Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
3a = Tertia Pars = 3ème partie
Question 1 : De la convenance de
l’Incarnation
Sur le mystère de l’Incarnation il y a
trois considérations à faire. Il faut examiner : 1° la convenance de l’Incarnation
du Christ ; 2° le mode de l’union du Verbe incarné ; 3° ce qui est
résulté de cette union. — Sur la convenance de l’Incarnation il y a six
questions à examiner : 1° Etait-il convenable que Dieu s’incarnât ?
(Le concile de Chalcédoine (art. 1) s’élève avec force contre les hérétiques
qui avaient osé avancer qu’il était indigne de Dieu de s’être incarné. On peut
considérer comme les auteurs de ce blasphème les apellites, les manichéens et,
en général, tous ceux qui ont nié la vérité du corps du Christ.) — 2° Etait-ce
nécessaire pour la réparation du genre humain ? (Tous les Pères pensent,
avec saint Thomas, que l’Incarnation n’a pas été absolument nécessaire. Voy.
Ath. (Cont. Ar., orat. 3), saint
Grégoire de Naziance (orat. 9), saint Cyrille d’Alexandrie (Cont. apollinarist.), Théodoret (Serm. 6 cont. Græcos), saint Léon (serm.
2, De nativ.), saint Grégoire le
Grand (Mor., liv. 20 chap. 26), saint
Jean Damascène (liv. 3, chap. 18), saint Bernard (Epist. 190).) — 3° Si l’homme n’eût pas péché, Dieu se serait-il
incarné ? (Cet article a pour objet d’examiner si la rédemption du genre
humain a été le motif principal et unique de l’Incarnation, c'est-à-dire de
rechercher si, dans le cas où l’homme n’aurait pas péché, l’Incarnation aurait
eu lieu par la force du décret actuel. Car tout le monde reconnaît qu’elle
aurait pu avoir lieu en vertu d’un autre décret.) — 4° S’est-il incarné plutôt
pour effacer le péché originel que le péché actuel ? (L’Ecriture insinue
que le Christ s’est incarné tout particulièrement pour effacer le péché
originel : De même que par un seul
homme le péché est entré dans le monde, etc. (Rom., 5, 12).) — 5° Etait-il convenable que Dieu s’incarnât depuis
le commencement du monde ? (Nulle part, le plan de la Providence n’est
mieux exposé ni plus parfaitement justifié que dans le Discours de Bossuet sur l’histoire universelle.) — 6° Son Incarnation
aurait-elle dû être différée jusqu’à la fin des siècles ? (Cet article se
rapporte aux Juifs qui attendent indéfiniment le Christ, comme s’il n’était pas
arrivé.)
Article 1 : Etait-il
convenable que Dieu s’incarnât ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’était
pas convenable que Dieu s’incarnât. Car puisque Dieu est de toute éternité
l’essence même de la bonté, le meilleur par conséquent c’est qu’il soit comme
il a été éternellement. Or, de toute éternité Dieu a existé absolument sans la
chair. Il était donc très convenable qu’il ne s’unit pas à la chair, et par
conséquent qu’il ne s’incarnât pas.
Réponse à l’objection N°1 : Le
mystère de l’Incarnation ne s’est pas accompli parce que Dieu a changé de
quelque manière l’état dans lequel il a existé de toute éternité, mais parce
qu’il s’est uni à la créature d’une manière nouvelle ou plutôt parce qu’il l’a
unie à lui. Or, il est convenable que la créature qui est changeante par nature
n’existe pas toujours de la même manière. C’est pourquoi, comme la créature a
commencé d’exister, puisque auparavant elle n’existait pas ; de même il a
été convenable que n’ayant pas été d’abord unie à Dieu en personne, elle le fût
ensuite.
Objection N°2. Il n’est pas convenable de
joindre des choses qui sont infiniment distantes ; par exemple, si l’on
peignait une image il serait très inconvenant d’unir un cou de cheval à une
tête d’homme (Allusion aux premiers vers de l’Art poétique d’Horace : Humano capiti cervicem pictor equinam
jungere si velit, etc.). Or, Dieu et la chair sont des choses infiniment
distantes ; puisque Dieu est très simple, tandis que la chair est très composée
et surtout la chair humaine. Il n’a donc pas été convenable que Dieu s’unit à
elle.
Réponse à l’objection N°2 : Il
n’était pas convenable que le corps de l’homme fût uni à Dieu dans l’unité de
personne, si l’on considère la condition de sa nature, parce que ce bienfait
était au-dessus de sa dignité ; mais néanmoins il convenait à Dieu selon
l’excellence infinie de sa bonté de l’unir à lui pour le salut du genre humain.
Objection N°3. Le corps est éloigné de
l’esprit souverain, comme la malice l’est de la souveraine bonté. Or, il serait
tout à fait inconvenant que Dieu qui est la bonté souveraine s’unit à la malice.
Il n’a donc pas été convenable non plus que l’esprit souverain incréé prît un
corps.
Réponse à l’objection N°3 : Toute
autre condition (Toute autre condition que celle de la malice ou du péché.)
d’après laquelle la créature diffère du créateur a été établie par la sagesse
de Dieu et se rapporte à sa bonté. Car c’est à cause de sa bonté que Dieu qui
est incréé, immuable et incorporel, a produit des créatures changeantes et
corporelles. De même le mal de la peine a été introduit par la justice de Dieu
pour sa gloire, au lieu qu’on commet le mal de la faute en s’éloignant de l’art
de la divine sagesse et de l’ordre de la divine bonté. C’est pourquoi il a pu
être convenable à Dieu de prendre une nature créée, changeante, corporelle et
soumise à la peine, mais il ne lui convenait pas de prendre le mal du péché.
Objection N°4. Il est inconvenant que
celui qui surpasse les grandes choses soit contenu dans la moindre, et que
celui qui a le soin de ce qu’il y a de plus grand se transporte dans ce qu’il y
a de plus petit. Or, toute l’universalité des êtres ne peut suffire à contenir
Dieu qui prend soin du monde entier. Il semble donc qu’il ne convienne pas que
celui qui regarde l’univers comme peu de chose, se cache dans le corps délicat
d’un petit enfant ; que ce roi se soit si longtemps éloigné de son trône,
et que le gouvernement du monde entier trouvé transporté dans un aussi petit
corps, comme l’écrit Volusien à saint Augustin (Ep. 135).
