Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique

2a 2ae = Secunda Secundae = 2ème partie de la 2ème Partie

Question 187 : Des choses qui conviennent aux religieux

 

            Nous devons nous occuper maintenant des choses qui conviennent aux religieux. — A cet égard six questions se présentent : 1° Leur est-il permis d’enseigner, de prêcher ou de remplir d’autres fonctions semblables ? (Cette question se trouve traitée dans l’opuscule que saint Thomas a composé Contrà impugnantes Dei cultum et religionem. Cette polémique fut soulevée par Guillaume de Saint-Amour, qui prétendait qu’il n’était permis aux religieux ni d’enseigner, ni de prêcher, ni d’administrer les sacrements, mais qu’ils devaient vivre du travail de leurs mains. Ce sentiment de Guillaume de Saint-Amour fut condamné par Alexandre IV.) — 2° Leur est-il permis de se mêler des affaires séculières ? — 3° Sont-ils tenus au travail des mains ? (Le travail des mains a été attaqué par les enthousiastes, qui prétendaient qu’il n’était pas permis de s’y livrer. Saint Augustin a écrit contre eux son livre De opere monachorum, et ils ont été condamnés au concile de Carthage. Au contraire Guillaume de Saint-Amour a soutenu que le travail des mains était obligatoire. Saint Thomas rapporte tous ces arguments et les réfute (Contrà impugnantes religionem, chap. 4).) — 4° Leur est-il permis de vivre d’aumônes ? (Saint Thomas expose tous les arguments de Guillaume de Saint-Amour sur cette question et les réfute (Contra impugnantes relig., chap. 7). Wiclef a renouvelé cette erreur qui a été condamnée par le concile de Constance.) — 5° Leur est-il permis de mendier ? (Les ordres mendiants ont été attaqués par les pauvres de Lyon, les vaudois, Guillaume de Saint-Amour, Wiclef et Luther ; mais ils ont été autorisés par l’Eglise, qui a condamné leurs adversaires.) — 6° Leur est-il permis de porter des vêtements plus vils que les autres ? (Voyez sur cette question ce que nous avons dit plus haut sur la modestie dans les habits quest. 169)

 

Article 1 : Est-il permis aux religieux d’enseigner, de prêcher et de remplir d’autres fonctions semblables ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis aux religieux d’enseigner, do prêcher et de remplir d’autres fonctions semblables. Car il est dit (7, quest. 1, chap. Hoc nequaquam) dans un des canons du concile de Constantinople : La vie des moines est une vie de soumission et de discipline ; il ne leur appartient pas d’enseigner, de présider ou de faire paître les autres. Saint Jérôme dit aussi à Riparius et à Didier (Lib. cont. Vigil., chap. 1) : La fonction du moine n’est pas d’enseigner, mais de gémir. Le pape saint Léon dit également (Epist. ad Theodoret. 120) (habet. 16, quest. 1, chap Ad jicimus) : que personne autre que les prêtres n’ose prêcher, qu’il soit moine ou laïque, et de quelque degré de science qu’il se glorifie. Or, il n’est pas permis d’aller au delà de ses fonctions propres et de transgresser les règles de l’Eglise. Il semble donc qu’il ne soit pas permis aux religieux d’enseigner, de prêcher et de remplir d’autres fonctions semblables.

Réponse à l’objection N°1 : D’après ces paroles on voit que les moines, considérés comme tels, n’ont pas le pouvoir de remplir ces fonctions ; mais de ce qu’ils sont moines il n’y a rien en eux qui soit contraire à l’exécution de ces actes.

 

Objection N°2. Dans le canon du concile de Nicée (qui se trouve 16, quest. 1, chap. Placuit), il est dit : Nous ordonnons à tous d’une manière ferme et inviolable que les moines ne donnent de pénitence à personne, sinon entre eux comme il est juste ; qu’ils n’ensevelissent pas les morts, sinon le moine qui a vécu avec eux dans le même monastère, ou celui de leurs frères qui par hasard serait venu mourir dans leur couvent. Or, comme ces choses appartiennent aux fonctions des clercs, de même c’est aussi à eux à prêcher et à enseigner. Par conséquent, puisque le caractère du moine est autre que celui du prêtre, comme le dit saint Jérôme à Héliodore (Epist. 1), il semble qu’il ne soit pas permis aux religieux de prêcher, d’enseigner et de remplir d’autres fonctions.

Réponse à l’objection N°2 : Ce canon du concile de Nicée ordonne aux moines de ne pas s’arroger, comme tels, le pouvoir de remplir ces fonctions, mais il ne défend pas qu’on les leur confie.

 

Objection N°3. Saint Grégoire dit (in Registr., liv. 4, epist. 1) : Personne ne peut remplir les fonctions ecclésiastiques et observer complètement la règle monastique, et c’est ce que le droit répète (16, quest. 1, chap. 2). Or, les moines sont tenus d’observer parfaitement leur règle. Il semble donc qu’ils ne puissent pas remplir les fonctions ecclésiastiques. Et comme l’enseignement et la prédication font partie de ces fonctions, il semble par conséquent qu’il ne leur soit pas permis de prêcher, d’enseigner ou de faire toutes les autres choses de ce genre.

Réponse à l’objection N°3 : Ces deux choses sont incompatibles, c’est-à-dire qu’on ne peut pas avoir le soin ordinaire des devoirs ecclésiastiques et observer la règle monastique dans un couvent. Cependant ceci n’empêche pas que les moines et les autres religieux ne puissent quelquefois s’occuper de ces fonctions sur l’injonction des prélats qui ont la charge ordinaire, surtout ceux dont les ordres ont été principalement établis dans ce but, comme nous le dirons (quest. 188, art. 4).

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit (habet. 16, quest. 1, chap. 24) : En vertu de ce décret que nous avons rendu d’après notre prudence apostolique et par devoir de piété, qu’il soit permis à tous les moines qui sont prêtres et qui sont l’image vivante des apôtres, de prêcher, de baptiser, de donner la communion, de prier pour les pécheurs, d’imposer la pénitence et de pardonner les péchés.

 

Conclusion Il est permis aux religieux de prêcher, d’enseigner et d’exercer toutes les autres fonctions de cette nature, non en vertu de leur profession, mais d’après le pouvoir qui leur a été donné ou confié par leur supérieur.

