’est un
remède qui opère surtout pour la pénitence. Or, la pauvreté empêche de pouvoir
faire des aumônes. Il semble donc que la pauvreté n’appartienne pas à la
perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°6 : L’abandon de ses propres biens
est à l’aumône ce que l’universel est au particulier, ce que l’holocauste est
au sacrifice. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech., hom.
20) : Ceux qui viennent en aide aux pauvres en leur donnant quelque chose de ce
qu’ils possèdent offrent un sacrifice par le bien qu’ils font, parce qu’ils
immolent à Dieu une part et qu’ils se réservent l’autre ; mais ceux qui ne se
réservent rien offrent un holocauste, ce qui est plus qu’un sacrifice. C’est
aussi pour cette raison que saint Jérôme, s’élevant contre Vigilance, lui dit
(chap. 5) : Vous affirmez qu’ils font mieux ceux qui font usage de leurs biens
et qui en distribuent peu à peu les fruits aux pauvres ; ce n’est pas moi, mais
c’est le Seigneur qui leur répondra : Si
vous voulez être parfaits, etc. Puis il ajoute : Celui que vous louez est
au second et au troisième rang ; nous l’y recevons, tout en observant que l’on
doit préférer le premier au second et au troisième. C’est pourquoi, pour
repousser l’erreur de Vigilance (Lib. de
eccles. dogmat., chap. 71), on dit qu’il est bon
de répartir ses biens aux pauvres, mais qu’il est mieux de donner simultanément
tout ce que l’on a pour suivre le Seigneur, et de se faire pauvre avec le
Christ pour être exempt de toute inquiétude.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 8, chap. 15) : Il y a quelques justes qui se sont ceints
pour atteindre le sommet de la perfection, abandonnant tout ce qu’ils
possédaient extérieurement, afin de rechercher intérieurement des choses plus
élevées. Or, il appartient proprement aux religieux de se ceindre pour arriver
au sommet de la perfection, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2 préc.). Il leur convient donc d’abandonner tout ce qu’ils
ont extérieurement par la pauvreté volontaire.
Conclusion La pauvreté volontaire est nécessaire à la perfection
religieuse et à la perfection de la charité.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), l’état religieux est un exercice et une école par
laquelle on parvient à la perfection de la charité. Il est nécessaire, à cet
égard, que l’on détache totalement ses affections des choses de ce monde. Car
saint Augustin dit en s’adressant à Dieu (Conf., liv. 10, chap. 29) : Celui qui aime avec vous quelque chose
qu’il n’aime pas pour vous, vous aime moins. C’est ce qui fait dire au même
docteur (Quæst., liv. 83, q. 36) que
la charité augmente à mesure que la cupidité diminue, et qu’elle est parfaite
quand la cupidité n’existe plus. Or, par là même que l’on possède les choses de
ce monde, le cœur se prend d’amour pour elles. C’est pourquoi saint Augustin
dit encore (Ep. 31) que l’on aime
plus vivement les choses terrestres que l’on possède que celles qu’on désire.
Car pourquoi, s’écrie-t-il, ce jeune homme est-il tombé dans la tristesse,
sinon parce qu’il avait de grandes richesses ? Car c’est autre chose de ne vouloir
pas s’incorporer ce qu’on n’a pas, et autre chose de se séparer de ce qu’on
s’est déjà incorporé. On rejette les premières comme des choses extérieures, au
lieu qu’on ne se sépare des autres que comme de ses propres membres. Et saint
Chrysostome dit (Sup. Matth.,
hom. 64) qu’en amassant des richesses on alimente la
flamme de la cupidité, et que cette passion n’en est que plus ardente. — D’où
il suit que pour acquérir la perfection de la charité, le premier fondement est
la pauvreté volontaire, qui fait que l’on vit sans rien posséder en propre,
d’après ces paroles du Seigneur (Matth., 19, 21) : Si vous voulez être parfait, allez, vendez
tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, venez et suivez-moi.
Article 4 : La
continence perpétuelle est-elle requise pour la perfection religieuse ?
Objection N°1. Il semble que la
continence perpétuelle ne soit pas requise pour la perfection religieuse. Car
la perfection de la vie chrétienne a commencé par les apôtres. Or, les apôtres
ne paraissent pas avoir observé la continence, comme on le voit à l’égard de
saint Pierre qui avait une belle-mère d’après l’Evangile (Matth., chap. 8). Il semble donc que la continence perpétuelle ne soit pas
nécessaire à la perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°1 : Le Christ a
introduit non seulement la perfection de la pauvreté, mais encore celle de la
continence, en disant (Matth., 19, 12) : Il y a des eunuques qui se sont faits tels
eux- mêmes pour le royaume des deux ; puis il ajoute : Qui peut comprendre ceci, le comprenne. Et pour que personne ne
perdît l’espérance d’arriver à la perfection, il a élevé à cet état ceux qu’il
a trouvé dans les liens du mariage. Mais il ne pouvait sans injustice engager
les hommes à abandonner leurs femmes, comme il pouvait sans blesser personne
leur faire abandonner leurs richesses. C’est pourquoi il ne sépara pas de son
épouse saint Pierre qui était marié, mais il éloigna du mariage saint Jean qui
voulait s’y engager.
Objection N°2. Le premier exemple de perfection nous est donné
dans Abraham auquel le Seigneur a dit (Gen., 17, 1) : Marchez devant moi et soyez parfait. Or,
il ne faut pas que l’exemplaire dépasse le modèle. La continence perpétuelle
n’est donc pas nécessaire à la perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (De bono conjug.,
chap. 22), la chasteté du célibat est préférable à celle du mariage. Abraham
pratiquait l’une des deux, mais il les a possédées habituellement l’une et
l’autre. Car il a vécu chastement dans le mariage ; et il eût pu vivre
sans se marier dans une continence parfaite, mais alors il ne fallait pas qu’il
le fit. Cependant parce que les anciens patriarches ont été parfaits tout en
conservant leurs richesses et en vivant dans le mariage, ce qui tenait à
l’héroïsme de leur vertu, ce n’est pas une raison pour que ceux qui sont plus
faibles doivent présumer de leurs forces au point de se croire capables
d’arriver à la perfection, malgré les richesses et le mariage, comme un homme
sans armes ne doit pas avoir la présomption de marcher contre les ennemis,
parce que Samson a tué avec une mâchoire d’âne une foule de Philistins. Car ces
patriarches, s’ils avaient vécu à une époque où il eût été mieux de garder la
continence et la pauvreté, ils l’auraient fait avec la plus grande ferveur.
