Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
3a = Tertia Pars = 3ème partie
Question 2 : Du mode de l’union du Verbe incarné
Après avoir parlé de la convenance de l’Incarnation,
nous devons nous occuper du mode de l’union du Verbe incarné. — Nous considérerons
ce mode d’union : 1° quant à l’union elle-même ; 2° quant à la
personne qui prend la nature humaine : 3° quant à la nature qu’elle a
prise. — Relativement à l’union elle-même il y a douze questions à
examiner : 1° L’union du Verbe incarné s’est-elle faite en nature ? (Cet
article est la réfutation de l’erreur d’Apollinaire, qui prétendait que dans
l’Incarnation quelque chose du Verbe s’était changé au corps du Christ ;
de celle d’Eutychès, qui ne voulait pas reconnaître dans le Christ deux natures
distinctes ; de celle des anciens, qui n’admettait en lui que la nature
humaine.) — 2° S’est-elle faite en personne ? (Nestorius a nié que l’union
de la nature divine et de la nature humaine se soit faite dans la personne du
Christ. Il prétendait que le Christ n’était qu’une personne créée, un simple
mortel auquel le Verbe de Dieu n’était uni que d’une manière accidentelle ou
morale. Le dogme contraire a été défini contre lui au concile d’Éphèse et
confirmé au concile de Chalcédoine.) — 3° S’est-elle faite dans le suppôt ou
l’hypostase ? (Dans la langue de l’École, l’hypostase, la personne et le
suppôt sont une même chose, quand il s’agit de l’Incarnation. Mais la
signification du mot hypostase n’a pas toujours été clairement définie. Les
Pères grecs, avant le Concile de Nicée et jusqu’au temps de saint Basile,
prennent la nature φυσις et l’hypostase
ύπόστασις, l’une pour l’autre.
C’est ce qui a donné tant de prise à l’hérésie.) — 4° La personne ou
l’hypostase du Christ a-t-elle été composée après l’Incarnation ? (Les
conciles ont décidé que la personne du Christ était composée : Unam ejus substantiam compositum dicimus
(Conc. gen. 6, art. 2). Le cinquième
concile œcuménique avait auparavant défini la même chose (can. 4).) — 5°
S’est-il fait une union de l’âme et du corps dans le Christ ? (Parmi les
hérétiques, les uns ont voulu que l’âme seule fût unie au Verbe, comme
Origène ; d’autres ont prétendu qu’il avait pris le corps sans l’âme, et
cette erreur a été celle d’Arius (Voy. saint Athanase (Lib. de advent. Christ. et de Incarn. Christ.), saint Epiphane (Hæres. 9), saint Augustin, saint
Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, saint Cyrille d’Alexandrie et
Théodoret.).) — 6° La nature humaine a-t-elle été unie accidentellement au
Verbe ? (Cet article coupe court à toutes les subtilités de Nestorius et
Eutychès.) — 7° L’union elle-même est-elle quelque chose de créé ? — 8°
Est-elle la même chose que l’Assomption ? (Pour désigner l’Incarnation,
les Latins emploient les mots susceptio,
assumptio, incarnatio, inhumanatio, incorporatio, fæderatio, commixtio,
conventio, conversio, æconomia, obtemperatio. Pour ne pas laisser lieu à
l’équivoque, saint Thomas définit le mot assumptio
d’après son étymologie la plus stricte, et établit la différence qu’il y a
entre lui et les mots unio et incarnatio.) — 9° L’union des deux
natures est-elle la plus grande des unions ? — 10° L’union des deux
natures s’est-elle faite dans le Christ par la grâce ? — 11° Y a-t-il des
mérites qui l’aient précédé ? — 12° La grâce de l’union a-t-elle été
naturelle au Christ comme Homme-Dieu ?
Article 1 : L’union du
Verbe incarné s’est-elle faite en nature ?
Objection N°1. Il semble que l’union du
Verbe incarné se soit faite en nature. Car saint Cyrille dit et on lit dans les
actes du concile de Chalcédoine (part. 2, act. 1) : Il ne faut pas
comprendre qu’il y a eu deux natures, mais qu’une seule nature du Verbe de Dieu
s’est incarnée : ce qui ne serait pas si l’union ne s’était pas faite en
nature. L’union du Verbe incarné s’est donc faite de la sorte.
