Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 1 : De la convenance de l’Incarnation

 

Sur le mystère de l’Incarnation il y a trois considérations à faire. Il faut examiner : 1° la convenance de l’Incarnation du Christ ; 2° le mode de l’union du Verbe incarné ; 3° ce qui est résulté de cette union. — Sur la convenance de l’Incarnation il y a six questions à examiner : 1° Etait-il convenable que Dieu s’incarnât ? (Le concile de Chalcédoine (art. 1) s’élève avec force contre les hérétiques qui avaient osé avancer qu’il était indigne de Dieu de s’être incarné. On peut considérer comme les auteurs de ce blasphème les apellites, les manichéens et, en général, tous ceux qui ont nié la vérité du corps du Christ.) — 2° Etait-ce nécessaire pour la réparation du genre humain ? (Tous les Pères pensent, avec saint Thomas, que l’Incarnation n’a pas été absolument nécessaire. Voy. Ath. (Cont. Ar., orat. 3), saint Grégoire de Naziance (orat. 9), saint Cyrille d’Alexandrie (Cont. apollinarist.), Théodoret (Serm. 6 cont. Græcos), saint Léon (serm. 2, De nativ.), saint Grégoire le Grand (Mor., liv. 20 chap. 26), saint Jean Damascène (liv. 3, chap. 18), saint Bernard (Epist. 190).) — 3° Si l’homme n’eût pas péché, Dieu se serait-il incarné ? (Cet article a pour objet d’examiner si la rédemption du genre humain a été le motif principal et unique de l’Incarnation, c'est-à-dire de rechercher si, dans le cas où l’homme n’aurait pas péché, l’Incarnation aurait eu lieu par la force du décret actuel. Car tout le monde reconnaît qu’elle aurait pu avoir lieu en vertu d’un autre décret.) — 4° S’est-il incarné plutôt pour effacer le péché originel que le péché actuel ? (L’Ecriture insinue que le Christ s’est incarné tout particulièrement pour effacer le péché originel : De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, etc. (Rom., 5, 12).) — 5° Etait-il convenable que Dieu s’incarnât depuis le commencement du monde ? (Nulle part, le plan de la Providence n’est mieux exposé ni plus parfaitement justifié que dans le Discours de Bossuet sur l’histoire universelle.) — 6° Son Incarnation aurait-elle dû être différée jusqu’à la fin des siècles ? (Cet article se rapporte aux Juifs qui attendent indéfiniment le Christ, comme s’il n’était pas arrivé.)

 

Article 1 : Etait-il convenable que Dieu s’incarnât ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’était pas convenable que Dieu s’incarnât. Car puisque Dieu est de toute éternité l’essence même de la bonté, le meilleur par conséquent c’est qu’il soit comme il a été éternellement. Or, de toute éternité Dieu a existé absolument sans la chair. Il était donc très convenable qu’il ne s’unit pas à la chair, et par conséquent qu’il ne s’incarnât pas.

Réponse à l’objection N°1 : Le mystère de l’Incarnation ne s’est pas accompli parce que Dieu a changé de quelque manière l’état dans lequel il a existé de toute éternité, mais parce qu’il s’est uni à la créature d’une manière nouvelle ou plutôt parce qu’il l’a unie à lui. Or, il est convenable que la créature qui est changeante par nature n’existe pas toujours de la même manière. C’est pourquoi, comme la créature a commencé d’exister, puisque auparavant elle n’existait pas ; de même il a été convenable que n’ayant pas été d’abord unie à Dieu en personne, elle le fût ensuite.

 

Objection N°2. Il n’est pas convenable de joindre des choses qui sont infiniment distantes ; par exemple, si l’on peignait une image il serait très inconvenant d’unir un cou de cheval à une tête d’homme (Allusion aux premiers vers de l’Art poétique d’Horace : Humano capiti cervicem pictor equinam jungere si velit, etc.). Or, Dieu et la chair sont des choses infiniment distantes ; puisque Dieu est très simple, tandis que la chair est très composée et surtout la chair humaine. Il n’a donc pas été convenable que Dieu s’unit à elle.

Réponse à l’objection N°2 : Il n’était pas convenable que le corps de l’homme fût uni à Dieu dans l’unité de personne, si l’on considère la condition de sa nature, parce que ce bienfait était au-dessus de sa dignité ; mais néanmoins il convenait à Dieu selon l’excellence infinie de sa bonté de l’unir à lui pour le salut du genre humain.

 

Objection N°3. Le corps est éloigné de l’esprit souverain, comme la malice l’est de la souveraine bonté. Or, il serait tout à fait inconvenant que Dieu qui est la bonté souveraine s’unit à la malice. Il n’a donc pas été convenable non plus que l’esprit souverain incréé prît un corps.

Réponse à l’objection N°3 : Toute autre condition (Toute autre condition que celle de la malice ou du péché.) d’après laquelle la créature diffère du créateur a été établie par la sagesse de Dieu et se rapporte à sa bonté. Car c’est à cause de sa bonté que Dieu qui est incréé, immuable et incorporel, a produit des créatures changeantes et corporelles. De même le mal de la peine a été introduit par la justice de Dieu pour sa gloire, au lieu qu’on commet le mal de la faute en s’éloignant de l’art de la divine sagesse et de l’ordre de la divine bonté. C’est pourquoi il a pu être convenable à Dieu de prendre une nature créée, changeante, corporelle et soumise à la peine, mais il ne lui convenait pas de prendre le mal du péché.

 

Objection N°4. Il est inconvenant que celui qui surpasse les grandes choses soit contenu dans la moindre, et que celui qui a le soin de ce qu’il y a de plus grand se transporte dans ce qu’il y a de plus petit. Or, toute l’universalité des êtres ne peut suffire à contenir Dieu qui prend soin du monde entier. Il semble donc qu’il ne convienne pas que celui qui regarde l’univers comme peu de chose, se cache dans le corps délicat d’un petit enfant ; que ce roi se soit si longtemps éloigné de son trône, et que le gouvernement du monde entier trouvé transporté dans un aussi petit corps, comme l’écrit Volusien à saint Augustin (Ep. 135).

Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit saint Augustin dans sa réponse à Volusien (Ep. 136), la doctrine chrétienne ne dit pas que Dieu se soit enfermé dans la chair dont il s’est revêtu de telle sorte qu’il ait abandonné ou perdu le gouvernement de l’univers et qu’il en ait transporté le soin dans ce corps, comme une chose qu’il aurait concentrée pour l’y renfermer. Toutes ces idées ne viennent que de ce que les hommes ne peuvent concevoir que des corps ou des choses corporelles. Mais la grandeur de Dieu ne se mesure pas sur la masse ou l’étendue, elle se mesure sur sa vertu. Par conséquent l’étendue de sa puissance ne peut être ainsi resserrée dans d’étroites limites. Ainsi quand on observe que la parole passagère de l’homme est entendue simultanément par plusieurs personnes et que chacune d’elles la reçoit tout entière, est-il donc incroyable que le Verbe de Dieu qui subsiste éternellement soit partout tout entier ? Il n’y a donc pas d’inconvénient que Dieu s’incarne.

 

Mais c’est le contraire. Il paraît très convenable que les choses invisibles de Dieu soient montrées par ce qui est visible : car c’est pour cela que le monde entier a été fait, comme on le voit par ces paroles de Saint Paul (Rom., 1, 20) : Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles par la connaissance que nous en ont donnée les créatures. Or, comme le dit saint Jean Damascène (Lib. 3 de fid. Orth., in princ.), le mystère de l’Incarnation montre tout à la fois la bonté, la sagesse, la justice, la puissance ou la vertu de Dieu. Sa bonté, parce qu’il n’a pas dédaigné la faiblesse de sa propre créature ; sa justice, parce qu’après la défaite de l’homme, il n’a pas voulu laisser vaincre le tyran par un autre que par l’homme lui-même, et qu’il ne l’a pas délivré de la mort par la violence ; sa sagesse, parce qu’il a trouvé le moyen le plus convenable d’acquitter une dette de plus grand prix ; sa puissance ou sa vertu, parce qu’il n’y a rien de plus grand qu’un Dieu fait homme. Il a donc été convenable que Dieu s’incarnât.

 

Conclusion Puisque la nature même de Dieu est l’essence même de la bonté, et qu’il appartient à la nature du bien de se communiquer aux autres, il est évident qu’il convenait que Dieu se communiquât à ses créatures d’une manière souveraine, et c’est ce qu’il a fait dans l’œuvre de l’Incarnation.

Il faut répondre que ce qu’il y a de convenable pour une chose, c’est ce qui s’accorde avec l’essence de sa propre nature. Ainsi il est convenable que l’homme raisonne, parce que cette propriété lui convient en tant qu’il est raisonnable par nature. Or, la nature de Dieu est la bonté par essence, comme on le voit par saint Denis (De div. nom., chap. 1). Par conséquent tout ce qui appartient à la nature de la bonté, est convenable pour Dieu. Et comme il appartient à la nature du bien de se communiquer aux autres, ainsi que l’observe le même Père (De div. nom., chap. 4), il s’ensuit qu’il appartient à la nature du souverain bien de se communiquer à la créature de la manière la plus élevée ; et c’est à la vérité ce qui arrive principalement quand il s’unit une nature créée de manière que ces trois choses, le verbe, l’âme et le corps, ne forment qu’une seule personne, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 18). D’où il est évident qu’il a été convenable que Dieu s’incarnât (Pour connaître toutes les convenances de ce mystère, on peut lire Pétau (De incarnat., liv. 2, chap. 5 et suiv.).).

 

Article 2 : A-t-il été nécessaire pour la réparation du genre humain que le Verbe de Dieu s’incarne ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’a pas été nécessaire pour la réparation du genre humain que le Verbe s’incarne. Car le Verbe de Dieu, puisque Dieu est parfait, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 4, art. 1 et 2), n’a acquis aucune vertu en prenant un corps. Par conséquent si le Verbe de Dieu incarné a réparé la nature humaine, il eût pu le faire sans prendre un corps.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement s’appuie sur la première espèce de nécessité, sans laquelle on ne peut parvenir à sa fin.

 

Objection N°2. Pour réparer la nature humaine qui était tombée par le péché, il semble qu’il fallait seulement satisfaire pour le péché. Or, il semble que l’homme ait pu satisfaire pour le péché : car Dieu ne doit pas demander à l’homme plus qu’il ne peut ; et puisqu’il est plus porté à pardonner qu’à punir, comme il impute à l’homme l’acte du péché à titre de peine, de même il lui doit imputer à mérite l’acte contraire. Il n’a donc pas été nécessaire pour la réparation de la nature humaine que le Verbe s’incarne.

          Réponse à l’objection N°2 : On peut dire qu’une satisfaction est suffisante de deux manières : 1° Parfaitement, parce qu’elle est adéquatement capable de compenser la faute commise ; la satisfaction simple d’un homme seul n’eût pu être ainsi suffisante pour le péché, soit parce que le péché ayant souillé la nature humaine entière, le bien d’une personne ou de plusieurs ne pouvait pas compenser équivalemment le dommage qu’avait subi toute la nature, soit parce que le péché commis contre Dieu a une infinité qui résulte de l’infinité de la majesté divine ; car l’offense est d’autant plus grave que celui contre lequel on l’a fait est plus élevé. Pour que la satisfaction fût complète, il a donc fallu que l’acte de celui qui satisfait eût une efficacité infinie, comme l’acte de celui qui est Dieu et homme. 2° On peut dire que la satisfaction de l’homme est suffisante imparfaitement, quand elle l’est par suite de l’acceptation de celui qui s’en contente, quoiqu’elle ne soit pas adéquate. La satisfaction simple d’un homme ordinaire est suffisante de cette manière. Mais parce que tout ce qui est imparfait présuppose quelque chose de parfait qui le soutienne, il s’ensuit que toute que toute satisfaction humaine tire son efficacité de la satisfaction du Christ.