Il faut répondre qu’on dit qu’une chose n’est pas permise à quelqu’un de deux manières : 1° On dit qu’elle ne lui est pas permise, parce qu’il a en soi quelque chose qui lui est contraire. Ainsi il n’est permis à aucun homme de pécher, parce que tout homme a en soi la raison, et l’obligation d’observer la loi de Dieu, et que le péché est contraire à ces deux choses. On dit en ce sens qu’il n’est pas permis à quelqu’un de prêcher, ou d’enseigner, ou de remplir toutes les autres fonctions analogues, parce qu’il y a en lui quelque chose qui répugne à ces actions : soit en raison de certains préceptes, ainsi d’après les lois ecclésiastiques il n’est pas permis à ceux qui sont irréguliers d’être promus aux ordres sacrés ; soit à cause de ses péchés, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 49, 16) : Dieu a dit au pécheur, pourquoi racontes-tu mes justices ? En ce sens il n’est pas illicite pour les religieux de prêcher, d’enseigner et de remplir toutes les autres fonctions semblables. Car ils ne sont pas obligés par leur vœu, ni par les prescriptions de leur règle de s’en abstenir ; et ils n’ont pas non plus commis de péché qui les en rende moins capables, au contraire leur aptitude s’est plutôt accrue par l’engagement qu’ils ont pris de travailler à leur propre sanctification. — Or, il est absurde de dire que par là même qu’on est élevé en sainteté, on soit moins apte à remplir les charges spirituelles. C’est pourquoi elle est insensée l’opinion de ceux qui prétendent que l’état religieux est un empêchement à l’exercice de ces fonctions. Le pape Boniface IV l’a réfutée par les raisons que nous avons données en disant (habet. 16, quest. 1, chap. 25) : Il y en a qui sans s’appuyer sur aucun fondement, poussés par l’ardeur d’un zèle inspiré plutôt par l’amertume que par la charité, avancent que les moines qui sont morts au monde et qui vivent pour Dieu, sont indignes d’avoir le pouvoir d’exercer les fonctions sacerdotales. Mais ils se trompent complètement. Et il le prouve : 1° parce que l’exercice de ces fonctions n’est pas contraire à leur règle. Car, ajoute-t-il, saint Benoit, ce maître illustre de la vie monastique, ne l’a défendu d’aucune manière ; et cette prohibition ne se rencontre pas non plus dans les autres règles. 2° Il combat cette erreur en faisant ressortir l’aptitude des moines ; car il dit (in fin. chap.) : plus on est parfait et plus on est apte aux fonctions spirituelles. — 2° On dit qu’une chose n’est pas permise à quelqu’un, non parce qu’il y a en lui quelque chose qui lui est contraire, mais parce qu’il n’a pas ce qu’il faut pour pouvoir la faire. Ainsi il n’est pas permis à un diacre de célébrer la messe, parce qu’il n’a pas l’ordre sacerdotal ; et il n’est pas permis à un prêtre de porter une sentence, parce qu’il n’a pas l’autorité épiscopale. Cependant à cet égard il faut distinguer. Car ce qui appartient à l’ordre, on ne peut en charger que celui qui a reçu l’ordre ; ainsi on ne peut charger un diacre de dire la messe, à moins qu’on ne le fasse prêtre ; au lieu que les choses qui sont de juridiction, on peut les faire faire par commission à ceux qui n’ont pas la juridiction ordinaire. Ainsi un évêque charge un simple prêtre de porter une sentence. Dans ce sens on dit qu’il n’est pas permis aux moines et aux autres religieux de prêcher, d’enseigner et de remplir d’autres fonctions semblables, parce que l’état religieux ne leur en donne pas le pouvoir. Cependant ils peuvent faire ces choses s’ils reçoivent l’ordre ou la juridiction ordinaire, ou si on les charge de ce qui appartient à la juridiction (On pourrait citer à l’appui de cette thèse toute l’histoire de l’Eglise. Car les plus grands docteurs, saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saint Chrysostome, saint Jérôme, saint Jean Damascène, furent des religieux.).

 

Article 2 : Est-il permis aux religieux de traiter des affaires séculières ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis aux religieux de traiter des affaires séculières. Car il est dit dans le décret du pape Boniface IV (chap. Sunt nonnulli, 16, quest. 1) : Saint Benoît a dit qu’ils seraient tout à fait étrangers aux affaires séculières ; ce que les règlements des Apôtres et les maximes de tous les saints Pères commandent non seulement aux moines, mais encore à tous les ecclésiastiques, d’après ces paroles de l’Apôtre (2 Tim., 2, 21) : Que celui qui combat pour Dieu ne s’implique jamais dans les affaires du siècle. Or, tous les religieux doivent combattre pour Dieu ; il ne leur est donc pas permis de s’occuper des affaires séculières.

Réponse à l’objection N°1 : Il est défendu aux moines de se mêler des affaires du siècle par cupidité, mais non par charité.

 

Objection N°2. Saint Paul dit (1 Thess., 4, 11) : Appliquez-vous à vivre en paix et à vous occuper chacun de ce que vous avez à faire ; la glose ajoute (interl.), laissant de côté tout le reste, ce qui vous est utile pour l’amélioration de votre vie. Or, les religieux s’appliquent spécialement à s’améliorer. Ils ne doivent donc pas s’occuper des affaires séculières.

Réponse à l’objection N°2 : Si l’on se mêle d’affaires séculières, parce qu’il y a nécessité, ce n’est pas un acte de curiosité, mais un acte de charité.

 

Objection N°3. A l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth., chap. 11) : Ceux qui sont vêtus avec mollesse sont dans les maisons des rois, saint Jérôme dit : Par là nous voyons que la vie mortifiée et la prédication austère doit éviter les cours des rois et s’éloigner des palais des hommes livrés à la mollesse. Or, les affaires séculières font à l’homme une nécessité de fréquenter les palais des rois. Il n’est donc pas permis aux religieux de s’occuper des affaires séculières.

Réponse à l’objection N°3 : Il ne convient pas aux religieux de fréquenter les palais des rois pour le plaisir, la gloire ou la cupidité, mais il leur convient de s’y présenter pour de pieux motifs. Ainsi nous voyons (4 Rois, 4, 13) que Elisée dit à la Sunamite : Avez-vous quelque affaire et voulez-vous que je parle pour vous au roi ou au général des armées ? De même il convient aux religieux de se présenter dans le palais des rois pour les reprendre et les diriger. C’est ainsi que saint Jean Baptiste reprenait Hérode, comme on le voit (Matth., chap. 14).

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Rom., 16, 1) : Je vous recommande Phæbé notre sœur, puis il ajoute : pour que vous l’assistiez dans toutes les affaires où elle aura besoin de vous.

 

Conclusion Il n’est jamais permis aux religieux de s’occuper des affaires séculières par cupidité, mais ils le peuvent par charité.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1 et 7), l’état religieux a pour but de conduire à la perfection de la charité ; l’amour de Dieu appartient principalement à cette perfection et l’amour du prochain secondairement. C’est pourquoi les religieux doivent principalement et pour eux-mêmes s’appliquer à remplir leurs devoirs envers Dieu. Si cependant le prochain se trouve dans la nécessité, ils doivent faire ses affaires par charité, d’après ces paroles de saint Paul (Gal., 6, 2) : Portez les fardeaux les uns des autres et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. Car en se rendant utiles au prochain à cause de Dieu, ils obéissent à l’amour divin. C’est ce qui fait dire à l’apôtre saint Jacques (1, 27) : La religion pure et sans tache aux yeux de Dieu notre Père, c’est de visiter les orphelins et les veuves dans leur affliction, c’est-à-dire, d’après la glose (interl.), elle consiste à venir en aide à ceux qui ont besoin de secours dans le temps de la nécessité. On doit donc dire qu’il n’est permis ni aux moines, ni aux clercs de s’occuper des affaires du siècle par nécessité, mais ils peuvent s’en mêler avec la modération convenable (Il y a des affaires séculières qu’il ne convient pas à la gravité d’un religieux de traiter par lui-même. Il doit dans ce, cas les faire faire par d’autres et se contenter de diriger par ses conseils.) par charité, avec la permission de leur supérieur, en les administrant et en les dirigeant (Ainsi, d’après saint Thomas, il faut quatre conditions pour qu’un religieux puisse s’occuper des choses séculières : 1° qu’il n agisse pas par cupidité ; 2° qu’il agisse au contraire par charité ; 3° qu’il ait la permission de son supérieur ; 4° qu’il y mette la modération convenable.). C’est pourquoi on lit dans le Droit (in Decr., dist. 88, chap. 1) : Le saint concile a décidé qu’aucun clerc ne pourrait à l’avenir louer des terres, ou se mêler des affaires séculières, à moins que ce ne soit pour prendre soin des pupilles, des orphelins ou des veuves, ou que l’évêque de la cité ne lui commande de se charger des affaires ecclésiastiques. Il faut raisonner de même pour les religieux que pour les clercs, parce que les affaires séculières sont également interdites aux uns et aux autres, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Article 3 : Les religieux sont-ils tenus au travail des mains ?

 

Objection N°1. Il semble que les religieux soient tenus au travail des mains. Car ils ne sont pas exempts d’observer les préceptes. Or, le travail des mains est de précepte, d’après ces paroles de saint Paul (1 Thess., 4, 1) : Travaillez de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné. D’où saint Augustin dit (Lib. de oper. monach., chap. 30) : Qui supporterait ces hommes rebelles (c’est-à-dire les religieux qui ne travaillent pas dont il parle en cet endroit), qui résistent aux avertissements les plus salutaires de l’Apôtre, qui supporterait, dis-je, non qu’on les tolérât comme des faibles, mais encore qu’ils prêchassent comme des saints. Il semble donc que les religieux soient tenus de travailler de leurs mains.