Réponse à l’objection N°1 : Ce
passage de saint Cyrille (Ce passage de saint Cyrille avait été mal rapporté
par Eustathe. Les Pères du concile réclamèrent, et saint Cyrille le fit aussi
dans sa lettre à Jean d’Antioche.) est ainsi expliqué dans le cinquième concile
œcuménique (Constant. 2, collat. 8, can. 8) : Si quelqu'un dit que la
nature seule du Verbe s’est incarnée, et qu’il n’entende pas ces paroles comme
les Pères les ont entendues, en enseignant que de la nature divine et de la
nature humaine, par suite de leur union hypostatique, il s’est fait un seul
Christ, mais que par là il veuille s’efforcer de faire croire que la divinité
et le corps du Christ ne forment qu’une seule nature ou qu’une seule
substance ; que celui-là soit anathème. Ce passage ne signifie donc pas
que des deux natures il ne s’en est formé dans l’Incarnation qu’une seule, mais
que la nature du Verbe de Dieu s’est unie à la chair en personne.
Objection N°2. Saint Athanase dit (Symb. fid.) : Comme l’âme
raisonnable et le corps ne forment qu’un seul homme, de même Dieu et l’homme ne
forment qu’un seul Christ. Or, l’âme raisonnable et le corps s’unissent pour ne
former qu’une seule nature humaine. Par conséquent Dieu et l’homme s’unissent
pour ne constituer qu’une seule nature. L’union s’est faite en nature.
Réponse à l’objection N°2 : Dans
chacun de nous l’âme et le corps constituent une double unité, l’unité de
nature et l’unité de personne. L’unité de nature, selon que l’âme est unie au
corps en le perfectionnant formellement, de sorte que des deux il résulte une
seule nature, comme de l’acte et de la puissance ou de la matière et de la
forme. A cet égard il n’y a pas de similitude à établir, parce que la nature
divine ne peut pas être la forme du corps, comme nous l’avons prouvé (1a
pars, quest. 3, act. 8). L’unité de personne en résulte dans le sens que le
corps et l’âme ne forment qu’un seul individu subsistant. C’est à ce point de
vue que l’on établit cette comparaison ; car il n’y a qu’un seul Christ
qui subsiste dans la nature divine et dans la nature humaine (C’est ce
qu’exprime le symbole de saint Athanase : Non duo sed unus est Christus. Unus autem non confusione substantiæ, sed unitate personæ.).
Objection N°3. De deux natures l’une ne
tire son nom de l’autre qu’autant qu’elles se transforment l’une dans l’autre
réciproquement. Or, la nature divine et la nature humaine tirent l’une de
l’autre leur dénomination dans le Christ ; car saint Cyrille dit (loc. cit.) que la nature divine s’est
incarnée, et saint Grégoire de Nazianze avance (Epist. 1 ad Cledonium) que la nature humaine a été déifiée, comme
on le voit par saint Jean Damascène (Orth.
fid., liv. 3, chap. 6 et chap. 11). Des deux natures il semble donc qu’il
s’en est fait une seule.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le
dit saint Jean Damascène (loc. cit.,
Objection N°3.) on dit que la nature divine s’est incarnée, parce qu’elle s’est
unie personnellement au corps, mais cela ne signifie pas qu’elle ait été
changée en la nature du corps. De même on dit que le corps a été déifié, selon
la remarque du même docteur (ibid.,
chap. 15 et 17), non qu’il ait été converti au Verbe, mais par suite de son
union avec lui, sans que ses propriétés naturelles aient été détruites, de
telle sorte qu’en disant que le corps a été déifié, on comprend qu’il est
devenu la chair du Verbe de Dieu, mais non qu’il a été fait Dieu.