 

Objection N°3. Il appartient principalement au salut de l’homme qu’il révère Dieu. Ainsi il est dit (Mal., 1, 6) : Si je suis Père, où est l’honneur qu’on me rend ? Si je suis le Seigneur, où est la crainte que l’on me doit ? Or, les hommes révèrent Dieu davantage par là même qu’ils le considèrent comme élevé au-dessus de toutes choses, et comme éloigné des sentiments humains. C’est pourquoi le Psalmiste dit (Ps. 112, 4) : Le Seigneur est élevé au-dessus de toutes les nations, et sa gloire s’élève au-dessus des cieux. Puis il ajoute : Qui est comme le Seigneur notre Dieu ? ce qui appartient au respect. Il semble donc qu’il n’était pas convenable pour le salut du genre humain que Dieu se rendit semblable à nous en prenant un corps.

          Réponse à l’objection N°3 : Dieu en prenant un corps n’a pas rabaissé sa majesté ; et par conséquent le respect qui lui est dû n’a pas été affaibli ; au contraire il a augmenté à mesure que la connaissance qu’on a eue de lui a augmenté elle-même. Or, par là même que Dieu a voulu s’approcher de nous en prenant notre chair, il nous a portés à le mieux connaître.

 

          Mais c’est le contraire. Ce qui délivre le genre humain de la perdition est nécessaire au salut de l’homme. Or, tel est le mystère de l’Incarnation divine, d’après ces paroles de l’Evangile (Jean, 3, 16) : Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. Il a donc été nécessaire pour le salut de l’homme que Dieu s’incarne.

 

Conclusion Dieu eût pu par l’infinité de sa puissance divine réparer le genre humain autrement que par l’œuvre de l’Incarnation ; mais il a été nécessaire que son Verbe se fit chair pour que l’homme opérât plus facilement et mieux son salut.

          Il faut répondre qu’on dit qu’une chose est nécessaire à une fin de deux manières : 1° On appelle nécessaire ce sans quoi une chose ne peut exister ; comme la nourriture est nécessaire à la conservation de la vie humaine. 2° On appelle nécessaire le moyen par lequel on parvient mieux et plus convenablement à une fin ; c’est ainsi qu’un cheval est nécessaire à la course. Il n’a pas été nécessaire de la première manière que Dieu s’incarne pour réparation de la nature humaine. Car Dieu pouvait par sa vertu toute-puissante réparer cette nature d’une multitude d’autres manières (Saint Anselme paraît avoir été de l’opinion contraire. Le P. Pétau croit qu’il a enseigné que l’Incarnation était absolument nécessaire (De incarn., liv. 2, chap. 13, n°5). Saint Bonaventure et Alexandre de Halès l’excusent en prétendant qu’il n’a voulu parler que d’une nécessité hypothétique. Billuart en rapportant leur sentiment se range de leur avis.). Mais il a été nécessaire de la seconde manière que Dieu s’incarne pour la réparation du genre humain. C’est pourquoi saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 10) : Montrons, non qu’il n’y avait pas d’autre moyen possible à Dieu, dont la puissance embrasse toutes choses également, mais qu’il n’y en avait pas de plus convenable pour guérir notre misère. – C’est en effet ce que l’on peut considérer d’abord relativement à ce qui porte l’homme vers le bien. Et 1° quant à la foi qui est plus certaine par là même que l’on croit à la parole même de Dieu. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 11, chap. 2) : Pour que l’homme marche avec plus de confiance vers la vérité, la vérité elle-même, le Fils de Dieu fait homme, a établi et fondé la foi. 2° Quant à l’espérance, qui est par là même plus vive. Aussi saint Augustin dit ailleurs (De Trin., liv. 13, chap. 10) : Rien n’a été plus nécessaire pour exciter notre espérance que de nous démontrer combien Dieu nous aimait. Et qui pouvait nous prouver plus manifestement cet amour que le Fils de Dieu en daignant s’unir à notre nature ? 3° Quant à la charité, qui est par là rendue plus ardente. C’est pour ce motif que saint Augustin dit encore (Lib. de catech. rudibus, chap. 4) : Pourquoi principalement Dieu nous a-t-il envoyé son Fils, sinon pour nous montrer l’amour qu’il nous porte ; puis il ajoute : Si nous ne l’aimions pas auparavant, pouvons-nous ne pas lui rendre amour pour amour ? 4° Quant à la droiture des actions, pour laquelle il s’est donné en exemple à chacun de nous. D’où le même docteur dit dans un sermon (De Nat. Domini, 22 de Temp., in med.) : On ne devait pas suivre l’homme que l’on pouvait voir : mais on devait suivre Dieu que l’on ne pouvait pas voir. Donc Dieu s’est ainsi fait homme pour offrir à l’homme quelqu'un qu’il vît et qu’il pût prendre pour modèle. 5° Quant à la pleine participation de la divinité, qui est la véritable béatitude de l’homme et la fin de la vie humaine ; et c’est ce qui nous a été conféré par l’humanité du Christ. Car d’après saint Augustin (in Serm. de Nativ. Dom. 13 de Temp.) Dieu s’est fait homme pour que l’homme devînt Dieu. — De même l’Incarnation a été utile pour éloigner l’homme du mal. En effet : 1° L’homme est instruit par là à ne pas mettre le diable au-dessus de lui, et à ne pas vénérer celui qui est l’auteur du péché. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 17) : La nature humaine ayant pu être unie à Dieu de manière à ne faire qu’une seule personne avec lui, les mauvais esprits n’osent pas dans leur orgueil se mettre au-dessus de l’homme, sous prétexte qu’ils ne sont pas corporels. 2° Nous savons par là combien grande est la dignité de la nature humaine, afin que nous ne la souillions pas par le péché. Ainsi saint Augustin dit (Lib. de ver. relig., chap. 16) : Dieu nous a démontré combien est élevé le rang que la nature humaine occupe entre les créatures, en se montrant aux hommes avec la nature d’un homme véritable. Et le pape saint Léon s’écrie (Serm. de nativ. 1, vers. fin.) : Reconnais, ô chrétien, ta dignité ; et étant devenu participant de la nature divine, ne retourne pas à ton ancienne condition en te dégradant par une mauvaise conduite. 3° Pour détruire dans l’homme toute présomption ; car l’Incarnation du Christ nous apprend que la grâce de Dieu nous est donnée, sans aucun mérite antérieur de notre part, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 17). 4° Parce que l’orgueil de l’homme, qui est le plus grand obstacle qui nous empêche de nous attacher à Dieu, peut être réprimé et guéri par l’humilité profonde de Dieu, selon l’observation du même Père (ibid.). 5° Pour délivrer l’homme de la servitude du péché, ce qui d’après saint Augustin (De Trinit., liv. 13, chap.13) doit résulter de ce que le diable a été vaincu par la justice de l’Homme-Dieu, et c’est ce qu’a fait le Christ en satisfaisant pour nous. Un homme seul ne pouvait pas satisfaire pour tout le genre humain ; Dieu ne le devait pas ; il fallait par conséquent que ce fût Jésus-Christ qui est Dieu et homme. C’est ce qui fait dire au pape saint Léon (loc. cit.) : L’infirmité est reçue par la force, l’humilité par la majesté, ce qui est mortel par ce qui est éternel ; afin que ce qui convenait parfaitement à notre guérison, il n’y eût qu’un seul et même médiateur entre Dieu et les hommes et qu’il pût mourir d’après l’une de ces natures et ressusciter d’après l’autre. Car s’il n’était pas vrai Dieu, il ne nous présenterait pas de remède ; et s’il n’était pas vrai homme, il ne nous servirait pas d’exemple. Il y a d’ailleurs encore une foule d’autres avantages qui sont résultés de là et qui dépassent l’intelligence humaine.

