Saint Thomas d ’Aquin - Somme Théologique
2a 2ae = Secunda Secundae
= 2ème partie de la 2ème Partie
Question 189 : De l’entrée en religion
Nous avons enfin à nous occuper de l’entrée en religion. — A cet
égard dix questions se présentent : 1° Ceux qui ne se sont pas exercés à
pratiquer les préceptes doivent-ils entrer en religion ? (Cet article a clé
écrit contre Guillaume de Saint-Amour et contre tous ceux qui cherchaient alors
à enlever par tous les moyens aux ordres religieux leur influence (Voy. Opusc. cont. pestiferam doctrinam retrahentium homines à religionis ingressu, chap.
2-11).) — 2° Est-il permis de s’obliger par un vœu à entrer en religion ? — 3°
Ceux qui se sont obligés par un vœu à entrer en religion sont-ils tenus de
remplir ce vœu ? — 4° Ceux qui font vœu d’entrer en religion sont-ils tenus d’y
rester à jamais ? — 5° Doit-on recevoir les enfants en religion ? (Voyez sur
cet article ce que nous avons dit (quest. 88, art. 9).) — 6° Doit-on être
empêché d’entrer en religion à cause de la soumission qu’on doit à ses parents
? — 7° Les curés ou les archidiacres peuvent-ils entrer en religion ? — 8°
Peut-on passer d’un ordre à un autre ? — 9° Doit-on engager les autres à entrer
en religion ? — 10° Doit-on longuement délibérer avec ses parents et ses amis
au sujet de son entrée en religion ? (Guillaume de Saint-Amour et ses partisans
avaient avancé qu’avant d’entrer en religion on devait délibérer longtemps et
prendre l’avis de beaucoup de monde, espérant par là rendre les vocations
religieuses plus rares. Saint Thomas expose leurs raisons et les réfute (Opusculum contra retrahentes
à religione, chap. 8). D’après le continuateur de
Baronius, cette opposition n’avait été soulevée que par un motif d’envie et
d’intérêt (Raynaldus, ad an. 1256, num. 24).)
Objection N°1. Il semble qu’il
n’y a que ceux qui se sont exercés à la pratique des préceptes qui doivent
entrer en religion. Car le Seigneur a conseillé la perfection à un jeune homme
qui lui disait qu’il avait observé les préceptes dès sa jeunesse. Or, la vie
religieuse doit son origine au Christ. Il semble donc qu’on ne doive recevoir
en religion que ceux qui se sont exercés à la pratique des préceptes.
Réponse à l’objection N°1 : Saint Jérôme observe, à
l’occasion de ce passage (Matth., chap. 19 super
illud Hæc omnia servavi)
: Que ce jeune homme ment en disant : J’ai
observé toutes ces choses depuis ma jeunesse. Car s’il eût parfaitement
pratiqué ce précepte : Vous aimerez votre
prochain comme vous-même, comment se serait-il retiré avec tristesse, après
avoir entendu ces paroles : Allez, vendez
tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres ? Or, on doit entendre
qu’il a menti relativement à l’observance parfaite de ce précepte. D’où Origène
dit (Sup. Matth., tract. 8) qu’il est écrit dans
l’Evangile selon les Hébreux, que quand le Seigneur lui eut dit : Allez, vendez tout ce que vous avez, le
riche commença à se gratter la tête. Et le Seigneur lui dit : Pourquoi
dites-vous : J’ai accompli la loi et les prophètes, puisqu’il est écrit dans la
loi : Vous aimerez votre prochain comme
vous-même. Une foule de vos frères qui sont les enfants d’Abraham sont
couverts de fumier ; ils meurent de faim, et votre maison est remplie d’une
multitude de biens, et il n’en sort absolument rien pour les secourir. C’est
pourquoi le Seigneur, tout en le reprenant, lui dit : Si vous voulez être parfait, allez, etc. Car il est impossible
d’accomplir le précepte qui dit : Vous
aimerez votre prochain comme vous-même, et d’être riche, et surtout d’avoir
de si grandes possessions. Ce qui doit s’entendre de l’accomplissement parfait
de ce précepte. Cependant il est vrai qu’il avait observé les préceptes
imparfaitement et d’une manière commune. Car la perfection consiste
principalement à observer les préceptes de charité, comme nous l’avons vu
(quest. 184, art. 3). Par conséquent, pour montrer que la perfection des
conseils était utile aux innocents et aux pécheurs, le Seigneur a appelé, non
seulement ce jeune homme qui était innocent, mais encore saint Matthieu, qui
était un pécheur. Toutefois saint Matthieu a suivi le Seigneur qui l’appelait ;
mais il n’en fut pas de même du jeune homme, parce que les pécheurs entrent
plus facilement en religion que ceux qui présument de leur innocence, et
auxquels le Seigneur dit (Matth., 21, 31) : Les publicains et les femmes de mauvaise vie
marcheront avant vous dans le royaume de Dieu.
Objection N°2. Saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom.
15, et Mor., liv. 22, chap. 14) :
Personne n’arrive au sommet tout à coup ; mais dans une vie bien réglée on
commence par les petites choses pour s’élever ensuite aux grandes. Or, les grandes
choses, ce sont les conseils qui appartiennent à la vie parfaite ; et les
petites, ce sont les préceptes qui appartiennent à la justice commune. Il
semble donc qu’on ne doive pas entrer en religion pour observer les conseils,
si l’on ne s’est pas d’abord exercé à la pratique des préceptes.
Réponse à l’objection N°2 : Le haut et le bas peuvent
s’entendre de trois manières : 1° du même état et du même homme. Il est évident
que personne n’arrive au sommet tout à coup ; parce que chaque individu, en
vivant droitement, progresse pendant tout le cours de sa vie pour arriver au
degré le plus élevé. 2° On peut l’entendre par rapport à des états différents.
Ainsi il ne faut pas que celui qui veut arriver à un état supérieur commence
par un état moindre ; par exemple, il n’est pas nécessaire que celui qui veut
être clerc s’exerce d’abord dans la vie laïque. 3° On peut l’entendre par
rapport à des personnes différentes. Ainsi il est évident qu’un individu
commence immédiatement non seulement par un état plus élevé, mais encore par un
degré de sainteté supérieur à celui qu’un autre considérera comme le degré le
plus élevé auquel il puisse parvenir pendant toute sa vie. C’est pourquoi saint
Grégoire dit (Dialog., liv. 2, cap. 1) que tous
reconnaissent par quelle sainteté et par quelle perfection saint Benoît a
commencé dès son enfance.
Objection N°3. Comme les ordres sacrés ont dans l’Eglise une
certaine supériorité, de même l’état religieux. Or, comme le dit saint Grégoire
à Siagrius, évêque des Gaules (Regist., liv. 9, epist. 106), et comme on le
voit (Decret., dist. 48, chap. Sicut neophyto), on doit avancer dans les
ordres par degrés. Car il se prépare une chute celui qui cherche à s’élever
tout à coup au sommet sans passer par les degrés intermédiaires. Ainsi nous voyons
que les murs que l’on vient de bâtir ne reçoivent pas le poids de la charpente,
avant que leur humidité première n’ait disparu, dans la crainte qu’en les
chargeant avant qu’ils ne soient bien affermis ils ne laissent crouler avec eux
tout l’édifice. Il semble donc qu’on ne doive pas entrer en religion à moins
qu’on ne se soit exercé à la pratique des préceptes.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (implic., quest. 184,
art. 6), les ordres sacrés demandent préalablement la sainteté, au lieu que
l’état religieux est un moyen d’y parvenir. Par conséquent le fardeau des
ordres doit être imposé à ceux que la sainteté a déjà affermis, au lieu que le
poids de la vie religieuse affermit lui-même les hommes en les délivrant de
leurs vices.
Objection N°4. Sur ces paroles du Psalmiste (Ps. 130 : Sicut ablactatus est), la glose dit (ordin.) : Nous sommes d’abord conçus dans le sein de l’Eglise notre
mère, quand nous sommes instruits des premiers rudiments de la foi ; ensuite
nous sommes pour ainsi dire nourris dans son sein, lorsque nous faisons des
progrès dans ces éléments ; puis nous sommes mis au jour quand le baptême nous
régénère. Après que nous sommes nés, l’Eglise nous porte pour ainsi dire dans
ses bras et nous nourrit de son lait, en nous formant après le baptême aux
bonnes œuvres et en nous nourrissant du lait de la pure doctrine à mesure que
nous grandissons, jusqu’à ce que, devenus déjà grands, nous quittions le lait
de la mère pour nous approcher du père, c’est-à-dire que nous partons de la
pure doctrine, où l’on prêche le Verbe fait chair, pour arriver au Verbe qui
était en Dieu dans le commencement. Et cette même glose ajoute : Parce que ceux
qui viennent d’être baptisés le samedi saint sont portés pour ainsi dire dans
les bras de l’Eglise et sont nourris du lait jusqu’à la Pentecôte, on ne leur
prescrit rien de difficile pendant tout ce temps ; on ne jeûne pas, on ne se
lève pas la nuit. Mais ayant été ensuite affermis par le Paraclet, et étant
pour ainsi dire sevrés, ils commencent à jeûner et observer toutes les autres
choses qui sont pénibles. Il y en a beaucoup qui ont
troublé cet ordre, comme les hérétiques et les schismatiques, s’étant privés de
lait avant le temps, et de là leur ruine. Or, il semble qu’ils troublent aussi
cet ordre ceux qui entrent en religion ou qui portent les autres à y entrer
avant de s’être exercés à pratiquer facilement les préceptes. Il semble donc
qu’ils soient des hérétiques ou des schismatiques.