Réponse à l’objection N°1 : Ce précepte que donne l’Apôtre est de droit naturel. Ainsi, sur ces paroles (2 Thess., chap. 3) : Nous vous ordonnons de vous séparer de tous ceux d’entre vos frères qui se conduisent d’une manière déréglée, la glose dit (interlin.) : Autrement que l’ordre de la nature l’exige. Il parle de ceux qui s’abstenaient du travail manuel. Ainsi la nature a donné à l’homme des mains au lieu des armes et des vêtements dont elle a pourvu les autres animaux, afin qu’au moyen de ses bras il se procure ces choses et tout ce qui lui est nécessaire. D’où il est évident que ce précepte est obligatoire en général pour les religieux et pour les séculiers, comme tous les autres préceptes de la loi naturelle. Cependant tous ceux qui ne travaillent pas des mains ne pèchent pas. Car ces préceptes de la loi naturelle, qui ont pour but le bien de la multitude, n’obligent pas chaque individu ; mais il suffit que l’un remplisse une charge et que l’autre en remplisse une autre ; par exemple, que les uns soient artisans, les autres cultivateurs ; les uns juges, les autres docteurs, et ainsi du reste, d’après ce mot de l’Apôtre (1 Cor., 12, 17) : Si tout le corps était œil, où serait l’ouïe ? et si tout était, ouïe, où serait l’odorat ?

 

Objection N°2. Sur ces paroles de saint Paul (2 Thess., chap. 3) : Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas, la glose dit (ord. Aug. in lib. de op. monach., chap. 1 et 2) : Il y en a qui prétendent que saint Paul a parlé en cet endroit des œuvre spirituelles et non du travail corporel auquel se livrent les laboureurs et les artisans. Mais ils s’efforcent en vain de s’envelopper de nuages et d’en envelopper les autres, non seulement pour se dispenser de faire ce que la charité conseille utilement, mais encore pour ne pas comprendre qu’elle demande que les serviteurs de Dieu travaillent corporellement pour se procurer de quoi vivre. Or, les religieux principalement sont appelés les serviteurs de Dieu, parce qu’ils se livrent tout entiers au service divin, comme on le voit dans saint Denis (De eccles. hier., chap. 6). Il semble donc qu’ils soient tenus au travail des mains.

Réponse à l’objection N°2 : Cette glose est tirée de saint Augustin dans son livre sur les Travaux des moines, dans lequel il s’élève contre des moines qui prétendaient qu’il n’était pas permis aux serviteurs de Dieu de travailler des mains (Ces hérétiques, que l’on désigne ordinairement sous le nom d’enthousiastes, sont appelés psalliens par saint Augustin (Lib. de hæres., chap. 57).), parce que le Seigneur dit (Matth., 6, 25) : Ne vous inquiétez pas de ce que vous mangerez. Mais ce passage de l’illustre docteur ne prouve pas que les religieux soient forcés de travailler des mains ; s’ils peuvent avoir d’autre part de quoi vivre. Ce qui est évident, puisqu’il ajoute : qu’il veut que les serviteurs de Dieu travaillent corporellement pour avoir le nécessaire. D’ailleurs ce précepte ne s’adresse pas plus aux religieux qu’aux séculiers. Ce qui est manifeste pour deux raisons : 1° D’après la manière même de s’exprimer de l’Apôtre, qui dit : Séparez-vous de tous ceux d’entre vos frères qui se conduisent d’une manière déréglée. Car, sous le nom de frères, il désigne tous les chrétiens ; puisqu’à cette époque il n’y avait point encore d’ordres religieux établis. 2° Parce que les religieux ne sont pas tenus à d’autres devoirs que les séculiers, sinon par suite de la règle qu’ils professent. C’est pourquoi, si les divers points de cette règle ne renferment rien qui regarde le travail des mains, ils n’y sont pas plus obligés que les séculiers.

 

Objection N°3. Saint Augustin dit (Lib. de oper. monach., chap. 17) : Je voudrais savoir que font ceux qui refusent de travailler corporellement, à quoi ils s’appliquent. Nous prions, disent-ils, et nous nous occupons à chanter des psaumes, à faire des lectures, et à prêcher la parole de Dieu. Puis reprenant chaque chose, il prouve qu’aucune d’elles n’est pour eux un motif d’excuse. En effet, 1° sur la prière il dit : Une seule prière faite par celui qui obéit est plutôt exaucée que dix mille prières faites par quelqu’un qui méprise la règle. Et il regarde ceux qui ne travaillent pas des mains comme des contempteurs de la règle et comme étant indignes d’être exaucés. 2° Au sujet des louanges de Dieu, il observe qu’en travaillant des mains on peut facilement chanter des cantiques. 3° Pour la lecture il ajoute : Ceux qui disent qu’ils s’appliquent à lire les livres saints, n’y trouvent-ils pas ce que l’Apôtre ordonne ? Comment s’expliquer cette contradiction, de vouloir lire et de ne pas vouloir faire ce qu’ordonne le livre qu’on lit ? 4° A l’égard de la prédication il dit (chap. 18) : Si l’on doit parler et que ce soin occupe tellement qu’on ne puisse se livrer au travail des mains, tous peuvent-ils le faire dans un monastère ? Si tous ne le peuvent pas, pourquoi tous veulent-ils être dispensés de travailler sous ce prétexte ? Et quand même tous le pourraient, ils devraient le faire tour à tour, non seulement pour que les autres s’occupent des travaux nécessaires, mais encore parce qu’il suffit qu’un seul parle à une foule d’auditeurs. Il semble donc que les religieux ne doivent pas cesser leur travail manuel à cause de ces œuvres spirituelles auxquelles ils se livrent.

Réponse à l’objection N°3 : On peut se livrer de deux manières à toutes les œuvres spirituelles que saint Augustin désigne en cet endroit : 1° on peut s’y livrer dans l’intérêt général ; 2° on peut le faire dans son intérêt particulier. Ceux qui vaquent publiquement à ces œuvres spirituelles sont par là même exemptés des travaux manuels pour une double raison : 1° parce qu’il faut qu’ils se livrent tout entiers à ces œuvres spirituelles ; 2° parce que ceux au profit desquels ces œuvres s’exercent doivent fournir à l’entretien de ceux qui les remplissent. Quant à ceux qui se livrent à ces œuvres spirituelles, non en public, mais en particulier, il ne faut pas qu’ils soient par là détournés de leurs occupations manuelles ; et on ne doit pas les nourrir aux frais des fidèles. C’est d’eux que saint Augustin parle quand il dit : qu’ils peuvent, en travaillant des mains, chanter des cantiques, à l’exemple des ouvriers qui content des fables sans cesser pour cela de travailler des mains. Il est évident que ce passage ne peut s’entendre de ceux qui chantent les heures canoniques à l’église, mais qu’il faut l’appliquer à ceux qui chantent des psaumes ou des hymnes dans leur particulier. De même ce qu’il dit de la lecture et de la prière doit se rapporter aux prières et aux lectures privées que les laïques font quelquefois entre eux ; mais il ne s’agit pas de ceux qui font des prières publiques dans l’église ou qui font des leçons publiques dans les écoles. Aussi ne dit-il pas : Ceux qui allèguent qu’ils s’occupent d’enseigner ou d’instruire, mais ceux qui disent qu’ils lisent. Pareillement à l’égard de la prédication ; il ne parle pas de celle qui s’adresse publiquement au peuple, mais de celle qu’on fait spécialement à une seule personne ou à quelques individus sous forme d’avertissement particulier. C’est pourquoi il emploie expressément le mot sermo. Car, comme le dit la glose (interl., sup. illud Sermo meus, et prædicatio, 1 Cor., chap. 2), le mot sermo indique les entretiens particuliers, et le mot prædicatio, les discours qu’on prononce en public.

 

Objection N°4. Sur ces paroles (Luc, chap. 12) : Vendez ce que vous possédez, la glose dit (ordin.) : Non seulement partagez avec les pauvres votre nourriture, mais encore vendez vos biens, afin qu’après avoir une fois méprisé tout ce que vous avez, par amour pour le Seigneur, vous vous serviez ensuite du travail de vos mains pour acquérir de quoi vivre ou faire l’aumône. Or, il appartient aux religieux de laisser tout ce qu’ils ont en propre. Il semble donc qu’il leur appartienne aussi de vivre du travail de leurs mains et de faire l’aumône.