 

Article 3 : Si l’homme n’eut pas péché, Dieu se serait-il incarné ?

 

Objection N°1. Il semble que si l’homme n’eût pas péché, Dieu se serait néanmoins incarné. Car tant que la cause subsiste, l’effet subsiste aussi. Or, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 17), il y a beaucoup d’autres choses que la rémission des péchés à considérer dans l’Incarnation du Christ, dont nous avons parlé (art. préc.). Par conséquent, quand même l’homme n’aurait pas péché, Dieu se serait incarné.

Réponse à l’objection N°1 : Toutes les autres causes qui ont été assignées (art. préc.) se rapportent au remède du péché (Pierre Abeilard a cependant nié que la rédemption du genre humain fût la cause finale de l’Incarnation. C’est ce que lui reproche saint Bernard (Ep. 190).). Car si l’homme n’eût pas péché, il aurait été éclairé de la lumière de la sagesse divine, et Dieu aurait perfectionné la droiture de sa justice, pour qu’il connût et qu’il fît tout ce qui est nécessaire. Mais parce que l’homme, après qu’il eut abandonné Dieu, était porté aux choses corporelles, il a été convenable que Dieu en se faisant chair lui offrît dans ces choses mêmes, le remède qui devait le sauver. Aussi, à l’occasion de ces paroles (Jean, chap. 1), le Verbe s’est fait chair, saint Augustin dit (Tract. 2) : la chair vous avait aveuglé, la chair vous guérit : car le Christ est venu pour détruire les vices de la chair.

 

          Objection N°2. Il appartient à la toute-puissance de la vertu divine de parfaire ses œuvres et de se manifester au moyen d’un effet infini. Or, il n’y a pas de simple créature qu’on puisse appeler un effet infini, puisqu’elle est finie par son essence. Cependant dans l’œuvre seule de l’Incarnation il semble surtout se manifester un effet infini de la puissance divine, qui unit des choses infiniment éloignées ; puisqu’elle a fait que l’homme fût Dieu. Cette œuvre paraît aussi avoir le plus perfectionné l’univers, par là même que la dernière créature, c'est-à-dire l’homme, est unie au premier principe, qui est Dieu. Par conséquent, quand même l’homme n’eût pas péché, Dieu se serait incarné.

Réponse à l’objection N°2 : En tirant les êtres du néant la puissance de Dieu s’est montrée infinie ; et il suffit à la perfection de l’univers que la créature se rapporte d’une manière naturelle à Dieu comme à sa fin (Cette assertion de saint Thomas se trouve en opposition avec le système de Mallebranche et son optimisme.). Mais que la créature soit unie à Dieu en personne, c’est une chose qui surpasse les limites de la perfection naturelle.

 

Objection N°3. Le péché n’a pas rendu la nature humaine plus capable de la grâce. Or, après le péché elle est restée capable de la grâce d’union qui est la plus grande. Par conséquent si l’homme n’eût pas péché, la nature humaine aurait été capable de cette grâce ; et Dieu ne lui aurait pas soustrait le bien dont elle était capable. Il se serait donc incarné, si l’homme n’eût pas péché.

Réponse à l’objection N°3 : On peut considérer dans la nature humaine deux sortes de capacité : l’une qui résulte de la puissance naturelle, elle est toujours remplie par Dieu qui donne à chaque chose ce que sa capacité naturelle exige ; l’autre se rapporte à la puissance divine, à laquelle toute créature obéit à volonté, et c’est de cette sorte de capacité qu’il s’agit dans l’objection. Mais Dieu ne remplit pas dans tous les êtres cette capacité de leur nature : autrement il ne pourrait faire dans une créature que ce qu’il fait ; ce qui est faux, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 105, art. 6). Ainsi rien n’empêche que la nature humaine n’ait été élevée à quelque chose de plus grand après le péché. Car Dieu permet que le mal arrive pour en retirer quelque chose de mieux, selon cette parole de saint Paul (Rom., 5, 20) : Où le péché a abondé, la grâce a surabondé aussi. C’est pour cela que dans la bénédiction du cierge pascal on dit : O heureuse faute qui nous a mérité un pareil et un aussi grand Rédempteur !

 

Objection N°4. La prédestination de Dieu est éternelle. Or, saint Paul dit du Christ (Rom., 1, 4) : Qu’il a été prédestiné pour être le Fils de Dieu par sa puissance. Il était donc nécessaire avant le péché que le Fils de Dieu s’incarnât, pour que la prédestination de Dieu s’accomplît.

Réponse à l’objection N°4 : La prédestination présuppose la prescience de l’avenir : c’est pourquoi comme Dieu prédestine le salut d’un homme qui doit accomplir par les prières des autres, de même il a aussi prédestiné l’œuvre de l’Incarnation pour remédier au péché de l’homme.