Mais c’est le contraire que l’on remarque
dans cette décision du concile de Chalcédoine (sup. cit., act. 5) : Nous confessons que dans ces derniers
temps on doit reconnaître le Fils unique de Dieu en deux natures sans
confusion, d’une manière immuable, indivise, inséparable, sans que ces natures
aient cessé d’être différentes à cause de leur union. L’union ne s’est donc pas
faite en nature.
Conclusion Il est impossible que l’union
du Verbe incarné se soit faite en nature.
Il faut répondre que pour rendre cette
question évidente il faut considérer ce qu’on entend par nature. On doit donc
savoir que le mot de nature vient du verbe naître ; par conséquent on l’a
d’abord employé pour exprimer la génération des êtres vivants qu’on appelle
naissance ou pullulation, de telle sorte qu’on donne le nom de nature (natura) à ce qui doit naître (nascitura). Le mot de nature a été
ensuite employé pour désigner le principe de cette génération. Et parce que le
principe de la génération dans les choses vivantes est intrinsèque d’un
mouvement, le mot de nature a servi ultérieurement à exprimer tout principe
intrinsèque d’un mouvement, d’après cette remarque d’Aristote qui dit (Phys., liv. 2, text. 3) que la nature
est le principe du mouvement dans le sujet où il existe par lui-même et non par
accident. Or, ce principe est ou forme ou matière. Par conséquent, on appelle
nature tantôt la forme tantôt la matière. Et parce que la fin de la génération
naturelle consiste dans ce qui est engendré, c’est-à-dire dans l’essence de
l’espèce que la définition exprime, il en résulte que cette essence reçoit
aussi le nom de nature. C’est ainsi que Boëce définit la nature (Lib. de duab. nat.) quand il dit que la
nature est ce qui donne à chaque chose sa différence spécifique, c’est-à-dire
qui complète la définition de l’espèce. Ainsi donc nous parlons maintenant de
la nature selon qu’elle exprime l’essence, ou ce qu’est la chose ou la quiddité
de l’espèce. — En prenant le mot nature en ce sens, il est impossible que
l’union du Verbe incarné se soit faite en nature. Car une même chose se fait de
deux ou de plusieurs de trois manières : 1° Une chose se fait de deux
autres choses parfaites qui restent dans leur entier. Ceci ne peut avoir lieu
que dans les choses dont la forme est la composition, l’ordre ou la figure.
C’est ainsi que de beaucoup de pierres rassemblées sans ordre on fait par la
composition seule un monceau. Des pierres et des bois disposés avec ordre et
formant une certaine figure produisent un édifice. D’après cela il y en a qui
ont supposé que l’union avait eu lieu par confusion, c'est-à-dire qu’elle
existe sans ordre, ou bien qu’elle se fait par manière d’agencement,
c'est-à-dire avec ordre. Mais il ne peut en être ainsi : 1° Parce que la
composition, ou l’ordre, ou la figure n’est pas une forme substantielle, mais
accidentelle, et que par conséquent il s’ensuivrait que l’union de l’Incarnation
n’existerait pas par elle-même, mais par accident ; tandis que nous
démontrerons le contraire (art. 6). 2° Parce que de cette union il ne résulte
pas une chose qui soit une absolument, mais relativement, puisqu’il y en a en
réalité plusieurs. 3e Parce que leur forme n’est pas l’effet de la
nature, mais plutôt de l’art ; comme la forme d’une maison ; et
qu’ainsi il n’y aurait pas dans le Christ une union naturelle, comme ils le
veulent. — 2° Une chose unique se fait de plusieurs choses parfaites, mais
transformées, comme un mélange se fait de plusieurs éléments. Il y en a aussi
qui ont prétendu que l’union de l’Incarnation s’est faite par mélange. Mais ce
sentiment est insoutenable : 1° Parce que la nature divine est absolument
immuable, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 9, art. 1 et 2) ;
par conséquent elle ne peut pas être changée en autre chose, puisqu’elle est
incorruptible, et une autre chose ne peut pas être changée en elle, puisqu’elle
ne peut être engendrée. 2° Parce que ce qui est mélangé n’est pas de la même
espèce que ce qui entre dans le mélange. Car la chair diffère spécifiquement de
tous les éléments qui la composent. Ainsi le Christ ne serait pas de même
nature que son Père, ni de même nature que sa mère. 3° Parce qu’on ne peut pas
mélanger des choses qui sont très distantes, puisque dans le mélange l’une
d’elles perd son espèce, comme quand on met une goutte d’eau dans une amphore
de vin. D’après cela la nature divine surpassant infiniment la nature humaine,
elles ne peuvent se mélanger ; mais il ne resterait que la nature divine.