Objection N°3. Ce qui est requis pour la perfection religieuse se
trouve dans tous les ordres. Or, il y a des religieux qui vivent avec leurs
épouses. La perfection religieuse ne demande donc pas la continence
perpétuelle.
Réponse à l’objection N°3 : Ces institutions où l’on permet
l’usage du mariage ne sont pas, proprement et absolument parlant, des ordres
religieux ; on ne leur donne ce nom que sous un rapport (Le vœu de continence
est essentiel à la vie religieuse : à cet égard Innocent III s’exprime ainsi
(chap. Cum ad monasterium,
tit. De statu monach.) : Abdicatio proprietatis, sicut et custodia castitatis, adeò est annexa regulæ monachali, ut contra eam nec summus
pontifex possit licentiam indulgere.), parce
qu’elles ont quelque chose de ce qui appartient à l’état religieux.
Mais c’est le contraire.
L’Apôtre dit (2 Cor., 7, 1) : Purifions-nous
de tout ce qui souille le corps ou l’esprit, achevant l’œuvre de notre sanctification
dans la crainte de Dieu. Or, la pureté de la chair et de l’esprit se
conserve par la continence ; parce qu’il est dit (1 Cor., 7, 34) : La femme qui n’est pas mariée et qui est vierge
s’occupe du soin des choses du Seigneur, pour être sainte d’esprit et de corps.
La perfection religieuse demande donc la continence.
Conclusion Le vœu de continence perpétuelle est nécessaire à la
perfection religieuse, comme la pauvreté volontaire.
Il faut répondre que l’état religieux exige qu’on se dégage de ce
qui empêche l’homme de se livrer tout entier au service de Dieu. Or, l’usage du
mariage empêche l’âme de se livrer tout entière au service de Dieu, de deux
manières : 1° A cause de la violence de la délectation, dont les jouissances
fréquentes augmentent la concupiscence, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. ult.). D’où il suit que
l’usage des plaisirs sensuels empêche l’âme de tendre parfaitement vers Dieu.
Et c’est ce qu’exprime saint Augustin (Solil., liv. 1, chap.
10) : Je ne sens rien qui jette plus l’âme de l’homme hors d’elle-même, que les
caresses de la femme, et ce contact des corps, sans lequel il n’y a pas
d’épouse. 2° A. cause de la sollicitude que l’homme éprouve pour gouverner sa
femme, ses enfants et les affaires temporelles nécessaires à leur entretien.
C’est pourquoi saint Paul dit (1 Cor.,
7, 32) : Que celui qui n’est pas marié
s’occupe du soin des choses du Seigneur, mais que celui qui est marié s’occupe
du soin des choses de ce monde et des moyens de plaire à sa femme. C’est
pour ce motif que la continence perpétuelle est nécessaire à la perfection
religieuse, comme la pauvreté volontaire. Ainsi comme on a condamné Vigilance
pour avoir égalé les richesses à la pauvreté ; de même on a condamné Jovinien
pour avoir égalé le mariage à la virginité (Quand un religieux pèche sous le
rapport de la pureté, sa faute a toujours une double malice : elle attaque la
vertu de chasteté d’une part, et la vertu de religion de l’autre, ce qui en
fait un sacrilège. Ce sacrilège est mortel quand le péché d’impureté est
mortel, et il est véniel si l’autre est véniel.).
Article 5 : L’obéissance
appartient-elle à la perfection religieuse ?
Objection N°1. Il semble que
l’obéissance n’appartienne pas à la perfection religieuse. Car cette perfection
paraît embrasser les choses qui sont de surérogation, auxquelles tout le monde
n’est pas tenu. Or, tout le monde est tenu d’obéir à ses supérieurs, d’après
ces paroles de l’Apôtre (Hébr., 13, 17)
: Obéissez à ceux qui vous sont préposés
et soyez-leur soumis. Il semble donc que l’obéissance n’appartienne pas à
la perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°1 : Obéir à ses supérieurs en ce qui
est nécessaire à la vertu, ce n’est pas une chose de surérogation, mais c’est
une chose commune à tous ; au lieu que leur obéir en ce qui regarde l’exercice
de la perfection, c’est une chose qui appartient en propre aux religieux :
cette dernière obéissance est à la première ce que l’universel est au particulier.
En effet, ceux qui vivent dans le siècle, conservent quelque chose pour eux et
donnent le reste au Seigneur, et c’est sous ce rapport qu’ils sont soumis à
l’obéissance de leurs supérieurs. Quant à ceux qui vivent en religion ils se
donnent à Dieu tout entiers avec tout ce qu’ils ont, comme on le voit d’après
ce que nous avons dit (art. 3). Par conséquent leur obéissance est universelle.
Objection N°2. L’obéissance paraît appartenir en propre à ceux qui
doivent être dirigés par le sentiment d’un autre ; ce qui est le fait des
individus qui manquent de discernement. Or, l’Apôtre dit (Héb., 5, 14) : La nourriture
solide est pour les parfaits, qui par un long usage ont l’esprit exercé à
discerner le bien d’avec le mal. Il semble donc que l’obéissance n’appartienne
pas à l’état de ceux qui sont parfaits.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 1 et 2), les hommes en
s’exerçant à certains actes parviennent à former en eux des habitudes, et quand
ils les ont acquises, ils peuvent d’autant mieux produire ces mêmes actes.
Ainsi c’est par l’obéissance que ceux qui ne sont pas arrivés à la perfection y
parviennent ; et ceux qui sont déjà parfaits, sont d’autant mieux disposés à
obéir, non comme s’ils avaient besoin d’être dirigés pour acquérir la
perfection, mais parce que c’est le moyen de se conserver dans ce qui lui
appartient.
Objection N°3. Si l’obéissance était nécessaire pour la perfection
religieuse, il faudrait qu’elle convînt à tous les religieux. Or, elle ne
convient pas à tous : car il y a des religieux qui mènent une vie solitaire,
sans avoir de supérieurs à qui ils obéissent : les chefs d’ordre ne paraissent
pas tenus non plus à l’obéissance. Cette vertu ne paraît donc pas appartenir à
la perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°3 : La soumission des religieux se
considère principalement par rapport aux évêques qui sont, à leur égard ce que
ceux qui perfectionnent sont à ceux qui sont perfectionnés, comme l’observe
saint Denis quand il dit (De hier. eccles., chap. 6) : que l’ordre des moines est soumis
aux vertus parfaites des pontifes et qu’il est éclairé de leurs divines
lumières. Par conséquent ni les ermites, ni les chefs d’ordre ne sont exempts
de l’obéissance de l’évêque ; et s’ils sont tout à fait ou en partie affranchis
de la juridiction des évêques de leur diocèse, ils sont cependant obligés
d’obéir au souverain pontife, non seulement en ce qui est commun aux autres,
mais en ce qui appartient spécialement à la discipline de l’ordre.
