Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 188 : De la distinction des ordres religieux
Maintenant nous
avons à nous occuper de la différence des ordres religieux. — A ce sujet huit
questions se présentent : 1° Y a-t-il différents ordres religieux ou n’y en
a-t-il qu’un seul ? (La distinction des ordres religieux remonte aux premiers
siècles, car il en est fait mention par saint Jérôme (Epist. ad Eustochium), par saint Augustin
(De morib. Eccles.,
chap. 51), par Cassien (Collat. 18, et 14, chap. 4).)
— 2° Un ordre peut-il être établi pour des œuvres de la vie active ? (Saint
Thomas justifie dans cet article la conduite que l’Eglise a toujours tenue à
cet égard.) — 3° Un ordre peut-il avoir pour but de faire la guerre ? (Les
ordres militaires jouèrent un grand rôle au moyen âge. Les plus célèbres furent
les ordres de Saint-Jean de Jérusalem et des Templiers dans la terre sainte, de
Calatrava et d’Alcantara en Espagne, des Teutons et des Porte-glaives dans la
Prusse.) — 4° Peut-on établir un ordre pour prêcher et pour remplir d’autres
fonctions semblables ? (Cet article revient à la thèse qui a déjà été établie
dans la question précédente (art. 1), et il est par conséquent dirigé contre
Guillaume de Saint-Amour et ses partisans (Vid. Opusc. Cont. impugn.
relig., chap. 4).) — 5° Peut-on en établir un pour étudier ? (Pour
justifier l’établissement des ordres savants, il suffit de jeter un coup d’œil sur
l’histoire pour voir tous les services qu’ils ont rendus non seulement à la
science ecclésiastique, mais encore à l’humanité.) — 6° L’ordre qui a pour but
la vie contemplative l’emporte-t-il sur celui qui a pour but la vie active ? —
7° L’ordre est-il moins parfait quand on possède quelque chose en commun ? (Les
béguards et les béguins se sont élevés contre les ordres, prétendant qu’ils ne
peuvent rien posséder en commun. Cette erreur a été condamnée par le pape Jean
XXII (Extrav., tit. De verb. signif., chap. 4 et 5).) — 8° L’ordre des solitaires
est-il préférable à celui des religieux qui vivent en société ?
Article 1 : N’y
a-t-il qu’un seul ordre religieux ?
Objection N°1. Il semble qu’il
n’y ait qu’un seul ordre religieux. Car il ne peut y avoir de diversité dans ce
que l’on possède totalement et parfaitement ; c’est pour cela qu’il ne peut y
avoir qu’un seul bien souverain, comme on le voit (1a pars, quest. 6,
art. 2, 3 et 4). Or, d’après ce que dit saint Grégoire (Sup. Ezech., hom.
20), quand on a voué à Dieu tous ses biens, toute sa vie, tous ses sentiments,
c’est un holocauste sans lequel il ne peut pas y avoir d’ordre religieux. Il
semble donc que les ordres religieux ne soient pas multiples, mais qu’il n’y en
ait qu’un seul.
Réponse à l’objection N°1 : Ce qu’il y a de commun à tous les
ordres, c’est qu’on doit se donner tout entier au service de Dieu : par
conséquent sous ce rapport les ordres religieux ne diffèrent pas entre eux, de
telle sorte que l’on se réserve dans l’un une chose et dans l’autre une autre ;
mais ils diffèrent selon les différentes choses par lesquelles l’homme peut
servir Dieu, et selon qu’il peut s’y disposer de différentes manières.
Objection N°2. Les choses qui sont communes dans leur essence ne
diffèrent que par accident. Or, sans les trois vœux essentiels de religion, il
n’y a pas d’ordre religieux, comme nous l’avons vu (quest. 186, art. 6 et 7).
Il semble donc que les ordres religieux ne diffèrent pas d’espèce, mais
seulement par accident.
Réponse à l’objection N°2 : Les trois vœux essentiels de
religion appartiennent à la vie religieuse, comme des choses principales (Ainsi
tous les ordres ont la même fin principale, qui est le service de Dieu ; ils
emploient aussi les mêmes moyens généraux, qui sont les trois vœux ; mais leurs
fins prochaines et secondaires diffèrent ainsi que leurs moyens particuliers.)
auxquelles tout le reste se rapporte, ainsi que nous l’avons vu (quest. 182,
art. 7, dans le corps de l’article et Réponse N°2). Mais on peut se disposer de
différentes manières à observer chacune de ces choses ; par exemple on se
dispose à observer le vœu de continence au moyen de la solitude, de
l’abstinence, par les rapports mutuels et par une foule d’autres choses
semblables. D’après cela il est évident que les vœux essentiels, tout communs
qu’ils sont, n’empêchent pas la diversité des ordres, soit à cause de la
diversité des dispositions ou des moyens, soit à cause de la diversité des
fins, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de cet
article et quest. 185, art. 7, Réponse N°2).
Objection N°3. L’état de perfection convient aux religieux et aux
évêques, comme nous l’avons vu (quest. 185, art. 5 et 7). Or, l’épiscopat ne
change pas d’espèce, mais il est un partout où il existe. C’est pourquoi saint
Jérôme dit à Evagrius : Partout où il y a un évêque,
que ce soit à Rome, à Eugubium, à Constantinople ou à
Rhégio, il a le même mérite et le même sacerdoce.
Pour la même raison, il n’y a donc qu’un seul ordre religieux.
Réponse à l’objection N°3 : Pour ce qui appartient à la
perfection, l’évêque joue le rôle de l’agent et les religieux celui du patient,
comme nous l’avons vu (quest. 184, art. 7). Or, l’agent dans l’ordre naturel
est d’autant plus un qu’il est plus élevé, tandis que le patient est au
contraire plus multiple. Il est donc conforme à la raison qu’il n’y ait qu’un
seul état épiscopal, mais qu’il y ait plusieurs ordres religieux.
Objection N°4. L’Eglise doit empêcher tout ce qui peut amener de
la confusion. Or, la diversité des ordres religieux paraît jeter une sorte de
confusion dans le peuple chrétien, comme le dit une décrétale (chap. Ne nimia, de religios. demib.). Il semble donc
qu’il ne doive pas y avoir divers ordres religieux.
Réponse à l’objection N°4 : La confusion est opposée à la
distinction et à l’ordre. Par conséquent la multiplicité des ordres produirait
la confusion, si l’on distinguait différents ordres relativement à la même fin
et aux mêmes moyens, sans nécessité et sans utilité (Il y a nécessité d’établir
des ordres différents, parce que le même homme ne peut suffire à
l’accomplissement de tous les actes de charité, et il y a utilité, parce que
chacun peut suivre par là même son aptitude et ses attraits). Pour obvier à cet
inconvénient, on a eu raison de décréter qu’on ne pourrait établir aucun ordre
nouveau, sans l’autorisation du souverain pontife.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Ps. 44, 10) qu’il appartient à l’ornement de la reine de briller par sa variété.
Conclusion Il n’y a pas qu’un seul ordre religieux, mais il y en a
plusieurs qui se distinguent par la diversité de leurs exercices spirituels et
de leurs œuvres de charité.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (quest. préc., art. 1 et 2, et quest. 186, art.
7), l’état religieux est un exercice par lequel on travaille à la perfection de
la charité. Or, il y a divers devoirs de charité auxquels l’homme peut se
livrer ; et il y a aussi différentes manières de s’y exercer. C’est pourquoi on
peut distinguer les ordres religieux à un double point de vue : 1° Selon la
diversité des fins qu’ils se proposent : ainsi un ordre a pour but de donner
l’hospitalité aux pèlerins, un autre de visiter les captifs ou de les racheter.
2° Il peut y avoir différence dans les ordres selon la diversité des exercices
: c’est ainsi que dans l’un on châtie le corps par l’abstinence des aliments,
dans l’autre on le fait en s’exerçant à des travaux manuels, ou en allant les
jambes et les pieds nus ou de toute autre manière. Mais parce que la fin est ce
qu’il y a de principal dans chaque chose, la diversité des ordres qui repose
sur la diversité des fins auxquelles ils se rapportent est beaucoup plus
profonde que celle qui résulte de la diversité des exercices.
Article 2 : Doit-on
établir un ordre religieux pour des œuvres de la vie active ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive établir aucun ordre religieux pour des œuvres qui appartiennent à la
vie active. Car tout ordre religieux appartient à l’état de perfection, comme
on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 184, art. 5). Or, la
perfection de l’état religieux consiste dans la contemplation des choses
divines. Car saint Denis dit (De eccles.
hier., chap. 6) que les religieux tirent leur nom de ce qu’ils se dévouent
au service de Dieu et de ce qu’ils passent leur vie en union avec lui absorbés
par la contemplation de son unité divine et de l’amabilité de ses perfections.
Il semble donc qu’on ne puisse établir aucun ordre pour se livrer aux œuvres de
la vie active.