Réponse à l’objection N°4 : Ceux qui méprisent tout à cause de Dieu sont tenus au travail des mains, quand ils n’ont pas d’autre part de quoi vivre, ou faire l’aumône dans le cas où elle est de précepte ; mais ils n’y sont pas tenus autrement, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), et c’est le sens de la glose que l’on a citée.

 

Objection N°5. Les religieux paraissent principalement tenus à imiter la vie des apôtres, parce qu’ils professent l’état de perfection. Or, les apôtres travaillaient de leurs propres mains, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 4, 12) : Nous souffrons la fatigue en travaillant de nos propres mains. Il semble donc que les religieux soient tenus de travailler de la sorte.

Réponse à l’objection N°5 : Les apôtres ont travaillé des mains tantôt par nécessité, tantôt par surérogation. Ils l’ont fait par nécessité quand ils ne pouvaient trouver de quoi vivre. Ainsi, à ces paroles (1 Cor., chap. 4) : Nous nous fatiguons en travaillant de nos propres mains (On peut entendre ce passage de saint Paul seul, en supposant qu’il parle de lui-même au pluriel. Haymon le rapporte à Sosthène et à Barnabé, qui prêchait l’Evangile avec saint Paul.), la glose ajoute (interl.) : parce que personne ne nous donne. Ils l’ont fait par surérogation, comme on le voit par ce passage de saint Paul (1 Cor., chap. 9), où il dit qu’il n’a pas fait usage du pouvoir qu’il avait de vivre de l’Evangile. Il a ainsi agi par surérogation pour trois motifs : 1° Pour enlever l’occasion de prêcher aux faux apôtres qui ne le faisaient que pour leurs intérêts temporels. Ainsi il dit (2 Cor., 11, 12) : Ce que je fais, je le ferai toujours, afin de leur enlever l’occasion, etc. 2° Pour éviter d’être à charge à ceux qu’il instruisait. C’est ce qui lui fait dire (2 Cor., 12, 13) : En quoi avez-vous été inférieurs aux autres Eglises, sinon en ce que je ne vous ai point été à charge ? 3° Pour donner l’exemple du travail à ceux qui sont oisifs. D’où il dit (2 Thess., 3, 8) : Nous avons travaillé le jour et la nuit… pour nous donner nous-mêmes pour modèle, afin que vous nous imitassiez. Cependant il ne le faisait pas dans les lieux où il avait la faculté de prêcher tous les jours, comme à Athènes, selon la remarque de saint Augustin (Lib. de op. monach., chap. 18). Mais les religieux ne sont pas tenus d’imiter en cela les apôtres, puisqu’ils ne sont pas obligés à toutes les œuvres de surérogation. D’ailleurs les autres apôtres ne travaillaient pas des mains.

 

Mais c’est le contraire. Les religieux et les séculiers sont tenus de la même manière d’observer les préceptes qui sont imposés en général à tout le monde. Or, le précepte qui a pour objet le travail des mains s’adresse en général à tout le monde, comme on le voit (2 Thess., 3, 6) : Séparez-vous de tous les frères qui ont une conduite déréglée. Or, sous ce nom de frère, l’Apôtre désigne tout chrétien. Ainsi il dit (1 Cor., 7, 12) : Si un de nos frères a une femme infidèle, etc. Puis il ajoute (2 Thess., 3, 10) : Si quelqu’un ne veut pas manger, qu’il ne travaille pas. Les religieux ne sont donc pas plus tenus à travailler de leurs mains que les séculiers.

 

Conclusion Les religieux ne sont pas plus tenus aux travaux manuels que les séculiers, qui y sont obligés, soit pour gagner leur vie, soit pour fuir l’oisiveté, soit pour avoir de quoi subvenir à ceux qui sont dans le besoin.

Il faut répondre que le travail manuel se rapporte à quatre choses : 1° Il a pour but principal de se procurer la nourriture. Ainsi il a été dit au premier homme (Gen., 3, 19) : Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage. Et le Psalmiste s’écrie (Ps. 127, 2) : Vous vous nourrirez du travail de vos mains. 2° Il a pour fin de détruire l’oisiveté d’où naissent une foule de maux, d’après cette parole du Sage (Ecclésiastique, 33, 28) : Envoyez votre serviteur au travail, de peur qu’il ne soit oisif, car l’oisiveté enseigne beaucoup de mal. 3° Il met un frein à la concupiscence, parce qu’il est un moyen de mortification pour le corps. C’est ce qui fait dire à saint Paul (2 Cor., 6, 5) : Nous nous rendons recommandables dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. 4° On travaille pour faire l’aumône ; d’où il est dit (Eph., 4, 28) : Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais qu’il travaille de ses mains à quelque chose de bon, pour avoir de quoi donner à celui qui est dans l’indigence. Selon que le travail manuel a pour but de se procurer la nourriture, il est de nécessité de précepte, en tant qu’il est nécessaire à celte fin. Car ce qui se rapporte à une fin tire sa nécessité de sa fin, c’est-à-dire qu’il est nécessaire en raison de l’impossibilité où l’on est d’atteindre la fin sans lui. C’est pourquoi celui qui n’a pas de quoi vivre est tenu de travailler de ses mains, quelle que soit sa condition. C’est ce qu’expriment ces paroles de saint Paul : Que celui qui ne veut pas travailler ne mange pas ; c’est comme s’il disait qu’on est obligé nécessairement de travailler des mains au même titre qu’on est obligé de manger. Par conséquent, si l’on pouvait passer sa vie sans manger, on ne serait pas tenu au travail manuel. Il faut raisonner de même à l’égard de ceux qui n’ont pas d’autre part de quoi vivre licitement. Car on ne conçoit pas que l’on puisse faire ce que l’on ne peut pas faire licitement. Par conséquent il est à remarquer que l’Apôtre n’a ordonné le travail des mains que pour empêcher le péché de ceux qui gagnaient leur vie d’une manière illicite. En effet : 1° il ordonne de travailler des mains pour détourner du vol, comme on le voit par ces paroles (Eph., 4, 28) : Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais qu’il travaille plutôt de ses mains. 2° Il le commande pour empêcher qu’on ne désire ce qui est à autrui. Ainsi il dit (1 Thess., 4, 11) : Travaillez de vos propres mains, ainsi que nous vous l’avons ordonné, afin que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux qui sont hors de l’Eglise. 3° Pour éviter les turpitudes, qui sont pour quelques-uns un moyen de gagner leur vie ; d’où il dit (2 Thess., 3, 10) : Lorsque nous étions avec vous, nous vous déclarions que celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger. Car nous apprenons qu’il y en a parmi vous qui mènent une conduite déréglée, qui ne font rien, et qui s’occupent de ce qui ne les regarde pas. D’après la glose (ordin.), il s’agit de ceux qui se procurent honteusement de quoi vivre. Saint Paul ajoute : A tous ceux qui en sont là, nous leur ordonnons et nous les conjurons de manger leur pain en travaillant paisiblement. Suivant saint Jérôme (Sup. epist. ad Gal., in proœm., liv. 2 Comment.), l’Apôtre a ainsi parlé, pour peindre les vices de la nation plutôt que pour remplir l’office de docteur. — Toutefois il faut observer que par le travail manuel on entend tout ce que font les hommes pour gagner licitement leur vie, qu’ils fassent usage de leurs mains, de leurs pieds ou de leur langue (Un chef d’atelier, qui commando des ouvriers et qui les dirige, doit être ici compris dans ceux qui se livrent à des travaux manuels.). Car ceux qui veillent, ceux qui courent, et tous les autres individus qui se nourrissent ainsi de leur travail, sont regardés comme vivant du travail de leurs mains, parce que la main étant en effet l’organe des organes, on désigne sous le nom de travail manuel toute opération au moyen de laquelle on peut licitement gagner sa vie. — Selon que le travail manuel a pour but d’empêcher l’oisiveté ou de mortifier le corps, il n’est pas de nécessité de précepte, considéré en lui-même. Car on peut de beaucoup d’autres manières mortifier sa chair ou remédier à l’oisiveté. Ainsi on mortifie sa chair par les jeûnes et les veilles, et on évite l’oisiveté en se livrant à la méditation des saintes Ecritures et en chantant les louanges divines. Aussi, à l’occasion de ces paroles (Ps. 118) : Defecerunt oculi mei in eloquium tuum, la glose dit (ordin.) : Il n’est pas oisif, celui qui s’applique à étudier la parole de Dieu, et on ne doit pas estimer celui qui travaille extérieurement plus que celui qui fait ses efforts pour connaître la vérité. C’est pourquoi, relativement à ces deux motifs, les religieux ne sont pas tenus aux travaux manuels, pas plus que les séculiers, à moins qu’ils n’y soient obligés par les règles particulières de leur ordre (Ainsi le travail des mains est prescrit par la règle de saint Benoit (chap. 58), de saint Macaire (chap. 10 et 11), de saint Basile (reg. 57 et suiv.).), comme le dit saint Jérôme dans sa lettre au moine Rusticus. Les monastères d’Egypte ont coutume de ne recevoir personne sans l’obliger au travail, moins pour se procurer ce qui est nécessaire au corps que pour le salut de l’âme, en les empêchant de se laisser aller à de mauvaises pensées. — Enfin, suivant que le travail des mains a pour but de faire l’aumône, il n’est pas de nécessité de précepte, sinon dans le cas où l’on est tenu nécessairement de faire des aumônes et qu’on ne peut pas autrement se procurer de quoi venir en aide aux pauvres. Alors les religieux et les séculiers seraient pareillement obligés de se livrer à des travaux manuels.