Réponse à l’objection N°4 : Comme le
dit saint Augustin dans sa réponse à Volusien (Ep. 136), la doctrine chrétienne ne dit pas que Dieu se soit
enfermé dans la chair dont il s’est revêtu de telle sorte qu’il ait abandonné
ou perdu le gouvernement de l’univers et qu’il en ait transporté le soin dans
ce corps, comme une chose qu’il aurait concentrée pour l’y renfermer. Toutes
ces idées ne viennent que de ce que les hommes ne peuvent concevoir que des
corps ou des choses corporelles. Mais la grandeur de Dieu ne se mesure pas sur
la masse ou l’étendue, elle se mesure sur sa vertu. Par conséquent l’étendue de
sa puissance ne peut être ainsi resserrée dans d’étroites limites. Ainsi quand
on observe que la parole passagère de l’homme est entendue simultanément par
plusieurs personnes et que chacune d’elles la reçoit tout entière, est-il donc
incroyable que le Verbe de Dieu qui subsiste éternellement soit partout tout
entier ? Il n’y a donc pas d’inconvénient que Dieu s’incarne.
Mais c’est le contraire. Il paraît très convenable
que les choses invisibles de Dieu soient montrées par ce qui est visible :
car c’est pour cela que le monde entier a été fait, comme on le voit par ces
paroles de Saint Paul (Rom., 1,
20) : Les perfections invisibles de
Dieu sont devenues visibles par la connaissance que nous en ont donnée les
créatures. Or, comme le dit saint Jean Damascène (Lib. 3 de fid. Orth., in princ.), le mystère de l’Incarnation
montre tout à la fois la bonté, la sagesse, la justice, la puissance ou la
vertu de Dieu. Sa bonté, parce qu’il n’a pas dédaigné la faiblesse de sa propre
créature ; sa justice, parce qu’après la défaite de l’homme, il n’a pas
voulu laisser vaincre le tyran par un autre que par l’homme lui-même, et qu’il
ne l’a pas délivré de la mort par la violence ; sa sagesse, parce qu’il a
trouvé le moyen le plus convenable d’acquitter une dette de plus grand
prix ; sa puissance ou sa vertu, parce qu’il n’y a rien de plus grand
qu’un Dieu fait homme. Il a donc été convenable que Dieu s’incarnât.
Conclusion Puisque la nature même de Dieu
est l’essence même de la bonté, et qu’il appartient à la nature du bien de se
communiquer aux autres, il est évident qu’il convenait que Dieu se communiquât
à ses créatures d’une manière souveraine, et c’est ce qu’il a fait dans l’œuvre
de l’Incarnation.
Il faut répondre que ce qu’il y a de
convenable pour une chose, c’est ce qui s’accorde avec l’essence de sa propre
nature. Ainsi il est convenable que l’homme raisonne, parce que cette propriété
lui convient en tant qu’il est raisonnable par nature. Or, la nature de Dieu
est la bonté par essence, comme on le voit par saint Denis (De div. nom., chap. 1). Par conséquent
tout ce qui appartient à la nature de la bonté, est convenable pour Dieu. Et
comme il appartient à la nature du bien de se communiquer aux autres, ainsi que
l’observe le même Père (De div. nom.,
chap. 4), il s’ensuit qu’il appartient à la nature du souverain bien de se
communiquer à la créature de la manière la plus élevée ; et c’est à la
vérité ce qui arrive principalement quand il s’unit une nature créée de manière
que ces trois choses, le verbe, l’âme et le corps, ne forment qu’une seule
personne, comme le dit saint Augustin (De
Trin., liv. 13, chap. 18). D’où il est évident qu’il a été convenable que
Dieu s’incarnât (Pour connaître toutes les convenances de ce mystère, on peut
lire Pétau (De incarnat., liv. 2,
chap. 5 et suiv.).).
Article 2 : A-t-il été
nécessaire pour la réparation du genre humain que le Verbe de Dieu
s’incarne ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’a pas
été nécessaire pour la réparation du genre humain que le Verbe s’incarne. Car
le Verbe de Dieu, puisque Dieu est parfait, comme nous l’avons vu (1a
pars, quest. 4, art. 1 et 2), n’a acquis aucune vertu en prenant un corps. Par
conséquent si le Verbe de Dieu incarné a réparé la nature humaine, il eût pu le
faire sans prendre un corps.
Réponse à
l’objection N°1 : Ce raisonnement s’appuie sur la première espèce de
nécessité, sans laquelle on ne peut parvenir à sa fin.
Objection N°2. Pour réparer la nature
humaine qui était tombée par le péché, il semble qu’il fallait seulement
satisfaire pour le péché. Or, il semble que l’homme ait pu satisfaire pour le
péché : car Dieu ne doit pas demander à l’homme plus qu’il ne peut ;
et puisqu’il est plus porté à pardonner qu’à punir, comme il impute à l’homme
l’acte du péché à titre de peine, de même il lui doit imputer à mérite l’acte
contraire. Il n’a donc pas été nécessaire pour la réparation de la nature
humaine que le Verbe s’incarne.
Réponse à
l’objection N°2 : On peut dire qu’une satisfaction est suffisante de deux
manières : 1° Parfaitement, parce qu’elle est adéquatement capable de
compenser la faute commise ; la satisfaction simple d’un homme seul n’eût
pu être ainsi suffisante pour le péché, soit parce que le péché ayant souillé
la nature humaine entière, le bien d’une personne ou de plusieurs ne pouvait
pas compenser équivalemment le dommage qu’avait subi toute la nature, soit
parce que le péché commis contre Dieu a une infinité qui résulte de l’infinité
de la majesté divine ; car l’offense est d’autant plus grave que celui
contre lequel on l’a fait est plus élevé. Pour que la satisfaction fût
complète, il a donc fallu que l’acte de celui qui satisfait eût une efficacité
infinie, comme l’acte de celui qui est Dieu et homme. 2° On peut dire que la
satisfaction de l’homme est suffisante imparfaitement, quand elle l’est par
suite de l’acceptation de celui qui s’en contente, quoiqu’elle ne soit pas
adéquate. La satisfaction simple d’un homme ordinaire est suffisante de cette
manière. Mais parce que tout ce qui est imparfait présuppose quelque chose de
parfait qui le soutienne, il s’ensuit que toute que toute satisfaction humaine
tire son efficacité de la satisfaction du Christ.