Réponse à l’objection N°1 : On sert Dieu en se livrant aux
œuvres de la vie active, par lesquelles on se rend utile au prochain par amour
pour Dieu, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). On n’en mène
pas moins une vie particulière, qui consiste, non pas à vivre séparé des autres
hommes, mais à s’appliquer spécialement aux choses qui se rapportent à la
soumission divine ; et puisque les religieux s’appliquent à la vie active en
vue de Dieu, il s’ensuit qu’en eux l’action découle de la contemplation des
choses divines. Par conséquent, ils ne sont pas absolument privés du fruit de
la vie contemplative.
Objection N°2. Il paraît qu’on doive porter le même jugement sur
les moines que sur les chanoines réguliers, comme on le voit (Extra. de postul., chap.
Ex parte, et De statu monach., chap. Quod Dei timorem). Car il est dit qu’on
ne considère pas ces derniers comme formant une autre société que celle des
moines : et il semble qu’on doive raisonner de même à l’égard de tous les
autres religieux. Or, l’ordre des moines a été établi pour la vie
contemplative. Ainsi saint Jérôme dit à Paulin : Si vous désirez qu’on vous
appelle moine, c’est-à-dire seul, que faites-vous dans les villes ? On trouve
la même chose : Extrà de renuntiatione,
cap. Nisi cum pridem,
et De regular.,
chap. Licet quibusdam. Il semble donc
que tout ordre religieux se rapporte à la vie contemplative, et qu’il n’y en
ait point qui se rapporte à la vie active.
Réponse à l’objection N°2 : Il faut raisonner de même pour
les moines et tous les autres religieux, relativement à ce qui est commun à
tout ordre. Par exemple, tous doivent se dévouer tout entiers au service de
Dieu ; ils doivent observer les vœux essentiels de religion et s’abstenir des
affaires du siècle. Mais il n’est pas nécessaire qu’ils se ressemblent par
rapport aux autres choses qui sont propres à la profession monastique, qui se
rapportent spécialement à la vie contemplative. Aussi dans la décrétale (De postul.),
on ne dit pas absolument qu’il en est des chanoines réguliers comme des moines
; on le dit seulement par rapport à ce qui précède, c’est-à-dire que dans les
causes ordinaires ils ne doivent pas servir d’avocats. Et dans la décrétale (De stat. monach.),
après avoir dit : qu’on ne considère pas les chanoines réguliers comme
distincts des moines, on ajoute : que cependant ils obéissent à une règle plus
large. D’où il est évident qu’ils ne sont pas tenus à toutes les obligations
des moines.
Objection N°3. La vie active appartient au siècle présent. Or, on
dit que tous les religieux abandonnent le siècle. C’est ce qui fait dire à
saint Grégoire (Sup. Ezech.,
hom. 20) : Celui qui abandonne le siècle présent et
fait le bien qu’il peut, offre un sacrifice dans le désert, comme à la sortie
d’Egypte. Il semble donc qu’aucun ordre ne puisse se rapporter à la vie active.
Réponse à l’objection N°3 : On peut être dans le siècle de
deux manières : corporellement et par les affections du cœur. Ainsi, le
Seigneur dit à ses disciples (Jean, 15, 19) : Je vous ai choisi du monde ; et en parlant d’eux à son Père, il
ajoute (ibid., 17, 11) : Ils sont dans le monde, et je viens à vous.
Quoique les religieux qui se livrent aux œuvres de la vie active soient dans le
siècle corporellement, cependant ils n’y sont pas quant aux affections de leur
cœur, parce qu’ils ne s’occupent pas des choses extérieures comme s’ils
recherchaient quelque chose en ce monde ; mais ils le font uniquement pour
l’amour de Dieu. Car ils usent de ce monde
comme s’ils n’en usaient pas, selon l’expression de saint Paul (1 Cor., chap. 7). C’est pour cela que
saint Jacques, après avoir dit : La
religion pure et sans tache consiste à visiter les orphelins et les pauvres
dans leur affliction, ajoute : et se
conserver pur des atteintes de ce siècle, c’est-à-dire ne pas s’attacher de
cœur aux choses de ce monde.
Mais c’est le contraire. Saint Jacques dit (1, 27) : La religion pure et sans tache aux yeux de
Dieu, notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leur
affliction. Or, ces actes se rapportent à la vie active. C’est donc avec
raison qu’on peut établir un ordre religieux qui se rapporte à cette vie.
Conclusion Puisque l’état religieux a pour but la perfection de la
charité, c’est avec raison qu’on établit des ordres, les uns pour remplir les œuvres
de la vie active qui se rapporte à l’amour du prochain, les autres pour remplir
celles de la vie contemplative qui se rapporte à l’amour de Dieu.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), l’état religieux a pour but la perfection de la
charité qui s’étend à l’amour de Dieu et du prochain. Or, la vie contemplative
qui désire ne s’occuper que de Dieu appartient directement à l’amour divin ; au
lieu que la vie active qui s’occupe de subvenir aux besoins du prochain
appartient directement à l’amour du prochain. Et comme on aime le prochain à
cause de Dieu ; de même le dévouement que l’on a pour lui se rapporte à Dieu,
d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 25, 40) : Ce que vous avez fait à l’un des plus petits
de mes faibles (frères), vous l’avez fait à moi-même. Ce dévouement envers
le prochain, reçoit le nom de sacrifice, selon qu’il se rapporte à Dieu,
d’après ces paroles de saint Paul (Hébr.,
13, 16) : Souvenez-vous d’exercer la
charité et de faire part de vos biens aux autres ; car c’est par de semblables
hosties qu’on se rend agréable à Dieu. Et parce qu’il appartient en propre
à la religion d’offrir à Dieu un sacrifice, comme nous l’avons vu (quest. 81,
art. 1 ad 1, et art. 4 ad 1), il s’ensuit que c’est avec raison que les ordres
religieux ont pour but les œuvres de la vie active. C’est pourquoi dans les
conférences des Pères (Collat.,
14, chap. 4) l’abbé Nestéros distingue les travaux
des divers ordres en disant : Les uns s’appliquent à purifier leur cœur dans la
solitude, les autres dirigent leurs frères et prennent soin des cénobites ; il
y en a qui exercent le devoir de l’hospitalité.
Article 3 : Peut-on
établir un ordre religieux pour faire la guerre ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne puisse établir aucun ordre pour faire la guerre. Car toute religion
appartient à l’état de perfection. Or, la perfection de la vie chrétienne
embrasse ces paroles du Seigneur (Matth., 5, 39) : Je vous dis de ne pas résister aux mauvais
traitements ; mais si quelqu’un vous frappe sur une joue, présentez-lui encore l’autre,
ce qui répugne au devoir du soldat. On ne peut donc pas établir d’ordre pour
combattre.
Réponse à l’objection N°1 : On peut ne pas résister au
méchant de deux manières : 1° en pardonnant l’injure qu’on en a reçue, ce qui
peut être un acte de perfection, quand il est convenable que l’on agisse ainsi
pour le salut des autres ; 2° en supportant patiemment les injures d’autrui, ce
qui devient une imperfection ou un vice, si l’on peut convenablement résister à
celui qui injurie. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic.,
liv. 1, chap. 27) : La force qui dans la guerre protège la patrie contre les
barbares, ou par laquelle dans la paix on défend les faibles ou ses amis contre
les voleurs, est pleine de justice. Comme le dit aussi le Seigneur : Ne redemandez pas ce qui est à vous.
Cependant si l’on ne redemandait pas ce qui est aux autres et qu’on en fût
chargé, on pécherait. Car l’homme est louable quand il donne le sien, mais non
s’il donnait ce qui est à autrui. On doit encore beaucoup moins négliger les
choses qui sont de Dieu : parce que, comme le dit saint Chrysostome (alius auctor sup. Matth., hom. 5 in op. imperf.)
: Dissimuler les injures faites à Dieu, c’est le comble de l’impiété.
Objection N°2. La lutte que nécessitent les combats corporels est
plus grave que les luttes de paroles auxquelles se livrent les avocats. Or, il
est défendu aux religieux de remplir les devoirs de cette charge, comme on le
voit (in Decret.
de postulando cit. art. préc.,
arg. 2). Il semble donc qu’on puisse encore moins établir un ordre pour faire
la guerre.
Réponse à l’objection N°2 : Remplir la charge d’avocat pour
un intérêt mondain, ceci répugne à tout ordre religieux ; mais il n’en est pas
de même si on la remplit d’après l’ordre de son supérieur, dans l’intérêt de
son monastère, comme le dit la même décrétale ; ou pour la défense des pauvres
et des veuves. Ainsi il est dit (in Decret., dist. 88, chap. 1) : Le saint concile a décidé
qu’un ecclésiastique ne devait pas louer des terres ou s’immiscer dans les
affaires séculières, sinon pour prendre soin des orphelins, etc. De même il est
contraire à tout ordre religieux de faire la guerre dans un intérêt mondain,
mais il n’en est pas de même quand ou se bat par amour pour Dieu.
Objection N°3. L’état religieux est un état de pénitence, comme
nous l’avons dit (quest. préc., art. 6). Or, le droit
interdit aux pénitents d’aller à la guerre ; car il est dit (Decret. de pænit.,
dist. 5, chap. 3) qu’il est tout à fait contraire aux règles ecclésiastiques de
retourner à la milice séculière après un acte de pénitence. On ne peut donc
convenablement instituer aucun ordre militaire.