Réponse à l’objection N°4 : Comme on le voit évidemment d’après
les paroles de cette glose, il s’agit là principalement de l’ordre de doctrine
(C’est-à-dire l’ordre d’enseignement ou d’éducation spirituelle.), d’après
lequel on doit passer du plus facile au plus difficile. Ainsi quand elle dit :
qu’il y a des hérétiques et des schismatiques qui pervertissent cet ordre (En
s’émancipant plus tôt qu’il ne convient et en s’enorgueillissant du peu qu’ils
possèdent.), il est évident d’après ce qui suit qu’il s’agit de l’ordre de
doctrine. Car elle ajoute : Il dit qu’il a conservé cet ordre, tout en se
soumettant à la malédiction (Pour le cas où il aurait obéi à un sentiment
opposé : Si non humiliter sentiebam.). Ainsi, dit-il, non seulement j’ai été
humble dans les autres choses, mais je l’ai été encore dans la science, parce
que je pensais avec humilité : car j’ai été d’abord nourri de lait, ce qu’est
le Verbe fait chair, pour que je grandisse et que je m’élève au pain des anges,
c’est-à-dire au Verbe qui est dès le commencement en Dieu. L’exemple allégué
relativement aux nouveaux baptisés auxquels on n’ordonnait pas de jeûner
jusqu’à la Pentecôte, montre qu’on ne doit pas les contraindre par nécessité à
des devoirs difficiles, avant que l’Esprit-Saint ne les porte intérieurement à
s’imposer ces difficultés par leur volonté propre. C’est pour cela qu’après la
Pentecôte, lorsqu’on a reçu l’Esprit-Saint, l’Eglise célèbre un jeûne. Mais
l’Esprit-Saint, comme l’observe saint Ambroise (Sup. Lucam, chap. 1, sup. illud, Et Spiritu sancto replebitur), n’est pas arrêté par l’âge, ni éteint par
la mort, ni exclu du sein de la mère. Et saint Grégoire dit (Hom. 30 in Evangel.)
: Il remplit un enfant qui joue de la harpe et en fait un psalmiste, il remplit
un enfant qui fait abstinence et il en fait un juge d’une grande sagesse. Puis
il ajoute : Il n’a pas besoin de temps pour apprendre à quelqu’un ce qu’il veut
lui enseigner, car dès qu’il a touché l’entendement, il l’éclaire. Et comme le
dit le Sage (Ecclé., 6, 8) : Il n’est pas au pouvoir de l’homme d’empêcher l’Esprit. Cependant
saint Paul dit aux Thessaloniciens (1 Thess., 5, 19) : N’éteignez
pas l’Esprit ; et saint Etienne dit aux Juifs (Actes, 7, 51) : Vous avez
toujours résisté à l’Esprit-Saint.
Objection N°5. Des premiers il faut aller aux derniers. Or, les
préceptes sont antérieurs aux conseils, parce qu’ils sont plus communs, et que
leurs rapports ne sont pas réciproques ; car celui qui observe les conseils
observe aussi les préceptes, mais non réciproquement. Or, l’ordre qui convient,
c’est qu’on aille des premières choses aux dernières. On ne doit donc pas
passer à l’observance des conseils en religion avant de s’être auparavant
exercé à l’égard des préceptes.
Réponse à l’objection N°5 : Parmi les préceptes il y en a de
principaux qui sont en quelque sorte les fins des préceptes et des conseils ;
ce sont les préceptes de la charité auxquels les conseils se rapportent, non de
telle sorte qu’on ne puisse les observer sans les conseils, mais de manière
qu’au moyen des conseils on les observe plus parfaitement. Il y a aussi d’autres
préceptes qui sont secondaires et qui se rapportent aux préceptes de la
charité, de façon qu’on ne peut absolument observer
les préceptes de la charité sans eux. Ainsi donc l’observation parfaite des
préceptes de charité précède les conseils dans l’intention, mais quelquefois
elle les suit sous le rapport du temps. Car tel est l’ordre de la fin
relativement aux moyens. D’ailleurs l’observation des préceptes de charité
selon la manière ordinaire et commune et celle des autres préceptes est aux
conseils ce qu’une chose commune est à l’égard de la chose propre : parce que
l’on peut observer les préceptes sans les conseils, mais non réciproquement.
Par conséquent quoique l’observation des préceptes prise en général précède les
conseils dans l’ordre de la nature ; il n’est pas pour cela nécessaire qu’elle
les précède selon le temps : parce qu’une chose n’existe pas dans un genre
avant d’être dans l’une des espèces. Au reste l’observation des préceptes sans
les conseils se rapporte à l’observation des préceptes avec les conseils, comme
l’espèce imparfaite à l’espèce parfaite, comme l’animal irraisonnable à
l’animal raisonnable. Or, le parfait est naturellement avant l’imparfait. Car
la nature, comme le dit Boëce (De consol., liv. 3,
pros. 10), prend son origine de ce qui est parfait. Cependant il n’est pas
nécessaire que l’on observe d’abord les préceptes sans les conseils et
qu’ensuite on les observe avec les conseils ; comme il ne faut pas qu’un
individu soit un âne avant d’être un homme, ou qu’il vive dans le mariage avant
d’être vierge. De même il n’est pas nécessaire que l’on observe les préceptes
dans le siècle avant d’entrer en religion, surtout parce que la vie du siècle
ne dispose pas à la perfection religieuse, mais qu’elle l’entrave plutôt.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur a appelé à l’observance des
conseils le publicain Matthieu, qui ne s’était pas exercé à observer les
préceptes. Car il est dit (Luc, 5, 11) qu’il
abandonna tout et qu’il le suivit. Il n’est donc pas nécessaire que l’on
s’exerce à observer les préceptes avant de passer à la perfection des conseils.
Conclusion Pour ceux qui se sont exercés à la pratique des
préceptes divins il leur est utile d’entrer en religion pour obtenir une
perfection plus grande ; quant à ceux qui ne s’y sont pas exercés, il leur est
utile d’y entrer pour éviter le péché et pour obtenir un degré quelconque de
perfection.
Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons
dit (quest. préc., art. 1), l’état religieux est un exercice spirituel pour
arriver à la perfection de la charité ; ce qui résulte de ce que les
observances religieuses écartent ce qui est un obstacle à la perfection de la
charité. Or, les choses qui lui font obstacle, ce sont celles qui attachent la
volonté humaine aux biens terrestres. Quand les affections humaines s’attachent
ainsi aux choses de la terre, non seulement cela empêche la perfection de la
charité, mais cela perd quelquefois la charité elle-même, puisque l’homme, par
suite de l’attrait déréglé qu’il a pour les biens temporels, se détourne du
bien immuable en péchant mortellement. D’où il est manifeste que comme les
observances religieuses détruisent ce qui est un obstacle à la charité
parfaite, de même elles éloignent les occasions du péché. Ainsi il est évident
que les jeûnes, les veilles, l’obéissance et toutes les autres prescriptions
semblables éloignent l’homme des péchés de gourmandise, de luxure et de toutes
les autres fautes. C’est pourquoi il convient d’entrer en religion non seulement
à ceux qui se sont exercés à la pratique des préceptes pour parvenir à une
perfection plus grande, mais encore à ceux qui ne s’y sont pas exercés, pour
leur faire éviter plus facilement le péché et pour qu’ils approchent davantage
de la perfection.
Article 2 : Doit-on
s’obliger par un vœu à entrer en religion ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas s’obliger par un vœu à entrer en religion. Car en faisant
profession on se lie par le vœu de religion. Mais avant de faire profession on
a une année d’épreuve, d’après la règle de saint Benoit (chap. 58) et un décret
d’Innocent III (chap. Nullus, de regular. et trans., etc.) qui a
défendu de faire profession et de s’engager avant une année d’épreuves révolue.
Il semble donc que ceux qui sont dans le siècle doivent encore beaucoup moins
s’obliger par un vœu à entrer dans un ordre religieux.
Réponse à l’objection N°1 : Il y a deux sortes
de vœu de religion. L’un solennel qui fait de l’homme un moine, ou un frère d’un
autre ordre ; c’est ce qu’on appelle la profession. Ce vœu doit être précédé
par une année d’épreuves (Pour que la profession religieuse soit valide, il
faut que celui qui la fait ait seize ans accomplis et qu’il ait fait un
noviciat d’un an, d’après le concile de Trente (sess. 25, De regularibus, chap. 15). D’après le
sentiment 15 plus commun des théologiens et des canonistes, l’année du noviciat
doit être continue. Il ne serait pas permis de faire trois mois dans un temps,
trois mois dans un autre, en laissant un intervalle quelconque entre chaque
épreuve.), comme le prouve l’objection. L’autre est un vœu simple qui ne rend
pas moine ou religieux, mais qui oblige seulement à entrer en religion. Il
n’est pas nécessaire qu’avant ce vœu il y ait une année d’épreuves.
Objection N°2. Saint Grégoire dit (in Regist., liv. 11, epist.
15), et on lit dans le droit (Decret., dist. 45,
chap. De judæis),
que ce n’est pas par la force, mais par leur libre volonté, qu’on doit engager
les juifs à se convertir. Or, il est nécessaire que l’on accomplisse le vœu qu’on
a fait. Personne ne doit donc s’obliger à entrer en religion.
Réponse à l’objection N°2 : Ce passage de saint Grégoire
s’entend de la violence absolue. Or, la nécessité qui résulte de l’obligation
du vœu n’est pas une nécessité absolue, mais une nécessité finale en ce sens
qu’après avoir fait un vœu, on ne peut arriver à sa fin et faire son salut, si
on ne l’accomplit. On ne doit pas éviter cette nécessité, et même, comme le dit
saint Augustin (Epist. 127) : C’est une heureuse nécessité que celle qui nous
contraint à ce qu’il y a de mieux.
Objection N°3. Personne ne doit être pour un autre une occasion de
ruine ; d’où il est dit (Ex., 21, 33)
: Si on ouvre une citerne et qu’un bœuf ou
un âne vienne à y tomber, le maître de la citerne rendra le prix de ces
animaux. Or, souvent il y en a qui se jettent dans le désespoir et dans
divers péchés, parce qu’ils sont obligés par un vœu à entrer en religion. Il
semble donc qu’on ne doive pas s’obliger de la sorte.
Réponse à l’objection N°3 : Le vœu d’entrer en religion
affermit la volonté dans ce qu’il y a de mieux ; par conséquent, considéré en
lui-même, il ne fournit pas à l’homme une occasion de ruine, mais il l’en
éloigne plutôt. Si celui qui transgresse son vœu se précipite dans des fautes
plus graves, ces excès ne dérogent en rien à la bonté du vœu ; comme on ne peut
pas dire que le baptême ne vaut rien, parce qu’il y en a qui pèchent plus
grièvement après l’avoir reçu.