 

Article 4 : Est-il permis aux religieux de vivre d’aumônes ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis aux religieux de vivre d’aumônes. Car l’Apôtre ordonne (1 Tim., chap. 5) que les veuves qui ont de quoi se sustenter ne vivent pas des aumônes de l’Eglise, afin que l’Eglise puisse suffire à celles qui sont véritablement veuves. Et saint Jérôme dit au pape Damase (ut. cit., quest. 185, art. 7, arg. 3) que ceux qui peuvent vivre de leur patrimoine, s’ils reçoivent quelque chose de ce qui appartient aux pauvres, commettent certainement un sacrilège, et, par suite de cet abus, mangent et boivent leur jugement. Or, les religieux peuvent vivre du travail de leurs mains, s’ils se portent bien. Il semble donc qu’ils pèchent en mangeant les aumônes des pauvres.

Réponse à l’objection N°1 : Ces passages doivent s’entendre du temps de la nécessité, quand on ne pourrait pas subvenir autrement aux pauvres. Car alors on serait tenu, non seulement de ne plus recevoir d’aumônes, mais encore de donner de ses biens, si l’on avait quelque chose, pour sustenter les indigents.

 

Objection N°2. Vivre aux dépens des fidèles, c’est une récompense accordée à ceux qui prêchent l’Evangile, en retour de leurs fatigues ou de leur travail, d’après ces paroles (Matth., 10, 10) : L’ouvrier est digne de sa nourriture. Or, il n’appartient pas aux religieux de prêcher l’Evangile ; mais cette fonction appartient principalement aux prélats, qui sont pasteurs et docteurs. Les religieux ne peuvent donc pas licitement vivre des aumônes des fidèles.

Réponse à l’objection N°2 : La prédication appartient de droit aux prélats, mais elle peut être confiée aux religieux par commission : et ainsi quand ils travaillent dans le champ du maître ils peuvent vivre de ce qu’il produit, d’après ces paroles de saint Paul (2 Tim., 2, 6) : Il faut d’abord que le laboureur qui travaille reçoive quelque chose des fruits : ce que la glose (Cette glose est tirée d’Haymon et non de Straho ; mais la glose suivante est anonyme.) (ordin.) explique en disant qu’il s’agit là du prédicateur qui dans le champ de l’Eglise cultive les cœurs des fidèles au moyen de la parole de Dieu. Ceux qui servent les prédicateurs peuvent aussi vivre de la parole de Dieu. Ainsi, à l’occasion de ces paroles (Rom., chap. 15) : Si les gentils ont participé aux richesses spirituelles des Juifs, ils doivent aussi leur faire part de leurs biens temporels, la glose dit (interl.) qu’il s’agit là des Juifs qui ont envoyé de Jérusalem des prédicateurs. Il y a encore d’autres causes pour lesquelles on peut avoir droit de vivre aux dépens des fidèles, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Les religieux sont dans un état de perfection. Or, il est plus parfait de faire l’aumône que de la recevoir. Car il est dit (Actes, 20, 35) : Qu’on est plus heureux de donner que de recevoir. Ils ne doivent donc pas vivre d’aumônes, mais ils doivent plutôt faire l’aumône du produit de leur travail manuel.

Réponse à l’objection N°3 : Toutes choses égales d’ailleurs, il est plus parfait de donner que de recevoir. Cependant il est mieux de donner ou d’abandonner tout ce que l’on a pour le Christ et de recevoir peu de chose pour le soutien de sa propre vie, que de donner quelque chose en particulier aux pauvres, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 186, art. 3 ad 6).

 

Objection N°4. Il appartient au religieux d’éviter ce qui est un obstacle à la vertu et une occasion de péché. Or, l’acceptation de l’aumône produit une occasion de péché et empêche la vertu d’agir. Ainsi, à l’occasion de ces paroles de saint Paul (2 Thess., 3, 9, nous avons voulu vous donner, la glose dit (ordin. Ambros.) : L’oisif qui mange souvent à la table d’autrui doit nécessairement aduler celui qui le nourrit. L’Ecriture dit : Ne recevez pas de présents qui aveuglent les plus éclairés et pervertissent les paroles des justes. Et le Sage observe : Que celui qui emprunte est l’esclave de celui qui prête ; ce qui est contraire à la religion. Aussi, à propos de ces mêmes paroles (2 Thess., 3, 9) : Nous avons voulu, etc., la glose dit : Notre religion appelle les hommes à la liberté. Il semble donc que les religieux ne doivent pas vivre d’aumônes.

Réponse à l’objection N°4 : Quand on reçoit des présents pour augmenter ses richesses, ou qu’on reçoit sa nourriture de quelqu’un qui ne la doit pas, sans utilité et sans nécessité, il y a là une occasion de péché ; ce qui n’a pas lieu pour les religieux, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°5. Les religieux sont tenus principalement d’imiter la perfection des apôtres. Aussi saint Paul dit (Philip., 3, 15) : Tout ce que nous sommes de parfaits, soyons dans ce sentiment. Or, il ne voulait pas vivre aux dépens des fidèles, pour en enlever l’occasion aux faux apôtres, comme il le dit lui-même (2 Cor., chap. 11), et pour ne pas scandaliser les faibles, comme on le voit ailleurs (1 Cor., chap. 9). Il semble donc que, pour les mêmes motifs, les religieux doivent s’abstenir de vivre d’aumônes. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de oper. monach., chap. 28) : Eloignez de vous ce trafic honteux, où votre dignité se trouve compromise et qui est un scandale pour les faibles, et montrez aux hommes que vous ne cherchez pas une vie facile dans l’oisiveté, mais que vous voulez gagner le royaume de Dieu par la voie pénible et étroite.

Réponse à l’objection N°5 : Quand il y a nécessité évidente et utilité pour que des religieux vivent d’aumônes sans travailler des mains, les faibles ne s’en scandalisent pas, il n’y a que les méchants qui se scandalisent à la façon des pharisiens. Mais le Seigneur nous apprend à mépriser ce scandale (Matth., chap. 15). S’il n’y avait pas nécessité évidente et utilité, il pourrait en résulter un scandale pour les faibles ; ce qu’on devrait éviter. Le même scandale peut cependant s’élever au sujet de ceux qui jouissent, sans rien faire, de biens qui sont communs.