Objection N°4. Si le vœu d’obéissance était nécessaire à l’état
religieux, il s’ensuivrait que les religieux seraient tenus d’obéir en tout à
leurs supérieurs, comme par le vœu de continence ils sont tenus de s’abstenir
de toutes les jouissances sensuelles. Or, ils ne sont pas tenus d’obéir en tout
à leurs supérieurs, comme nous l’avons vu (quest. 104, art. 5) en traitant de
la vertu d’obéissance. Le vœu d’obéissance n’est donc pas nécessaire à l’état
religieux
Réponse à l’objection N°4 : Le vœu d’obéissance qui
appartient à l’état religieux s’étend à la disposition de la vie humaine tout
entière, et sous ce rapport ce vœu a une certaine universalité, quoiqu’il ne
s’étende pas à tous les actes particuliers. Parmi ces actes les uns
n’appartiennent pas à la vie religieuse parce qu’ils ne font pas partie de ce
qui regarde l’amour de Dieu et du prochain ; comme se frotter la barbe, lever
de terre une paille et d’autres choses semblables qui ne sont l’objet ni du
vœu, ni de l’obéissance ; les autres sont contraires à la profession religieuse.
Il n’en est pas de même du vœu de continence par lequel on exclut les actes qui
sont absolument contraires à la perfection religieuse.
Objection N°5. Les choses les plus agréables à Dieu sont celles
qu’on fait pour lui librement, sans y être forcé, d’après ces paroles de saint
Paul (2 Cor., 9, 7) : Il ne faut pas agir par tristesse ou par
force. Or, ce que l’on fait par obéissance, on le fait de nécessité de
précepte. Les bonnes œuvres que l’on fait spontanément sont donc plus louables,
et par conséquent le vœu d’obéissance ne convient pas à l’état religieux par
lequel les hommes cherchent à parvenir à ce qu’il y a de mieux.
Réponse à l’objection N°5 : La nécessité de coaction produit
l’involontaire et c’est pour ce motif qu’elle exclut la raison de la louange et
du mérite ; au lieu que la nécessité qui résulte de l’obéissance n’est pas une
nécessité de coaction, elle est au contraire une nécessité de libre volonté
dans le sens que l’homme veut obéir, quoique quelquefois il ne veuille pas
faire ce qui est commandé, considéré en lui-même. C’est pourquoi, parce que
l’homme en faisant le vœu d’obéissance se soumet à la nécessité de faire des
choses qui ne lui plaisent pas en elles-mêmes et qu’il s’y soumet à cause de
Dieu, ses actions sont par là même plus agréables à Dieu, quand elles seraient
de moindre importance. Car l’homme ne peut rien donner de mieux à Dieu que de
soumettre sa volonté propre à la volonté d’un autre à cause de lui. C’est pour
ce motif qu’il est dit dans les conférences des Pères (Coll. 18, chap. 7) : Que la pire espèce de moines est celle des
sarabaïtes ; parce que s’occupant de leurs propres besoins et affranchis du
joug des anciens, ils ont la liberté de faire ce que bon leur semble. Cependant
ils passent les jours et les nuits à travailler plutôt que les cénobites.
Mais c’est le contraire. La perfection de l’état religieux
consiste surtout à imiter le Christ, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 19, 21) : Si vous voulez être parfait… suivez-moi. Or, ce que l’on remarque
principalement dans le Christ, c’est son obéissance, d’après ces paroles de
saint Paul (Phil., 2, 8) : Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort.
Il semble donc que l’obéissance appartienne à la perfection religieuse.
Conclusion L’obéissance est nécessaire à la perfection religieuse.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2 et 3), l’état
religieux est une école ou un exercice par lequel on tend à la perfection. Or,
tous ceux qui s’instruisent ou qui s’exercent pour parvenir à une fin, doivent
suivre la direction de quelqu’un qui les forme à son gré et qui les mette à
même d’atteindre cette fin, comme les disciples sont formés par leur maître.
C’est pourquoi il faut que les religieux soient soumis à l’instruction et aux
ordres de quelqu’un en ce qui regarde la vie religieuse. D’où il est dit (7,
quest. 1, chap. Hoc nequaquam)
que la vie des moines est une vie de soumission et une école. L’homme n’étant
soumis à l’instruction et au commandement d’un autre que par l’obéissance, il
s’ensuit que cette vertu est nécessaire à la perfection religieuse (L’objet du
vœu comprend ce qui se rapporte à la règle et aux constitutions qui y ont été
ajoutées. Le religieux ne devrait pas obéir à son supérieur, si celui-ci lui
prescrivait quelque chose de contraire à la règle. Son vœu ne l’oblige pas non
plus à lui obéir pour des choses indifférentes qui sont étrangères à la règle
et aux constitutions de son ordre : s’il le fait, c’est par perfection, mais il
n’y est pas tenu.).
Objection N°1. Il semble que la
perfection religieuse n’exige pas que ces trois choses, la pauvreté, la
continence et l’obéissance, soient l’objet d’un vœu. Car la règle d’après
laquelle on doit arriver à la perfection a été transmise par le Seigneur. Or,
le Seigneur donnant la forme de la perfection chrétienne dit (Matth., 19, 21) : Si
vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux
pauvres, sans faire aucune mention du vœu. Il semble donc que le vœu ne
soit pas nécessaire à la discipline religieuse.
Réponse à l’objection N°1 : D’après le Seigneur, la
perfection de la vie demande qu’on le suive, non d’une manière quelconque, mais
sans regarder jamais en arrière. Ainsi il dit (Luc, 9, 62) : Quiconque met la main à la charrue et
regarde derrière soi, n’est pas propre au royaume de Dieu. Quelques-uns des
disciples ayant reculé, quand le Seigneur demanda aux autres : Est-ce que vous voulez vous retirer ?
saint Pierre répondit au nom de tous : A
qui irions-nous, Seigneur ? D’où saint Augustin observe (De consensu Evang., liv. 2, chap. 17) que, comme saint Matthieu et
saint Mare le racontent, Pierre et André suivirent le Seigneur sans attacher
leurs barques à terre, comme s’ils avaient dû y retourner ; mais ils se
montrèrent dociles à l’ordre du maître qui leur commandait de marcher à sa
suite. L’immutabilité de la résolution que l’on a prise de se mettre à la suite
du Christ est confirmée par le vœu ; c’est pour ce motif qu’il est nécessaire à
la perfection religieuse.