Objection N°3. Il appartient
principalement au salut de l’homme qu’il révère Dieu. Ainsi il est dit (Mal.,
1, 6) : Si je suis Père, où est
l’honneur qu’on me rend ? Si je suis le Seigneur, où est la crainte que
l’on me doit ? Or, les hommes révèrent Dieu davantage par là même
qu’ils le considèrent comme élevé au-dessus de toutes choses, et comme éloigné
des sentiments humains. C’est pourquoi le Psalmiste dit (Ps. 112, 4) : Le
Seigneur est élevé au-dessus de toutes les nations, et sa gloire s’élève
au-dessus des cieux. Puis il ajoute : Qui est comme le Seigneur notre Dieu ? ce qui appartient au
respect. Il semble donc qu’il n’était pas convenable pour le salut du
genre humain que Dieu se rendit semblable à nous en prenant un corps.
Réponse à
l’objection N°3 : Dieu en prenant un corps n’a pas rabaissé sa
majesté ; et par conséquent le respect qui lui est dû n’a pas été
affaibli ; au contraire il a augmenté à mesure que la connaissance qu’on a
eue de lui a augmenté elle-même. Or, par là même que Dieu a voulu s’approcher
de nous en prenant notre chair, il nous a portés à le mieux connaître.
Mais c’est le
contraire. Ce qui délivre le genre humain de la perdition est nécessaire au
salut de l’homme. Or, tel est le mystère de l’Incarnation divine, d’après ces
paroles de l’Evangile (Jean, 3, 16) : Dieu
a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque
croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. Il a donc
été nécessaire pour le salut de l’homme que Dieu s’incarne.
Conclusion Dieu eût pu par l’infinité de
sa puissance divine réparer le genre humain autrement que par l’œuvre de l’Incarnation ;
mais il a été nécessaire que son Verbe se fit chair pour que l’homme opérât
plus facilement et mieux son salut.
Il faut
répondre qu’on dit qu’une chose est nécessaire à une fin de deux
manières : 1° On appelle nécessaire ce sans quoi une chose ne peut
exister ; comme la nourriture est nécessaire à la conservation de la vie
humaine. 2° On appelle nécessaire le moyen par lequel on parvient mieux et plus
convenablement à une fin ; c’est ainsi qu’un cheval est nécessaire à la
course. Il n’a pas été nécessaire de la première manière que Dieu s’incarne
pour réparation de la nature humaine. Car Dieu pouvait par sa vertu
toute-puissante réparer cette nature d’une multitude d’autres manières (Saint
Anselme paraît avoir été de l’opinion contraire. Le P. Pétau croit qu’il a
enseigné que l’Incarnation était absolument nécessaire (De incarn., liv. 2, chap. 13, n°5). Saint Bonaventure et Alexandre
de Halès l’excusent en prétendant qu’il n’a voulu parler que d’une nécessité
hypothétique. Billuart en rapportant leur sentiment se range de leur avis.).
Mais il a été nécessaire de la seconde manière que Dieu s’incarne pour la
réparation du genre humain. C’est pourquoi saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 10) : Montrons,
non qu’il n’y avait pas d’autre moyen possible à Dieu, dont la puissance
embrasse toutes choses également, mais qu’il n’y en avait pas de plus
convenable pour guérir notre misère. – C’est en effet ce que l’on peut
considérer d’abord relativement à ce qui porte l’homme vers le bien. Et 1°
quant à la foi qui est plus certaine par là même que l’on croit à la parole
même de Dieu. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 11, chap. 2) : Pour que l’homme marche avec
plus de confiance vers la vérité, la vérité elle-même, le Fils de Dieu fait
homme, a établi et fondé la foi. 2° Quant à l’espérance, qui est par là même
plus vive. Aussi saint Augustin dit ailleurs (De Trin., liv. 13, chap. 10) : Rien n’a été plus nécessaire
pour exciter notre espérance que de nous démontrer combien Dieu nous aimait. Et
qui pouvait nous prouver plus manifestement cet amour que le Fils de Dieu en
daignant s’unir à notre nature ? 3° Quant à la charité, qui est par là
rendue plus ardente. C’est pour ce motif que saint Augustin dit encore (Lib. de catech. rudibus, chap. 4) :
Pourquoi principalement Dieu nous a-t-il envoyé son Fils, sinon pour nous
montrer l’amour qu’il nous porte ; puis il ajoute : Si nous ne
l’aimions pas auparavant, pouvons-nous ne pas lui rendre amour pour amour ?
4° Quant à la droiture des actions, pour laquelle il s’est donné en exemple à
chacun de nous. D’où le même docteur dit dans un sermon (De Nat. Domini, 22 de Temp.,
in med.) : On ne devait pas suivre l’homme que l’on pouvait voir :
mais on devait suivre Dieu que l’on ne pouvait pas voir. Donc Dieu s’est ainsi
fait homme pour offrir à l’homme quelqu'un qu’il vît et qu’il pût prendre pour
modèle. 5° Quant à la pleine participation de la divinité, qui est la véritable
béatitude de l’homme et la fin de la vie humaine ; et c’est ce qui nous a
été conféré par l’humanité du Christ. Car d’après saint Augustin (in Serm. de Nativ. Dom. 13 de Temp.)
Dieu s’est fait homme pour que l’homme devînt Dieu. — De même l’Incarnation a
été utile pour éloigner l’homme du mal. En effet : 1° L’homme est instruit
par là à ne pas mettre le diable au-dessus de lui, et à ne pas vénérer celui
qui est l’auteur du péché. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 17) : La
nature humaine ayant pu être unie à Dieu de manière à ne faire qu’une seule
personne avec lui, les mauvais esprits n’osent pas dans leur orgueil se mettre
au-dessus de l’homme, sous prétexte qu’ils ne sont pas corporels. 2° Nous
savons par là combien grande est la dignité de la nature humaine, afin que nous
ne la souillions pas par le péché. Ainsi saint Augustin dit (Lib. de ver. relig., chap. 16) :
Dieu nous a démontré combien est élevé le rang que la nature humaine occupe
entre les créatures, en se montrant aux hommes avec la nature d’un homme
véritable. Et le pape saint Léon s’écrie (Serm.
de nativ. 1, vers. fin.) : Reconnais, ô chrétien, ta dignité ; et
étant devenu participant de la nature divine, ne retourne pas à ton ancienne
condition en te dégradant par une mauvaise conduite. 3° Pour détruire dans
l’homme toute présomption ; car l’Incarnation du Christ nous apprend que
la grâce de Dieu nous est donnée, sans aucun mérite antérieur de notre part,
d’après saint Augustin (De Trin., liv.