 

          Objection N°5. Le mystère de l’Incarnation a été révélé au premier homme, comme on le voit par ces paroles (Gen., 2, 23) : C’est là l’os de mes os ; et l’Apôtre dit que ce que ces paroles expriment est le grand sacrement qui représente l’union du Christ et de son Eglise (Eph., 5, 32). Or, l’homme n’a pas pu avoir la prescience de sa chute pour la même raison que l’ange ne l’a pas eue non plus, comme le prouve saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 11, chap. 18). Par conséquent Dieu se serait incarné, quand même l’homme n’aurait pas péché.

Réponse à l’objection N°5 : Il faut répondre au cinquième, que rien n’empêche qu’on ne révèle à quelqu'un l’effet sans lui révéler la cause. Le mystère de l’Incarnation a donc pu être révélé au premier homme, sans qu’il eût la prescience de sa chute. Car celui qui connait un effet n’en connait pas toujours la cause.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin (Lib. de verb. Dom. et expressium Lib. de verb. apost., serm. 8, chap. 2), expliquant ce passage de saint Luc (chap. 19) : Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui périssait, dit : Par conséquent si l’homme n’eût pas péché, le Fils de l’homme ne serait pas venu. Et sur ces paroles de l’Apôtre (1 Tim., chap. 1), le Christ est venu en ce monde pour sauver les pécheurs, la glose dit (ord. Aug., Lib. de verb. apost., serm. 9) : Le Christ n’a pas eu d’autre cause pour venir en ce monde, que de sauver les pécheurs. Enlevez les maladies, faites disparaître les blessures, et il n’y aura plus besoin de médecin.

 

          Conclusion Quoique Dieu ait pu s’incarner, sans que le péché existe, cependant il est plus convenable de dire que si l’homme n’eût pas péché, Dieu ne se serait pas incarné, puisque dans l’Ecriture sainte la raison que l’on donne partout de l’Incarnation se tire du péché du premier homme.

          Il faut répondre qu’à cet égard les opinions sont différentes. Car les uns disent que le Fils de Dieu se serait incarné, quand même l’homme n’aurait pas péché (Les scotistes sont de ce sentiment ; Suarez, Isambert et d’autres théologiens également, quoiqu’ils exposent leur opinion d’une autre manière que les scotistes.). Les autres affirment le contraire (Saint Thomas a d’abord déclaré ces deux sentiments probables (3, dist. 1, quest. 1, art. 3). Il a donné ensuite la préférence à ce dernier, et il est suivi par les thomistes et la plupart des autres théologiens.). Il semble qu’on doive plutôt s’en tenir à cette dernière assertion ; car les choses qui ne proviennent que de la volonté de Dieu, et qui ne sont point dues à la créature, ne peuvent nous être connues que d’après les saintes Ecritures, qui nous manifestent la volonté divine. Par conséquent puisque dans l’Ecriture sainte, la raison de l’Incarnation est partout tirée du péché du premier homme, il est plus convenable que Dieu ait ordonné l’œuvre de l’Incarnation pour remédier au péché ; de telle sorte que l’Incarnation n’aurait pas eu lieu, si le péché n’avait pas été commis. Toutefois, la puissance de Dieu n’est pas limitée à cet égard ; car Dieu aurait pu s’incarner, même sans que le péché existe.

 

Article 4 : Le Christ s’est-il incarné plutôt pour effacer le péché originel que le péché actuel ?

 

Objection N°1. Il semble que Dieu se soit incarné plutôt pour remédier aux péchés actuels qu’au péché originel. Car plus le péché est grave, plus il est opposé au salut de l’homme, pour lequel Dieu s’est incarné. Or, le péché actuel est plus grave que le péché originel ; car une peine moindre est due au péché originel, comme le dit saint Augustin contre Julien (liv. 5, chap. 11). L’Incarnation du Christ a donc eu plutôt pour but d’effacer les péchés actuels que le péché originel.

Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement s’appuie sur la grandeur du péché considérée sous le rapport de l’intensité.

 

Objection N°2. Le péché originel ne mérite pas la peine du sens, mais seulement la peine du dam, comme nous l’avons vu (implic., 1a 2æ, quest. 87, art. 5, Objection N°2, sed clariùs in 2, dist. 33, quest. 2, art. 1). Or, pour la satisfaction de nos péchés, le Christ est venu souffrir sur la croix la peine du sens, mais non la peine du dam, parce qu’il n’a point manqué de voir l’essence divine ou d’en jouir. Il est donc venu pour effacer le péché actuel plutôt que le péché originel.

Réponse à l’objection N°2 : Le péché originel ne mérite pas dans la vie future la peine du sens. Cependant les peines que nous endurons ici-bas d’une manière sensible, comme la faim, la soif, la mort et les autres souffrances semblables, proviennent de ce péché. C’est pourquoi le Christ, pour satisfaire pleinement pour le péché originel, a voulu souffrir des douleurs sensibles, afin de détruire en lui-même la mort et toutes les peines qui l’accompagnent.

 

Objection N°3. Comme le dit saint Chrysostome (liv. 2 de compunct. cord., chap. 5) : L’affection du serviteur fidèle est telle, qu’il considère comme accordés à lui seul les bienfaits que son Seigneur accorde en général à tout le monde. C’est ainsi que saint Paul ne parle que de lui seul, quand il écrit aux Galates (chap. 2) : Il m’a aimé et s’est livré pour moi. Or, nos propres péchés sont les péchés actuels, car le péché originel est commun. Nous devons donc avoir ce sentiment pour que nous pensions qu’il est venu principalement pour nos péchés actuels.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Chrysostome (ibid., chap. 6), l’Apôtre parlait ainsi sans vouloir affaiblir les dons du Christ qui sont répandus dans le monde entier, mais pour se mettre seul à la place de tous les autres. Car que vous importe, s’écrie ce docteur, qu’il ait fait aux autres le même don, puisque les présents qu’il vous a faits sont aussi complets et aussi parfaits que s’il n’avait rien donné à aucun autre ? Par conséquent de ce qu’on doit s’attribuer les bienfaits du Christ, on ne doit pas penser qu’ils n’ont pas été accordés aux autres. C’est pourquoi il ne répugne pas que le Christ soit venu effacer le péché de la nature entière plutôt que le péché d’un seul. Mais ce péché de nature a été aussi parfaitement guéri dans chaque individu que s’il avait été guéri dans un seul. C’est pourquoi, à cause de l’union de la charité, chacun doit s’attribuer tout ce qui a été fait pour tous.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean dit (Jean, 1, 29) : Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui efface le péché du monde, ce que Bède explique en disant : On appelle péché du monde le péché originel qui est commun au monde entier (Collig. ex ejus hom. in oct. Epiph. et hab. in gloss. ord.).