Objection N°2. Le vœu consiste dans une promesse faite à Dieu.
Ainsi après avoir dit (Ecclés., 5, 3)
: Si vous avez fait un vœu à Dieu,
acquittez-vous sans retard, le Sage ajoute : Car une promesse insensée et infidèle lui déplaît. Or, du moment
que l’on donne la chose, il n’est plus nécessaire de la promettre. Il suffit
donc pour la perfection religieuse que l’on observe la pauvreté, la continence
et l’obéissance sans faire de vœu.
Réponse à l’objection N°2 : La perfection religieuse demande,
comme le dit saint Grégoire (loc. sup.
cit.), que l’on donne à Dieu tout ce qu’on lui voue. Or, l’homme ne peut
pas donner en acte à Dieu sa vie tout entière, parce qu’elle n’existe pas tout
entière simultanément, mais qu’elle se passe successivement. On ne peut donc
offrir à Dieu sa vie tout entière qu’autant qu’on s’engage par un vœu.
Objection N°3. Saint Augustin dit à Pollentius
(De adulter. conjugiis, liv. 1, chap. 14) : Ce qu’il y a de plus
agréable dans nos devoirs, c’est que nous faisons par amour ce qu’il nous
serait permis de ne pas faire. Or, il est permis de ne pas faire ce que l’on
fait sans vœu, et il n’en est pas de même de ce que l’on fait avec vœu. Il
paraît donc plus agréable à Dieu que l’on observe la pauvreté, la continence et
l’obéissance sans en avoir fait vœu. Par conséquent le vœu n’est pas nécessaire
à la perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°3 : Parmi les autres choses qu’il
nous est permis de ne pas donner, il faut compter notre liberté propre qui est
plus précieuse pour nous que tous les autres biens. Ainsi quand on s’enlève
spontanément, par un vœu, la liberté de s’abstenir de ce qui appartient au
service de Dieu, on fait l’acte qui lui est le plus agréable. C’est pour cela
que saint Augustin dit (Ep. 127) : Ne
vous repentez pas d’avoir fait un vœu ; mais réjouissez-vous plutôt de n’avoir
plus cette liberté que vous ne pouviez conserver qu’à votre détriment. Heureuse
nécessité qui vous contraint à ce qu’il y a de mieux.
Mais c’est le contraire. Sous la loi ancienne les Nazaréens
étaient sanctifiés par le vœu, d’après ces paroles (Nom., 6, 2) : Si un homme ou
une femme ont fait vœu pour se sanctifier, et qu’ils aient voulu se consacrer
au Seigneur, etc. Or, ils étaient la figure de ceux qui arrivent au sommet
de la perfection, d’après la glose de saint Grégoire (Mor., liv. 2, chap. 26). Par conséquent le vœu est nécessaire à
l’état de perfection.
Conclusion Il est nécessaire que tous ceux qui font profession de
la perfection religieuse s’obligent par un vœu à l’obéissance, à la continence
et à la pauvreté perpétuelle.
Il faut répondre qu’il appartient aux religieux d’être dans l’état
de perfection, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 174, art.
5). Or, l’état de perfection demande qu’on s’oblige à ce qui est de perfection,
et c’est ce que l’on fait à l’égard de Dieu au moyen du vœu. D’après ce que
nous avons vu précédemment (art. 3 à 5), il est évident que la pauvreté, la
continence et l’obéissance appartiennent à la perfection de la vie chrétienne.
C’est pourquoi l’état religieux demande qu’on s’oblige à ces trois choses par
un vœu (D’ailleurs il a été démontré que ce que l’on fait d’après un vœu est
meilleur ou plus parfait que les actes qu’on produit sans cela (Voy. quest. 184). C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Sup. Ezech., hom. 20) : Quand on a voué au Dieu tout- puissant toutes
ses possessions, toute sa vie, tous ses sentiments, c’est un holocauste ; puis
il ajoute que c’est ce que font ceux qui abandonnent le siècle.
Article 7 : Peut-on
dire avec raison que la perfection religieuse consiste dans ces trois vœux ?
Objection N°1. Il semble que
l’on ait tort de dire que la perfection religieuse consiste dans ces trois vœux.
Car la perfection de la vie consiste plutôt dans les actes intérieurs que dans
les actes extérieurs, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 14, 17) : Le royaume de
Dieu ne consiste point dans le boire et dans le manger, mais dans la justice,
la paix et la joie que donne l’Esprit-Saint. Or, par le vœu de religion on
s’oblige à ce qui est de perfection. Les vœux qui ont pour objet les actes
intérieurs, comme la contemplation, l’amour de Dieu et du prochain, et le
reste, devraient donc plutôt appartenir à la religion que les vœux de pauvreté,
de continence et d’obéissance qui se rapportent aux actes extérieurs.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons
dit (art. 1), le vœu de religion a pour fin la perfection de la charité, à
laquelle appartiennent tous les actes intérieurs des vertus, dont la charité
est la mère, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 13, 4) : La charité
est patiente, bienfaisante, etc. C’est pourquoi les actes intérieurs des
vertus (comme l’humilité, la patience et le reste) ne tombent pas sous le vœu
de religion, qui se rapporte à eux comme à sa fin.
Objection N°2. Ces trois choses tombent sous le vœu de religion,
en ce sens qu’elles se rapportent au moyen de tendre à la perfection. Or, il y
a beaucoup d’autres choses dans lesquelles les religieux s’exercent, comme
l’abstinence, les veilles et les autres mortifications de cette nature. Il
semble donc que ce soit à tort que l’on dise que ces trois vœux appartiennent
essentiellement à l’état de perfection.
Réponse à l’objection N°2 : Dans les ordres religieux toutes
les autres observances se rapportent à ces trois vœux principaux. En effet, si
dans les ordres religieux on a établi des moyens de se procurer la nourriture,
comme le travail, la mendicité, ceci se rapporte à la pauvreté, et c’est pour
conserver cette vertu que les religieux se procurent de cette manière de quoi
vivre. Les autres choses par lesquelles on se macère le corps, comme les
veilles, les jeûnes et toutes les autres mortifications semblables, ont
directement pour but l’observation du vœu de continence. Si dans les ordres
religieux on a établi quelque chose relativement aux actes humains par lesquels
on se propose ce qui est la fin de religion, c’est-à-dire l’amour de Dieu et du
prochain (comme la lecture, la prière, la visite des malades, ou d’autres
bonnes œuvres semblables), toutes ces prescriptions sont comprises sous le vœu
d’obéissance, qui appartient à la volonté et d’après lequel elle rapporte ses
actes à une fin d’après la manière dont un autre en dispose. Quant à la
détermination de l’habit, elle appartient à ces trois vœux, comme signe de
l’obligation contractée. C’est pourquoi on donne et l’on bénit l’habit
religieux en même temps que l’on fait profession.