13, chap. 17). 4° Parce que l’orgueil de l’homme, qui est le plus grand
obstacle qui nous empêche de nous attacher à Dieu, peut être réprimé et guéri
par l’humilité profonde de Dieu, selon l’observation du même Père (ibid.). 5° Pour délivrer l’homme de la
servitude du péché, ce qui d’après saint Augustin (De Trinit., liv. 13, chap.13) doit résulter de ce que le diable a
été vaincu par la justice de l’Homme-Dieu, et c’est ce qu’a fait le Christ en
satisfaisant pour nous. Un homme seul ne pouvait pas satisfaire pour tout le
genre humain ; Dieu ne le devait pas ; il fallait par conséquent que
ce fût Jésus-Christ qui est Dieu et homme. C’est ce qui fait dire au pape saint
Léon (loc. cit.) : L’infirmité
est reçue par la force, l’humilité par la majesté, ce qui est mortel par ce qui
est éternel ; afin que ce qui convenait parfaitement à notre guérison, il
n’y eût qu’un seul et même médiateur entre Dieu et les hommes et qu’il pût
mourir d’après l’une de ces natures et ressusciter d’après l’autre. Car s’il
n’était pas vrai Dieu, il ne nous présenterait pas de remède ; et s’il
n’était pas vrai homme, il ne nous servirait pas d’exemple. Il y a d’ailleurs
encore une foule d’autres avantages qui sont résultés de là et qui dépassent
l’intelligence humaine.
Article 3 : Si l’homme
n’eut pas péché, Dieu se serait-il incarné ?
Objection N°1. Il semble que si l’homme
n’eût pas péché, Dieu se serait néanmoins incarné. Car tant que la cause
subsiste, l’effet subsiste aussi. Or, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 17), il y a
beaucoup d’autres choses que la rémission des péchés à considérer dans l’Incarnation
du Christ, dont nous avons parlé (art. préc.). Par conséquent, quand même
l’homme n’aurait pas péché, Dieu se serait incarné.
Réponse à l’objection N°1 : Toutes
les autres causes qui ont été assignées (art. préc.) se rapportent au remède du
péché (Pierre Abeilard a cependant nié que la rédemption du genre humain fût la
cause finale de l’Incarnation. C’est ce que lui reproche saint Bernard (Ep. 190).). Car si l’homme n’eût pas
péché, il aurait été éclairé de la lumière de la sagesse divine, et Dieu aurait
perfectionné la droiture de sa justice, pour qu’il connût et qu’il fît tout ce
qui est nécessaire. Mais parce que l’homme, après qu’il eut abandonné Dieu,
était porté aux choses corporelles, il a été convenable que Dieu en se faisant
chair lui offrît dans ces choses mêmes, le remède qui devait le sauver. Aussi,
à l’occasion de ces paroles (Jean, chap. 1), le Verbe s’est fait chair, saint Augustin dit (Tract. 2) : la
chair vous avait aveuglé, la chair vous guérit : car le Christ est venu
pour détruire les vices de la chair.
Objection
N°2. Il appartient à la toute-puissance de la vertu divine de parfaire ses
œuvres et de se manifester au moyen d’un effet infini. Or, il n’y a pas de
simple créature qu’on puisse appeler un effet infini, puisqu’elle est finie par
son essence. Cependant dans l’œuvre seule de l’Incarnation il semble surtout se
manifester un effet infini de la puissance divine, qui unit des choses
infiniment éloignées ; puisqu’elle a fait que l’homme fût Dieu. Cette
œuvre paraît aussi avoir le plus perfectionné l’univers, par là même que la
dernière créature, c'est-à-dire l’homme, est unie au premier principe, qui est
Dieu. Par conséquent, quand même l’homme n’eût pas péché, Dieu se serait incarné.
Réponse à l’objection N°2 : En
tirant les êtres du néant la puissance de Dieu s’est montrée infinie ; et
il suffit à la perfection de l’univers que la créature se rapporte d’une
manière naturelle à Dieu comme à sa fin (Cette assertion de saint Thomas se
trouve en opposition avec le système de Mallebranche et son optimisme.). Mais
que la créature soit unie à Dieu en personne, c’est une chose qui surpasse les
limites de la perfection naturelle.
Objection N°3. Le péché n’a pas rendu la
nature humaine plus capable de la grâce. Or, après le péché elle est restée
capable de la grâce d’union qui est la plus grande. Par conséquent si l’homme
n’eût pas péché, la nature humaine aurait été capable de cette grâce ; et
Dieu ne lui aurait pas soustrait le bien dont elle était capable. Il se serait
donc incarné, si l’homme n’eût pas péché.
Réponse à l’objection N°3 : On peut
considérer dans la nature humaine deux sortes de capacité : l’une qui
résulte de la puissance naturelle, elle est toujours remplie par Dieu qui donne
à chaque chose ce que sa capacité naturelle exige ; l’autre se rapporte à
la puissance divine, à laquelle toute créature obéit à volonté, et c’est de
cette sorte de capacité qu’il s’agit dans l’objection. Mais Dieu ne remplit pas
dans tous les êtres cette capacité de leur nature : autrement il ne
pourrait faire dans une créature que ce qu’il fait ; ce qui est faux,
comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 105, art. 6). Ainsi rien
n’empêche que la nature humaine n’ait été élevée à quelque chose de plus grand
après le péché. Car Dieu permet que le mal arrive pour en retirer quelque chose
de mieux, selon cette parole de saint Paul (Rom.,
5, 20) : Où le péché a abondé, la
grâce a surabondé aussi. C’est pour cela que dans la bénédiction du cierge
pascal on dit : O heureuse faute qui nous a mérité un pareil et un aussi
grand Rédempteur !
Objection N°4. La prédestination de Dieu
est éternelle. Or, saint Paul dit du Christ (Rom., 1, 4) : Qu’il a
été prédestiné pour être le Fils de Dieu par sa puissance. Il était donc
nécessaire avant le péché que le Fils de Dieu s’incarnât, pour que la
prédestination de Dieu s’accomplît.
Réponse à l’objection N°4 : La
prédestination présuppose la prescience de l’avenir : c’est pourquoi comme
Dieu prédestine le salut d’un homme qui doit accomplir par les prières des
autres, de même il a aussi prédestiné l’œuvre de l’Incarnation pour remédier au
péché de l’homme.
Objection
N°5. Le mystère de l’Incarnation a été révélé au premier homme, comme on le
voit par ces paroles (Gen., 2,
23) : C’est là l’os de mes os ;
et l’Apôtre dit que ce que ces paroles expriment est le grand sacrement qui
représente l’union du Christ et de son Eglise (Eph., 5, 32). Or, l’homme n’a pas pu avoir la prescience de sa
chute pour la même raison que l’ange ne l’a pas eue non plus, comme le prouve
saint Augustin (Sup. Gen. ad litt.,
liv. 11, chap. 18). Par conséquent Dieu se serait incarné, quand même l’homme
n’aurait pas péché.