 

Mais c’est le contraire. Saint Grégoire rapporte (Dialog., liv. 2, chap. 1) que saint Benoît, étant resté trois ans dans une caverne, se nourrit de ce que lui donnait le moine Romain, après avoir abandonné sa maison et ses parents. Et quoique ce saint ait été très robuste, on ne voit pas qu’il ait gagné sa vie du travail de ses mains. Les religieux peuvent donc licitement vivre d’aumônes.

 

Conclusion Les religieux peuvent vivre d’aumônes sans tirer profit du travail des mains, surtout s’ils se livrent à des œuvres religieuses dans l’intérêt du prochain.

Il faut répondre qu’il est permis à chacun de vivre de ce qu’il a ou de ce qui lui est dû. Or, on devient possesseur d’une chose par suite de la libéralité de celui qui la donne. C’est pourquoi les religieux et les clercs, dont les monastères ou les Eglises ont reçu de la munificence des princes ou des fidèles de quoi se sustenter, peuvent en vivre licitement, sans travailler des mains ; et cependant il est certain qu’ils vivent d’aumônes. Par conséquent, si les fidèles font aux religieux quelques dons mobiliers, ceux-ci peuvent également en vivre d’une manière licite. Car il est insensé de dire que l’on peut recevoir à titre d’aumônes de grandes possessions, mais qu’on ne peut recevoir du pain ou une modique somme d’argent. Mais parce que ces bienfaits paraissent avoir été accordés aux religieux pour qu’ils puissent plus librement se livrer aux actes de religion, auxquels ceux qui leur administrent ces secours désirent avoir part, l’usage de ces dons deviendrait illicite si les religieux cessaient d’exercer ces actes ; car ils frustreraient par là, autant qu’il est en eux, l’intention de ceux qui leur ont accordé ce bienfait (Cajétan examine si dans ce cas les religieux ne sont pas tenus à restituer, et il se prononce avec raison pour la négative, parce qu’il y a de leur part abus, mais il n’y a pas usurpation, puisqu’il n’v a pas eu un contrat de justice entre eux et le donateur.). — Mais une chose peut être due à quelqu’un de deux manières : 1° à cause de la nécessité, qui rend toutes choses communes, comme le dit saint Ambroise (Collig. ex serm. 64). C’est pourquoi, si les religieux sont dans la nécessité, ils peuvent licitement vivre d’aumônes. Cette nécessité peut exister de trois manières : 1° par suite de la faiblesse du corps ; d’où il résulte qu’on ne peut gagner sa vie en travaillant des mains. 2° Si ce que leur travail manuel produit ne suffit pas à leur entretien. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de oper. monach., chap. 17) que les bonnes œuvres des fidèles ne doivent pas manquer de venir en aide aux besoins des serviteurs de Dieu qui travaillent des mains, afin que le temps qu’ils emploient à se perfectionner intérieurement, ne pouvant pas être consacré aux œuvres corporelles, ne les fasse pas tomber dans l’indigence. 3° Par égard pour les habitudes anciennes de ceux qui n’avaient pas coutume de travailler des mains. C’est pourquoi le même docteur ajoute (ibid., cap. 21) : Que s’ils avaient dans le monde de quoi vivre facilement sans travailler, et qu’ils aient distribué tous leurs biens aux pauvres pour se donner à Dieu, il faut croire à leur infirmité et la tolérer. Car ceux qui ont été élevés délicatement ne peuvent pas ordinairement supporter les fatigues des travaux corporels. — 2° Une chose peut être due à quelqu’un en raison des services qu’il rend, soit temporels, soit spirituels, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 9, 11) : Si nous avons semé parmi vous les biens spirituels, est-ce une grande chose que nous recueillions une part de vos biens temporels ? Sous ce point de vue les religieux peuvent vivre d’aumônes, comme de choses qui leur sont dues, et cela de quatre manières : 1° S’ils prêchent d’après l’autorisation des prélats. 2° S’ils sont ministres de l’autel ; parce que, selon l’expression de saint Paul (1 Cor., 9, 13) : Ceux qui servent à l’autel ont part à ce qui est offert sur l’autel. C’est ainsi que le Seigneur a ordonné en faveur de ceux qui annoncent l’Evangile, qu’ils vivent de l’Evangile. C’est pour cela que saint Augustin dit (Lib. de oper. monach., chap. 21) : S’ils évangélisent, je l’avoue, ils ont le pouvoir de vivre aux dépens des fidèles ; s’ils servent à l’autel et qu’ils dispensent les sacrements, ils ne s’arrogent pas ce droit, mais ils le revendiquent à juste titre. Et il en est ainsi, parce que le sacrifice de l’autel, en quelque lieu qu’il soit offert, est commun à tout le peuple des fidèles. 3° S’ils s’appliquent à l’étude de l’Ecriture sainte dans l’intérêt général de l’Eglise entière. C’est ce qui faire dire à saint Jérôme contre Vigilance (chap. 5) : Dans la Judée, non- seulement parmi nous, mais encore parmi les Hébreux, c’est une coutume qui s’est maintenue jusqu’aujourd’hui, que ceux qui méditent la loi de Dieu jour et nuit, et qui n’ont pas sur terre d’autres possessions que Dieu lui-même, soient entretenus avec les secours qu’ils reçoivent des synagogues et de tous les fidèles. 4° S’ils ont donné au monastère les biens temporels qu’ils avaient, ils peuvent vivre des aumônes faites à la maison qu’ils habitent. D’où saint Augustin observe (ibid., chap. 25) que ceux qui abandonnent ou distribuent tout ce qu’ils ont, et qui veulent, par une pieuse et salutaire humilité, être comptés au nombre des pauvres du Christ, la charité fraternelle et la chose commune doivent se charger de subvenir à leur entretien. S’ils travaillent des mains, ils sont très dignes d’éloges ; mais s’ils ne veulent pas le faire, qui oserait les y contraindre ? On ne doit pas considérer, ajoute le même docteur, en quels monastères ou en quel lieu un religieux a donné tout ce qu’il avait à ses frères ; car tous les chrétiens ne forment qu’une seule et même république. — Mais s’il y a des religieux qui, sans nécessité et sans rien faire d’utile, veulent, dans leur oisiveté, vivre des aumônes que l’on fait aux pauvres, ceci ne leur est pas permis. Aussi saint Augustin dit (Lib. de oper. monach., chap. 22) : Souvent, parmi ceux qui font profession de servir Dieu, il y en a qui sortent d’une condition servile, qui ont quitté la vie des champs, les travaux des artisans ou ceux du peuple. A l’égard de ceux-là, il n’est pas évident s’ils sont venus dans l’intention de servir Dieu, ou s’ils ont voulu échapper à une vie pauvre et laborieuse pour jouir de la nourriture et du vêtement sans inquiétude, et s’ils n’ont pas cherché à se faire honorer par ceux qui avaient coutume de les mépriser et de les dédaigner auparavant. Pour se faire exempter du travail, ils ne peuvent alléguer la faiblesse de leur corps, puisque les habitudes de leur vie passée sont là pour les convaincre. Ensuite le même docteur ajoute (chap. 25) : S’ils ne veulent pas travailler, qu’ils ne mangent pas ; car les riches ne s’abaissent pas vers la piété pour que les pauvres s’élèvent jusqu’à l’orgueil. En effet, il ne convient d’aucune manière qu’en cette vie, où les sénateurs travaillent, les artisans deviennent oisifs ; et que là où viennent ceux qui étaient en possession de vastes domaines, après avoir renoncé à toutes leurs jouissances, de simples campagnards mènent une vie délicate.

 

Article 5 : Est-il permis aux religieux de mendier ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis aux religieux de mendier. Car saint Augustin dit (Lib. de oper. monach., chap. 28) : L’ennemi a, dans sa ruse, dispersé de toutes parts une foule d’hypocrites cachés sous l’habit de moines et qui parcourent toutes les provinces. Puis il ajoute : Tous demandent ; tous exigent ou le profit d’une indigence lucrative, ou le prix d’une sainteté simulée. Il semble donc qu’on doive condamner la vie des religieux mendiants.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin parle expressément en cet endroit de ceux qui mendient par cupidité.