Objection N°3. Par le vœu d’obéissance on s’engage à faire,
d’après l’ordre du supérieur, tout ce qui appartient à l’exercice de la
perfection. Ce vœu suffit donc sans les deux autres.
Réponse à l’objection N°3 : Par l’obéissance on offre à Dieu
sa volonté. Quoique toutes les choses humaines soient soumises à cette faculté,
cependant il y en a qui ne sont soumises qu’à elle d’une manière spéciale,
comme les actions humaines ; car les passions appartiennent aussi à l’appétit
sensitif (Elles se rapportent immédiatement à l’appétit sensitif, et
médiatement à la volonté.). C’est pourquoi, pour comprimer les passions des
délectations charnelles et des désirs extérieurs qui sont un obstacle à la
perfection, le vœu de continence et de pauvreté sont nécessaires ; et pour
disposer ses actions propres comme l’état de perfection l’exige, il faut le vœu
d’obéissance.
Objection N°4. Les biens extérieurs comprennent non seulement les
richesses, mais encore les honneurs. Si donc par le vœu de pauvreté les
religieux renoncent aux richesses de la terre, il faut que par un autre vœu ils
méprisent aussi les honneurs de ce monde.
Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit Aristote (Eth., liv. 4, chap. 3), on ne doit
proprement et véritablement honorer que la vertu. Mais parce que les biens
extérieurs sont des instruments qui servent à produire certains actes de
vertus, leur excellence est cause conséquemment qu’ils reçoivent des honneurs,
surtout de la part du vulgaire, qui n’est frappé que de ce qui brille au
dehors. Les religieux, qui tendent à la perfection, ne peuvent donc renoncer à
l’honneur (Ainsi les religieux renoncent à tous les honneurs du monde, mais ils
ne renoncent pas au sacerdoce, à l’enseignement et à tontes les charges de
cette nature qui ont pour objet le bien des âmes, quoiqu’il en résulte de
l’honneur pour ceux qui les remplissent (Voy., Opusc. contrà impugnantes religionem, chap.
2).) que l’on rend à Dieu et aux saints à cause de leur vertu, comme le dit le
Psalmiste (Ps. 138, 17) : Que vos amis, ô mon Dieu ! me sont chers et
précieux ! Mais ils renoncent à l’honneur qu’ils pourraient espérer des
choses extérieures, par là même qu’ils abandonnent la vie du siècle. Par
conséquent il n’est pas nécessaire qu’ils fassent à ce sujet un vœu spécial.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Extra. de statu monach., cap. Cum ad monasterium)
que la conservation de la chasteté et le renoncement à ce que l’on possède sont
annexés à la règle monastique.
Conclusion L’état religieux, selon qu’il est un holocauste par
lequel on s’offre et l’on s’immole, pour ainsi dire, à Dieu tout entier,
comprend dans son intégralité les trois vœux d’obéissance, de continence et de
pauvreté, et la perfection religieuse consiste dans ces vœux.
Il faut répondre que l’état religieux peut se considérer de trois
manières : 1° comme un exercice par lequel on tend à la perfection de la
charité ; 2° comme un moyen de délivrer l’esprit humain de toutes les
sollicitudes extérieures, suivant ce mot de l’Apôtre (1 Cor., 7, 32) : Je veux que
vous soyez sans inquiétude ; 3° comme un holocauste par lequel on s’offre à
Dieu tout entier, avec tout ce que l’on possède. D’après cela, l’état religieux
est complet par ces trois vœux. En effet, 1° à l’égard de l’exercice de la
perfection, il faut qu’on éloigne de soi ce qui pourrait empêcher de tendre de
toutes ses affections vers Dieu, en qui consiste la perfection de la charité.
Or, il y a trois choses qui nous en empêchent : d’abord le désir des biens
extérieurs, qui est détruit par le vœu de pauvreté ; ensuite la concupiscence
des délectations sensibles, parmi lesquelles les joies charnelles occupent le
premier rang ; on la comprime par le vœu de continence ; enfin le dérèglement
de la volonté humaine, qui est arrêté par le vœu d’obéissance (Ce sont ces
trois obstacles que saint Jean a désignés par ces paroles (1 Jean, 2, 16) : Tout ce qui
est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et
orgueil de la vie.). — De même l’inquiétude qui résulte des sollicitudes de
la vie présente, provient principalement de trois causes : 1° De la
dispensation des biens extérieurs. Cette sollicitude est détruite par le vœu de
pauvreté. 2° Du gouvernement de la femme et des enfants ; on en est délivré par
le vœu de continence. 3° De la disposition de ses propres actions ; on en est
déchargé par le vœu d’obéissance qui fait que l’on se met à la disposition d’un
autre. — Egalement il y a holocauste quand on offre à Dieu tout ce qu’on a,
comme le dit saint Grégoire (Sup. Ezech., hom. 20). Or, l’homme
possède trois sortes de biens d’après Aristote (Eth., liv. 1, chap. 8) : 1° les biens extérieurs que l’on offre à Dieu
totalement par le vœu de la pauvreté volontaire ; 2° le bien de son propre
corps que l’on offre à Dieu principalement par le vœu de continence, en
renonçant aux délectations corporelles les plus vives ; 3° le bien de l’âme que
l’on offre à Dieu totalement par l’obéissance, en lui faisant le sacrifice de
sa volonté propre, qui est la faculté par laquelle l’homme se sert de toutes
les puissances et de toutes les habitudes de l’âme. C’est donc avec raison
qu’on fait consister l’intégralité de l’état religieux dans ces trois vœux.
Article 8 : Le
vœu d’obéissance est-il le plus excellent des trois vœux de religion ?
Objection N°1. Il semble que le
vœu d’obéissance ne soit pas le premier des trois vœux de religion. Car la
perfection de la vie religieuse a commencé avec le Christ. Or, le Christ a
spécialement conseillé la pauvreté, mais on ne voit pas qu’il ait conseillé
l’obéissance. Le vœu de pauvreté l’emporte donc sur le vœu d’obéissance.
Réponse à l’objection N°1 : Le conseil de l’obéissance est
compris dans la parole que dit le Seigneur pour engager à le suivre ; car celui
qui obéit suit la volonté d’un autre. C’est pourquoi le vœu d’obéissance
appartient plus à la perfection que le vœu de pauvreté, parce que, comme le dit
saint Jérôme (Sup. Matth.,
chap. 19, super illud Ecce nos reliquimus, etc.), saint Pierre a ajouté ce qui est de
perfection, en disant : Nous vous avons
suivi.