 

Conclusion Quoique le Christ soit venu pour effacer tous les péchés, cependant il est venu plutôt pour effacer le péché originel que le péché actuel, car le péché qui souille le genre humain entier est plus grand que celui qui est propre à un seul individu.

Il faut répondre qu’il est certain que le Christ est venu en ce monde non seulement pour effacer le péché qui s’est transmis originellement à la postérité, mais encore pour effacer tous les péchés qui ont ensuite été commis : ce qui ne signifie pas que tous les péchés sont effacés, car il y en a qui ne le sont pas par la faute des hommes qui ne s’attachent pas au Christ, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 3, 19) : La lumière est venue en ce monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière ; mais ces paroles indiquent qu’il a fait de son côté ce qu’il fallait pour effacer tous les péchés (Le concile de Tolède l’a défini expressément, et on peut voir à cet égard ce que dit le concile de Trente (sess., 6. can. 2). D’après saint Athanase, il est venu surtout détruire l’idolâtrie, qu’il considère comme la source et le principe de tous les péchés actuels (Orat. 3).). Ainsi l’Apôtre dit (Rom., 5, 15) : Il n’en est pas de la grâce comme du don… car nous avons été condamnés par le jugement de Dieu pour un seul péché ; au lieu que nous sommes justifiés par la grâce, après plusieurs péchés. Par conséquent, le Christ est venu pour effacer d’autant plus spécialement un péché que ce péché est plus grand. Or, on dit qu’une chose est plus grande de deux manières : 1° En intensité. C’est ainsi que la blancheur est plus grande quand elle est plus intense. Le péché actuel est dans ce sens plus grand que le péché originel, parce qu’il est plus volontaire, comme nous l’avons vu (1a et 2æ, quest. 81, art. 1). 2° On dit qu’une chose est plus grande par extension ; c’est ainsi qu’on dit plus grande la blancheur qui occupe une surface plus vaste. De cette manière le péché originel qui souille tout le genre humain est plus grand que tout péché actuel qui est propre à chaque individu. Et sous ce rapport le Christ est venu plutôt pour effacer le péché originel, parce que le bien d’une nation est plus noble et plus éminent que le bien d’un seul, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 2).

 

Article 5 : Eut-il été convenable que Dieu s’incarnât dès le commencement du monde ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il eût été convenable que Dieu s’incarnât dès le commencement du genre humain. Car l’œuvre de l’Incarnation a été produite par l’immensité de la charité divine, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 2, 4) : Dieu qui est riche en miséricorde, poussé par l’amour extrême dont il nous a aimés, lorsque nous étions morts pour nos péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ ; Or, la charité ne tarde pas à venir en aide à un ami qui est dans la nécessité, d’après ces paroles du Sage (Prov., 3, 28) : Ne dites pas à votre ami : Allez et revenez, je vous donnerai demain, puisque vous pouvez lui donner immédiatement. Dieu n’a donc pas dû différer l’œuvre de l’Incarnation, mais il a dû dès le commencement venir immédiatement en aide au genre humain en s’incarnant.

Réponse à l’objection N°1 : La charité ne tarde pas à venir au secours d’un ami, en observant toutefois l’opportunité des temps et la condition des personnes. Car si un médecin donnait une médecine à un malade immédiatement dès le commencement de la maladie, elle lui serait moins salutaire ou même elle lui ferait plus de mal que de bien. C’est pourquoi le Seigneur n’a pas appliqué ce remède au genre humain, immédiatement dès le commencement, dans la crainte qu’il ne le méprisât par orgueil, s’il ne connaissait auparavant sa faiblesse.

 

Objection N°2. Saint Paul dit (1 Tim., 1, 15) : Le Christ est venu en ce monde sauver les pécheurs. Or, un plus grand nombre auraient été sauvés si Dieu se fût incarné dès le commencement du genre humain. Car il y en a beaucoup dans les divers siècles qui n’ont pas connu Dieu et qui sont morts dans leur péché. Il aurait donc été plus convenable que Dieu se fût incarné dès le commencement du genre humain (Cette objection est celle que les païens faisaient en disant que si le Christ est le maître de tous les hommes il aurait dû, dès le commencement, leur montrer la vraie voie.).

Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin répond lui-même à cette objection (in lib. de sex quæst. pagan., ep. 102), en disant que le Christ n’a voulu se montrer aux hommes et prêcher parmi eux sa doctrine, que dans le temps et le lieu où il savait qu’il y aurait des hommes qui croiraient en lui. Car dans les temps et les lieux où son Evangile n’a pas été prêché, il savait par sa prescience qu’ils seraient tous à l’égard de sa prédication ce qu’ont été, en sa présence, un grand nombre qui n’ont pas voulu croire en lui, quoiqu’il eût ressuscité des morts. Mais le même docteur rejette cette réponse (Les semi-pélagiens ayant abusé de ce passage, un laïc appelé Hilaire l’en prévint, et saint Augustin explique dans son livre de la Prédestination, chap. 9, ce qu’il avait voulu dire par là.) (Lib. de Persever., chap. 9) en faisant cette remarque : Pouvons-nous dire que les habitants de Tyr et de Sidon, s’ils avaient été témoins de pareils prodiges, n’auraient pas voulu croire ou qu’ils ne croiraient pas si on les opérait devant eux ; puisque Dieu lui-même atteste qu’ils auraient fait pénitence, en s’humiliant profondément, si on avait produit au milieu d’eux ces mêmes signes de la puissance divine. Par conséquent il faut s’en tenir à ce qu’il ajoute (ibid., chap. 11) ; c’est que, comme le dit l’Apôtre (Rom., 9, 16), cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Il vient en aide, comme il le veut, à ceux qu’il a vus à l’avance prêts à croire à ses miracles, si on les faisait sous leurs yeux ; et il laisse les autres dont, dans sa prédestination, il a pensé autrement d’une manière secrète, mais avec justice. C’est pourquoi nous devons reconnaître sans hésiter sa miséricorde dans ceux qui sont délaissés, et sa vérité dans ceux qui sont punis.