Réponse à l’objection N°3 : La milice séculière est interdite
aux pénitents ; mais la milice où l’on sert pour l’amour de Dieu est au
contraire imposée pour pénitence, comme on le voit à l’égard de ceux que l’on
envoie combattre au secours de la terre sainte.
Objection N°4. On ne peut établir aucun ordre pour une chose
injuste. Or, comme le dit saint Isidore (Etym.,
liv. 18, chap. 1), une guerre juste est celle que l’on fait d’après un édit
impérial. Ainsi les religieux étant de simples particuliers, il semble qu’il ne
leur soit pas permis de faire la guerre, et par conséquent qu’on ne puisse
établir aucun ordre dans ce but.
Réponse à l’objection N°4 : On n’établit pas un ordre
militaire de telle sorte qu’il soit permis aux religieux de faire la guerre de
leur autorité propre ; mais ils ne peuvent la faire qu’autant que les princes
ou l’Eglise les y autorisent.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit à Boniface (quest. 189)
: Ne pensez pas qu’on ne puisse plaire à Dieu dans le service militaire. David
s’y est sanctifié ; ce prince à qui le Seigneur a rendu un si grand témoignage.
Or, les ordres religieux ont été établis pour rendre les hommes agréables à
Dieu. Rien n’empêche donc que l’on en ait créé pour faire la guerre.
Conclusion On peut convenablement établir un ordre militaire, non
dans un but mondain, mais pour la défense du culte de Dieu, du salut public,
des pauvres et des opprimés.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), on peut établir un ordre religieux non seulement pour
les œuvres de la vie contemplative, mais encore pour celles de la vie active,
selon qu’elles ont pour but de secourir le prochain et d’obéir à Dieu, mais non
selon qu’elles se rapportent à un intérêt mondain. Or, la force militaire peut
avoir pour but de secourir le prochain, non seulement à l’égard des personnes
privées, mais encore pour la défense de l’Etat tout entier. Ainsi il est dit de
Judas Macchabée (1 Machab.,
3, 2) : qu’il combattait avec joie les
combats d’Israël, et qu’il accrut la gloire de son peuple. Elle peut aussi
avoir pour objet la conservation du culte divin. Ainsi il est rapporté que
Judas s’écria (ibid., 3, 21) : Nous combattons pour notre vie et pour notre
loi. Et plus loin Simon dit (13, 3) : Vous
savez combien nous avons combattu, mes frères et moi, et toute la maison de mon
père, pour nos lois et pour le temple saint. Il peut donc se faire qu’il
soit convenable d’établir un ordre religieux, non dans un but mondain, mais
pour la défense du culte de Dieu et du salut public, ou pour la défense des
pauvres et des opprimés, d’après ces paroles du Psaume (81, 4) : Arrachez le pauvre et délivrez l’indigent
des mains du pécheur.
Article 4 : Peut-on
établir un ordre pour prêcher ou pour entendre les confessions ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne puisse pas établir un ordre pour prêcher ou pour entendre les confessions.
Car il est dit (7, quest. 1, chap. Hoc nequaquam) : La vie des moines exprime la soumission et
indique une école et non le droit d’enseigner, de présider ou de faire paître
les autres. Il semble qu’on puisse en dire autant des autres religieux. Or,
prêcher et entendre les confessions, c’est faire paître et enseigner les
autres. On ne peut donc établir aucun ordre religieux dans ce but.
Réponse à l’objection N°1 : Celui qui opère
d’après la vertu d’un autre, agit à la manière d’un instrument. Or, un ministre
est comme un instrument animé, selon l’expression d’Aristote (Pol., liv. 1, chap. 3, et Eth., liv. 8, chap. 11). Ainsi quand un
religieux prêche d’après l’autorisation de ses supérieurs, ou qu’il fait
d’autres actes semblables, il ne s’élève pas au-dessus du degré de soumission
et d’obéissance qui convient à sa profession.
Objection N°2. Le but pour lequel on établit un ordre paraît lui
être tout à fait propre, comme nous l’avons dit (art. 2 et 3 préc.). Or, les actes dont il s’agit ici ne sont pas
propres aux religieux, mais ils appartiennent plutôt aux prélats. On ne peut
donc pas établir un ordre par rapport à ces actes.
Réponse à l’objection N°2 : Comme on établit des ordres
militaires pour combattre, non d’après leur autorité propre, mais d’après
l’autorité des princes ou des chefs de l’Eglise qui ont ce pouvoir de droit,
comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°4) ; de
même on établit des ordres pour prêcher et pour entendre les confessions, non
d’après leur autorité propre, mais d’après l’autorité des prélats supérieurs et
inférieurs, auxquels cette mission appartient d’office ; et par conséquent le
propre de ces ordres religieux, c’est de venir en aide aux prélats dans ce
ministère.
Objection N°3. Il paraît inconvenant que le pouvoir de prêcher et
d’entendre les confessions soit donné à un nombre indéfini d’individus. Or, le
nombre de ceux qui sont reçus dans un ordre n’est pas positivement déterminé.
Il y a donc de l’inconvénient à établir un ordre pour exercer ces actes.
Réponse à l’objection N°3 : Les prélats n’accordent pas à ces
religieux que chacun d’eux indifféremment puisse prêcher ou entendre les
confessions ; mais ceci doit être réglé par ceux qui sont à la tête de ces
ordres ou d’après la volonté des prélats eux-mêmes.
Objection N°4. Les fidèles doivent nourrir les prédicateurs, comme
on le voit (1 Cor., chap. 9). Si donc
on confie l’office de la prédication à un ordre établi à cet effet, il s’ensuit
que les fidèles sont tenus à pourvoir à la dépense d’un nombre infini de
personnes ; ce qui leur devient très onéreux. On ne doit donc pas établir un
ordre pour remplir ces fonctions.
Réponse à l’objection N°4 : Les fidèles ne sont tenus, par la
rigueur du droit, que de pourvoir aux frais de leurs chefs ordinaires, qui,
pour ce motif, reçoivent les dîmes et les oblations des fidèles, et les autres
revenus ecclésiastiques. Mais si l’on veut rendre gratuitement aux fidèles ces
services, sans exiger d’eux impérieusement aucune rémunération, ils ne sont pas
pour cela surchargés ; parce qu’ils peuvent accorder par générosité une
subvention temporelle. Quoiqu’ils n’y soient pas tenus à titre de justice,
cependant ils le doivent à titre de charité, pourvu, toutefois, qu’ils ne se gênent pas trop pour mettre les
autres à l’aise, selon l’expression de saint Paul (2 Cor., 6, 13). Mais s’il ne se trouvait personne pour s’acquitter
de ces charges gratuitement, les supérieurs ordinaires seraient tenus, s’ils
n’y suffisaient pas, d’en chercher d’autres qui en fussent capables et de
pourvoir eux-mêmes à leur entretien.
Objection N°5. L’institution de l’Eglise doit suivre l’institution
du Christ. Or, le Christ a d’abord envoyé douze apôtres pour prêcher, comme on
le voit (Luc, chap. 9) ; puis il a envoyé soixante-douze disciples, comme le
rapporte aussi l’Evangile (Luc, chap. 10). D’après la glose (ordin. Bedæ super illud Post hæc autem), les évêques sont
représentés par les apôtres, et les prêtres qui sont d’un rang inférieur,
c’est-à-dire les curés, parles soixante-douze disciples. Par conséquent,
indépendamment des évêques et des curés de paroisse, on ne doit établir aucun
ordre pour prêcher ou pour entendre les confessions.
Réponse à l’objection N°5 : Les soixante-douze disciples ne
sont pas seulement représentés par les curés, mais ils le sont encore par tous
les autres ecclésiastiques d’un ordre inférieur, qui aident les évêques dans
leur charge. Car on ne lit pas que le Seigneur ait assigné des paroisses
déterminées aux soixante-douze disciples, mais qu’il les envoyait deux à deux, devant lui, dans toutes les cités et dans
tous les lieux où il devait aller. Or, il a été convenable qu’indépendamment
des prélats ordinaires, on en élevât d’autres à ces charges, à cause de la
multitude des fidèles et de la difficulté de trouver assez d’individus pour les
disséminer dans chaque centre de population ; comme il a été nécessaire
d’établir des ordres militaires, parce que les princes séculiers ne pouvaient
résister aux infidèles dans certaines contrées.
Mais c’est le contraire. Dans les conférences des Pères (Collat. 14, chap. 4), l’abbé Nestéros, parlant de la diversité des ordres religieux, dit
: Les uns s’occupent de soigner les malades, les autres intercèdent pour les
malheureux ou les opprimés ; ceux-ci s’appliquent à l’enseignement, ceux-là
font des aumônes aux pauvres ; tous s’élèvent au milieu d’hommes éminents,
selon leur affection et leur piété. Par conséquent comme on peut établir un
ordre religieux pour soigner les malades, de même on peut en établir pour
enseigner le peuple par la prédication et par d’autres œuvres semblables.