Objection N°2. L’Ecriture dit (Ecclésiastique, 26, 20) : Tout le prix de l’or n’est rien
comparativement à une âme vraiment chaste. Or, le vœu qui a pour objet la
chose la plus noble est le plus éminent. Le vœu de continence l’emporte donc
sur le vœu d’obéissance.
Réponse à l’objection N°2 : Ce passage ne signifie pas que la
continence vaille mieux que tous les autres actes de vertu, mais qu’elle est
préférable à la chasteté conjugale, ou aux richesses extérieures, comme l’or et
l’argent qui se mesurent au poids. Ou bien, par la continence on entend la
vertu qui fait que l’on s’abstient universellement de tout mal, comme nous l’avons
dit (quest. 155, art. 4, Réponse N°1).
Objection N°3. Plus un vœu est important et moins il paraît facile
d’en dispenser. Or, les vœux de pauvreté et de continence sont tellement
annexés à la règle monastique, que le souverain pontife lui-même ne peut en
dispenser, comme le dit une Décrétale sur l’état des moines (chap. Cum. ad monasterium)
; cependant il peut exempter un religieux d’obéir à son supérieur. Il semble
donc que le vœu d’obéissance soit moins grave que le vœu de pauvreté et de
continence.
Réponse à l’objection N°3 : Le pape ne peut pas dispenser un
religieux de son vœu d’obéissance, de manière qu’il ne soit tenu d’obéir à
personne en ce qui regarde la perfection. Il ne peut pas, en effet,
l’affranchir de l’obéissance qu’il lui doit. Cependant il peut le soustraire à
la juridiction d’un prélat inférieur, ce qui ne le dispense pas de son vœu
d’obéissance.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor., liv. 35, chap. 10) : L’obéissance est avec raison préférée
aux victimes, parce que par les victimes on immole la chair d’un autre, au lieu
que par l’obéissance on immole sa volonté propre. Or, les vœux de religion sont
des holocaustes, comme nous l’avons dit (art. 1 et art. 3, Réponse N°9). Le vœu
d’obéissance est donc le premier de tous les vœux de religion.
Conclusion Parmi tous les vœux de religion, le plus grand est le vœu
d’obéissance, par lequel l’homme offre à Dieu sa volonté tout entière, qui
l’emporte de beaucoup sur tous les biens du corps et de la fortune.
Il faut répondre que le vœu d’obéissance est le premier des trois vœux
de religion, et cela pour trois raisons : 1° Parce que par le vœu d’obéissance
l’homme offre à Dieu ce qu’il a de plus grand, c’est-à-dire sa propre volonté,
qui l’emporte sur son corps, qu’il offre à Dieu par la continence et qui vaut
mieux aussi que les choses extérieures dont il fait le sacrifice par le vœu de
pauvreté. Ainsi ce que l’on fait par obéissance est plus agréable à Dieu que ce
que l’on fait par sa volonté propre, d’après ces paroles que saint Jérôme
adresse au moine Rusticus (Jean XXII a ainsi
déterminé le rapport des trois vertus essentielles à la vie religieuse (Extravenerunt. Quorumdam, De verborum
significationibus) : Magna est paupertas, sed major continentia, maxima autem obedientia.)
: La prière a pour but de vous apprendre à ne pas suivre votre volonté propre.
Puis il ajoute : Ne faites pas votre volonté ; mangez ce qu’on vous ordonne,
possédez ce que vous aurez reçu, et mettez les vêtements qu’on vous donne.
Ainsi le jeûne n’est pas agréable à Dieu quand on le pratique d’après sa
volonté propre, suivant ce mot du prophète (Is., 58, 3) : Votre volonté propre se trouve au jour de votre jeûne. 2° Parce que
le vœu d’obéissance comprend sous lui tous les autres vœux (Pour ce motif, il y
a des ordres où l’on promet seulement l’obéissance d’une manière explicite.
C’est ce qui a lieu particulièrement dans l’ordre des frères prêcheurs.),
tandis que la réciproque n’est pas vraie. Car, quoique le religieux soit tenu
par un vœu d’observer la continence et la pauvreté, cependant ces choses sont
l’objet de l’obéissance, qui embrasse une multitude d’autres devoirs
indépendamment de l’observation de la continence et de la pauvreté. 3° Parce
que le vœu d’obéissance s’étend proprement aux actes qui se rapprochent le plus
de la fin que la vie religieuse se propose. Et plus une chose se rapproche de
la fin, meilleure elle est. De là il suit que le vœu d’obéissance est le vœu le
plus essentiel de religion. Car si l’on observe par vœu la pauvreté volontaire
et la continence, sans avoir fait le vœu d’obéissance, on n’appartient pas pour
cela à l’état religieux, qui est préféré à la virginité observée d’après un vœu
; puisque saint Augustin dit (Lib. de virg., chap. 46) : Je pense qu’il n’y a personne qui
ose préférer la virginité à la vie monastique.
Objection N°1. Il semble qu’un
religieux pèche toujours mortellement en transgressant ce qui appartient à sa
règle. Car, agir contre son vœu, c’est une faute damnable, comme on le voit par
ces paroles de saint Paul (1 Tim., 5,
2) : Les veuves qui veulent se remarier
sont condamnées pour avoir manqué à leurs premiers engagements. Or, les
religieux sont astreints à leur règle par le vœu de leur profession. Ils
pèchent donc mortellement en transgressant ce que la règle renferme.