Mais c’est le contraire. Le Psalmiste dit (Ps. 75, 12) : Faites des vœux
et rendez-les au Seigneur votre Dieu. A cette occasion la glose observe (ordin. August.) qu’il y a des vœux qui sont
propres à chacun, comme la chasteté, la virginité, etc. L’Ecriture sainte nous
invite à faire ces vœux. Or, elle ne nous engage qu’à ce qu’il y a de mieux. Il
est donc mieux de s’obliger par un vœu à entrer en religion.
Conclusion On est louable de s’obliger par un vœu à entrer en
religion.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 88, art. 6),
quand il s’agissait du vœu, le même acte fait d’après un vœu est plus louable
que si on le faisait sans vœu ; soit parce que le vœu est un acte de religion
qui est une des vertus les plus excellentes, soit parce qu’il affermit la
volonté de l’homme pour faire le bien. Et comme un péché est plus grave par là
même qu’il procède d’une volonté obstinée dans le mal ; de même le bien est
plus louable par là même qu’il procède d’une volonté affermie dans le bien par
un vœu. C’est pourquoi il est louable en soi d’être obligé par un vœu à entrer
en religion.
Article 3 :
Celui qui s’est obligé par un vœu d’entrer en religion est-il tenu d’y entrer ?
Objection N°1. Il semble que
celui qui s’est obligé par vœu à entrer en religion ne soit pas tenu d’y
entrer. Car on lit dans le droit (Decr. 17, quest. 2,
chap. 1) : Le prêtre Gonsalde ayant été autrefois
accablé par la maladie et l’ardeur de la souffrance promit de se faire moine ;
cependant il ne se livra pas à un monastère ou à l’abbé, il n’écrivit pas de
promesse, mais il résilia son bénéfice ecclésiastique entre les mains d’un
avocat, et quand il fut revenu à la santé, il refusa de tenir son engagement.
Puis on ajoute : Nous jugeons et nous ordonnons d’après notre autorité
apostolique que ce prêtre reçoive son bénéfice et ses pouvoirs et qu’il les
garde paisiblement. Or, il n’en serait pas ainsi, s’il avait été tenu d’entrer
en religion. Il semble donc qu’on ne soit pas tenu d’accomplir un vœu par lequel
on s’est obligé d’entrer en religion.
Réponse à l’objection N°1 : Ce prêtre n’avait
pas fait un vœu solennel, mais un vœu simple. Par conséquent, il n’était pas
devenu moine pour qu’on dût le contraindre juridiquement à rester dans le
monastère et à quitter son Eglise. Mais au for de la conscience, on devait lui
conseiller de tout abandonner pour entrer en religion. Ainsi (Extrav. de voto et voti redempt., chap. Per tuas),
on conseille à l’évêque de Gratianopolis qui avait
reçu l’épiscopat, après avoir fait un vœu de religion qu’il n’avait pas
accompli, que s’il veut mettre sa conscience en sûreté, il quitte
l’administration de son Eglise, et qu’il s’acquitte envers le Très-Haut de ses
vœux.
Objection N°2. Personne n’est tenu de faire ce qui n’est pas en
son pouvoir. Or, il n’est pas au pouvoir de celui qui a fait vœu d’entrer en
religion d’y entrer réellement, mais il a besoin de l’assentiment de l’ordre
qu’il doit embrasser. Il semble donc qu’on ne soit pas tenu d’accomplir le vœu par
lequel on s’est obligé d’entrer en religion.
Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (quest.
88, art. 3, Réponse N°2) en traitant du vœu, celui qui s’est obligé par un vœu
d’entrer en religion, est tenu de faire tout ce qui est en son pouvoir pour s’y
faire recevoir : et s’il a eu l’intention de s’obliger absolument à se faire
religieux, dans le cas où il n’est pas reçu dans un ordre, il doit se présenter
dans un autre. Mais s’il a voulu s’obliger spécialement à entrer dans un seul
ordre, il n’est tenu que dans les limites de l’obligation qu’il a contractée.
Objection N°3. On ne peut pas
déroger à un vœu qui est plus utile par un vœu qui l’est moins. Or, en
accomplissant le vœu de religion on pourrait être empêché d’accomplir le vœu de
prendre la croix pour aller au secours de la terre sainte : ce qui paraît être
plus utile, parce que par ce vœu on obtient la rémission de ses péchés. Il
semble donc que le vœu par lequel on s’est obligé d’entrer en religion ne doive
pas être nécessairement accompli.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que le vœu de religion qui est perpétuel est plus grand que le vœu d’aller en
terre sainte qui est temporel ; et comme le dit Alexandre III (Hab., extrav. de voto et voti redempt., chap. Scripturæ), on ne regarde pas comme
ayant rompu son vœu, celui qui change un engagement temporel en une observance
religieuse qui est perpétuelle (Un des effets de la profession religieuse,
c’est d’éteindre tous les vœux qui l’ont précédée, qu’ils soient réservés ou
non, qu’ils soient réels ou personnels, qu’on les ait faits dans le siècle ou
pendant le noviciat. C’est ce que dit positivement saint Thomas (quest. 88,
art. 12, Réponse N°1), et c’est ce qu’admettent avec lui tous les
théologiens.). D’ailleurs on peut dire aussi avec raison qu’en entrant en
religion on obtient la rémission de tous ses péchés. Car si, par une aumône que
l’on fait, on peut immédiatement satisfaire pour ses péchés, d’après ces
paroles du prophète (Dan., 4, 24) : Rachetez
vos péchés par des aumônes, à plus forte raison pour satisfaire pour toutes
les fautes qu’on a commises suffit-il que l’on se dévoue complètement au
service de Dieu par l’entrée en religion ; ce qui surpasse tout genre de
satisfaction, et même de pénitence publique, comme on le voit (Decret. 33, quest. 1, chap. Admonere), comme
l’holocauste surpasse le sacrifice, selon l’expression de saint Grégoire (Sup. Ezech., hom. 20). C’est pour ce motif qu’on lit dans les vies des
Pères (liv. 6, libel. 1, num.
9), que ceux qui entrent en religion reçoivent la même grâce que ceux qui sont
baptisés (Un autre effet de la profession religieuse, c’est la rémission de
toutes les peines dues au péché. C’est pour ce motif que saint Jérôme (Ep. 8 et 25) et saint Bernard (Lib. de
præcepto et dispensat.) comparent la profession
religieuse au baptême. D’ailleurs les souverains pontifes ont accordé
l’indulgence plénière à tous ceux qui font profession.). Au reste, quand même
on ne serait pas délivré par là de toutes les peines que le péché mérite,
néanmoins l’entrée en religion serait plus utile que le pèlerinage de la terre
sainte relativement au bien qu’on en retire, ce qui l’emporte sur l’exemption
de la peine.
Mais c’est le contraire. Le Sage dit (Ecclésiaste, 5, 3) : Lorsque vous aurez fait à Dieu un vœu, ne différez
point de vous en acquitter : car une promesse imprudente et infidèle lui
déplaît. Et sur ces paroles (Ps.
75) : Faites des vœux et rendez-les au Seigneur votre Dieu, la glose dit (interl.
et hab. chap. Licet, de voto et voti redempt.)
: La volonté est libre de faire un vœu, mais après que le vœu est fait, il faut
nécessairement l’accomplir.
Conclusion Il est tenu d’entrer en religion celui qui s’y est
obligé par un vœu.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit en traitant du vœu (quest.
88, art. 1), le vœu est une promesse faite à Dieu à l’égard de ce qui lui
appartient. Or, comme le dit saint Grégoire (Epist. ad Bonifac., id hab. Innocent I, Epist. 2 ad Victricium, can. 13, t. 2 concil. et Zacharias Pp. Epist. 7 ad Pipin., chap. 21, t. 6, Vid. chap.
Viduas, 2, 27,
quæst. 1), si parmi les hommes de bonne foi les contrats ne peuvent être
annulés pour aucun motif, combien à plus forte raison une promesse que l’on a
faite à Dieu ne peut-elle pas être violée sans qu’on mérite une punition ?
C’est pourquoi l’homme est tenu nécessairement à accomplir le vœu qu’il a fait,
pourvu qu’il ait pour objet quelque chose qui appartienne à Dieu. Or, il est
évident que l’entrée en religion appartient surtout à Dieu, puisque par là
l’homme se consacre totalement à son service, comme on le voit d’après ce que
nous avons dit (quest. 186, art. 1). Par conséquent il faut que celui qui
s’oblige à entrer en religion y soit tenu en raison de l’intention qu’il a eue
de s’obliger par son vœu ; c’est-à-dire que s’il a voulu s’obliger absolument,
il est tenu d’entrer le plus tôt possible, dès que tous les obstacles légitimes
sont levés ; s’il a voulu s’obliger pour un temps déterminé ou sous une
condition positive, il n’est tenu d’entrer en religion que quand le moment fixé
arrive, ou que la condition posée existe (Voyez ce que nous avons dit de
l’obligation du vœu fait sous condition (quest. 88, art. 3).).
Article 4 : Celui
qui fait vœu d’entrer en religion est-il tenu d’y demeurer à perpétuité ?
Objection N°1. Il semble que
celui qui fait vœu d’entrer en religion soit tenu d’y rester perpétuellement.
Car il vaut mieux ne pas entrer en religion que d’en sortir après y être entré,
suivant ces paroles de l’Apôtre (2 Pierre,
2, 21) : Il aurait mieux valu pour eux
qu’ils n’eussent point connu la voie de la justice, que de retourner en arrière
après l’avoir connue. Et l’Evangile dit (Luc, 9, 62) : Quiconque ayant mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n’est
point propre au royaume de Dieu. Or, celui qui s’est obligé par un vœu à
entrer en religion, est tenu d’y entrer, comme nous l’avons dit (art. préc.). Il est donc tenu aussi d’y rester perpétuellement.