Réponse à l’objection N°5 : Il faut
répondre au cinquième, que rien n’empêche qu’on ne révèle à quelqu'un l’effet
sans lui révéler la cause. Le mystère de l’Incarnation a donc pu être révélé au
premier homme, sans qu’il eût la prescience de sa chute. Car celui qui connait
un effet n’en connait pas toujours la cause.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin (Lib. de verb. Dom. et expressium Lib. de verb. apost., serm. 8, chap. 2),
expliquant ce passage de saint Luc (chap. 19) : Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui périssait,
dit : Par conséquent si l’homme n’eût pas péché, le Fils de l’homme ne
serait pas venu. Et sur ces paroles de l’Apôtre (1 Tim., chap. 1), le Christ
est venu en ce monde pour sauver les pécheurs, la glose dit (ord. Aug., Lib. de verb. apost., serm. 9) : Le Christ n’a pas eu d’autre
cause pour venir en ce monde, que de sauver les pécheurs. Enlevez les maladies,
faites disparaître les blessures, et il n’y aura plus besoin de médecin.
Conclusion
Quoique Dieu ait pu s’incarner, sans que le péché existe, cependant il est plus
convenable de dire que si l’homme n’eût pas péché, Dieu ne se serait pas
incarné, puisque dans l’Ecriture sainte la raison que l’on donne partout de l’Incarnation
se tire du péché du premier homme.
Il faut
répondre qu’à cet égard les opinions sont différentes. Car les uns disent que
le Fils de Dieu se serait incarné, quand même l’homme n’aurait pas péché (Les
scotistes sont de ce sentiment ; Suarez, Isambert et d’autres théologiens
également, quoiqu’ils exposent leur opinion d’une autre manière que les
scotistes.). Les autres affirment le contraire (Saint Thomas a d’abord déclaré
ces deux sentiments probables (3, dist. 1, quest. 1, art. 3). Il a donné
ensuite la préférence à ce dernier, et il est suivi par les thomistes et la
plupart des autres théologiens.). Il semble qu’on doive plutôt s’en tenir à
cette dernière assertion ; car les choses qui ne proviennent que de la
volonté de Dieu, et qui ne sont point dues à la créature, ne peuvent nous être
connues que d’après les saintes Ecritures, qui nous manifestent la volonté
divine. Par conséquent puisque dans l’Ecriture sainte, la raison de l’Incarnation
est partout tirée du péché du premier homme, il est plus convenable que Dieu
ait ordonné l’œuvre de l’Incarnation pour remédier au péché ; de telle
sorte que l’Incarnation n’aurait pas eu lieu, si le péché n’avait pas été
commis. Toutefois, la puissance de Dieu n’est pas limitée à cet égard ;
car Dieu aurait pu s’incarner, même sans que le péché existe.
Article 4 : Le Christ
s’est-il incarné plutôt pour effacer le péché originel que le péché actuel ?
Objection N°1. Il semble que Dieu se soit
incarné plutôt pour remédier aux péchés actuels qu’au péché originel. Car plus
le péché est grave, plus il est opposé au salut de l’homme, pour lequel Dieu
s’est incarné. Or, le péché actuel est plus grave que le péché originel ;
car une peine moindre est due au péché originel, comme le dit saint Augustin
contre Julien (liv. 5, chap. 11). L’Incarnation du Christ a donc eu plutôt pour
but d’effacer les péchés actuels que le péché originel.
Réponse à l’objection N°1 : Ce
raisonnement s’appuie sur la grandeur du péché considérée sous le rapport de
l’intensité.
Objection N°2. Le péché originel ne
mérite pas la peine du sens, mais seulement la peine du dam, comme nous l’avons
vu (implic., 1a 2æ,
quest. 87, art. 5, Objection N°2, sed
clariùs in 2, dist. 33, quest. 2, art. 1). Or, pour la satisfaction de nos
péchés, le Christ est venu souffrir sur la croix la peine du sens, mais non la
peine du dam, parce qu’il n’a point manqué de voir l’essence divine ou d’en
jouir. Il est donc venu pour effacer le péché actuel plutôt que le péché
originel.
Réponse à l’objection N°2 : Le péché
originel ne mérite pas dans la vie future la peine du sens. Cependant les
peines que nous endurons ici-bas d’une manière sensible, comme la faim, la
soif, la mort et les autres souffrances semblables, proviennent de ce péché.
C’est pourquoi le Christ, pour satisfaire pleinement pour le péché originel, a
voulu souffrir des douleurs sensibles, afin de détruire en lui-même la mort et
toutes les peines qui l’accompagnent.
Objection N°3. Comme le dit saint
Chrysostome (liv. 2 de compunct. cord.,
chap. 5) : L’affection du serviteur fidèle est telle, qu’il considère
comme accordés à lui seul les bienfaits que son Seigneur accorde en général à
tout le monde. C’est ainsi que saint Paul ne parle que de lui seul, quand il
écrit aux Galates (chap. 2) : Il m’a
aimé et s’est livré pour moi. Or, nos propres péchés sont les péchés
actuels, car le péché originel est commun. Nous devons donc avoir ce sentiment
pour que nous pensions qu’il est venu principalement pour nos péchés actuels.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le
dit saint Chrysostome (ibid., chap.
6), l’Apôtre parlait ainsi sans vouloir affaiblir les dons du Christ qui sont
répandus dans le monde entier, mais pour se mettre seul à la place de tous les
autres. Car que vous importe, s’écrie ce docteur, qu’il ait fait aux autres le
même don, puisque les présents qu’il vous a faits sont aussi complets et aussi
parfaits que s’il n’avait rien donné à aucun autre ? Par conséquent de ce
qu’on doit s’attribuer les bienfaits du Christ, on ne doit pas penser qu’ils
n’ont pas été accordés aux autres. C’est pourquoi il ne répugne pas que le
Christ soit venu effacer le péché de la nature entière plutôt que le péché d’un
seul. Mais ce péché de nature a été aussi parfaitement guéri dans chaque
individu que s’il avait été guéri dans un seul. C’est pourquoi, à cause de
l’union de la charité, chacun doit s’attribuer tout ce qui a été fait pour
tous.