Réponse à l’objection N°1 : Celui qui fait
profession d’une règle ne fait pas vœu d’observer tout ce que la règle contient
; mais il fait vœu d’embrasser la vie régulière, qui consiste essentiellement
dans les trois choses dont nous avons parlé. Aussi, dans certains ordres, par
prudence on ne fait pas profession de la règle (Les frères mineurs font vœu
d’observer la règle ; cependant toutes leurs transgressions ne sont pas
mortelles ; elles peuvent être vénielles ou sans péché, suivant la nature des
prescriptions qu’ils violent.), mais on fait profession de vivre conformément à
elle, c’est-à-dire de tendre à conformer ses mœurs à ce qu’elle prescrit, comme
on cherche à imiter un type qu’on a choisi pour modèle ; et c’est ce qui est
détruit par le mépris. Dans d’autres ordres, on professe avec plus de prudence
encore d’obéir selon la règle (C’est ce qui se fait dans l’ordre des frères prêcheurs.), de telle sorte qu’il
n’y a de contraire à la profession que ce qui est contraire au précepte de la
règle ; la transgression ou l’omission des autres choses n’oblige que sous peine
de péché véniel. Car, comme nous l’avons vu (art. 7, Réponse N°2), ces autres
choses sont des dispositions à l’exécution des vœux principaux. Or, le péché
véniel est une disposition au péché mortel, comme nous l’avons dit (1a
2æ, quest. 88, art. 3), parce qu’il est un obstacle à ce qui nous
dispose à observer les principaux préceptes de la loi du Christ, qui sont les
préceptes de la charité. Cependant, dans l’ordre des frères prêcheurs, cette
transgression ou cette omission n’est dans son genre ni une faute mortelle, ni
une faute vénielle ; mais elle oblige seulement à supporter la peine fixée,
parce que c’est de cette manière qu’on est tenu à observer ces pratiques (Les
statuts qu’on peut enfreindre sans péché ne sont considérés que comme des
avertissements et des conseils.). Toutefois on pourrait, à cet égard, pécher
véniellement ou mortellement par négligence, ou par passion, ou par mépris.
Objection N°2. La règle est imposée au religieux comme une loi.
Or, celui qui transgresse un précepte de la loi pèche mortellement. Il semble
donc que le moine pèche de la sorte quand il transgresse un point de sa règle.
Réponse à l’objection N°2 : Tout ce qui est renfermé dans la
loi n’est pas donné sous forme de précepte ; mais il y a des choses qui sont
prescrites sous la forme d’un ordre ou d’un décret qui oblige sous une peine
déterminée. Ainsi, comme dans la loi civile, la transgression d’un article
établi ne rend pas toujours digne de la peine de mort ; de même, dans la
législation ecclésiastique, toutes les ordonnances ou tous les statuts publics
n’obligent pas sous peine de péché mortel ; il en est de même de toutes les
prescriptions d’une règle.
Objection N°3. Le mépris rend le péché mortel. Or, celui qui fait
souvent une chose qu’il ne doit pas faire, paraît pécher par mépris. Il semble
donc que si un religieux transgresse souvent les points de sa règle, il pèche
mortellement.
Réponse à l’objection N°3 : On pèche par mépris quand la
volonté refuse de se soumettre à un précepte de la loi ou de la règle, et qu’on
en vient par là même à agir contre la loi ou la règle. Au contraire, quand,
pour une cause particulière, telle que la concupiscence ou la colère, on est
amené à faire quelque chose contrairement aux prescriptions de la loi ou de la
règle, on ne pèche pas par mépris, mais pour un autre motif, quoiqu’il arrive
souvent de retomber dans le même péché d’après la même cause ou d’après une
autre. C’est ce qui fait dire à saint Augustin dans son livre (De naturâ et gratiâ, chap. 29), que tous les péchés ne résultent pas
du mépris de l’orgueil. Cependant les rechutes fréquentes mènent par voie de
disposition au mépris, d’après ces paroles de l’Ecriture (Prov., 18, 3) : Quand l’impie
est arrivé au fond de l’abîme du péché, il méprise.
Mais c’est le contraire. L’état religieux est plus sûr que l’état
séculier. C’est pourquoi saint Grégoire (in princ. Moral. in Epist. ad Leand. Epist.
sup. exposit., liv. Job, chap. 1) compare la vie du siècle à une mer agitée et la vie
du cloître à un port tranquille. Or, si toute transgression d’un point renfermé
dans la règle obligeait le religieux sous peine de péché mortel, l’état
religieux serait le plus dangereux, à cause de la multitude des observances.
Toute transgression de ce qui est compris dans la règle n’est donc pas un péché
mortel.
Conclusion Un religieux en transgressant ce que la règle renferme
en dehors de tout précepte général et de la nécessité que le triple vœu impose,
ne commet aucune faute mortelle, s’il agit ainsi sans mépris.
Il faut répondre qu’une chose est comprise dans la règle de deux
manières, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 7, Réponse N°1
et 2) : 1° comme sa fin, telles sont les choses qui appartiennent aux actes des
vertus. Leur transgression, relativement à ce qui est de précepte en général,
oblige sous peine de péché mortel ; mais relativement à ce qui dépasse
communément ce qui est de nécessité de précepte, la règle n’oblige pas sous
peine de péché mortel, à moins qu’on agisse par mépris. Car, comme nous l’avons
vu (art. 2), un religieux n’est pas tenu d’être parfait, mais il doit tendre à
la perfection ; et le mépris de la perfection est contraire à cette
disposition. 2° Une chose peut être contenue dans la règle comme appartenant à
un exercice extérieur ; telles sont, par exemple, toutes les observances
extérieures. Parmi ces observances, il y en a auxquelles le religieux est tenu
d’après le vœu de sa profession. Ce vœu a rapport principalement aux trois
choses dont nous avons parlé : la pauvreté, la continence et l’obéissance ;
toutes les autres se rapportent à celles-là. C’est pourquoi la transgression de
ces trois choses oblige sous peine de péché mortel ; mais la transgression des
autres n’oblige pas de même, à moins qu’on ne les transgresse par mépris pour
la règle, parce que ceci est directement contraire à la profession par laquelle
on fait vœu d’observer la vie régulière. Il pourrait y avoir péché mortel par
suite du commandement proféré de vive voix par le supérieur (L’ordre donné par
le supérieur oblige sous peine de péché mortel quand il le déclare
expressément, quand il dit : Je vous
commande au nom de la sainte vertu d’obéissance, ou qu’il emploie toute
autre formule du même genre. Mais le mot nous
ordonnons (præcipimus)
ne se prend pas toujours pour un précepte.
C’est souvent un avertissement, un statut ; chaque religieux doit consulter à
cet égard l’esprit de son ordre.) ou exprimé dans la règle, parce que ce serait
agir contre le vœu d’obéissance.
Objection N°1. Il semble qu’un
religieux ne pèche pas plus grièvement qu’un séculier en faisant un péché du
même genre. Car il est dit (2 Paralip., 30, 18) : Le Seigneur
est bon ; il fera miséricorde à tous ceux qui cherchent de tout leur cœur le
Seigneur, le Dieu de leurs pères ; et il ne leur imputera point ce défaut de
sanctification. Or, les religieux
paraissent suivre le Seigneur, le Dieu de leurs pères, de tout leur cœur,
plutôt que les séculiers qui se donnent à Dieu en partie avec une partie de
leurs biens, et qui se réservent le reste, comme le dit saint Grégoire (Sup.