— 3° Une chose se fait de plusieurs autres qui ne sont pas mélangées ou
changées, mais qui sont imparfaites (C’est le système adopté par les disciples
d’Eutychès, et que suivent encore les Arméniens, pressant trop ces paroles de
saint Athanase : Sicut anima
rationalis et caro unus est homo ; ità Deus et homo unus est Christus.).
C’est ainsi que l’homme se compose d’un corps et d’une âme : pareillement
un seul et même corps est formé de divers membres. Mais on ne peut pas non plus
comprendre ainsi le mystère de l’Incarnation : 1° Parce que les deux
natures, la nature divine et la nature humaine, sont l’une et l’autre parfaites
dans leur essence. 2° Parce que la nature divine et la nature humaine ne
peuvent pas constituer quelque chose à la manière des parties quantitatives,
comme les membres constituent le corps, parce que la nature divine est
incorporelle ; elles ne le peuvent pas non plus à la manière de la forme
et de la matière, parce que la nature divine ne peut pas être la forme d’une
chose, surtout d’une chose corporelle ; car il suivrait de là que l’espèce
qui en résulterait serait communicable à plusieurs et qu’ainsi il y aurait
plusieurs Christs. 3° Parce que le Christ ne serait ni de la nature humaine, ni
de la nature divine ; car la différence qu’on ajoute change l’espèce comme
l’unité le nombre, d’après l’observation d’Aristote (Met., liv. 8, text. 10).
Article 2 : L’union du
Verbe incarné s’est-elle faite en personne ?
Objection N°1. Il semble que l’union du
Verbe incarné ne se soit pas faite en personne. Car la personne de Dieu n’est
pas autre chose que sa nature, comme nous l’avons vu (1a pars,
quest. 3, art. 3). Si donc l’union ne s’est pas faite en nature, il s’ensuit
qu’elle ne s’est pas faite en personne.
Réponse à l’objection N°1 : Quoique
en Dieu la nature et la personne ne soient pas en réalité différentes,
cependant elles diffèrent selon leur mode de signification, comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article), parce que la personne désigne l’essence selon
qu’elle est subsistante. Et comme la nature humaine est unie au Verbe de telle
sorte que le Verbe subsiste en elle, mais non pour ajouter quelque chose à
l’essence de sa nature, ou pour que sa nature soit transformée en ce qu’elle
n’était pas ; il s’ensuit que l’union de la nature humaine avec le Verbe
de Dieu s’est faite dans la personne et non dans la nature.
Objection N°2. La nature humaine n’est
pas dans le Christ d’une dignité moindre qu’en nous. Or, la personnalité
appartient à la dignité, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 29,
art. 3, Réponse N°2). Par conséquent puisque la nature humaine a en nous sa
personnalité propre, elle l’a eue à plus forte raison dans le Christ.
Réponse à l’objection N°2 : La
personnalité appartient à la dignité et à la perfection d’une chose autant
qu’il appartient à la dignité d’un être et à sa perfection d’exister par
lui-même ; et c’est ce qu’on entend par le mot de personne. Mais il est
plus noble pour un être d’exister dans un autre plus digne que lui que
d’exister par lui-même. C’est pourquoi par là même que la nature humaine est
plus noble dans le Christ qu’en nous, ce qui a en nous sa personnalité propre,
comme existant par lui-même, existe dans le Christ dans la personne du Verbe.
C’est ainsi que quoiqu’il appartienne à la dignité de la forme de compléter
l’espèce, cependant la partie sensitive est plus noble dans l’homme à cause de
son union avec une forme complétive plus noble que dans l’animal où elle est la
forme complétive de l’être.