Réponse à l’objection N°1 : Il vaut mieux entrer en religion
dans le désir de s’éprouver que de n’y point entrer du tout, parce que par là
on est disposé à y rester perpétuellement. Toutefois, on ne pense qu’un
individu recule ou qu’il regarde en arrière, qu’autant qu’il omet les choses
auxquelles il s’est obligé. Autrement, celui qui fait une bonne œuvre pendant
un temps, deviendrait, s’il ne la fait pas toujours, incapable d’arriver au
royaume de Dieu ; ce qui est évidemment faux.
Objection N°2. Tout le monde est tenu d’éviter ce qui produit du
scandale, et ce qui est pour les autres d’un mauvais exemple. Or, par là même
qu’on quitte un ordre après y être entré et qu’on retourne dans le monde, on
donne aux autres un mauvais exemple, et on les scandalise en les empêchant d’y
entrer et en les engageant à sortir de même. Il semble donc que celui qui entre
en religion pour accomplir un vœu qu’il a fait auparavant soit tenu d’y rester
à jamais.
Réponse à l’objection N°2 : Celui qui entre dans un ordre,
s’il en sort, surtout pour une cause raisonnable, ne produit pas de scandale et
ne donne pas un mauvais exemple. Si quelqu’un se scandalise, le scandale sera
passif de sa part, mais il ne sera pas actif de la part de celui qui sort,
parce qu’il a fait ce qu’il lui était permis de faire, ce qu’il était convenable
qu’il fît pour une cause raisonnable, par exemple, à cause de son infirmité ou
de sa faiblesse, ou pour quelque autre motif semblable.
Objection N°3. Le vœu de religion est considéré comme un vœu perpétuel
; c’est pour ce motif qu’on le préfère aux vœux temporels, comme nous l’avons
dit (art. préc., Réponse N°3, et quest. 88, art. 12, Réponse N°1). Or, il
n’en serait pas ainsi, si, après avoir fait le vœu de religion, on entrait dans
un ordre avec le dessein d’en sortir. Il semble donc que celui qui fait vœu d’entrer
en religion soit tenu d’y rester à perpétuité.
Réponse à l’objection N°3 : Celui qui entre dans un monastère
pour en sortir aussitôt ne paraît pas s’acquitter de son vœu, parce que ce
n’est pas là ce qu’il avait en vue en le faisant. C’est pourquoi il est tenu de
changer de dessein (C’est-à-dire de ne pas entrer dans le monastère avec
l’intention d’en sortir.) pour vouloir au moins éprouver s’il lui est
avantageux de rester en religion. Mais il n’est pas tenu d’y rester
perpétuellement.
Mais c’est le contraire. Le vœu de profession, parce qu’il oblige
l’homme à rester à jamais en religion, demande préalablement une année
d’épreuve, ce que n’exige pas le vœu simple par lequel on s’engage à embrasser
la vie religieuse. Il semble donc que celui qui fait ce dernier vœu ne soit pas
tenu pour cela de rester dans un monastère perpétuellement.
Conclusion L’obligation du vœu ne s’étend pas au delà de la
volonté ou de l’intention de celui qui le fait, et par conséquent c’est d’après
la volonté et l’intention de celui qui a fait le vœu qu’on doit décider s’il
s’étend ou s’il ne s’étend pas à l’obligation de rester à jamais en religion.
Il faut répondre que l’obligation du vœu procède de la volonté.
Car le vœu est l’acte de la volonté, comme le dit saint Augustin (implic. sup. Ps. 75,
et etiam chap. Licet, de voto et voti redempt.).
L’obligation du vœu s’étend donc aussi loin que s’étend
la volonté et l’intention de celui qui le fait. Si donc celui qui fait un vœu a
l’intention de s’obliger non seulement à entrer en religion, mais encore à y
rester perpétuellement, il est tenu de le faire (Saint Thomas suppose sans
doute qu’il est agréé par l’ordre dans lequel il est entré. En tout cas, il
doit faire tous ses efforts pour se faire agréer, et par conséquent pour se
mettre à même d’accomplir son vœu.). Mais s’il a voulu s’obliger à entrer en
religion pour faire l’essai de cette vie, en se réservant la liberté d’y rester
ou de n’y pas rester, il est évident qu’il n’est pas tenu de n’en pas sortir.
Si en faisant son vœu il a pensé simplement entrer en religion, sans songer à
la liberté d’en sortir ou d’y rester perpétuellement, il semble qu’il soit
obligé d’y entrer selon la forme du droit commun, qui veut que tous ceux qui
entrent dans un ordre soient soumis à une année d’épreuves. Par conséquent il
n’est pas tenu à y rester perpétuellement.
Article 5 : Doit-on
recevoir les enfants en religion ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas recevoir les enfants en religion. Car il est dit (Extrav. de regular. et transeunt. ad relig., chap. 1)
: Qu’on ne coupe les cheveux à personne qui n’ait l’âge légitime et sans sa
propre volonté. Or, les enfants paraissent n’avoir ni l’âge légitime, ni être
maîtres de leur volonté, puisqu’ils n’ont pas parfaitement l’usage de la
raison. Il semble donc qu’on ne doive pas les recevoir en religion.
Réponse à l’objection N°1 : L’âge légitime pour que l’on soit
tondu et qu’on fasse le vœu solennel de religion, c’est l’âge de puberté,
lorsque l’homme peut jouir spontanément de sa liberté ; mais avant cet âge il
peut y avoir un temps où l’on puisse être légitimement tondu pour être élevé
dans un monastère.
Objection N°2. L’état religieux paraît être un état de pénitence ;
c’est pourquoi le mot religio
est venu du mot religare
(relier) ou religere
(choisir de nouveau), d’après saint Augustin (De civ.,
liv. 10, chap. 4, et Lib. de verâ relig., sub. fin.). Or,
il ne convient pas aux enfants de faire pénitence. Il semble donc qu’ils ne
doivent pas entrer en religion.
Réponse à l’objection N°2 : L’état religieux a principalement
pour but de faire arriver à la perfection, comme nous l’avons vu (quest. 186,
art. 1 ad 4), et sous ce rapport il convient aux enfants que l’on façonne
facilement. Par voie de conséquence on l’appelle un état de pénitence, parce
que c’est par les observances religieuses qu’on enlève les occasions de péché,
comme nous l’avons dit (quest. 187, art. 6).
Objection N°3. Comme on est obligé par le serment, de même on
l’est aussi par le vœu. Or, les enfants ne doivent pas être obligés par le
serment, comme on le voit (in Decr. 22, quest. 5, chap. Pueri, et chap. Honestum). Il semble donc qu’ils ne doivent pas l’être non
plus par le vœu.
Réponse à l’objection N°3 : Comme on ne force pas les enfants
à jurer, d’après les canons, de même on ne les force pas à faire des vœux. Si
cependant ils s’étaient engagés par un vœu ou par un serment à faire quelque
chose, ils y seraient obligés devant Dieu, s’ils avaient l’usage de raison ;
mais ils ne le sont pas devant l’Eglise avant l’âge de quatorze ans.
Objection N°4. Il paraît illicite d’obliger quelqu’un par une
obligation qui pourrait être justement annulée. Or, si des enfants qui n’ont
pas atteint l’âge de puberté s’obligent à entrer en religion, leurs parents ou
leurs tuteurs peuvent les en empêcher. Car il est dit (in Decr. 20, quest. 2, chap. 2) que si
une fille, avant l’âge de douze ans, a pris d’elle-même le voile, ses parents
ou ses tuteurs peuvent rendre cet engagement nul, s’ils le veulent. Il est donc
défendu de recevoir en religion ou d’y obliger des enfants avant l’âge de
puberté.
Réponse à l’objection N°4 : La loi (Nom., chap. 30) ne blâme pas la femme qui est dans un âge trop
tendre de faire un vœu sans le consentement de ses parents ; mais son vœu peut
être révoqué par eux. D’où il est évident qu’elle ne pèche pas en le faisant ;
mais elle s’oblige par son vœu autant qu’il est en elle, sans préjudice de
l’autorité paternelle.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Matth.,
19, 14) : Laissez les petits enfants et
ne les empêchez pas de venir à moi. Origène, expliquant ces paroles, dit (Sup. Matth.,
tract. 7) que les disciples, avant de connaître la nature de la justice,
blâment ceux qui offrent leurs enfants au Christ. Mais le Seigneur exhorte ses
disciples à condescendre aux besoins des enfants. Nous devons par conséquent
faire attention à cela, de peur que l’idée que nous avons de la supériorité de
notre sagesse ne nous fasse mépriser ceux qui sont petits, et que nous
n’empêchions les enfants de venir à Jésus.