Conclusion Puisqu’il est très convenable qu’on établisse des
ordres religieux pour faire ce qui se rapporte au salut de l’âme, il est
évident qu’on peut en établir pour prêcher et pour entendre les confessions.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2), on peut
convenablement établir un ordre pour les œuvres de la vie active, selon
qu’elles ont pour but l’intérêt du prochain, le service de Dieu et la
conservation de son culte. Or, on se rend plutôt utile au prochain par ce qui
appartient au salut spirituel de l’âme, que par ce qui a pour but de subvenir
aux besoins du corps, en raison de la supériorité des choses spirituelles sur
les choses corporelles. C’est pourquoi nous avons dit (quest. 32, art. 3) que
les aumônes spirituelles sont préférables aux aumônes corporelles. Ces actes se
rapportent aussi davantage au service de Dieu, à qui aucun sacrifice n’est plus
agréable que le zèle des âmes, comme le dit saint Grégoire (Sup. Ezech., hom. 12). C’est aussi une plus grande chose de combattre
avec les armes spirituelles contre les erreurs des hérétiques, et de défendre
les fidèles contre les tentations des démons, que de les protéger par des armes
matérielles. C’est pour cela qu’il est très convenable qu’il y ait un ordre
établi pour prêcher et pour remplir les autres fonctions qui ont pour but le
salut des âmes.
Article 5 : Doit-on
établir des ordres religieux pour étudier ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas établir d’ordres religieux pour étudier. Car il est dit (Ps. 70, 16) : Parce que je n’ai pas connu les lettres, j’entrerai dans les puissances
du Seigneur, c’est-à-dire, d’après la glose (interl.), j’aurai la vertu chrétienne. Or, la perfection de la vertu
chrétienne paraît surtout appartenir aux religieux. Il ne leur appartient donc
pas de s’appliquer à l’étude des lettres.
Réponse à l’objection N°1 : La glose entend ce passage de la
lettre de la loi ancienne, dont l’Apôtre dit (2 Cor., 3, 6) : La lettre
tue. Ainsi ne pas connaître les
lettres, c’est ne pas approuver la circoncision littéralement et toutes les
autres observances charnelles.
Objection N°2. Ce qui est un principe de dissension ne convient
pas aux religieux qui sont assemblés dans l’unité de la paix. Or, l’étude
produit la division ; c’est de là que sont venues toutes les différentes sectes
des philosophes. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme (Sup. Epist. ad Titum, chap. 1, sup.
illud, Et constituas per civitates) : Avant que le souffle du démon n’eût fait
naître au sein de la religion ces études, et que l’on ait dit parmi les peuples
: Je suis pour Paul, moi pour Apollon, moi pour Céphas, etc. Il semble donc
qu’on ne doive établir aucun ordre pour étudier.
Réponse à l’objection N°2 : L’étude a pour but la science qui
enfle sans la charité, et qui, par conséquent, produit des dissensions, d’après
ce mot de l’Ecriture (Prov., 13, 10)
: Il y a toujours des querelles parmi les
orgueilleux. Mais unie à la charité, elle édifie et produit la concorde.
Ainsi l’Apôtre, après avoir dit (1 Cor.,
1, 5) : Vous avez été enrichis de tous
les dons de la parole et de la science, ajoute ensuite : N’ayez donc qu’un même langage, et qu’il n’y
ait point de schismes parmi vous. Toutefois, saint Jérôme ne parle pas en
cet endroit de l’étude des lettres, mais de l’étude des dissensions que les
hérétiques et les schismatiques ont fait éclater au sein de la religion
chrétienne.
Objection N°3. La profession de
la religion chrétienne doit différer de celle des gentils. Or, parmi les
gentils il y en avait qui professaient la philosophie, et maintenant encore il
y a des séculiers qui professent certaines sciences. L’étude des lettres ne
convient donc pas aux religieux.
Réponse à l’objection N°3 : Les philosophes faisaient
profession d’étudier les lettres qui ont pour objet les sciences profanes ;
mais il convient aux religieux de s’appliquer principalement à l’étude des
lettres qui se rapportent à la doctrine qui est conforme à la piété, selon
l’expression de saint Paul (Tite,
chap. 1). Il ne leur appartient de s’appliquer aux autres sciences qu’autant
qu’elles se rapportent à la science sacrée (Cette restriction apparente ne
resserre pas le domaine des sciences religieuses. Car il n’y a pas de
connaissance sérieuse qui ne puisse être utile à la religion, soit en appuyant
ses dogmes, soit en réfutant ses adversaires.), parce que leur vie tout entière
est consacrée au service de Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit (in fine Musicæ) :
L’opinion que nous avons qu’on ne doit pas négliger ceux que les hérétiques
séduisent par de vaines promesses de science et de raison, nous a fait entrer
dans ces voies ; cependant nous ne nous applaudirions pas de l’avoir fait si
nous ne voyions dans l’Eglise catholique, notre mère, une foule de pieux
personnages qui ont agi de la sorte, parce que c’était nécessaire pour la
réfutation des hérétiques.
Mais c’est le contraire. Saint Jérôme dans son Epître à Paulin
l’invite à s’instruire dans l’état monastique en lui disant : Apprenons sur la
terre des choses dont la science nous accompagne dans le ciel. Et plus loin il ajoute
: Je m’efforcerai de savoir avec vous tout ce que vous me demanderez.
Conclusion Il est convenable qu’on établisse des ordres religieux
qui s’appliquent à l’étude des beaux-arts et des sciences.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2), la religion
peut se rapporter à la vie active et à la vie contemplative. Parmi les œuvres de
la vie active, les principales sont celles qui se rapportent directement au
salut des âmes, comme prêcher et remplir d’autres fonctions semblables. Il
convient donc aux religieux d’étudier les lettres sous un triple rapport. 1°
Relativement à ce qui est propre à la vie contemplative, à laquelle l’étude des
lettres est utile de deux manières : 1° directement en aidant à contempler,
c’est-à-dire en éclairant l’intellect. Car la vie contemplative, dont nous
parlons maintenant, a principalement pour but la considération des choses
divines, comme nous l’avons vu (quest. 180, art. 4), et c’est l’étude qui
dirige l’homme dans cette considération. D’où il est dit à la louange du juste
(Ps. 1, 2) : qu’il méditera la loi de Dieu jour et nuit : et ailleurs (Ecclésiastique, 39, 1) : Le sage aura soin de rechercher la sagesse
des anciens et il fera son étude des prophètes. 2° L’étude des lettres aide
indirectement à la vie contemplative, en écartant les périls de la
contemplation, c’est-à-dire les erreurs qui dans la contemplation des choses
divines se rencontrent fréquemment dans ceux qui ignorent les saintes
Ecritures. C’est ainsi que nous lisons dans les conférences des Pères (Collat. 10, chap. 3) que l’abbé Sérapion tomba
par ignorance dans l’erreur des anthropomorphites, c’est-à-dire de ceux qui
croient que Dieu a la forme humaine. C’est ce qui fait observer à saint
Grégoire (Mor., liv. 6, chap. 17)
qu’il y en a qui, dépassant dans leur contemplation la mesure de leur capacité,
arrivent à des dogmes pervers, et par là même qu’ils négligent d’être
humblement les ministres de la vérité, ils deviennent les maîtres de l’erreur.
C’est pourquoi l’Ecriture dit (Ecclésiaste,
2, 3) : J’ai résolu en mon cœur de m’abstenir
de vivre pour appliquer mon cœur à la sagesse et éviter la folie. — 2°
L’étude des lettres est nécessaire aux religieux établis pour prêcher et pour
exercer d’autres actes semblables. Ainsi l’Apôtre dit de l’évêque qui par
devoir est tenu à ces fonctions (Tite, 1, 9), qu’il doit être attaché aux maximes qui sont conformes à la foi et à la
doctrine de Jésus-Christ, afin qu’il soit capable d’exhorter selon la saine
doctrine, et de convaincre ceux qui là contredisent. On ne peut pas
objecter que les apôtres ont été envoyés pour prêcher sans avoir étudié les
lettres ; parce que, comme le dit saint Jérôme (Epist. ad Paulin.), l’Esprit-Saint leur inspirait (Les apôtres
avaient aussi le don des miracles qui donnaient à leur parole une autorité
immense, et qui suppléaient à ce qui pouvait leur manquer du côté de
l’éloquence. Les efforts que tous les Pères ont faits pour annoncer dignement
la parole de Dieu, sont aussi une excellente réponse à cette objection.) tout
ce que les autres acquièrent ordinairement en travaillant et en méditant chaque
jour sur la loi de Dieu. — 3° Enfin l’étude des lettres convient aux religieux
relativement à ce qui est commun à tous les ordres. Car elle sert à éviter les
tentations de la chair, et c’est pour ce motif que saint Jérôme dit au moine
Rusticus : Aimez la science des Ecritures, et vous n’aurez pas d’attachement
pour les vices charnels. En effet l’étude des saintes lettres détourne des
pensées mauvaises, et la fatigue qui en résulte mortifie le corps, d’après ces
paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique,
31, 1) : Les peines qu’on se donne dans
un but honnête dessèchent la chair. Ensuite cette étude est très puissante
pour détruire en nous l’amour des richesses. Ainsi le Sage dit (Sag., 7, 6) : J’ai pensé que les richesses ne sont rien comparativement à elle.