 

Objection N°3. L’œuvre de la grâce n’est pas moins bien ordonnée que l’œuvre de la nature. Or, la nature commence par ce qui est parfait, comme le dit Boëce (De consol., liv. 3, pros. 10). L’œuvre de la grâce a donc dû être parfaite dès le commencement… Or, on considère dans l’œuvre de l’Incarnation la perfection de la grâce, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 1, 14) : le Verbe s’est fait chair. Il est plein de grâce et de vérité. Le Christ a donc dû s’incarner dès le commencement du genre humain.

Réponse à l’objection N°3 : Le parfait est avant l’imparfait, dans les choses qui diffèrent sous le rapport du temps et de la nature (car ce qui mène les autres choses à la perfection doit être nécessairement parfait) ; mais dans une seule et même chose l’imparfait a la priorité de temps, quoiqu’il soit postérieur par nature. Ainsi donc la perfection éternelle de Dieu a précédé en durée l’imperfection de la nature humaine ; mais la perfection consommée de cette même nature qui est résultée de son union avec Dieu a suivi son imperfection (C’est ainsi que la nature a été avant la loi et la loi avant la grâce.).

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Gal., 4, 4) : Lorsque la plénitude des temps s’est accomplie, Dieu a envoyé son Fils, formé d’une femme et assujetti à la loi. A cet égard la glose observe (Ambros., in hunc loc.) que la plénitude des temps, c’est l’époque déterminée par Dieu le Père pour envoyer son Fils. Or, Dieu a tout déterminé par sa sagesse. Le Verbe s’est donc incarné dans le temps le plus convenable, et par conséquent il ne convenait pas qu’il s’incarnât dès le commencement du monde.

 

Conclusion Il n’était pas convenable que Dieu s’incarnât dès le commencement du genre humain avant le péché, puisqu’on ne donne de médecin qu’à ceux qui sont infirmes ; il ne devait pas non plus s’incarner immédiatement après le péché, afin que l’homme, humilié par sa faute, reconnût qu’il avait besoin d’un libérateur ; mais il a pu le faire lorsque le temps qu’il avait marqué de toute éternité a été pleinement accompli.

          Il faut répondre que l’œuvre de l’Incarnation ayant pour but principal de réparer la nature humaine, en effaçant le péché, il est évident qu’il n’a pas été convenable (Il est évident qu’il ne s’agit ici que d’une convenance relative, et que Dieu eût pu s’incarner dès le commencement des temps ou à la fin s’il l’eût voulu, et que, comme le dit Gotti, du moment qu’il l’aurait voulu, il eût été très convenable qu’il le fît.) que Dieu s’incarnât, avant le péché, dès le commencement du genre humain. Car on ne donne de médecine qu’à ceux qui sont déjà malades. C’est ce qui fait dire au Seigneur (Matth., 9, 12) : Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais ce sont les malades qui ont besoin de médecin ; car ce sont les pécheurs et non les justes que je suis venu appeler. Mais il n’eût pas été convenable que Dieu s’incarnât immédiatement après le péché : 1° A cause de la condition du péché de l’homme, qui avait eu l’orgueil pour cause. Ainsi l’homme devait être délivré de manière à reconnaître dans son humiliation qu’il avait besoin d’un libérateur. A l’occasion de ces paroles de saint Paul (Gal., 3, 19) : promulguée par les anges et par l’entremise d’un médiateur, la glose dit (ord.) que Dieu dans son grand conseil a voulu que son Fils ne vînt pas immédiatement après la chute de l’homme. Car Dieu a laissé d’abord l’homme à son libre arbitre, sous la loi naturelle, pour qu’il fit l’essai des forces de sa nature ; quand il défaillit, il reçut la loi ; après l’avoir reçue, le mal augmenta, non par la faute de la loi, mais par celle de la nature ; de telle sorte qu’ayant ainsi connu son infirmité, il cria vers le médecin et demanda le secours de la grâce. 2° A cause de la manière dont on progresse dans le bien ; car d’après cette loi on va de l’imparfait au parfait. D’où l’Apôtre dit (1 Cor., 15, 46) : Ce n’est pas le corps spirituel qui a été formé le premier ; c’est le corps animal et ensuite le spirituel. Le premier homme formé de la terre est l’homme terrestre, et le second descendu du ciel est l’homme céleste. 3° A cause de la dignité du Verbe incarné, parce que, à l’occasion de ces paroles (Gal., 4, 4) : Mais, lorsque fut venue la plénitude des temps, la glose dit (Aug., tract. 31 in Joan) : Plus le juge qui venait était grand et plus devait être longue la suite des hérauts qui l’annonçaient. 4° Enfin pour que la ferveur de la foi ne s’attiédit pas avec le temps ; car à la fin du monde la charité d’un très grand nombre se refroidira. D’où il est dit (Luc, 18, 8) : Quand le Fils de l’homme viendra, pensez-vous qu’il trouvera encore la foi sur la terre.

 

Article 6 : L’Incarnation aurait-elle dû être différée jusqu’à la fin du monde ?

 

Objection N°1. Il semble que l’œuvre de l’Incarnation aurait dû être différée jusqu’à la fin du monde. Car il est dit (Ps. 91, 11) : Ma vieillesse se renouvellera par votre abondante miséricorde, c'est-à-dire dans les derniers temps, comme le dit la glose (interl. et Aug. in hunc locum). Or, le temps de l’Incarnation est principalement le temps de la miséricorde, d’après ces autres paroles du psalmiste (Ps. 101, 14) : Il est venu le temps auquel vous avez promis d’avoir pitié de nous. L’Incarnation a donc dû être différée jusqu’à la fin du monde.