Mais c’est le contraire. Saint Jean dit (Jean,
1, 29) : Voici l’Agneau de Dieu,
voici celui qui efface le péché du monde, ce que Bède explique en
disant : On appelle péché du monde le péché originel qui est commun au
monde entier (Collig. ex ejus hom. in
oct. Epiph. et hab. in gloss. ord.).
Conclusion Quoique le Christ soit venu
pour effacer tous les péchés, cependant il est venu plutôt pour effacer le
péché originel que le péché actuel, car le péché qui souille le genre humain
entier est plus grand que celui qui est propre à un seul individu.
Il faut répondre qu’il est certain que le
Christ est venu en ce monde non seulement pour effacer le péché qui s’est
transmis originellement à la postérité, mais encore pour effacer tous les
péchés qui ont ensuite été commis : ce qui ne signifie pas que tous les
péchés sont effacés, car il y en a qui ne le sont pas par la faute des hommes
qui ne s’attachent pas au Christ, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 3,
19) : La lumière est venue en ce
monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière ; mais
ces paroles indiquent qu’il a fait de son côté ce qu’il fallait pour effacer
tous les péchés (Le concile de Tolède l’a défini expressément, et on peut voir
à cet égard ce que dit le concile de Trente (sess., 6. can. 2). D’après saint
Athanase, il est venu surtout détruire l’idolâtrie, qu’il considère comme la
source et le principe de tous les péchés actuels (Orat. 3).). Ainsi l’Apôtre dit (Rom.,
5, 15) : Il n’en est pas de la grâce
comme du don… car nous avons été
condamnés par le jugement de Dieu pour un seul péché ; au lieu que nous
sommes justifiés par la grâce, après plusieurs péchés. Par conséquent, le
Christ est venu pour effacer d’autant plus spécialement un péché que ce péché
est plus grand. Or, on dit qu’une chose est plus grande de deux manières :
1° En intensité. C’est ainsi que la blancheur est plus grande quand elle est
plus intense. Le péché actuel est dans ce sens plus grand que le péché
originel, parce qu’il est plus volontaire, comme nous l’avons vu (1a
et 2æ, quest. 81, art. 1). 2° On dit qu’une chose est plus grande
par extension ; c’est ainsi qu’on dit plus grande la blancheur qui occupe
une surface plus vaste. De cette manière le péché originel qui souille
tout le genre humain est plus grand que tout péché actuel qui est propre à
chaque individu. Et sous ce rapport le Christ est venu plutôt pour effacer le
péché originel, parce que le bien d’une nation est plus noble et plus éminent
que le bien d’un seul, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 2).
Article 5 : Eut-il été
convenable que Dieu s’incarnât dès le commencement du monde ?
Objection N°1. Il semble qu’il eût été
convenable que Dieu s’incarnât dès le commencement du genre humain. Car l’œuvre
de l’Incarnation a été produite par l’immensité de la charité divine, d’après
ces paroles de l’Apôtre (Eph., 2,
4) : Dieu qui est riche en
miséricorde, poussé par l’amour extrême dont il nous a aimés, lorsque nous
étions morts pour nos péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ ;
Or, la charité ne tarde pas à venir en aide à un ami qui est dans la nécessité,
d’après ces paroles du Sage (Prov.,
3, 28) : Ne dites pas à votre
ami : Allez et revenez, je vous donnerai demain, puisque vous pouvez lui
donner immédiatement. Dieu n’a donc pas dû différer l’œuvre de l’Incarnation,
mais il a dû dès le commencement venir immédiatement en aide au genre humain en
s’incarnant.
Réponse à l’objection N°1 : La
charité ne tarde pas à venir au secours d’un ami, en observant toutefois
l’opportunité des temps et la condition des personnes. Car si un médecin
donnait une médecine à un malade immédiatement dès le commencement de la
maladie, elle lui serait moins salutaire ou même elle lui ferait plus de mal
que de bien. C’est pourquoi le Seigneur n’a pas appliqué ce remède au genre
humain, immédiatement dès le commencement, dans la crainte qu’il ne le méprisât
par orgueil, s’il ne connaissait auparavant sa faiblesse.
Objection N°2. Saint Paul dit (1 Tim., 1, 15) : Le Christ est venu en ce monde sauver les
pécheurs. Or, un plus grand nombre auraient été sauvés si Dieu se fût
incarné dès le commencement du genre humain. Car il y en a beaucoup dans les
divers siècles qui n’ont pas connu Dieu et qui sont morts dans leur péché. Il
aurait donc été plus convenable que Dieu se fût incarné dès le commencement du
genre humain (Cette objection est celle que les païens faisaient en disant que
si le Christ est le maître de tous les hommes il aurait dû, dès le
commencement, leur montrer la vraie voie.).
Réponse à l’objection N°2 : Saint
Augustin répond lui-même à cette objection (in
lib. de sex quæst. pagan., ep.
102), en disant que le Christ n’a voulu se montrer aux hommes et prêcher parmi
eux sa doctrine, que dans le temps et le lieu où il savait qu’il y aurait des
hommes qui croiraient en lui. Car dans les temps et les lieux où son Evangile
n’a pas été prêché, il savait par sa prescience qu’ils seraient tous à l’égard
de sa prédication ce qu’ont été, en sa présence, un grand nombre qui n’ont pas
voulu croire en lui, quoiqu’il eût ressuscité des morts. Mais le même docteur
rejette cette réponse (Les semi-pélagiens ayant abusé de ce passage, un laïc
appelé Hilaire l’en prévint, et saint Augustin explique dans son livre de la Prédestination, chap. 9, ce qu’il avait
voulu dire par là.) (Lib. de Persever., chap.
9) en faisant cette remarque : Pouvons-nous dire que les habitants de Tyr
et de Sidon, s’ils avaient été témoins de pareils prodiges, n’auraient pas
voulu croire ou qu’ils ne croiraient pas si on les opérait devant eux ;
puisque Dieu lui-même atteste qu’ils auraient fait pénitence, en s’humiliant
profondément, si on avait produit au milieu d’eux ces mêmes signes de la
puissance divine. Par conséquent il faut s’en tenir à ce qu’il ajoute (ibid., chap. 11) ; c’est que, comme
le dit l’Apôtre (Rom., 9, 16), cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de
celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Il vient en aide, comme
il le veut, à ceux qu’il a vus à l’avance prêts à croire à ses miracles, si on
les faisait sous leurs yeux ; et il laisse les autres dont, dans sa
prédestination, il a pensé autrement d’une manière secrète, mais avec justice.