Et il est dit (1 Mach., chap.
12) : Nous n’avons nullement besoin
de ces choses, c’est-à-dire des secours extérieurs, ayant pour consolation les saints livres qui sont dans nos mains.
Elle est aussi excellente pour apprendre l’obéissance. C’est ce qui fait dire à
saint Augustin (Lib. de oper. monach., chap. 17) :
Quel est ce dérèglement, de vouloir se livrer à la lecture, sans vouloir faire
ce qu’elle commande ? C’est pourquoi il est évident que l’on peut avec raison
établir un ordre religieux pour l’étude des lettres.
Objection N°1. Il semble qu’un
ordre qui se livre à la vie contemplative ne soit pas supérieur à celui qui
s’occupe des œuvres de la vie active. Car il est dit (Extrav.
de regular. et transeunt.
ad relig., chap. Licet) : Comme on
préfère un plus grand bien à un bien qui est moindre, de même on préfère le
bien général à l’intérêt particulier ; et dans ce cas, on met avec raison la
science avant le silence, la sollicitude avant la contemplation, et le travail
avant le repos. Or, l’ordre le meilleur est celui qui se propose le plus grand
bien. 11 semble donc que les ordres qui ont pour but la vie active soient
supérieurs à ceux qui ont pour but la vie contemplative.
Réponse à l’objection N°1 : Cette décrétale parle de la vie
active, selon qu’elle a pour but le salut des âmes.
Objection N°2. Tout ordre religieux a pour but la perfection de la
charité, comme nous l’avons vu (art. 1 et 2). Or, sur ces paroles (Héb., 12, 4) : Car vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang, la glose dit (Aug., serm. 17 de verb. Apost.,
chap. 4) : Il n’y a pas en cette vie d’amour plus parfait que celui qu’ont
témoigné les martyrs qui ont combattu contre le péché jusqu’au sang. Or, il
convient aux ordres militaires de combattre jusqu’au sang, et cependant ils appartiennent
à la vie active. Il semble donc que ces ordres soient les meilleurs.
Réponse à l’objection N°2 : Les ordres militaires qu’on
établit ont plus directement pour but de répandre le sang des ennemis que le
leur, ce qui est le caractère propre des martyrs. Cependant rien n’empêche que
dans certain cas ces religieux ne méritent la palme du martyre, et, sous ce
rapport, ils l’emportent sur les autres ; comme il arrive quelquefois dans
certaine circonstance que les œuvres actives sont préférables à la contemplation.
Objection N°3. Un ordre paraît être d’autant plus parfait qu’il
est plus sévère. Or rien n’empêche que des ordres qui ont pour but la vie
active ne soient d’une observance plus rigide que ceux qui ont pour but la vie
contemplative. Ils sont donc préférables.
Réponse à l’objection N°3 : La rigidité des observances n’est
pas ce qu’il y a de plus louable dans un ordre religieux, comme le dit saint
Antoine (in Collat.
Patr., coll. 2, chap. 2, 3 et 4), et selon ces
paroles du prophète Isaïe (Is., 58, 5) : Le
jeûne que je demande consiste-t-il à faire qu’un homme s’afflige pendant tout
le jour ? Cependant dans les ordres religieux on a recours à cette
rigidité, comme à un moyen nécessaire pour dompter la chair. Mais si on
l’appliquait sans discernement, il exposerait au danger de défaillir, selon la
remarque du même saint. Par conséquent un ordre ne l’emporte pas sur un autre
parce qu’il a des observances plus étroites, mais il l’emporte quand ses règles
sont plus sagement ordonnées à la fin qu’il se propose. Ainsi, à l’égard de la
continence, on mortifie plus efficacement la chair par l’abstinence du boire et
du manger, qui se rapportent à la faim, à la soif, que par la privation des
vêtements, qui produit le froid et la nudité, et que par le travail corporel.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Luc, chap. 10) que la meilleure part est celle de Marie, et Marie est la figure de la vie
contemplative.
Conclusion L’ordre qui a pour but la vie contemplative est
absolument supérieur à celui qui a pour but la vie active.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la
différence d’un ordre à un autre se considère principalement d’après la fin, et
secondairement d’après les exercices (Les exercices sont les moyens par
lesquels on arrive à la fin.). Et parce qu’on ne peut dire une chose supérieure
à une autre qu’en raison de la différence qu’il y a entre elles, il s’ensuit
que l’excellence d’un ordre par rapport à un autre se considère principalement
d’après la fin qu’il a en vue, et secondairement d’après les exercices qu’il
prescrit. Toutefois, ces deux comparaisons doivent se faire sous des aspects
différents. Car la comparaison qui se fait au point de vue de la fin est
absolue, parce qu’on cherche la fin pour elle-même, au lieu que la comparaison
qui se fait au point de vue des exercices est relative, parce qu’on ne
s’applique pas aux exercices pour eux-mêmes, mais à cause de la fin. C’est
pourquoi un ordre est supérieur à un autre, par là même qu’il a une fin
absolument supérieure, soit parce qu’il se propose un plus grand bien, soit
parce qu’il embrasse un plus grand nombre de bonnes œuvres. Mais si la fin est
la même, la prééminence d’un ordre se considère secondement, non d’après la
quantité des exercices, mais en raison de leur proportion avec la fin qu’on veut
atteindre. Ainsi, dans les conférences des Pères (Coll. 2, cap. 2), on rappelle le sentiment de saint Antoine, qui
préférait aux jeûnes, aux veilles et à toutes les observances de celte nature
la prudence ou le discernement qui modère toutes choses. — Par conséquent on
doit dire que les œuvres de la vie active sont de deux sortes : les unes
découlent de la plénitude de la contemplation, comme l’enseignement et la
prédication. C’est pour ce motif que saint Grégoire applique (Sup. Ezech., hom. 5) aux hommes parfaits qui viennent de se livrer à la
contemplation ces paroles du Psalmiste (Ps.
144, 7) : Ils feront éclater au dehors le
souvenir de votre douceur. Ceci est préférable à la simple contemplation.
Car, comme c’est une plus grande chose d’illuminer que de luire seulement, de
même il est plus parfait de transmettre aux autres ce que l’on contemple que de
se borner à le contempler. Il y a d’autres œuvres de la vie active qui
consistent exclusivement dans des occupations extérieures ; comme faire
l’aumône, recevoir les étrangers. Ces actes sont inférieurs à l’œuvre de la
contemplation, sinon dans le cas de nécessité, comme on le voit d’après ce que
nous avons dit (quest. 182, art. 1). Ainsi donc, entre tous les ordres
religieux ceux qui tiennent le premier rang, ce sont ceux qui ont pour but
d’enseigner et de prêcher (C’est en effet l’exemple qu’ont donné Jésus-Christ
et les apôtres.). Ils sont les plus rapprochés de la perfection des évêques ;
comme partout ailleurs, l’extrémité du premier rang est unie au commencement du
second, selon la remarque de saint Denis (De
div. nom., chap. 7). Ceux qui se livrent à la contemplation sont au second
rang, et on doit placer au troisième ceux qui s’occupent des actions
extérieures. — Mais dans chacun de ces degrés on peut établir une prééminence,
selon qu’un ordre a pour but un acte plus élevé dans le même genre. Ainsi,
parmi les œuvres de la vie active, c’est une plus grande chose de racheter les
captifs que d’exercer l’hospitalité, et parmi les œuvres de la vie
contemplative, la prière l’emporte sur la lecture. On peut aussi établir une
prééminence, selon que l’un d’eux s’étend à plus de choses qu’un autre, ou bien
selon qu’il a des règles plus convenables pour atteindre la fin qu’il se
propose.
Article 7 : L’ordre
est-il moins parfait si l’on possède quelque chose en commun ?
Objection N°1. Il semble que
quand on possède quelque chose en commun la perfection de l’ordre en souffre.
Car le Seigneur dit (Matth., 19, 21) : Si vous voulez être parfait, allez, vendez
tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. D’où il est évident qu’il
appartient à la perfection de la vie chrétienne de ne rien posséder des
richesses de ce monde. Or, ceux qui possèdent quelque chose en commun ne sont
pas dépourvus des biens d’ici-bas. Il semble donc qu’ils n’atteignent pas
absolument la perfection de la vie chrétienne.
Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons
dit (quest. 184, art. 3, dans le corps de l’article et Réponse N°4), ces
paroles du Seigneur ne prouvent pas que la pauvreté soit une perfection, mais
un instrument de perfection, et, ainsi que nous l’avons prouvé (quest. 186,
art. 8), c’est le dernier des trois principaux moyens qui y conduisent. Car le
vœu de continence l’emporte sur le vœu de pauvreté, et le vœu d’obéissance est
supérieur à l’un et à l’autre. Et parce qu’on ne cherche pas l’instrument pour
lui-même, mais à cause de la fin, une chose n’est pas d’autant meilleure que l’instrument
est plus grand, mais qu’il est mieux proportionné à la fin. Ainsi un médecin ne
guérit pas d’autant mieux qu’il donne une plus forte médecine, mais que la
médecine est plus parfaitement proportionnée à la maladie. Par conséquent il
n’est pas nécessaire qu’un ordre soit d’autant plus parfait que sa pauvreté est
plus grande ; mais sa perfection doit résulter de ce que sa pauvreté est mieux
proportionnée à sa fin générale et spéciale. Et quand même on admettrait que
l’excès de pauvreté rend un ordre plus parfait, en raison de ce qu’il est plus
pauvre, néanmoins la pauvreté ne le rendrait pas plus parfait absolument. Car
il pourrait se faire qu’un autre ordre l’emportât pour ce qui regarde la
continence et l’obéissance ; et par conséquent ce dernier serait le plus
parfait absolument, parce que ce qui l’emporte dans les parties les plus
excellentes est absolument le meilleur.
Objection N°2. Il appartient à la perfection des conseils que
l’homme soit exempt des sollicitudes terrestres. Ainsi l’Apôtre en conseillant
la virginité dit (1 Cor., 7, 32) : Je veux que vous soyez sans inquiétude.
Or, il appartient à la sollicitude de la vie présente qu’on se réserve quelque
chose pour l’avenir. Le Seigneur défend à ses disciples cette sollicitude en
disant (Matth., 6, 34) : Ne vous inquiétez pas du lendemain. Il semble donc que la
perfection de la vie chrétienne soit moins complète du moment qu’on possède
quelque chose en commun.
Réponse à l’objection N°2 : Ces paroles du Seigneur (Matth., 6, 34) : Ne
vous inquiétez pas du lendemain, ne signifient pas qu’on ne doive rien
réserver pour l’avenir. Car saint Antoine, dans les conférences des Pères (Collat. 2, chap. 2), montre que cette conduite
est dangereuse, en disant : qu’il y en a qui ont cherché à se priver tellement
de tout bien, qu’ils ne voulaient pas avoir à eux la nourriture d’un jour, ni
conserver un seul denier, et qu’on les a vus tout à coup déçus au point qu’ils
n’ont pu terminer convenablement l’œuvre qu’ils avaient commencée. Et comme le
dit saint Augustin (Lib. de operib. monach., chap. 23) :
Si cette parole du Seigneur : Ne vous
inquiétez pas du lendemain, s’entend de telle sorte qu’on ne garde rien
pour le jour suivant, elle est impraticable pour ceux qui se tiennent éloignés
de la vue des hommes pendant beaucoup de temps, et qui vivent profondément
appliqués à la prière. Et il ajoute ensuite : Est-ce que plus ils sont saints
et plus ils diffèrent des oiseaux (Quià nisi reponant sibi escas in plurimos dies, includere se ità, ut faciunt, non valebunt, ajoute
saint Augustin.). Plus loin il dit encore (chap. 24) : Si on soutient que
d’après l’Evangile on ne doit rien conserver pour le lendemain, ils répondent
avec raison : Pourquoi le Seigneur avait-il une bourse pour y mettre l’argent
qu’il avait recueilli ? Pourquoi quand une famine était imminente, a-t-on
envoyé, si longtemps auparavant, du blé aux saints patriarches ? Pourquoi les
apôtres procuraient-ils aux fidèles qui étaient dans le besoin ce qui leur
était nécessaire ? Ces paroles : Ne vous
inquiétez pas du lendemain, signifient, d’après saint Jérôme (in hunc locum)
: Il nous suffit de penser au temps présent ; laissons à Dieu les choses
futures qui sont incertaines. D’après saint Chrysostome (alius auctor, hom.
16, in op. imperf.)
: C’est assez de travailler pour les choses nécessaires, ne travaillez pas
inutilement pour les choses superflues. Et suivant saint Augustin (De serm. Dom. in
mont., liv. 2, chap. 17), quand nous faisons quelque chose de bon, ne
pensons pas aux choses temporelles que le lendemain désigne, mais pensons aux
choses éternelles.
Objection N°3. Les richesses communes appartiennent d’une certaine
façon à chacun des membres de la communauté. Ainsi saint Jérôme écrit à
l’évêque Héliodore, en lui parlant de certains religieux : Ils sont plus riches
étant moines qu’ils ne l’étaient quand ils étaient séculiers : ils possèdent
sous l’étendard du Christ qui est pauvre des richesses qu’ils n’ont jamais eues
sous l’empire du démon qui est riche : l’Eglise a enrichi des individus qui
étaient auparavant dans le monde des mendiants. Or, il est contraire à la
perfection religieuse que l’on possède des richesses en propre. Il est donc
aussi contraire à cette perfection qu’on possède quelque chose en commun.
Réponse à l’objection N°3 : Ce passage de saint Jérôme a son
application quand les richesses sont surabondantes et qu’on les considère pour
ainsi dire comme siennes, ou que par l’abus qu’on en fait chacun s’enorgueillit
de la communauté et se laisse aller à la mollesse ; mais il ne s’applique pas
aux richesses modérées que l’on conserve en commun, uniquement pour fournir à
chacun le secours dont il a besoin pour vivre. Car c’est la même raison qui
veut que chacun fasse usage de ce qui est nécessaire à sa vie, et qu’on le
conserve en commun.
Objection N°4. Saint Grégoire raconte (Dial., liv. 3, chap. 9) qu’Isaac, qui était un très saint
personnage, fut engagé humblement par ses disciples à accepter des terres qu’on
lui offrait pour les besoins du monastère, mais le désir qu’il avait de
conserver sa pauvreté les lui fit refuser, et il appuyait énergiquement son
sentiment en disant : Le moine qui cherche à acquérir ici-bas des terres n’est
pas un moine. Ces paroles s’entendent cependant de possessions communes qu’on
lui offrait pour l’usage général du monastère. Il semble donc que l’on ne
puisse posséder quelque chose en commun sans détruire la perfection religieuse.
Réponse à l’objection N°4 : Isaac refusait d’accepter les
terres qu’on lui offrait, parce qu’il craignait d’amasser des richesses superflues,
dont l’abus est un obstacle à la perfection de la vie religieuse. Aussi saint
Grégoire ajoute (ibid.) : Ainsi il
craignait de perdre la sécurité que lui inspirait sa pauvreté, comme les riches
avares ont coutume de conserver leurs richesses périssables. Mais on ne voit
pas qu’il ait refusé de recevoir ce qui est nécessaire à la vie, pour le
conserver en commun.
Objection N°5. Le Seigneur en enseignant la perfection religieuse
à ses disciples dit (Matth., 10, 9) : N’ayez ni or, ni argent, ni monnaie dans
votre bourse, ni sac pour voyager. Par là, selon la remarque de saint
Jérôme (in hunc
loc.), il condamne les philosophes que l’on appelle vulgairement bactroperates,
qui, méprisant le monde et comptant tout pour rien, portaient avec eux leurs
provisions. Il semble donc que quand on conserve quelque chose soit en propre,
soit en commun, la perfection religieuse en souffre.
Réponse à l’objection N°5 : Aristote (Pol., liv. 1, chap. 5 et 6) dit que le pain et le vin, et les
autres choses de cette nature, sont des richesses naturelles, tandis que
l’argent est une richesse artificielle. De là il suit que certains philosophes
ne voulaient pas faire usage de l’argent, mais qu’ils usaient seulement des
autres choses pour vivre conformément à la nature. C’est pourquoi, par cette
parole du Seigneur, qui interdit également l’un et l’autre, saint Jérôme montre
qu’il revient au même d’avoir de l’argent et les autres choses nécessaires à la
vie. Cependant quoique le Seigneur ait ordonné à ceux qu’il envoyait prêcher, de
ne pas emporter ces choses en voyage, il n’a pas défendu pour cela de les
conserver en commun. Nous avons d’ailleurs montré (quest. 185, art. 6, Réponse
N°2, et 1a 2æ, quest. 108, art. 2, Réponse N°3) comment
on devait entendre ces paroles.
Mais c’est le contraire. Saint Grégoire dit dans son livre de la
vie contemplative (liv. 2, chap. 9, et habet. 12, quest. 1, chap. Expedit) : On
voit assez que l’on doit mépriser tout ce que l’on possède en propre pour être
parfait, et que sans déroger à la perfection on peut posséder les biens de
l’Eglise, qui sont certainement des biens communs.