 

Objection N°2. Saint Paul dit (1 Thess., 4, 2) : Travaillez de vos mains ainsi que nous vous l’avons ordonné, afin que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux qui sont hors de l’Eglise et que vous ne désiriez rien de personne. Sur ces paroles la glose (ord. Petri Lombardi) s’explique ainsi : C’est pourquoi il faut travailler et ne pas vivre dans l’oisiveté, parce que le travail est honnête et qu’il est en quelque sorte une lumière pour les infidèles ; vous ne désirerez point ce qui est à autrui, bien loin de demander ou de prendre quelque chose. A l’occasion de ces autres paroles (2 Thess., chap. 3) : Si quelqu’un ne veut pas travailler, etc., la glose dit encore (ord. Aug., lib. de oper. monach., chap. 3) : L’Apôtre veut que les serviteurs de Dieu travaillent corporellement pour avoir de quoi vivre, afin que la nécessité ne les force pas à demander. Or, demander, c’est mendier. Il semble donc qu’il soit défendu de mendier, en négligeant le travail des mains.

Réponse à l’objection N°2 : La première glose parle de la demande que l’on fait par cupidité, comme on le voit d’après les paroles de l’Apôtre ; l’autre glose parle de ceux qui sans utilité demandent ce qui leur est nécessaire pour vivre dans l’oisiveté ; mais il ne vit pas dans l’oisiveté celui qui vit utilement de quelque manière que ce soit.

 

Objection N°3. Ce qui est défendu dans la loi et ce qui est contraire à la justice ne convient pas aux religieux. Or, il a été défendu dans la loi divine de mendier, car il est dit (Deut., 15, 4) : Il n’y aura ni mendiant, ni indigent parmi vous. Et le Psalmiste dit (Ps. 36, 25) : Je n’ai point vu le juste abandonné ni ses enfants mendier leur pain. D’après le droit civil on punit un mendiant qui est valide, comme on le voit (Cod. de mendicantibus). Il ne convient donc pas aux religieux de mendier.

Réponse à l’objection N°3 : D’après ce précepte de la loi divine, il n’est pas défendu à quelqu’un de mendier ; mais il est défendu aux riches d’être tellement attachés à leurs richesses qu’ils forcent par là même les indigents à mendier. La loi civile impose une peine aux mendiants valides qui ne mendient ni dans des vues d’utilité, ni par nécessité.

 

Objection N°4. La honte a pour objet un acte honteux, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap. 15). Or, saint Ambroise dit (De offic., liv. 1, chap. 30) que ceux qui sont de bonne naissance rougissent de demander. La mendicité est donc honteuse et par conséquent elle ne convient pas aux religieux.

Réponse à l’objection N°4 : Il y a deux sortes de turpitude : l’une qui résulte du crime, l’autre d’un défaut extérieur. Ainsi il est honteux à l’homme d’être infirme ou pauvre. La honte qui s’attache à la mendicité ne se rapporte pas à la faute, mais elle peut appartenir à l’humilité, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°5. Il appartient surtout à ceux qui prêchent l’Evangile de vivre d’aumônes, d’après l’ordre du Seigneur, comme nous l’avons dit (art. préc.). Cependant il ne leur appartient pas de mendier, car sur ces paroles (2 Tim., chap. 2) : Laborantem agricolam, etc., la glose dit (ordin.) : L’Apôtre veut que celui qui évangélise sache qu’en recevant le nécessaire de ceux pour lesquels il travaille, il ne mendie pas, mais il exerce un droit. Il semble donc qu’il n’appartienne pas aux religieux de mendier.

Réponse à l’objection N°5 : Ceux qui prêchent ont le droit de recevoir la nourriture de ceux qu’ils évangélisent ; si cependant ils vont demander en mendiant leur nécessaire, non comme une chose due, mais comme une faveur, il y a en cela une plus grande humilité.

 

Mais c’est le contraire. Il convient aux religieux de vivre à l’imitation du Christ. Or, le Christ a mendié (Le Christ a mendié pendant les trois jours où il fut séparé de ses parents ; quand il dit à la Samaritaine (Jean, chap. 4) : Da mihi bibere ; quand il demanda un âne pour entrer à Jérusalem (Luc, chap. 19), et un lieu pour célébrer la Pâque (ibid., chap. 22).), d’après ces paroles de David (Ps. 39, 18) : Je mendie et je suis pauvre. La glose observe (ord. Cassiod.) que le Christ a ainsi parlé de lui à cause de la forme d’esclave qu’il avait revêtue : et plus loin elle ajoute : un mendiant, c’est celui qui demande à un autre ; un pauvre, celui qui ne se suffit pas. Ailleurs le Psalmiste dit encore (Ps. 69) : Je suis indigent et pauvre, d’après la glose (interl. et ordin. Cassiodor.) ; indigent, c’est-à-dire je demande ; pauvre, c’est-à-dire, je ne me suffis pas à moi-même, parce que je ne possède pas les richesses de ce monde. Et saint Jérôme dit dans une de ses lettres : Prenez garde que pendant que votre Seigneur mendie, vous n’amassiez des richesses. Il est donc convenable que les religieux mendient.

 

Conclusion Il est permis non seulement aux religieux, mais encore à tous les fidèles de mendier par humilité, pour l’exemple et dans des vues d’intérêt général, mais non pour favoriser l’oisiveté ou par amour du gain.

Il faut répondre qu’à l’égard de la mendicité on peut considérer deux choses. L’une relativement à l’acte lui-même qui se trouve joint à une certaine abjection. Car ils paraissent être les derniers des hommes ceux qui ne sont pas seulement pauvres, mais qui sont encore tellement dans l’indigence, qu’ils sont forcés de recevoir des autres leur nourriture. A ce point de vue, il y en a qui ont raison de mendier par humilité, comme ils assument sur eux d’autres choses ignominieuses à titre de remède efficace contre l’orgueil qu’ils veulent éteindre en eux ou dans les autres par leur exemple. Car, comme l’infirmité qui résulte d’un excès de chaleur est très efficacement guérie par des choses qui sont d’une froideur excessive, de même le penchant à l’orgueil est parfaitement redressé par ce qui parait être une humiliation profonde. C’est pourquoi il est dit (Decr. de pæn., dist. 2, chap. Si quis semel) : On s’exerce à l’humilité en se soumettant aux charges les plus viles et en se livrant aux emplois que l’on honore le moins ; car c’est ainsi que l’on peut corriger le vice de l’arrogance et de la vaine gloire. C’est pourquoi saint Jérôme (Epist. ad Oceanum) loue Fabiola du désir qu’elle avait de donner toutes ses richesses par amour pour le Christ, et de ne plus vivre que d’aumônes. C’est ce que fit saint Alexis, qui, après avoir donné tout ce qu’il avait à cause de Jésus-Christ, se réjouissait de recevoir l’aumône de la part de ses serviteurs. On lit aussi dans les Vies des Pères (liv. 5, libel. 6, n° 3) que saint Arsène rendit grâces à Dieu de l’avoir mis dans la nécessité de demander l’aumône. C’est pour cela qu’on donne quelquefois pour pénitence, à l’occasion de fautes graves, de faire un pèlerinage en mendiant (Les théologiens reconnaissent qu’un homme qui serait riche peut néanmoins s’imposer l’humiliation de faire un voyage en mendiant, pourvu qu’il n’obéisse en cela qu’à un sentiment d’humilité.). Mais parce que l’humilité, aussi bien que les autres vertus, doit se pratiquer avec discernement, il faut avoir soin de mendier pour s’humilier, de manière à ne pas se laisser souiller par la cupidité ou par toute autre passion déshonorante. — 2° On peut considérer la mendicité relativement à ce que l’on acquiert en mendiant. A cet égard, on peut être porté à mendier pour deux motifs. D’abord par le désir d’avoir des richesses ou de vivre dans l’oisiveté. Cette sorte de mendicité est défendue. Ensuite on peut le faire par nécessité ou dans un but utile ; par nécessité, comme quand on ne peut avoir de quoi vivre qu’autant qu’on mendie ; par utilité, comme quand on se propose quelque chose d’utile qu’on ne peut faire sans les aumônes des fidèles. C’est ainsi qu’on demande des aumônes pour la construction d’un pont ou d’une église, ou pour d’autres œuvres qui sont d’une utilité générale ; c’est ainsi que les écoliers demandent pour pouvoir se livrer à l’étude de la sagesse (Cet usage du moyen âge se retrouve encore actuellement en Espagne.). De cette manière la mendicité est permise aux séculiers aussi bien qu’aux religieux.