Objection N°3. Comme le dit Boëce (Lib. de duab. nat.) : La personne
est la substance individuelle d’une nature raisonnable. Or, le Verbe de Dieu a
pris la nature humaine individuelle ; car la nature en général ne subsiste
pas par elle-même, elle n’est qu’une simple abstraction de l’esprit, comme
l’observe saint Jean Damascène (De orth.
fid., liv. 3, chap. 11). La nature humaine a donc sa personnalité dans le
Christ, et par conséquent il ne semble pas que l’union se soit faite dans la
personne.
Réponse à l’objection N°3 : Le Verbe
de Dieu n’a pas pris la nature humaine en général, mais dans l’individu, comme
le dit saint Jean Damascène (Orth. fid.,
liv. 3, chap. 11) ; autrement tous les hommes pourraient être appelés le
Verbe de Dieu aussi convenablement que le Christ. Toutefois il faut savoir que
tout individu dans le genre de la substance, même dans une nature raisonnable,
n’est pas une personne, il n’y a que celui qui existe par lui-même ; mais
il n’en est pas ainsi de celui qui existe dans un autre plus parfait. Par
conséquent la main de Socrate, quoiqu’elle soit un individu, n’est cependant
pas une personne, parce qu’elle n’existe pas par elle-même, mais dans un sujet
plus parfait comme dans son tout. On peut aussi tirer la même conséquence de ce
qu’on donne le nom de personne à une substance individuelle ; car la main
n’est pas une substance complète, mais une partie de substance. Ainsi, quoique
la nature humaine soit un individu du genre de la substance, cependant comme
ici elle n’existe pas par elle-même séparément, mais dans une chose plus
parfaite, c'est-à-dire dans la personne du Verbe de Dieu, il en résulte qu’elle
n’a pas sa personnalité propre. C’est pourquoi l’union s’est faite dans la
personne.
Mais c’est le contraire. On lit dans le
concile de Chalcédoine (act. 5, vers. fin.) : Nous confessons que
Notre-Seigneur Jésus-Christ n’a pas été partagé ou divisé en deux personnes,
mais qu’il est un seul et même Fils unique de Dieu, Dieu Verbe. L’union du
Verbe s’est donc faite en personne (La même définition se trouve dans le
symbole des Apôtres, dans celui de Nicée et dans celui de saint Athanase.).
Conclusion Puisque le Verbe de Dieu s’est
uni la nature humaine qui n’appartient pas à sa nature, cette union s’est faite
nécessairement non dans la nature, mais dans la personne.
Il faut répondre que la personne signifie
autre chose que la nature. Car la nature, comme nous l’avons dit (art. préc.),
signifie l’essence de l’espèce que la définition exprime. Et si rien ne pouvait
s’adjoindre à ce qui appartient à la nature de l’espèce, il ne serait pas
nécessaire de distinguer la nature de son suppôt qui est l’individu qui
subsiste en elle, parce que chaque individu qui subsiste dans une nature serait
absolument la même chose qu’elle. Mais il arrive que dans certaines choses
subsistantes il se rencontre quelque chose qui n’appartient pas à l’essence de
l’espèce, comme les accidents et les principes qui les individualisent. C’est
surtout manifeste dans les choses qui sont composées de matière et de forme.
C’est pourquoi dans ces êtres ainsi constitués la nature et le suppôt diffèrent
réellement (secundum rem), non comme
des choses absolument séparées, mais parce que dans le suppôt se trouve
renfermée la nature même de l’espèce, et qu’on y surajoute d’autres choses qui
sont en dehors de cette nature. Ainsi le suppôt est un tout qui a la nature
pour partie formelle et perfective de lui-même. C’est pour ce motif que dans
les choses composées de matière et de forme, la nature ne se dit pas du
suppôt : car nous ne disons pas que tel homme est son humanité. Mais s’il
y a un être dans lequel il n’y ait rien autre chose que l’essence de son espèce
ou de sa nature, comme en Dieu, dans ce cas le suppôt n’est pas en réalité
autre chose que la nature, il ne s’en distingue que d’après notre manière de
comprendre ; car la nature se dit de l’essence, et le suppôt se dit d’elle
aussi selon qu’elle est subsistante. Or, ce que nous avons dit du suppôt doit
s’entendre de la personne dans la créature raisonnable ou intellectuelle ;
parce que la personne n’est rien autre chose que la substance individuelle
d’une nature raisonnable, d’après Boëce (Lib.