Conclusion Il répugne à la perfection religieuse que l’on possède
en propre des richesses ou des biens, mais il ne lui répugne pas qu’on les
possède en commun pour les besoins nécessaires de la vie.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 184, art. 3,
et quest. 185, art. 6, Réponse N°1), la perfection ne consiste pas
essentiellement dans la pauvreté, mais elle consiste à suivre le Christ,
d’après ces paroles de saint Jérôme sur saint Matthieu (chap. 19, sup. illud, Et secuti sumus te)
: Parce qu’il ne suffit pas de tout abandonner, saint Pierre ajoute ce qui
constitue la perfection, en disant : Nous
vous avons suivi. La pauvreté est comme un instrument ou un moyen de
parvenir à la perfection. C’est pourquoi, dans les conférences des Pères (Collat. 1, chap. 7) l’abbé Moïse dit : Les
jeûnes, les veilles, la méditation des Ecritures, la nudité et la privation de
tous les biens ne sont pas la perfection, mais elles sont des moyens pour
l’acquérir. Or, la privation de tout ce que l’on a, ou la pauvreté, est un
instrument de perfection, dans le sens qu’en éloignant les richesses on écarte
tout ce qui fait obstacle à la charité, et ces obstacles sont principalement au
nombre de trois : Le premier est la sollicitude que les richesses entraînent
avec elles. Ainsi le Seigneur dit (Matth., 13, 22) : Celui qui reçoit la semence parmi les
épines, c’est celui qui entend la parole de Dieu, mais en qui les sollicitudes
de ce siècle et l’illusion des richesses l’étouffent. Le second est l’amour
des richesses qui s’accroît avec leur possession. C’est ce qui fait observer à
saint Jérôme (sup. Matth.,
chap. 19, super illud Facilius est camelum),
que parce que l’on méprise difficilement les richesses qu’on possède, le
Seigneur n’a pas dit : Il est impossible
qu’un riche entre dans le royaume des cieux, mais il est difficile. Le troisième est la vaine gloire ou l’orgueil qui
naît des richesses, suivant ces paroles de David (Ps. 48, 7) : Ceux qui ont
confiance dans leur vertu et qui se glorifient dans la multitude de leurs
richesses. — On ne peut séparer complètement le premier de ces
inconvénients des richesses, qu’elles soient considérables ou qu’elles soient
modiques. Car il est nécessaire que l’homme se donne de l’inquiétude pour
acquérir ou pour conserver ses biens extérieurs. Mais si on ne cherche pas ces
biens ou qu’on ne les possède qu’en petite quantité, autant qu’il en faut
simplement pour se nourrir, cette sollicitude ne gêne pas beaucoup l’homme et
par conséquent elle ne répugne pas à la perfection de la vie chrétienne. Car
Dieu n’interdit pas toute sollicitude, mais celle qui est superflue et funeste.
Ainsi, à l’occasion de ces paroles (Matth., chap. 6)
: Ne vous inquiétez pas cle ce que vous mangerez, saint Augustin observe (Lib. de op. monach.,
chap. 26) que le Seigneur ne parle pas de la sorte pour qu’on ne se procure pas
le nécessaire, mais pour qu’on ne jette pas les yeux sur ces choses, et qu’on
ne fasse pas à cause d’elles tout ce que l’on doit faire dans la prédication de
l’Evangile. Au contraire la possession de richesses considérables cause plus de
sollicitude ; ce qui distrait beaucoup l’esprit de l’homme, et ce qui l’empêche
de se livrer totalement au service de Dieu. Quant aux deux autres défauts,
l’amour des richesses et l’orgueil qui en résulte, ils ne sont l’effet que
d’une fortune considérable. — Cependant à cet égard il y a une différence
suivant que l’on possède en propre ou en commun des richesses abondantes ou modiques.
Car la sollicitude que l’on a pour ses propres richesses appartient à l’amour
privé par lequel on s’aime temporellement, au lieu que la sollicitude que l’on
a pour les choses communes appartient à l’amour de la charité, qui ne cherche pas ce qui est à soi, mais
qui s’applique à l’intérêt général. Et, parce que la vie religieuse a pour but
la perfection de la charité qui trouve son complément dans l’amour de Dieu
porté jusqu’au mépris de soi-même, il répugne à la perfection de la profession
religieuse que l’on possède quelque chose en propre, tandis que la sollicitude
que l’on a pour les biens qui sont communs peut appartenir à la charité.
Cependant elle peut être un obstacle à un acte de charité plus élevé, comme la
contemplation divine ou l’instruction du prochain. D’où il est évident que si
l’on possède en commun des richesses surabondantes, soit en meubles, soit en
immeubles, c’est un obstacle à la perfection, quoiqu’elle ne soit pas par là
absolument détruite (Les richesses excessives ont toujours été un écueil pour
les ordres religieux. Du moment où ils se sont trouvés avec des revenus
considérables, il n’a plus été possible de maintenir leur régularité.). Mais si
on ne possède de biens extérieurs en commun, soit mobiliers, soit immobiliers,
qu’autant qu’il en faut pour vivre simplement, ceci n’est pas un obstacle à la
perfection de la vie religieuse, quand on considère la pauvreté relativement à
la fin commune des ordres religieux qui consiste à servir Dieu. — Si on
considère la question par rapport aux fins spéciales des ordres religieux,
cette fin présupposée, l’ordre doit être dans une pauvreté plus ou moins
grande, et un ordre sera d’autant plus parfait sous le rapport de la pauvreté
que cette pauvreté sera mieux proportionnée à sa fin. Car il est évident que
pour les œuvres corporelles de la vie active l’homme a besoin d’une foule de
choses extérieures, tandis que pour la contemplation il ne lui faut presque
rien. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 10, chap. 8) : que pour agir on a besoin de beaucoup de
choses, et que plus les actions sont grandes et excellentes, plus on a besoin
de secours, tandis que celui qui se livre à la contemplation, n’a nullement
besoin de tout cela pour exercer ses fonctions ; il ne lui faut que le nécessaire
; le reste serait plutôt pour lui un obstacle. Par conséquent il est évident
qu’un ordre religieux qui a pour but les actions corporelles de la vie active,
par exemple de faire la guerre ou d’exercer l’hospitalité, serait imparfait
s’il n’avait pas de biens en commun (Les revenus de ces ordres doivent être au
contraire très considérables, puisqu’ils ne pourraient faire le bien qu’ils se
proposent.) ; les ordres qui ont pour fin la vie contemplative sont au
contraire d’autant plus parfaits que leur pauvreté les délivre davantage du
souci des choses temporelles. Et la sollicitude des choses temporelles est un
obstacle d’autant plus grave pour un ordre religieux que cet ordre exige
davantage qu’on s’occupe des choses spirituelles. — Or, il est manifeste qu’un ordre
qui a été établi pour que l’on contemple et pour qu’on transmette aux autres
par l’enseignement et la prédication ce que l’on a contemplé, demande qu’on
s’occupe des choses spirituelles plus qu’un ordre qui a été établi uniquement
pour la contemplation. Par conséquent cet ordre demande la pauvreté qui donne
le moins d’inquiétude. Et ce qui donne le moins d’inquiétude c’est de conserver
les choses nécessaires à l’usage des hommes, après se les être procurées dans
le temps convenable. C’est pourquoi il est convenable qu’il y ait trois degrés
de pauvreté correspondant aux trois degrés de religion que nous avons
distingués (Il est à remarquer que la pauvreté doit être d’autant plus stricte
que l’ordre est plus élevé.). En effet, pour les ordres qui ont pour but les
actes corporels de la vie active, il convient d’avoir des richesses communes
très abondantes : pour ceux qui se proposent la contemplation, il est plus
convenable qu’ils ne possèdent que fort peu de chose, à moins que ces religieux
ne soient tenus d’offrir l’hospitalité par eux ou par d’autres, et de venir au
secours des pauvres ; à l’égard de ceux qui s’appliquent à transmettre aux
autres ce qu’ils contemplent, il convient que leur vie soit absolument exempte
de soucis extérieurs ; ce qui arrive quand on a les choses nécessaires à la vie
et qu’on les conserve pour s’en servir dans le temps convenable. C’est ce que
nous a appris par son exemple le Seigneur en nous enseignant la pauvreté. Car
il avait une bourse dont Judas était chargé, et on y déposait les offrandes
qu’on lui faisait, d’après saint Jean (chap. 12). — Saint Jérôme dit à la
vérité (sup. Matth.
in fin. Comment., ad chap. 17) que si l’on veut objecter pourquoi Judas
portait de l’argent dans une bourse, on répond qu’il a pensé qu’il n’était pas
permis d’employer le bien des pauvres à son propre usage, c’est-à-dire en
payant le tribut. Ces paroles ne sont pas contre nous, parce que parmi les
pauvres se trouvaient principalement ses disciples, en faveur desquels était
employé l’argent du Christ. En effet saint Jean dit (4, 18) que les disciples allèrent dans la cité pour
acheter des vivres. Et ailleurs (13, 29) que les disciples pensaient que, comme Judas avait la bourse, Jésus lui
avait dit : Achetez ce qu’il nous faut pour la fête ; ou qu’il lui ordonnait de
distribuer quelque chose aux pauvres. D’où il est évident qu’il est
conforme à la perfection, dont le Christ nous a donné l’exemple, de conserver
l’argent ou toutes les autres choses communes pour sustenter les religieux d’un
même ordre ou tous les autres pauvres. Aussi après la résurrection, les
disciples, auxquels remonte l’origine de tout ordre religieux, conservaient le
prix des héritages et le distribuaient selon les besoins de chacun.
Objection N°1. Il semble que
l’ordre de ceux qui vivent en société soit plus parfait que l’ordre de ceux qui
mènent une vie solitaire. Car il est dit (Ecclésiaste,
4, 9) : Il vaut mieux être deux ensemble
que d’être seul ; car ils tirent du fruit de leur association. Il semble
donc que l’ordre de ceux qui vivent en société soit plus parfait.