 

Article 6 : Est-il permis aux religieux de se servir de vêtements plus vils que les autres ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas permis aux religieux de se servir de vêtements plus vils que les autres. Car, d’après l’Apôtre (1 Thess., chap. 5), nous devons nous abstenir de tout ce qui a l’apparence du mal. Or, l’état misérable des vêtements a une apparence de mal ; car le Seigneur dit (Matth., 7, 15) : Prenez garde aux faux prophètes qui viennent à vous sous des vêtements de brebis ; et à l’occasion de ces paroles (Apoc., 6, 8) : Voici que parût un cheval pâle, etc., la glose dit (ordin.) : Le diable voyant qu’il ne peut réussir ouvertement ni par les tribulations, ni par les hérésies, envoie de faux frères qui, sous l’habit religieux, jouent le rôle du cheval roux et du cheval noir en pervertissant la foi. Il semble donc que les religieux ne doivent pas porter de vils vêtements.

Réponse à l’objection N°1 : La grossièreté des vêtements n’a pas par elle-même une apparence de mal, mais elle a plutôt une apparence de bien, puisqu’elle indique le mépris de la gloire de ce monde. D’où il résulte que les méchants cachent leur malice sous des habits grossiers. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. 2 de serm. Dom. in monte, chap. 24) que les brebis ne doivent pas pour cela haïr leur vêtement, parce que le plus souvent les loups l’empruntent pour se cacher.

 

Objection N°2. Saint Jérôme dit à Népotien : Ne faites usage ni d’habits trop vils, ni de vêtements trop éclatants. Vous devez fuir également le luxe et la malpropreté, parce que l’un sent les délices et l’autre la vaine gloire. Par conséquent, la vaine gloire étant un péché plus grave que l’usage des jouissances, il semble que les religieux, qui doivent tendre à la perfection, soient plutôt obligés d’éviter les vêtements vils que les habits précieux.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Jérôme parle en cet endroit des vêtements grossiers que l’on porte par vaine gloire (Tel était le vêtement de Diogène, dont on a dit avec raison que l’orgueil perçait à travers les trous de son manteau.).

 

Objection N°3. Les religieux doivent surtout s’appliquer aux œuvres de pénitence. Or, dans les œuvres de pénitence, on ne doit pas avoir recours aux signes extérieurs de tristesse, mais plutôt aux signes de joie ; car le Seigneur dit (Matth., 6, 16) : Quand vous jeûnez, ne devenez pas tristes comme les hypocrites ; puis il ajoute : Lorsque vous jeûnez, parfumez-vous la tête et lavez- vous le visage. Et saint Augustin, expliquant ce passage, dit (De serm. Domini, liv. 2, chap. 12) : D’après cela on doit principalement remarquer qu’il peut y avoir de l’orgueil non seulement dans l’éclat et la pompe des choses corporelles, mais encore dans la dégradation la plus triste, et cet orgueil est d’autant plus dangereux qu’il trompe en se faisant passer pour de la soumission envers Dieu. Il semble donc que les religieux ne doivent pas faire usage de vêtements vils.

Réponse à l’objection N°3 : D’après l’enseignement du Seigneur, quand il s’agit de bonnes œuvres on ne doit rien faire pour être vu ; ce qui arrive principalement quand on fait quelque chose de nouveau. C’est pourquoi saint Chrysostome dit (alius auctor sup. Matth., hom. 13, in oper. imperf.) : Que celui qui prie ne fasse rien d’extraordinaire qui attire les regards des hommes, soit en criant, soit en se frappant la poitrine, soit en étendant les mains, parce que par toutes ces nouveautés on attire sur soi les regards de tout le monde. Cependant toute nouveauté qui attire les regards des hommes n’est pas répréhensible : elle peut être bonne ou mauvaise. D’où saint Augustin dit (Lib. 2 de serm. Dom. in monte, chap. 12) que quand quelqu’un qui fait profession de la foi du Christ attire sur lui les regards de tout le monde par son extérieur grossier et sordide, lorsqu’il le fait volontairement, sans y être contraint, on peut voir d’après toutes ses autres actions s’il agit ainsi par mépris pour le luxe, ou s’il le fait par amour-propre. Or, ceux qui paraissent le moins obéir en cela à l’ambition, ce sont les religieux qui portent un habit grossier, comme le signe de leur profession par laquelle ils manifestent le mépris qu’ils ont pour le monde.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Héb., 11, 37) : Ils se sont couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres. La glose ajoute (interl.) : Comme Elie et les autres prophètes. Et on lit dans le Droit (Decr. 21, q. 4, chap. Omnis jactantia) : S’il s’en trouve qui se moquent de ceux qui portent des habits vils et religieux, qu’on les corrige. Car, dans les temps anciens, tous les saints portaient des vêtements simples et abjects.

 

Conclusion Il est permis aux religieux de porter par humilité, mais non par orgueil, des habits plus vils que les autres.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De doct. christ., liv. 3, chap. 12), pour toutes les choses extérieures, ce n’est pas leur usage qui est répréhensible, mais la passion de celui qui s’en sert. Pour le bien discerner, il faut observer que l’on peut considérer un habit vil et négligé de deux manières : 1° On peut le considérer comme un signe de la disposition ou de l’état de l’individu. C’est ainsi que, d’après l’Ecriture (Ecclésiastique, 19, 27) : Le vêtement de l’homme fait connaître ce qu’il est. D’après cela, un habit abject est quelquefois le signe de la tristesse. Ainsi les hommes qui sont dans la tristesse ont l’habitude de porter des vêtements très négligés, tandis qu’au contraire, dans les jours de fête et de joie, ils en mettent de plus élégants. C’est pour cela que les pénitents prennent de mauvais habits, comme on le voit par le roi de Ninive (Jonas, chap. 3), qui se revêtit d’un sac, et par celui d’Achab (2 Rois, chap. 21), qui se couvrit le corps d’un cilice. D’autres fois c’est un signe de mépris que l’on a pour les richesses et le faste du monde. C’est pour ce motif que saint Jérôme dit au moine Rusticus : De mauvais vêtements sont les marques d’une belle âme ; qu’un habit vil prouve le mépris qu’on fait du siècle, mais de telle sorte que l’esprit ne s’enorgueillisse pas et qu’il n’y ait pas désaccord entre les habits et le langage. Sous ces deux rapports, il convient aux religieux d’avoir de pauvres vêtements ; parce que leur ordre est un état de pénitence et de mépris pour la gloire du monde. — On peut vouloir rectifier ce symbole pour trois fins. En effet, 1° On peut avoir pour but son humiliation propre. Car, comme le cœur de l’homme est exalté par l’éclat des vêtements, de même il est humilié par leur abjection. Ainsi à l’égard d’Achab, qui avait couvert son corps d’un cilice, le Seigneur dit à Elie : N’avez-vous pas vu Achab humilié devant moi (3 Rois, 21, 29). 2° On peut agir ainsi pour servir d’exemple aux autres. C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles de l’Evangile (Matth., chap. 3) : Il avait un vêtement de peaux de chameaux, la glose dit (ordin.) : Celui qui prêche la pénitence en porte l’habit. 3° On peut le faire par vaine gloire. C’est ainsi que saint Augustin observe (Lib. 2 de serm. Dom. in mont., chap. 12) qu’on peut mettre son orgueil dans les vêtements les plus sordides. Quand on fait usage de vêtements vils pour les deux premiers motifs, on est louable ; si on le fait pour le dernier, on est blâmable. — On peut aussi considérer les vêtements vils et grossiers selon qu’ils ont pour cause l’avarice ou la négligence ; ils sont alors condamnables.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

JesusMarie.com