Conclusion Quoique avant l’âge de puberté les enfants ne soient
pas communément obligés par le vœu de religion, cependant ils peuvent être
admis dans un monastère, et on a raison de les y admettre pour qu’ils
s’exercent à cette vie, comme à un art qu’ils doivent professer, après l’âge de
puberté, lorsqu’ils auront l’usage de raison.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 2, Réponse N°1),
il y a deux sortes de vœu de religion. L’un simple, qui consiste uniquement
dans une promesse faite à Dieu d’après une délibération intérieure de l’esprit,
et ce vœu tire son efficacité du droit divin. Il y a cependant deux choses qui
peuvent l’empêcher d’avoir son effet : 1° Il peut être nul par défaut de
délibération, comme on le voit pour les furieux, dont les vœux ne sont pas
obligatoires (habet., extrav. de regularibus et transeuntibus
ad religionem, chap. Sicut timor). La même raison est
applicable aux enfants qui n’ont pas encore l’usage de raison qui les rend
capables de tromper. Ils ont cette faculté le plus souvent vers l’âge de
quatorze ans pour les petits garçons, et de douze ans pour les petites filles,
et c’est ce qu’on appelle l’âge de puberté. Toutefois, cette règle n’est pas
uniforme ; les uns devancent cette époque, les autres sont plus tardifs, selon
la diversité des dispositions naturelles. 2° Le vœu simple ne peut avoir
d’effet si quelqu’un se voue à Dieu et qu’il ne soit pas maître de lui-même,
comme si un serf qui a l’usage de la raison, faisait vœu d’entrer en religion
ou s’y disposait sans en prévenir son maître. Car le maître peut révoquer ce vœu,
comme on le voit (Decr., dist. 54, chap. Si servus). Et parce que les garçons ou
les petites filles sont naturellement sous la puissance de leur père,
relativement à la disposition de leur existence, le père pourra révoquer leur vœu
ou l’approuver, s’il lui plaît, comme la loi le dit expressément de la femme (Nom., chap. 30). — Par conséquent si un
enfant, avant l’âge de puberté, émet un vœu simple, lorsqu’il n’a pas encore le
plein usage de sa raison, il n’est pas obligé par ce vœu ; mais s’il a l’usage
de raison avant l’âge de puberté, il est tenu, autant qu’il est en lui, par son
vœu. Cependant son obligation peut être écartée par l’autorité de son père,
sous la puissance duquel il existe encore. Car les dispositions de la loi,
d’après laquelle un homme est soumis à un autre, se rapportent à ce qui arrive
ordinairement. S’il a dépassé l’âge de puberté, son vœu ne peut être révoqué
par l’autorité de ses parents. Néanmoins, s’il n’avait pas le plein usage de sa
raison, il ne serait pas obligé devant Dieu. — 2° Il y a un autre vœu qui est
le vœu solennel qui fait moine ou religieux. Ce vœu est soumis aux lois de
l’Eglise, à cause de la solennité qui lui est annexée. Et parce que l’Eglise
regarde à ce qui arrive ordinairement, une profession faite avant l’âge de
puberté (Pour la validité du vœu simple au for extérieur, il faut douze ans
pour les petites filles et quatorze ans pour les garçons. Pour le vœu solennel,
il faut seize ans et une année de noviciat ; autrement, d’après le concile de
Trente, la profession est invalide (sess. 25, chap. 15). Cette condition est un
empêchement dirimant.), quelle que soit la plénitude de raison que l’enfant
possède, et quelle que soit sa sagacité, n’a pas son effet et ne peut faire de
celui qui la prononce un religieux. Cependant quoiqu’on ne puisse faire
profession avant l’âge de puberté, on peut néanmoins être reçu en religion du
consentement des parents pour y être nourri. Ainsi il est dit de saint Jean
Baptiste (Luc, 1, 80) : Que l’enfant
croissait et se fortifiait en esprit, et qu’il demeurait dans le désert.
C’est pourquoi, comme le rapporte saint Grégoire (Dialog., liv. 2, chap. 3), les Romains les plus illustres commencèrent à
donner à saint Benoît leurs enfants, pour les élever dans la crainte du
Tout-Puissant ; ce qui est très convenable, d’après ces paroles du prophète (Lam., 1, 27) : Il est bon pour l’homme d’avoir porté le joug dès son enfance.
C’est ainsi qu’ordinairement on a l’habitude d’appliquer les enfants aux
devoirs ou aux arts dans lesquels ils doivent passer leur vie.
Objection N°1. Il semble que
les devoirs qu’on a à remplir envers ses parents doivent empêcher d’entrer en
religion. Car il n’est pas permis d’omettre ce qui est de nécessité
pour faire ce qui est abandonné à la libre volonté. Or, il est de nécessité de
précepte d’être soumis à ses parents, car la loi commande de les honorer (Ex., chap. 20), et l’Apôtre dit (1 Tim., 5, 4) : Si une veuve a des fils ou des petits-fils, qu’elle apprenne avant
toutes choses à inspirer la piété à sa famille, et à reconnaître ce que son
père et sa mère ont fait pour elle. L’entrée en religion est au contraire
une chose libre laissée à la volonté de chacun. Il semble donc qu’on ne doive
pas omettre ses devoirs envers ses parents, pour entrer en religion.
Réponse à l’objection N°1 : Le précepte qui
ordonne d’honorer ses parents s’étend non seulement aux secours corporels, mais
encore aux secours spirituels et au respect qu’on leur doit. C’est pourquoi
ceux qui sont en religion peuvent accomplir ce précepte en priant pour leurs
parents, en leur témoignant du respect et en les aidant autant que des
religieux peuvent le faire : parce que ceux qui vivent dans le siècle honorent
aussi diversement leurs parents selon leur condition.
Objection N°2. La soumission du fils envers le père paraît être
plus profonde que celle du serviteur envers le maître, parce que la filiation
est naturelle ; au lieu que la servitude vient de la malédiction du péché,
comme on le voit (Gen., chap. 9). Or, le serviteur ne peut
pas s’affranchir des devoirs qu’il a à remplir envers son maître, pour entrer
en religion ou pour recevoir les ordres sacrés, comme on le voit (Decr., dist. 54, chap. Si servus). Le fils peut donc encore
moins passer par-dessus ce qu’il doit à son père, pour entrer en religion.
Réponse à l’objection N°2 : La servitude ayant été établie en
punition du péché, il en résulte que l’homme perd par là ce qui lui
conviendrait dans une autre hypothèse, c’est-à-dire qu’il ne peut pas disposer
librement de sa personne : car ce qu’est le serf appartient au seigneur. Mais
le fils n’est pas privé de ses droits naturels par sa soumission à son père au
point de ne pouvoir pas librement disposer de sa personne, pour passer au service
de Dieu : ce qui appartient le plus au bien de l’homme.
Objection N°3. On est obligé envers les parents par une dette plus
sacrée qu’envers ceux dont on a reçu de l’argent. Or, ceux qui doivent de
l’argent à quelqu’un, ne peuvent pas entrer en religion. Car saint Grégoire dit
(in Regist.,
liv. 7, indict. 1, epist. 11 et hab., in Decr.,
dist. 53, chap. Legem)
que ceux qui sont tenus par des engagements publics, ne doivent pas être reçus,
s’ils demandent à entrer dans un monastère, à moins qu’ils n’aient été
auparavant délivrés de leurs affaires. Il semble donc que les enfants puissent
encore beaucoup moins entrer en religion, sans tenir compte des devoirs qu’ils
ont à remplir envers leurs parents.
Réponse à l’objection N°3 : Celui qui est obligé envers quelqu’un
d’une manière certaine, ne peut licitement s’exempter lui-même, s’il a la
faculté de répondre à ses engagements. C’est pourquoi si l’on est tenu de
rendre des comptes à quelqu’un, ou qu’on lui doive une certaine somme, on ne
peut pas licitement s’affranchir de ce devoir pour entrer en religion (Ainsi
ceux qui ont des dettes ou des comptes à rendre ne peuvent entrer en religion
tant qu’ils ont à redouter les poursuites de la justice. D’après une bulle de
Clément VIII, ceux qui les reçoivent sont privés de leurs dignités et de leurs
grades, et deviennent à jamais incapables d’exercer ces fonctions.). Cependant
si l’on doit de l’argent et qu’on n’ait pas de quoi payer, on est tenu de faire
ce que l’on peut, c’est-à-dire de céder ses biens à ses créanciers. D’après le
droit civil (liv. Ob æs,
chap. De action. et
oblig. in syntagm. juris,
liv. 14, chap. 3, num. 12), la personne d’un homme
libre n’est pas obligée ; il n’y a que ce qu’il possède. Par conséquent il
peut licitement entrer en religion après avoir abandonné ce qu’il a ; il n’est
pas tenu de rester dans le siècle pour se procurer de quoi payer ses dettes.
Quant au fils, il n’est tenu par aucune dette spéciale envers son père, sinon
dans le cas de nécessité, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).
Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Matth.,
4, 22) que Jacques et Jean ayant
abandonné leurs filets et leur père suivirent le Seigneur. Ce qui nous
apprend, comme le dit saint Hilaire (can. 3 in
Matth.), à suivre le Christ, sans nous laisser
retenir par les sollicitudes de la vie du siècle, et par notre attachement à la
maison paternelle.
Conclusion Quand les parents sont dans une telle nécessité qu’il
n’y a que leurs enfants qui puissent subvenir à leurs besoins, il n’est pas
permis aux enfants d’entrer en religion, sans leur rendre les soins temporels
qu’ils réclament.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 101, art. 2,
Réponse N°2) en parlant de la piété, les parents ont, comme tels, la nature
d’un principe. C’est pour cela qu’il leur convient absolument d’avoir soin de
leurs enfants. C’est aussi pour ce motif qu’il n’est pas permis à quelqu’un qui
a des enfants d’entrer en religion, sans s’inquiéter aucunement des siens,
c’est-à- dire sans prévoir de quelle manière ils pourront être élevés. Car
l’Apôtre dit (1 Tim., 5, 8) : que si quelqu’un n’a pas soin des siens, il a
renoncé à la foi, et qu’il est pire qu’un infidèle. — Cependant par
accident il convient que les parents soient aidés par leurs enfants, lorsque,
par exemple, ils se trouvent dans le besoin. C’est pourquoi il faut dire que
quand les parents sont dans le besoin, et qu’ils ne peuvent pas être facilement
secourus autrement que par leurs enfants, il n’est pas permis à ces derniers
d’entrer en religion, et d’omettre ainsi leurs devoirs envers eux (Le précepte
naturel qui ordonne d’honorer ses parents l’emporte sur le conseil qui engage à
entrer en religion.). Mais si les parents ne sont pas réduits à un état tel
qu’ils aient un grand besoin de leurs enfants, ceux-ci peuvent entrer en
religion, et même contre leur gré, parce qu’après l’âge de puberté tout homme
est libre pour ce qui regarde le choix d’un état, surtout en ce qui appartient
au service de Dieu. Nous devons être
plutôt soumis au Père des esprits, pour qui nous vivons, qu’à ceux qui sont
nos parents selon la chair, comme le dit l’Apôtre (Héb., 12, 9). Ainsi le Seigneur,
comme on le voit (Matth., chap. 8 et Luc, chap. 9),
blâme un disciple qui ne voulait pas le suivre immédiatement parce qu’il avait
à ensevelir son père ; il le blâme parce qu’il y en avait d’autres qui
pouvaient remplir ce devoir, selon la remarque de saint Chrysostome (hom. 28 in Matth.,
a med.).