Réponse à l’objection N°1 : Salomon prouve qu’il vaut mieux
être deux ensemble qu’un seul, à cause du secours que l’on se prête
réciproquement, soit pour se relever, soit pour s’animer, soit pour s’embraser
spirituellement. Ceux qui sont arrivés à la perfection n’ont plus besoin de ce
secours.
Objection N°2. On lit (Matth., 18, 20) :
Où il y a deux ou trois personnes
assemblées en mon nom, je suis là au milieu d’elles. Or, rien ne peut être
meilleur que la société du Christ. Il semble donc qu’il soit mieux de vivre
dans une congrégation que de mener une vie solitaire.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Jean (1 Jean,
4, 16), Celui qui demeure dans la charité
demeure en Dieu et Dieu en lui. Par conséquent, comme le Christ est au
milieu de ceux qui sont unis entre eux par l’amour du prochain, de même il
habite dans le cœur de celui qui s’attache à la contemplation divine par
l’amour de Dieu.
Objection N°3. Parmi les autres vœux de religion, le vœu d’obéissance
est le plus excellent, et l’humilité est la vertu la plus agréable à Dieu. Or,
l’obéissance et l’humilité s’observent mieux en société que dans la solitude.
Car saint Jérôme dit au moine Rusticus (Epist.
4) : Dans la solitude l’orgueil se glisse rapidement dans l’âme ; il y dort
à volonté et il y fait ce qu’il veut. Et le même docteur enseigne le contraire
à celui qui vit en société, en lui disant : Ne fais pas ta volonté, mange ce
qu’on t’ordonne, ne possède que ce que tu as reçu, sois soumis à ce que tu ne
veux pas, sers tes frères, crains le supérieur du monastère comme Dieu, aime-le
comme un père. Il semble donc que l’ordre de ceux qui vivent en société soit
plus parfait que l’ordre de ceux qui mènent une vie solitaire.
Réponse à l’objection N°3 : L’obéissance en acte est
nécessaire à ceux qui ont besoin d’être dirigés par les autres dans leurs
exercices pour arriver à la perfection ; mais ceux qui sont déjà parfaits sont
suffisamment poussés par l’esprit de Dieu pour n’avoir pas besoin d’obéir en
acte aux autres ; cependant leur âme doit être toute disposée à la pratique de
cette vertu.
Objection N°4. Le Seigneur dit (Luc, 11, 33) : Il n’y a personne qui, ayant allumé une lampe, la mette dans un
endroit caché ou sous un boisseau. Or, ceux qui mènent une vie solitaire
paraissent être placés dans un lieu caché, où ils ne sont d’aucune utilité pour
leurs semblables. Il semble donc que leur ordre ne soit pas plus parfait.
Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 19), la
connaissance de la vérité par l’étude n’est interdite à personne ; elle est le
meilleur usage qu’on puisse faire de ses loisirs. Ce n’est pas à l’homme à se
mettre lui-même sur le chandelier, mais c’est à ses supérieurs. Si ce fardeau
ne nous est pas imposé, ajoute le même docteur, nous devons nous livrer à la
contemplation de la vérité, et la solitude est ce qui convient le mieux pour
cet exercice. Toutefois ceux qui mènent une vie solitaire n’en sont pas moins
très utiles au genre humain. Aussi saint Augustin dit en parlant d’eux (Lib. de moribus Ecclesiæ, chap. 31) : Ne
mangeant que du pain qu’on leur apporte de temps en temps, ne buvant que de
l’eau, ils habitent dans les contrées les plus désertes, jouissant de
l’entretien et de la compagnie de Dieu, auquel ils sont unis par la pureté de
leurs pensées. Ils semblent à quelques-uns avoir trop quitté le monde, mais
ceux qui ont ce sentiment ne savent pas combien l’ardeur des prières et
l’exemple de la vie de ces hommes invisibles causent de biens sur la terre.
Objection N°5. Ce qui est conforme à la nature humaine paraît
appartenir à la perfection de la vertu. Or, l’homme est naturellement un animal
sociable, comme le dit Aristote (Polit.,
liv. 1, chap. 2). Il semble donc qu’il ne soit pas plus parfait de mener la vie
des solitaires que celle des cénobites.
Réponse à l’objection N°5 : L’homme peut vivre solitaire de
deux manières : soit parce qu’il ne supporte pas la société humaine à cause de
son humeur farouche, ce qui est le propre de la bête ; soit parce qu’il est
tout entier absorbé par les choses divines, ce qui est supérieur à l’homme.
C’est ce qui fait dire à Aristote (Pol.,
liv. 1, chap. 2) que celui qui ne communique pas avec les autres est une bête
ou un Dieu, c’est-à-dire un homme divin.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de operibus monach., chap. 23)
qu’ils sont plus saints ceux qui vivent loin de la vue des hommes, sans
permettre d’approcher d’eux, uniquement appliqués à leurs oraisons ferventes.
Conclusion L’ordre des solitaires, s’il est bien observé, est
absolument et par lui-même plus parfait que l’ordre de ceux qui passent leur
vie en société.
Il faut répondre
que la solitude, comme la pauvreté, n’est pas l’essence même de la perfection,
mais elle en est l’instrument. C’est pourquoi, dans les conférences des Pères (Collat. 1, chap. 7), l’abbé Moïse dit qu’on
doit rechercher la solitude pour la pureté du cœur, comme on doit se livrer aux
jeûnes et à toutes les autres mortifications. Or, il est évident que la
solitude n’est pas un instrument apte à l’action, mais à la contemplation,
d’après ces paroles d’Osée (2, 14) : Je
le conduirai dans la solitude et je parlerai à son cœur. Par conséquent
elle ne convient pas aux ordres qui ont pour but les œuvres de la vie active,
soit corporelles, soit spirituelles, sinon pour un temps, à l’exemple du
Christ, qui, d’après l’Evangile (Luc, 6, 22), se retira pour prier seul sur la montagne, où il passa toute la nuit à
prier Dieu. Mais elle convient aux ordres qui se livrent à la contemplation
(Ainsi saint Thomas n’examine donc ici qu’une chose : quel est celui des ordres
contemplatifs qui l’emporte sur les autres du même genre, et il démontre que
c’est l’ordre des solitaires. Mais il n’a pas l’intention d’examiner en général
quels sont les plus parfaits des ordres religieux. Car, dans les articles
précédents, il met au-dessus de tous les autres les ordres qui sont tout à la
fois contemplatifs et actifs, comme ceux qui se livrent à la prédication.).
Toutefois il est à remarquer que ce qui est solitaire doit se suffire par
lui-même, et que ce qui ne manque de rien c’est ce qui est parfait. C’est
pourquoi la solitude convient au contemplatif qui est déjà arrivé à la
perfection. Ce qui a lieu de deux manières. 1° D’après le seul don de Dieu,
comme on le voit à l’égard de saint Jean Baptiste, qui fut rempli de l’Esprit- Saint dès le sein de sa mère ; c’est
pour cela que dès son enfance il se retira dans le désert, comme le dit saint
Luc (chap. 1). 2° On y parvient en s’exerçant à la vertu, d’après ces paroles
de saint Paul (Hébr., 5, 14) : La nourriture solide est pour les parfaits,
c’est-à-dire pour ceux qui, par un long usage, ont l’esprit exercé à discerner
le bien d’avec le mal. — Or, pour s’exercer à la vertu, l’homme est aidé
par la société des autres, de deux manières : 1° Relativement à l’intelligence,
pour s’instruire de ce qui doit être l’objet de la contemplation. C’est pour ce
motif que saint Jérôme dit au moine Rusticus (Epist.) : J’aime à vous voir dans la société des saints, pour que
vous ne vous enseigniez pas vous-même. 2° Relativement à la volonté, afin que
les affections mauvaises de l’homme soient réprimées par l’exemple et la
correction des autres. Car, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 30, sup. illud Cui
dedi in solitudinem, chap.
12), à quoi sert la solitude du corps, si l’on n’a pas la solitude du cœur. C’est
pourquoi la vie sociale est nécessaire pour s’exercer à la perfection, au lieu
que la solitude convient à ceux qui sont déjà parfaits. D’où saint Jérôme dit
au moine Rusticus (loc. cit.) :
Blâmons-nous la vie solitaire ? Point du tout ; car nous l’avons louée souvent.
Mais nous voulons voir sortir de l’arène de ces monastères des soldats que les
dures épreuves du désert n’épouvantent pas, et qui aient donné pendant
longtemps des preuves de leur vertu. Par conséquent comme ce qui est parfait
l’emporte sur ce qui s’exerce à la perfection, de même la vie des solitaires,
si on l’embrasse de la manière qui convient, l’emporte sur la vie sociale. Mais
si on embrasse cette vie sans s’y être préalablement exercé, elle est très dangereuse
(Car comment s’instruire pour éviter toute erreur, et comment apprendre à
pratiquer l’obéissance, l’humilité et toutes les autres vertus.) ; à moins que
la grâce de Dieu ne supplée à ce que l’on n’a pas acquis par l’expérience,
comme on le voit à l’égard de saint Antoine et de saint Benoît.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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