Réponse à l’objection N°1 : Cette glose parle de la miséricorde qui mène à la gloire. Si cependant on la rapporte à la miséricorde dont le genre humain a été l’objet au moyen de l’Incarnation du Christ, il faut remarquer que, comme le dit saint Augustin (Retr., liv. 1, chap. 26), le temps de l’Incarnation peut être comparé à la jeunesse du genre humain, à cause de la vigueur et de la ferveur de la foi qui opère par l’amour, et on peut le comparer à la vieillesse qui est le sixième âge à cause du nombre des temps, parce que le Christ est venu à cette époque. Et quoique la jeunesse et la vieillesse ne puissent exister simultanément dans le corps, cependant elles peuvent exister simultanément dans l’âme ; l’une à cause de sa vivacité et l’autre à cause de sa gravité. C’est pour cela que saint Augustin dit dans un endroit de ses œuvres (Quæst., liv. 83, quest. 44) qu’il n’a pas fallu que le maître divin, à l’imitation duquel les mœurs du genre humain devaient être régénérées, vint dans un autre temps que dans celui de la jeunesse ; et qu’ailleurs (liv. 1, de Gen. cont. Man., chap. 23), il observe que le Christ est venu dans le sixième âge du monde, à l’époque de sa vieillesse.

 

Objection N°2. Comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°3), le parfait est temporairement postérieur à l’imparfait dans le même sujet. Par conséquent ce qu’il y a de plus parfait doit être absolument le dernier dans l’ordre des temps. Or, la perfection souveraine de la nature humaine consiste dans son union avec le Verbe, parce qu’il a plu au Père que toute la plénitude de la divinité habitât dans le Christ, comme le dit l’Apôtre (Col., chap. 3). L’Incarnation a donc dû être différée jusqu’à la fin du monde.

Réponse à l’objection N°2 : On ne doit pas seulement considérer l’œuvre de l’Incarnation comme le terme d’un mouvement qui va de l’imparfait au parfait, mais encore comme le principe de la perfection dans la nature humaine, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

Objection N°3. Il n’est pas convenable de faire par deux ce que l’on peut faire par un seul. Or, pour sauver la nature humaine, l’avènement du Christ qui aura lieu à la fin du monde pouvait suffire à lui seul. Il n’a donc pas fallu qu’il s’incarnât auparavant, et par conséquent l’Incarnation a dû être différée jusqu’à la fin du monde.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Chrysostome (Sup. illud Joan, chap. 3 : Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde (Hom. 27), il y a deux avènements du Christ ; le premier a pour but de remettre les péchés, le second de juger le monde. Si le premier n’eût pas eu lieu, tous les hommes auraient été perdus simultanément, puisque tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu. D’où il est évident qu’il n’a pas dû différer son avènement miséricordieux jusqu’à la fin du monde.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Hab., 3, 2) : Vous accomplirez votre grand ouvrage au milieu des temps (Ce passage se rapporte à l’Incarnation, puisque l’Eglise en fait usage dans son office de la Nativité.). Le mystère de l’Incarnation qu’il a manifesté au monde n’a donc pas dû être différé jusqu’à la fin du monde.

 

Conclusion Dans la crainte que la connaissance de Dieu ne s’éteignit absolument parmi les hommes, et pour montrer davantage la grandeur de la puissance divine en les sauvant, non seulement par la foi dans l’avenir, mais encore par la foi dans le présent et le passé, il n’a point été convenable que l’Incarnation du Christ fût différée jusqu’à la fin du monde.

Il faut répondre que, comme il n’a pas été convenable que Dieu s’incarnât dès le commencement du monde, de même il ne convenait pas que son Incarnation fût différée jusqu’à la fin. Ce qui est manifeste : 1° d’après l’union de la nature divine et de la nature humaine. Car, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°3), le parfait a d’une manière la priorité de temps sur l’imparfait ; au contraire l’imparfait précède temporairement d’une autre manière le parfait. Car dans ce qui d’imparfait devient parfait, l’imparfait a la priorité de temps sur le parfait ; au lieu que dans ce qui est la cause efficiente de la perfection, le parfait est temporairement antérieur à l’imparfait. Or dans l’œuvre de l’Incarnation ces deux choses se rencontrent. En effet la nature humaine a été élevée dans ce mystère à sa perfection souveraine, c’est pourquoi il n’a pas été convenable que l’Incarnation eût lieu dès le commencement du genre humain. Le Verbe incarné est lui-même la cause efficiente de la perfection de la nature humaine, d’après ces paroles de l’Evangile (Jean, 1, 16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. C’est pourquoi l’œuvre de l’Incarnation n’a pas dû être différée jusqu’à la fin du monde ; mais c’est la perfection de la gloire à laquelle la nature humaine doit être élevée en dernier lieu au moyen du Verbe incarné, qui aura lieu à la fin des temps ; 2° Cette même proposition est évidente d’après l’effet de l’Incarnation qui est le salut de l’homme. Car, comme le dit saint Augustin (Cet ouvrage n’est pas de saint Augustin, d’après Bellarmin (De script. eccles.), il a pour auteur un hérétique appelé Hilaire, mais il n’y a rien de répréhensible dans le passage cité par saint Thomas.) (Lib. de quæst. Vet. et Nov. Test., quest. 83), il est au pouvoir de celui qui donne d’avoir pitié quand il le veut et autant qu’il le veut. Il est donc venu, quand il a su qu’il devait venir au secours du genre humain, et que son bienfait serait agréable. Car quand, par suite de la langueur et de la défaillance de l’humanité, la connaissance de Dieu eut commencé à se perdre parmi les hommes et que les mœurs se furent altérées, il daigna choisir Abraham qui fut le type de la régénération de la connaissance de Dieu et des mœurs ; et comme on était encore trop tiède dans son service, il donna ensuite par Moïse sa loi écrite. Les nations l’ayant méprisée en refusant de s’y soumettre, et ceux qui l’avaient reçue ne l’ayant pas observée, le Seigneur dans sa miséricorde envoya son Fils, pour qu’après avoir accordé à tous les hommes la rémission de leurs péchés, il offrit à Dieu le Père ceux qu’il aurait justifiés. Or, si ce remède avait été différé jusqu’à la fin du monde, la connaissance de Dieu, le respect qui lui est dû, la pureté des mœurs auraient totalement disparu sur la terre. 3° Enfin il est clair que c’était convenable pour manifester la puissance divine qui a sauvé les hommes de plusieurs manières, non seulement par la foi dans l’avenir, mais encore par la foi dans le présent et le passé.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

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