Article 7 : Les
prêtres qui sont curés peuvent-ils licitement entrer en religion ?
Objection N°1. Il semble que
les prêtres qui sont curés ne puissent pas licitement entrer en religion. Car
saint Grégoire dit (Past., part. 3, chap. 1, admonit.
5) que celui qui se charge du soin des âmes reçoit un terrible avertissement
par ces paroles : Mon fils, si vous avez
répondu pour votre ami, vous avez engagé votre main pour un étranger. Et il
ajoute : En effet, répondre pour un ami c’est se charger de l’âme d’un autre au
péril de sa propre vie. Or, celui qui est obligé envers quelqu’un pour une
dette, ne peut entrer en religion qu’autant qu’il paye ce qu’il doit, s’il le
peut. Par conséquent, puisqu’un prêtre peut avoir charge d’âmes, et qu’il
s’oblige à les soigner au péril de sa vie, il semble qu’il ne lui soit pas
permis d’entrer en religion, en déposant ce fardeau.
Réponse à l’objection N°1 : Les curés et les archidiacres se
sont obligés à prendre soin de leurs ouailles, tant qu’ils conservent leur
archidiaconé ou leur paroisse ; mais ils ne se sont pas engagés à les conserver
perpétuellement.
Objection N°2. Ce qui est permis à l’un est pour la même raison permis à tous ceux qui sont dans le même état. Or, si tous
les prêtres qui ont charge d’âmes entraient en religion, les peuples
resteraient sans pasteur : ce qui serait un inconvénient. Il semble donc que
les curés ne puissent pas entrer licitement en religion.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Jérôme à
Vigilance (Cont. Vigil., chap. 6) :
Quoique votre langue de vipère fasse endurer aux religieux les morsures les
plus cruelles par les arguments que vous faites contre eux en disant : Si tous
se retirent dans le cloître et dans la solitude, qui célébrera dans les églises
? qui s’occupera de gagner à Dieu les hommes qui
vivent dans le siècle ? qui pourra exhorter à la vertu
ceux qui pèchent ? En effet, d’après cela si tous délirent avec vous, qui pourra être sage ? On ne devra pas approuver la virginité ;
car si tous restent vierges et que personne ne se marie, le genre humain
périra. Mais la vertu est rare, ce n’est que le petit nombre qui la recherche.
Il est donc évident que cette crainte est insensée ; c’est comme si l’on
craignait de puiser de l’eau dans un fleuve, de crainte de le tarir (La réponse
à la troisième objection manque dans toutes les éditions, celle de Padoue
ajoute qu’elle est évidente d’après ce qui précède.).
Objection N°3. Parmi les actes que les ordres religieux ont pour
fin, les principaux sont ceux par lesquels on transmet aux autres les choses que
l’on a contemplées. Or, ces actes conviennent aux curés et aux archidiacres,
qui doivent par devoir prêcher et entendre les confessions. Il semble donc
qu’il ne soit pas permis à un curé ou à un archidiacre d’entrer en religion.
Mais c’est le contraire. Le droit s’exprime ainsi (Decr. 19, quest. 2, chap. Dux sunt leges) : Si un clerc qui est chargé
de la direction d’une paroisse sous la surveillance de l’évêque, vit
séculièrement, et qu’inspiré par l’Esprit-Saint il veuille faire son salut dans
un monastère ou dans une congrégation régulière, qu’il exécute librement son
dessein d’après notre autorisation, quand même son évêque s’y opposerait.
Conclusion Il est permis aux archidiacres et aux prêtres
d’abandonner le soin des âmes et de passer en religion, mais les évêques ne le
peuvent sans en demander l’autorisation au Saint-Siège.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 3, Réponse N°3,
et quest. 87, art. 12, Réponse N°1), l’obligation du vœu perpétuel l’emporte
sur toute autre. Or, il convient proprement aux évêques et aux religieux d’être
tenus par un vœu perpétuel et solennel à se livrer au service de Dieu. Les
prêtres qui sont curés et les archidiacres ne sont pas obligés par un vœu perpétuel
et solennel à prendre soin des âmes, comme le sont les évêques. Aussi les
évêques ne peuvent abandonner leur siège en quelque circonstance que ce soit,
sans l’autorisation du souverain pontife (Les évêques ne peuvent quitter leur
Eglise, parce qu’ils sont unis à elle pour jamais sous l’obéissance du pape.),
comme on le voit (Extrav., De reg. et trans. ad relig., chap. Licet) : tandis que les archidiacres et les curés peuvent librement
renoncer à la charge qui leur a été confiée par l’évêque (Ils doivent prendre
l’avis de leur évêque, mais ils n’ont pas besoin de son autorisation. Les
papes, les conciles et les Pères se sont toujours déclarés pour la liberté des
clercs à l’égard de la vie religieuse. Voyez la constitution de Benoit XIV, Ex quo dilectus, du janvier 1747.), sans
avoir besoin d’une permission spéciale du pape, qui peut seul dispenser des vœux
perpétuels. D’où il est évident qu’il est permis aux archidiacres et aux curés
d’entrer en religion.
Article 8 :
Est-il permis de passer d’un ordre dans un autre ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas permis de passer d’un ordre dans un autre, quand même celui-ci
serait plus sévère. Car l’Apôtre dit (Hébr.,
10, 25) : Ne nous retirons pas de nos
assemblées, comme quelques-uns ont coutume de le faire. La glose dit (interl.) que l’on se retire par crainte de la
persécution, ou que par présomption on s’éloigne des pécheurs ou des imparfaits
pour paraître justes. Or, c’est ce que paraissent faire ceux qui passent d’une
religion à une autre plus parfaite. Il semble donc que ce ne soit pas permis.
Réponse à l’objection N°1 : Ceux qui passent dans un ordre
plus sévère ne le font pas par présomption, pour paraître justes, mais ils le
font par dévotion, pour devenir plus justes encore.
Objection N°2. La profession des moines est plus sévère que celle
des chanoines réguliers, comme on le voit (Extrav., De statu monach.
et can. reg.,
chap. Quod Dei timorem). Or, il n’est
pas permis à un individu de passer de l’état de chanoine régulier à celui de
moine. Car il est dit (Decret. 19, quest. 3, chap. 2) : Nous
ordonnons et nous défendons universellement qu’aucun chanoine régulier ne
devienne moine, à moins (ce qu’à Dieu ne plaise) il ne soit tombé publiquement
en faute. Il semble donc qu’il ne soit pas permis à quelqu’un de passer d’un
ordre dans un autre qui soit plus grand.
Réponse à l’objection N°2 : Ces deux ordres, les moines et
les chanoines réguliers, ont l’un et l’autre pour but les œuvres de la vie
contemplative, parmi lesquelles les principales sont celles qu’on exécute dans
les mystères divins : l’ordre des chanoines réguliers a directement ces œuvres
pour fin, puisque ces chanoines sont des religieux qui sont clercs. Mais il
n’appartient pas absolument à l’ordre des moines qu’ils soient clercs, comme on
le voit (Decr. 16, quest. 1, chap. Nemo potest et chap. Alia causa). C’est pourquoi, quoique l’ordre des moines soit d’une
observance plus sévère, si les moines étaient laïques, il serait permis de
passer de leur ordre à celui des chanoines réguliers, d’après cette parole de
saint Jérôme au moine Rusticus (Epist. 4)
: Vivez dans votre monastère de manière à mériter d’être clerc. Mais le
contraire ne serait pas exact, comme on le voit (Decr. 16, quest. 1 in decr. inducto). Si les moines
sont clercs et qu’ils remplissent les mystères sacrés, ils ont ce que possèdent
les chanoines réguliers avec des observances plus sévères. C’est pourquoi il
est permis de passer de l’ordre des chanoines réguliers à celui des moines,
après en avoir demandé la permission au supérieur, comme il est dit (19, quest.
3, chap. Statuimus).
Objection N°3. On est obligé d’accomplir le vœu que l’on a fait,
tant qu’on peut l’accomplir licitement. Par exemple, si l’on a fait vœu de
garder la continence, même après avoir contracté mariage per verba de præsenti, on est tenu d’accomplir son vœu avant
l’union charnelle, parce qu’on peut le faire en entrant en religion. Si donc on
peut licitement passer d’un ordre dans un autre, on sera tenu de le faire, si
auparavant on en a fait le vœu pendant qu’on était dans le siècle : ce qui
paraît être un inconvénient, parce que le plus souvent il paraît en résulter du
scandale. Un religieux ne peut donc pas passer d’un ordre dans un autre plus
sévère.
Réponse à l’objection N°3 : Le vœu solennel par lequel on
s’oblige à vivre dans un ordre moins élevé l’emporte sur le vœu simple par
lequel on s’engage d’entrer dans un ordre qui l’est davantage. Car si après le
vœu simple on se mariait, le mariage ne serait pas dirimé comme après le vœu solennel
(La profession religieuse est un empêchement dirimant quand elle est antérieure
au mariage, et elle le dissout quand elle le suit, s’il n’est pas consommé et
qu’il n’ait pas plus de deux mois (Trid., sess. 24,
can. 6 et 9).). C’est pourquoi celui qui a fait profession dans un ordre
moindre, n’est pas tenu d’accomplir le vœu simple qu’il a fait d’entrer dans un
ordre supérieur.
Mais c’est le contraire. Le droit porte (Decr. 20, quest. 4, chap. 1) : Si des vierges consacrées à Dieu se
disposent, dans l’intérêt de leur âme et pour mener une vie plus sévère, à
passer dans un autre monastère et qu’elles prennent la résolution d’y rester,
le saint concile le leur permet. Il semble qu’on puisse raisonner de même à
l’égard de tous les religieux. On peut donc licitement passer d’un ordre dans
un autre.
Conclusion Quoiqu’il soit peu louable de passer d’un ordre dans un
autre, cependant il est permis de le faire, soit par zèle pour une vie plus
parfaite, soit parce que l’ordre où l’on est commence à tomber en décadence,
soit par faiblesse, mais on a besoin de la permission et de l’autorisation du
supérieur.