C’est pourquoi nous devons reconnaître sans hésiter sa miséricorde dans ceux
qui sont délaissés, et sa vérité dans ceux qui sont punis.
Objection N°3. L’œuvre de la grâce n’est
pas moins bien ordonnée que l’œuvre de la nature. Or, la nature commence par ce
qui est parfait, comme le dit Boëce (De consol., liv. 3, pros. 10). L’œuvre
de la grâce a donc dû être parfaite dès le commencement… Or, on considère dans
l’œuvre de l’Incarnation la perfection de la grâce, d’après ces paroles de
saint Jean (Jean, 1, 14) : le Verbe
s’est fait chair. Il est plein de grâce et de vérité. Le Christ a donc dû
s’incarner dès le commencement du genre humain.
Réponse à l’objection N°3 : Le
parfait est avant l’imparfait, dans les choses qui diffèrent sous le rapport du
temps et de la nature (car ce qui mène les autres choses à la perfection doit
être nécessairement parfait) ; mais dans une seule et même chose
l’imparfait a la priorité de temps, quoiqu’il soit postérieur par nature. Ainsi
donc la perfection éternelle de Dieu a précédé en durée l’imperfection de la
nature humaine ; mais la perfection consommée de cette même nature qui est
résultée de son union avec Dieu a suivi son imperfection (C’est ainsi que la
nature a été avant la loi et la loi avant la grâce.).
Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Gal., 4, 4) : Lorsque la plénitude des temps s’est accomplie, Dieu a envoyé son Fils,
formé d’une femme et assujetti à la loi. A cet égard la glose observe (Ambros., in hunc loc.) que la plénitude
des temps, c’est l’époque déterminée par Dieu le Père pour envoyer son Fils.
Or, Dieu a tout déterminé par sa sagesse. Le Verbe s’est donc incarné dans le
temps le plus convenable, et par conséquent il ne convenait pas qu’il
s’incarnât dès le commencement du monde.
Conclusion Il n’était pas convenable que
Dieu s’incarnât dès le commencement du genre humain avant le péché, puisqu’on
ne donne de médecin qu’à ceux qui sont infirmes ; il ne devait pas non
plus s’incarner immédiatement après le péché, afin que l’homme, humilié par sa
faute, reconnût qu’il avait besoin d’un libérateur ; mais il a pu le faire
lorsque le temps qu’il avait marqué de toute éternité a été pleinement
accompli.
Il faut
répondre que l’œuvre de l’Incarnation ayant pour but principal de réparer la
nature humaine, en effaçant le péché, il est évident qu’il n’a pas été
convenable (Il est évident qu’il ne s’agit ici que d’une convenance relative,
et que Dieu eût pu s’incarner dès le commencement des temps ou à la fin s’il
l’eût voulu, et que, comme le dit Gotti, du moment qu’il l’aurait voulu, il eût
été très convenable qu’il le fît.) que Dieu s’incarnât, avant le péché, dès le
commencement du genre humain. Car on ne donne de médecine qu’à ceux qui sont
déjà malades. C’est ce qui fait dire au Seigneur (Matth., 9, 12) : Ce ne sont pas ceux qui se portent bien,
mais ce sont les malades qui ont besoin de médecin ; car ce sont les
pécheurs et non les justes que je suis venu appeler. Mais il n’eût pas été
convenable que Dieu s’incarnât immédiatement après le péché : 1° A cause
de la condition du péché de l’homme, qui avait eu l’orgueil pour cause. Ainsi
l’homme devait être délivré de manière à reconnaître dans son humiliation qu’il
avait besoin d’un libérateur. A l’occasion de ces paroles de saint Paul (Gal., 3, 19) : promulguée par les anges et par l’entremise d’un médiateur, la
glose dit (ord.) que Dieu dans son
grand conseil a voulu que son Fils ne vînt
pas immédiatement après la chute de l’homme. Car Dieu a laissé d’abord
l’homme à son libre arbitre, sous la loi naturelle, pour qu’il fit l’essai des
forces de sa nature ; quand il défaillit, il reçut la loi ; après
l’avoir reçue, le mal augmenta, non par la faute de la loi, mais par celle de la
nature ; de telle sorte qu’ayant ainsi connu son infirmité, il cria vers
le médecin et demanda le secours de la grâce. 2° A cause de la manière dont on
progresse dans le bien ; car d’après cette loi on va de l’imparfait au
parfait. D’où l’Apôtre dit (1 Cor.,
15, 46) : Ce n’est pas le corps
spirituel qui a été formé le premier ; c’est le corps animal et ensuite le
spirituel. Le premier homme formé de la terre est l’homme terrestre, et le
second descendu du ciel est l’homme céleste. 3° A cause de la dignité du
Verbe incarné, parce que, à l’occasion de ces paroles (Gal., 4, 4) : Mais,
lorsque fut venue la plénitude des temps, la glose dit (Aug., tract. 31 in Joan) : Plus le
juge qui venait était grand et plus devait être longue la suite des hérauts qui
l’annonçaient. 4° Enfin pour que la ferveur de la foi ne s’attiédit pas avec le
temps ; car à la fin du monde la charité d’un très grand nombre se
refroidira. D’où il est dit (Luc, 18, 8) : Quand le Fils de l’homme viendra, pensez-vous qu’il trouvera encore la
foi sur la terre.
Article 6 :
L’Incarnation aurait-elle dû être différée jusqu’à la fin du monde ?
Objection N°1. Il semble que l’œuvre de
l’Incarnation aurait dû être différée jusqu’à la fin du monde. Car il est dit (Ps. 91, 11) : Ma vieillesse se renouvellera par votre abondante miséricorde,
c'est-à-dire dans les derniers temps, comme le dit la glose (interl. et Aug. in hunc locum). Or, le
temps de l’Incarnation est principalement le temps de la miséricorde, d’après
ces autres paroles du psalmiste (Ps.
101, 14) : Il est venu le temps
auquel vous avez promis d’avoir pitié de nous. L’Incarnation a donc dû être
différée jusqu’à la fin du monde.
Réponse à l’objection N°1 : Cette
glose parle de la miséricorde qui mène à la gloire. Si cependant on la rapporte
à la miséricorde dont le genre humain a été l’objet au moyen de l’Incarnation
du Christ, il faut remarquer que, comme le dit saint Augustin (Retr., liv. 1, chap. 26), le temps de
l’Incarnation peut être comparé à la jeunesse du genre humain, à cause de la
vigueur et de la ferveur de la foi qui opère par l’amour, et on peut le
comparer à la vieillesse qui est le sixième âge à cause du nombre des temps,
parce que le Christ est venu à cette époque. Et quoique la jeunesse et la
vieillesse ne puissent exister simultanément dans le corps, cependant elles
peuvent exister simultanément dans l’âme ; l’une à cause de sa vivacité et
l’autre à cause de sa gravité. C’est pour cela que saint Augustin dit dans un
endroit de ses œuvres (Quæst., liv.