Ezech., hom. 20). Il
semble donc que, s’ils s’écartent en quelque point de leur sanctification,
cette faute leur soit moins imputable.
Réponse à l’objection N°1 : Ce passage s’entend des péchés
que l’on fait par faiblesse ou par ignorance, mais non de ceux que l’on fait
par mépris.
Objection N°2. Quand un homme fait de bonnes actions, Dieu se
fâche moins contre ses fautes. Car il est dit (2 Paral., 19, 2) : Vous donnez des secours à un impie, et vous faites alliance avec ceux
qui haïssent le Seigneur ; vous vous étiez rendu digne pour ce sujet de la
colère de Dieu, mais il s’est trouvé de bonnes œuvres en vous. Or, les
religieux font plus de bonnes œuvres que les séculiers. Par conséquent, s’ils
font des péchés, Dieu s’irrite moins contre eux.
Réponse à l’objection N°2 : Josaphat à qui ces paroles sont
adressées n’a pas péché par malice, mais par faiblesse de cœur.
Objection N°3. La vie présente ne se passe pas sans péché, d’après
ce mot de saint Jacques (3, 2) : Nous
faisons tous beaucoup de fautes. Si donc les péchés des religieux étaient
plus graves que les péchés des séculiers, il s’ensuivrait qu’ils seraient dans
une condition pire que ces derniers, et que par conséquent il ne serait pas
raisonnable de conseiller d’entrer en religion.
Réponse à l’objection N°3 : Les justes ne pèchent pas
facilement par mépris, mais ils tombent quelquefois par ignorance ou par
faiblesse dans certaines fautes dont ils se relèvent aisément. S’ils
parviennent à pécher par mépris, ils deviennent très mauvais et absolument
incorrigibles, suivant ces paroles du prophète (Jérem.,
2, 20) : Vous avez brisé votre joug, vous
avez rompu vos liens et vous avez dit : Je ne vous servirai point : aussi vous
vous êtes prostituée, comme une femme publique sur toutes les collines élevées
et sous tous les arbres couverts de feuillage. C’est pour ce motif que
saint Augustin disait à son peuple d’Hippone (Ep. 78) : Depuis que j’ai commencé à servir Dieu, j’ai
difficilement trouvé des hommes plus parfaits que ceux qui ont bien vécu dans
les monastères, comme je n’en ai pas trouvé de pires que ceux qui s’y sont mal
conduits.
Mais c’est le contraire. Plus le mal est grand et plus on doit se
plaindre. Or, il semble qu’on doive se plaindre surtout des péchés de ceux qui
sont dans un état de sainteté et de perfection. En effet, le prophète dit (Jérem., 23, 9) : Mon cœur
s’est brisé en moi-même ; puis il ajoute : Car le prophète et le prêtre se sont souillés, et j’ai trouvé dans ma
maison le mal qu’ils ont fait. Les religieux et ceux qui sont dans un état
de perfection pèchent donc plus grièvement, toutes choses égales d’ailleurs.
Conclusion Le religieux qui pèche par mépris ou contrairement à
ses vœux, ou en devenant pour un autre un scandale, pèche plus grièvement qu’un
séculier ; il en est autrement s’il pèche seulement par faiblesse ou par
ignorance.
Il faut répondre
qu’un péché commis par des religieux peut être plus grave qu’un péché de même
espèce, commis par des séculiers, et cela de trois manières : 1° S’il est
contraire au vœu de religion, par exemple si un religieux fait une fornication
ou un vol ; parce que par la fornication il agit contre le vœu de
continence, et par le vol contre le vœu de pauvreté ; il ne transgresse pas
seulement le précepte de la loi divine (Indépendamment de l’impureté ou de
l’injustice, il y a dans ce cas la malice du sacrilège.). 2° S’il pèche par
mépris : parce qu’il paraît alors plus ingrat (L’abus des grâces est plus
grand, et c’est le cas d’appliquer ces paroles de l’Apôtre (Héb., 6, 7-8) : Car une terre
abreuvée par la pluie qui vient souvent sur elle, et qui produit une herbe
utile à ceux qui la cultivent, reçoit la bénédiction de Dieu. Mais si elle
produit des épines et des chardons, elle est réprouvée, et bien près d’être
maudite.) à l’égard des bienfaits de Dieu qui l’ont élevé à l’état de
perfection. C’est ainsi que selon la remarque de l’Apôtre (Héb., chap. 10) le fidèle mérite
de plus graves supplices par là même qu’en péchant il foule aux pieds avec
mépris le Fils de Dieu. Aussi le Seigneur se plaint-il en disant (Jérem., 11, 15) : Comment
se fait-il que mon bien-aimé a commis dans ma maison une foule de crimes ? 3°
Le péché d’un religieux peut être plus grave en raison du scandale ; parce
qu’il y en a beaucoup qui observent sa conduite. D’où le prophète dit (Jérem., 23, 14) : J’ai
vu dans les prophètes de Jérusalem des choses horribles ; ils commettent l’adultère
et marchent dans la voie du mensonge ; ils ont fortifié les mains des méchants,
pour empêcher les hommes de renoncer à leur dépravation. — Cependant si un
religieux fait non par mépris, mais par faiblesse ou par ignorance, un péché
qui ne soit pas contraire au vœu de sa profession, qu’il le commette sans
scandale, par exemple dans le secret, il pèche plus légèrement qu’un séculier
qui ferait une faute du même genre. En effet si son péché est léger, il est pour
ainsi dire absorbé par la multitude de ses bonnes œuvres, et s’il est mortel il
s’en relève plus facilement. 1° A cause de son intention qu’il tient dirigée
vers Dieu, et qui, quoiqu’elle soit interrompue pour le moment, revient
facilement à ce qu’elle était auparavant. Ainsi sur ces paroles du Psalmiste (Ps. 36, 24) : Lorsqu’il tombera, il ne se brisera pas, Origène dit (Hom. 4) : Si l’impie pèche, il ne se repent pas et ne sait
pas corriger son péché, au lieu que le juste sait l’amender et le corriger. Par
exemple Pierre qui avait dit : Je ne
connais pas cet homme, sait pleurer amèrement sa faute aussitôt que le
Seigneur abaisse sur lui ses regards, et David qui avait vu Bethsabée du toit
de son palais et qui l’avait désirée, sait dire : J’ai péché et j’ai fait le mal contre vous. 2° Il est aussi aidé
par ses compagnons à se relever, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiaste, 4, 10) : Si l’un vient à tomber, il sera soutenu par
un autre. Malheur à celui qui est seul, parce que s’il tombe il n’a personne
pour le relever.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com