Il faut répondre qu’il n’est pas louable de passer d’un ordre dans
un autre, à moins que ce ne soit très utile ou très nécessaire : soit parce que
ceux dont on se sépare en sont ordinairement scandalisés ; soit parce que,
toutes choses égales d’ailleurs, on profite plus facilement dans un ordre
auquel on est habitué que dans un autre. C’est pourquoi dans les conférences
des Pères (Collat. 14, chap. 5), l’abbé Nestéros dit : qu’il est utile à chacun de se hâter
d’arriver par un zèle ardent et une prompte diligence à faire parfaitement ce
qu’il a entrepris, et à ne se laisser jamais détourner de la profession qu’il a
une fois embrassée. Il en donne ensuite la raison en ajoutant (chap. 6) : car
il est impossible qu’un seul et même homme fasse simultanément briller en lui
toutes les vertus : et s’il veut les cultiver toutes également, il est
nécessaire qu’il arrive à ce résultat, c’est qu’en les recherchant toutes, il
n’en possède aucune entièrement. Car les divers ordres l’emportent les uns sur
les autres d’après les divers actes de vertu auxquels ils se livrent. —
Cependant il peut être louable de passer d’un ordre à un autre, et cela pour
trois motifs : 1° par zèle pour un ordre plus parfait : cette prééminence,
comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 6), ne se considère pas exclusivement d’après la
sévérité de la règle, mais principalement d’après le but que l’ordre se
propose, et secondairement d’après la sagesse des observances proportionnées à
la fin qu’on veut atteindre. 2° A cause de la décadence de l’ordre qui s’écarte
de la perfection qu’il doit avoir (Souvent on a vu des saints, frappés de la
décadence de leur ordre, le relever en faisant pratiquer les anciennes
observances dans la maison où ils se trouvaient. Leur exemple était imité, et
l’ordre se régénérait. Mais tout homme n’est pas capable d’une aussi grande
chose, et il peut se faire qu’un religieux, en voyant les désordres qui règnent
dans son ordre, n’ait pas d’autre parti à prendre que de passer dans un autre.)
; par exemple, si dans un ordre plus sévère les
religieux commencent à vivre d’une manière plus relâchée, on a raison de passer
dans un ordre moins strict, mais où la règle est mieux observée. Ainsi, dans
les conférences des Pères (Collat. 19, chap.
3, 5 et 6), l’abbé Jean dit de lui-même qu’il a passé de la vie solitaire qu’il
avait professée à une vie moins parfaite, c’est-à-dire à la vie cénobitique ;
parce que la vie érémitique commençait à tomber en décadence et à être observée
avec plus de relâchement. 3° Par infirmité ou par faiblesse. Quelquefois il
arrive qu’on ne peut pas observer les statuts d’un
ordre trop rigide, et qu’on pourrait observer ceux d’un ordre qui le serait
moins. — Mais dans ces trois cas il peut y avoir quelque chose de différent. En
effet, dans le premier, on doit par humilité demander la permission,
quoiqu’elle ne puisse pas être refusée, pourvu qu’il soit constant que l’ordre
est plus sévère. Si on en doute avec probabilité, on doit à cet égard s’en
rapporter au jugement du supérieur, comme on le voit (Extrav.,
de reg. et trans. ad relig., chap. Licet). Dans le second cas on doit aussi prendre l’avis du
supérieur. Mais dans le troisième une dispense est nécessaire.
Article 9 : Peut-on
engager les autres à entrer en religion ?
Objection N°1. Il semble qu’on
ne doive pas engager les autres à entrer en religion. Car saint Benoît dit dans
sa règle (chap. 58) qu’on ne doit pas laisser entrer facilement ceux qui se
présentent ; mais qu’il faut éprouver si leur esprit est de Dieu. C’est aussi
ce qu’enseigne Cassien (liv. 4 de institutis cænobiorum, chap.
3). A plus forte raison ne doit-on pas exciter quelqu’un à se faire religieux.
Réponse à l’objection N°1 : Ceux qu’on engage
à entrer en religion n’en font pas moins leur temps d’épreuve, pendant lequel
ils expérimentent les difficultés de la vie religieuse, et par conséquent
l’entrée dans l’ordre ne leur est pas pour cela rendue facile.
Objection N°2. Le Seigneur dit (Matth.,
23, 15) : Malheur à vous qui faites le
tour de la mer et de la terre pour faire un prosélyte et qui, après l’avoir
fait, le rendez digne de l’enfer deux fois plus que vous. Or, c’est ce que
paraissent faire ceux qui engagent les autres à entrer en religion. Il semble
donc qu’ils soient blâmables.
Réponse à l’objection N°2 : D’après saint Hilaire (can. 24 in Matth.)
cette parole du Seigneur fut la prédiction du zèle pervers des Juifs par lequel
depuis la prédication du Christ, en attirant les gentils ou même les chrétiens
dans leur religion ils les rendent de deux manières des enfants de ténèbres ;
parce que leurs anciens péchés ne leur sont pas pardonnés dans le judaïsme et que
néanmoins ils encourent la peine méritée par la perfidie des Juifs. Mais cette
interprétation n’a pas de rapport avec notre thèse. D’après saint Jérôme (in hunc locum Matth.) ce passage se rapporte aux Juifs à l’époque où
il était permis de pratiquer les observances légales. Et le Seigneur s’est
exprimé ainsi parce que celui qu’ils convertissaient au judaïsme, quand il
était gentil, errait simplement ; mais en voyant les vices de ses maîtres il
retournait à son vomissement, et en retombant dans son erreur, il devenait
digne d’un plus grand châtiment, comme prévaricateur. D’où il est évident qu’il
n’est pas blâmable d’engager les autres à honorer Dieu, ou à se dévouer à lui
en religion, mais qu’il n’y a de répréhensible que celui qui donne de mauvais
exemples à celui qu’il a converti et qui le rend ainsi pire qu’il n’était.
Objection N°3. Personne ne doit engager quelqu’un à ce qui doit
tourner à son détriment. Or, ceux que l’on engage à entrer dans un ordre en
subissent quelquefois une certaine perte, parce qu’on les oblige quelquefois à
entrer dans un ordre trop élevé. Il semble donc qu’il ne soit pas louable de
les engager à entrer en religion.
Réponse à l’objection N°3 : Le moins est contenu dans le
plus. C’est pourquoi celui qui est tenu par un vœu ou par un serment à entrer
dans un ordre moindre, peut être licitement engagé à entrer dans un ordre
supérieur, à moins qu’il n’y ait quelque empêchement spécial, comme une
infirmité, ou l’espérance de profiter davantage dans un ordre inférieur. Mais
celui qui est obligé par un vœu ou par un serment à entrer dans un ordre
supérieur, ne peut pas licitement être exhorté à entrer dans un ordre moindre,
sinon pour un motif particulier évident, et dans ce cas il faut la dispense du
supérieur.
Mais c’est le contraire. La loi dit (Ex., chap. 26) : Qu’une
courtine en tire une autre. Un homme doit donc en attirer un autre au
service de Dieu.
Conclusion Il est louable et très méritoire d’engager les autres
par charité, et en leur disant la vérité, à se faire religieux.
Il faut répondre que ceux qui engagent les autres à entrer en
religion non seulement ne pèchent pas, mais ils méritent une grande récompense.
Car il est dit (Jac., 5, 20) : Que celui qui aura fait sortir un pécheur de son égarement, sauvera
l’âme de ce malheureux de la mort et couvrira la multitude de ses propres
péchés. Et d’après le prophète (Dan., 12, 3) : Ceux qui en auront conduit plusieurs dans le chemin de la justice,
brilleront comme les étoiles dans toute l’éternité. Cependant il pourrait
se faire que cette action fût déréglée de trois manières : 1° Si l’on forçait
violemment quelqu’un à se faire religieux, ce qui est défendu (Decr. 20, quest. 3, chap. Præsens). 2° Si
on attirait quelqu’un dans un monastère par simonie, en lui faisant des
présents, ce qui est aussi défendu (Decr. ibid, quest. 2, chap. Quam pios). Cependant il n’y a pas de
simonie quand on donne à un pauvre ce qui lui est nécessaire, et si l’on fait
de petits présents à celui qu’on veut gagner pour se concilier son amitié. 3°
Si on le séduit par des mensonges (Le concile de Trente veut que dans les
communautés de femmes la supérieure n’admette à la profession qu’après que
l’évêque s’est assuré par lui-même ou par son délégué si celle qui vent
s’engager connaît bien tonte l’étendue des obligations qu’elle va contracter
(sess. 25, De regularibus,
can. 17).), parce qu’on s’expose au danger qu’il se trouve dans la vie
religieuse de grandes déceptions, qu’il ne recule, et que selon l’expression de
l’Evangile (Luc, 9, 26) : Le dernier état
de cet homme ne devienne pire que le premier.
Article 10 :
Est-il louable d’entrer en religion sans avoir pris conseil de beaucoup
de monde et sans en avoir longuement délibéré auparavant ?
Objection N°1. Il semble qu’il
ne soit pas louable d’entrer en religion sans avoir beaucoup consulté et sans
avoir auparavant délibéré longuement. Car il est dit (1 Jean, 4, 1) : Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez
si les esprits sont de Dieu. Or, quelquefois le dessein d’entrer en
religion ne vient pas de Dieu, puisque souvent il est détruit par là même qu’on
en sort. Car il est dit (Actes, 5, 39)
: Si ce dessein vient de Dieu, vous ne
sauriez le détruire. Il semble donc qu’on ne doive entrer en religion
qu’après y avoir longtemps pensé auparavant.
Réponse à l’objection N°1 : Quand il est dit : Eprouvez si les esprits sont de Dieu,
ceci se rapporte à ceux qui doutent si l’on agit d’après l’esprit de Dieu.
Ainsi ceux qui sont déjà en religion peuvent douter si celui qui se présente
pour entrer dans leur ordre est conduit par l’esprit de Dieu ou s’il agit avec
dissimulation (Ce doute se présente tout naturellement, comme l’observe saint
Augustin, quand il s’agit de quelqu’un qui était malheureux dans le monde et
qui doit trouver dans le monastère une vie plus sûre et plus tranquille.).