83, quest. 44) qu’il n’a pas fallu que le maître divin, à l’imitation duquel
les mœurs du genre humain devaient être régénérées, vint dans un autre temps
que dans celui de la jeunesse ; et qu’ailleurs (liv. 1, de Gen. cont. Man., chap. 23), il
observe que le Christ est venu dans le sixième âge du monde, à l’époque de sa
vieillesse.
Objection N°2. Comme nous l’avons dit
(art. préc., Réponse N°3), le parfait est temporairement postérieur à
l’imparfait dans le même sujet. Par conséquent ce qu’il y a de plus parfait
doit être absolument le dernier dans l’ordre des temps. Or, la perfection
souveraine de la nature humaine consiste dans son union avec le Verbe, parce
qu’il a plu au Père que toute la plénitude de la divinité habitât dans le Christ, comme le dit l’Apôtre
(Col., chap. 3). L’Incarnation a donc
dû être différée jusqu’à la fin du monde.
Réponse à l’objection N°2 : On ne
doit pas seulement considérer l’œuvre de l’Incarnation comme le terme d’un
mouvement qui va de l’imparfait au parfait, mais encore comme le principe de la
perfection dans la nature humaine, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de
l’article.).
Objection N°3. Il n’est pas convenable de
faire par deux ce que l’on peut faire par un seul. Or, pour sauver la nature
humaine, l’avènement du Christ qui aura lieu à la fin du monde pouvait suffire
à lui seul. Il n’a donc pas fallu qu’il s’incarnât auparavant, et par
conséquent l’Incarnation a dû être différée jusqu’à la fin du monde.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le
dit saint Chrysostome (Sup. illud Joan, chap. 3 : Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde
(Hom. 27), il y a deux avènements du Christ ; le premier a pour but de
remettre les péchés, le second de juger le monde. Si le premier n’eût pas eu
lieu, tous les hommes auraient été perdus simultanément, puisque tous ont péché
et sont privés de la gloire de Dieu. D’où il est évident qu’il n’a pas dû
différer son avènement miséricordieux jusqu’à la fin du monde.
Mais c’est le contraire. Il est dit (Hab., 3, 2) : Vous accomplirez votre grand ouvrage au milieu des temps (Ce
passage se rapporte à l’Incarnation, puisque l’Eglise en fait usage dans son
office de la Nativité.). Le mystère de l’Incarnation qu’il a manifesté au monde
n’a donc pas dû être différé jusqu’à la fin du monde.
Conclusion Dans la crainte que la
connaissance de Dieu ne s’éteignit absolument parmi les hommes, et pour montrer
davantage la grandeur de la puissance divine en les sauvant, non seulement par
la foi dans l’avenir, mais encore par la foi dans le présent et le passé, il
n’a point été convenable que l’Incarnation du Christ fût différée jusqu’à la
fin du monde.
Il faut répondre que, comme il n’a pas été convenable que
Dieu s’incarnât dès le commencement du monde, de même il ne convenait pas que
son Incarnation fût différée jusqu’à la fin. Ce qui est manifeste : 1°
d’après l’union de la nature divine et de la nature humaine. Car, comme nous
l’avons dit (art. préc., Réponse N°3), le parfait a d’une manière la priorité
de temps sur l’imparfait ; au contraire l’imparfait précède temporairement
d’une autre manière le parfait. Car dans ce qui d’imparfait devient parfait,
l’imparfait a la priorité de temps sur le parfait ; au lieu que dans ce
qui est la cause efficiente de la perfection, le parfait est temporairement
antérieur à l’imparfait. Or dans l’œuvre de l’Incarnation ces deux choses se
rencontrent. En effet la nature humaine a été élevée dans ce mystère à sa
perfection souveraine, c’est pourquoi il n’a pas été convenable que l’Incarnation
eût lieu dès le commencement du genre humain. Le Verbe incarné est lui-même la
cause efficiente de la perfection de la nature humaine, d’après ces paroles de
l’Evangile (Jean, 1, 16) : Nous
avons tous reçu de sa plénitude. C’est pourquoi l’œuvre de l’Incarnation
n’a pas dû être différée jusqu’à la fin du monde ; mais c’est la
perfection de la gloire à laquelle la nature humaine doit être élevée en
dernier lieu au moyen du Verbe incarné, qui aura lieu à la fin des temps ;
2° Cette même proposition est évidente d’après l’effet de l’Incarnation qui est
le salut de l’homme. Car, comme le dit saint Augustin (Cet ouvrage n’est pas de
saint Augustin, d’après Bellarmin (De
script. eccles.), il a pour auteur un hérétique appelé Hilaire, mais il n’y
a rien de répréhensible dans le passage cité par saint Thomas.) (Lib. de quæst. Vet. et Nov. Test., quest.
83), il est au pouvoir de celui qui donne d’avoir pitié quand il le veut et
autant qu’il le veut. Il est donc venu, quand il a su qu’il devait venir au
secours du genre humain, et que son bienfait serait agréable. Car quand, par
suite de la langueur et de la défaillance de l’humanité, la connaissance de
Dieu eut commencé à se perdre parmi les hommes et que les mœurs se furent altérées, il daigna choisir
Abraham qui fut le type de la régénération de la connaissance de Dieu et des
mœurs ; et comme on était encore trop tiède dans son service, il donna
ensuite par Moïse sa loi écrite. Les nations l’ayant méprisée en refusant de
s’y soumettre, et ceux qui l’avaient reçue ne l’ayant pas observée, le Seigneur
dans sa miséricorde envoya son Fils, pour qu’après avoir accordé à tous les
hommes la rémission de leurs péchés, il offrit à Dieu le Père ceux qu’il aurait
justifiés. Or, si ce remède avait été différé jusqu’à la fin du monde, la
connaissance de Dieu, le respect qui lui est dû, la pureté des mœurs auraient
totalement disparu sur la terre. 3° Enfin il est clair que c’était convenable
pour manifester la puissance divine qui a sauvé les hommes de plusieurs
manières, non seulement par la foi dans l’avenir, mais encore par la foi dans
le présent et le passé.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com