C’est pourquoi ils doivent éprouver si celui qui se présente est mû par
l’esprit divin. Mais celui qui se présente à la porte d’un monastère ne peut
douter, si le dessein qu’il a formé dans son cœur d’entrer en religion vient de
l’esprit de Dieu, à qui il appartient de conduire l’homme dans la terre de
justice. S’il y en a qui reculent, ceci ne prouve pas que leur dessein ne
venait pas de Dieu : car tout ce qui vient de Dieu n’est pas incorruptible ;
autrement les créatures corruptibles ne viendraient pas de lui, comme le disent
les manichéens, et ceux qui ont sa grâce ne pourraient la perdre, ce qui est
hérétique. Ce qu’il y a d’indissoluble, c’est le dessein de Dieu par lequel il
fait tout ce qui est corruptible et changeant, d’après ces paroles d’Isaïe
(Is., 46, 10) : Toutes mes résolutions seront immuables et j’exécuterai toutes
mes volontés. C’est pourquoi on n’a pas besoin de prouver si le dessein qu’on a
d’entrer en religion vient de Dieu, parce que ceci n’a pas besoin d’être
discuté, comme le dit la glose (interlin., sup.
illud 1 Thessal.,
chap. 5. Omnia probate).
Objection N°2. L’Ecriture dit (Prov., 25, 9) : Traitez votre affaire avec votre ami. Or, la plus grande affaire
pour l’homme, c’est le changement d’état. Il semble donc qu’on ne doive entrer
en religion qu’après s’en être occupé auparavant avec ses amis.
Réponse à l’objection N°2 : Comme la chair lutte contre
l’esprit, selon l’expression de saint Paul (Gal.,
5, 17), de même les amis charnels sont souvent opposés au progrès spirituel
(Celui qui se sent de la vocation pour l’état religieux doit à cet égard
consulter principalement son directeur ou son confesseur, et s’en tenir à son
avis.), d’après ce mot du prophète (Michée, 7, 6) : Les ennemis de l’homme sont ceux de sa propre maison. C’est
pourquoi, expliquant ce passage de l’Evangile (Luc, 9, 6) : Permettez-moi de disposer de ce qui est dans
ma maison, saint Cyrille dit (habet., in Cat. aur. Div. Thomæ) : Demander à disposer de ce qui est dans
la maison, c’est montrer qu’on est divisé d’une certaine manière. Car quand on
communique avec ses proches et qu’on consulte ceux qui ne veulent pas
s’attacher à la justice, c’est une preuve que l’on est encore languissant et
qu’on recule. C’est pourquoi celui qui parle ainsi entend le Seigneur lui dire
: Quiconque ayant mis la main à la
charrue vient à regarder en arrière, n’est pas apte au royaume de Dieu. Car
il regarde en arrière celui qui cherche à s’accorder un délai, sous prétexte
qu’il a besoin de retourner à sa maison et de conférer avec ses proches.
Objection N°3. Le Seigneur tire une similitude d’un homme qui veut
bâtir une tour (Luc, 14, 29) et qui
s’assied auparavant pour supputer la dépense qui est nécessaire, pour voir s’il
a de quoi l’achever, de peur qu’on ne se moque de lui en disant : Cet homme
avait commencé à bâtir, mais il n’a pu achever. La dépense pour bâtir la
tour, comme le dit saint Augustin (Epist.
243), n’est rien autre chose que le renoncement absolu à tout ce que l’on
a. Mais il arrive qu’il y en a beaucoup qui ne peuvent
faire ce sacrifice et s’assujettir également aux autres observances de la
règle. C’est ce que l’on exprime en figure quand il est dit (1 Rois, chap. 17) que David ne pouvait
marcher sous l’armure de Saul, parce qu’il n’y était pas habitué. Il semble
donc qu’on ne doive entrer en religion qu’après en avoir auparavant longuement
délibéré et après avoir pris le conseil d’une foule de personnes.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que la tour que l’on bâtit est le symbole de la perfection chrétienne. Le
renoncement à tous ses biens propres est la dépense nécessaire pour bâtir la
tour. Personne ne doute ou n’examine s’il veut avoir les ressources suffisantes
ou s’il peut bâtir sa tour dans le cas où il les aurait ; mais ce qui est
l’objet de la délibération, c’est qu’on se demande si on a véritablement ces
ressources. De même on ne doit pas ici examiner si un homme doit renoncer à
tout ce qu’il possède ou si en le faisant il pourra parvenir à la perfection,
mais on recherche si ce qu’il fait est un renoncement véritable à tout ce qu’il
a. Car s’il n’y renonce pas (ce qui revient à avoir des ressources), il ne peut pas être un disciple du Christ,
c’est-à-dire bâtir sa tour. Quant à la crainte de ceux qui ne savent si en
entrant en religion ils pourront parvenir à la perfection, l’exemple de
beaucoup de saints prouve qu’elle est déraisonnable (Cette crainte ne peut
provenir que de ce que l’on s’appuie trop sur soi et pas assez sur la grâce
divine.). C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf., liv. 8, chap. 11) : Du côté où j’avais porté mes regards et où
j’hésitais encore à passer, se présentait à moi la chasteté avec un air grave
et modeste qui m’encourageait à venir à elle sans balancer davantage, et qui,
pour me recevoir et m’embrasser, tendait vers moi ses mains charitables, toutes
pleines d’exemples salutaires. Autour d’elle se pressaient des enfants, des
jeunes filles, des jeunes gens, des personnes de tout âge, des veuves
vénérables et des vierges parvenues à une extrême vieillesse. Elle me raillait
de manière à ranimer mon courage, et elle semblait me dire : Ne pouvez-vous
donc pas ce qu’ont pu ceux-ci et celles-là ? L’ont-ils pu par eux-mêmes et sans
le secours du Seigneur leur Dieu ? Pourquoi vous appuyer sur vous, et vous
trouver ainsi sans appui ? Jetez-vous dans ses bras, ne craignez point, il ne
se retirera point pour vous laisser tomber ; jetez-vous-y hardiment, il vous
recevra et vous guérira. — L’exemple que l’on emprunte à David ne fait rien à
notre thèse ; car, d’après la glose (interl., sup. illud 1 Rois, chap. 17, Et deposuit ea), les armes de Saul sont
les sacrements de la loi ancienne, qui étaient un fardeau accablant, au lieu
que la religion du Christ est un joug qui est doux. En effet, comme le dit
saint Grégoire (Mor., liv. 4, chap.
30), quel lourd fardeau impose-t-il à notre esprit celui qui nous ordonne
d’éviter tous les désirs qui nous troublent, et qui nous engage de sortir des
voies pénibles du siècle. Et à ceux qui acceptent ce joug agréable, il promet
le bonheur de la jouissance divine et le repos éternel des âmes ; auquel nous
conduise celui qui nous l’a promis, Jésus-Christ Notre-Seigneur qui est Dieu
au-dessus de tout et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Matth.,
chap. 4) qu’aussitôt que le Seigneur les appela, Pierre et André, ayant quitté leurs filets, le suivirent aussitôt.
A cet égard saint Chrysostome dit (Hom. 14) : Le Christ
demande de nous une pareille obéissance, en sorte que nous ne tardions pas un
instant.
Conclusion Celui qui songe à entrer en religion peut licitement
consulter un homme prudent et examiner mûrement, non pour savoir s’il est bon
d’entrer en religion (car il est certain que c’est une bonne chose), ni pour
connaître s’il en a la force (puisqu’il doit mettre sa confiance dans le
secours de Dieu), mais il peut délibérer sur ses infirmités corporelles, sur le
poids de ses dettes, ou rechercher quel est l’ordre qu’il doit embrasser de
préférence.
Il faut répondre
que l’on a besoin de délibérer longtemps et de prendre l’avis de beaucoup de
monde dans les choses qui sont très douteuses, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3, chap. 3). A l’égard de celles
qui sont certaines et positives, on ne demande pas conseil. Or, au sujet de
l’entrée en religion, on peut considérer trois choses : 1° L’entrée en religion
considérée en elle-même. Ainsi il est certain que l’entrée en religion est un
plus grand bien. Celui qui en doute déroge autant qu’il est en lui au Christ
qui l’a conseillée. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de verb. Dom.,
serm. 7, chap. 2) : L’Orient, c’est-à-dire le Christ,
vous appelle, et vous regardez l’Occident, c’est-à-dire l’homme mortel et qui
peut errer. 2° On peut considérer l’entrée en religion par rapport aux forces
de celui qui doit embrasser cet état. En ce sens il n’y a pas lieu non plus de
douter au sujet du parti que l’on doit prendre. Car ceux qui entrent en
religion ne croient pas qu’ils pourront subsister par leur propre vertu, mais
ils se reposent sur le secours de la puissance divine, d’après ces paroles du
prophète (Is., 40, 31) : Ceux qui
espèrent dans le Seigneur trouveront des forces toujours nouvelles, ils
prendront des ailes et s’élèveront comme l’aigle, ils courront sans se fatiguer
et ils marcheront sans se lasser. Si cependant on est arrêté par quelque
empêchement particulier (comme une infirmité corporelle, ou le poids de ses dettes,
ou quelque autre chose semblable), il est nécessaire de délibérer à cet égard,
et de consulter ceux dont on espère du secours et dont on ne craint pas les
entraves. D’où le Sage dit (Ecclésiastique,
37, 12) : Consulterez-vous un homme sans
religion sur les choses saintes, un homme injuste sur la justice, comme s’il
disait : non. C’est pourquoi il ajoute : Vous ne devez point faire attention aux conseils de ces personnes, mais
tenez-vous sans cesse auprès d’un homme juste. On n’a pas besoin toutefois
de délibérer longtemps sur toutes ces choses. C’est ce qui fait dire à saint
Jérôme (Ep. 103 ad Paulin.) :
Hâtez-vous, je vous en prie, coupez plutôt que de délier la corde qui tient
votre navire attaché au sol. — 3° On peut considérer le mode d’entrer en
religion et quel est l’ordre que l’on doit préférer. Sur ces points nous
pouvons prendre l’avis de ceux qui ne sont pas opposés à notre dessein.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
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