de duab. nat.). – Par conséquent tout ce qui est dans une personne, qu’il
appartienne à sa nature ou non, lui est uni personnellement. Si donc la nature
humaine n’est pas unie au Verbe de Dieu en personne, elle ne lui est unie d’aucune
manière ; et par conséquent la foi de l’Incarnation est totalement
détruite, ce qui renverse toute la foi chrétienne. Et comme le Verbe s’est uni
à la nature humaine, qui n’appartient point à sa nature divine, il s’ensuit que
cette union s’est faite dans sa personne et non dans sa nature.
Article 3 : L’union du
Verbe incarné s’est-elle faite dans le support ou l’hypostase ?
Objection N°1. Il semble que l’union du
Verbe incarné ne se soit pas faite dans le suppôt ou dans l’hypostase. Car
saint Augustin dit (Enchir., chap. 35) :
La substance divine et la substance humaine ne forment l’une et l’autre qu’un
seul Fils de Dieu ; mais il est autre chose comme Verbe et autre chose
comme homme. Le pape saint Léon dit aussi (Epist.
ad Flavin. 28) que l’une des deux brille par les miracles et que l’autre
succombe sous les injures. Or, ce qui est autre diffère de suppôt. Donc l’union
du Verbe incarné ne s’est pas faite dans le suppôt.
Réponse à l’objection N°1 : Comme la
différence accidentelle fait qu’une chose est autre accidentellement, de même
la différence essentielle fait qu’elle est autre par nature. Il est évident que
le changement qui provient d’une différence accidentelle, peut appartenir dans
les choses créées à la même hypostase ou au même suppôt, parce que le même
sujet numériquement peut être soumis à différents accidents. Mais il n’arrive
pas dans les choses créées que le même être numérique puisse subsister sous des
essences ou des natures diverses. Or, dans l’Incarnation il n’y a qu’un seul et
même Christ qui subsiste en deux natures. Par conséquent comme on dit que le
changement dans les créatures ne marque pas une diversité de suppôt, mais
seulement une diversité de formes accidentelles ; de même quand on dit que
le Christ est une chose et une autre, ces paroles n’impliquent pas une
diversité de suppôt ou d’hypostase, mais une diversité de natures. C’est ce qui
fait dire à saint Grégoire de Nazianze (Epist.
1 ad Cledonium) : Le Sauveur est composé de deux choses différentes,
mais il n’y a pas en lui deux personnes. Je dis que ce sont différentes choses
au contraire de la Trinité. Car nous disons qu’il y a un autre et un autre (Ce
qui marque la diversité des personnes.), pour ne pas confondre les hypostases,
mais non pas une autre chose et une autre chose (Ce qui marquerait la diversité
d’essence. Les trois sont une même chose par la divinité (Trad. de Fleury, Hist. ecclés., liv. 18, n° 24).).
Objection N°2. L’hypostase n’est rien
autre chose qu’une substance particulière, comme le dit Boëce (Lib. de duab. nat.). Or, il est évident
que dans le Christ il y a une autre substance particulière que l’hypostase du
Verbe ; car il y a le corps, l’âme et ce qui est composé des deux. Il y a
donc en lui une autre hypostase que l’hypostase du Verbe.
Réponse à l’objection N°2 :
L’hypostase signifie une substance particulière, non une substance qui existe
d’une manière quelconque, mais une substance complète. Quand une substance
vient à s’unir à une autre plus complète, on ne lui donne pas le nom
d’hypostase ; comme la main ou le pied. De même la nature humaine qui est
dans le Christ, quoiqu’elle soit une substance particulière, comme elle entre
dans la composition d’un être complet, c'est-à-dire du Christ entier, selon
qu’il est Dieu et homme tout ensemble, on ne peut lui donner le nom d’hypostase
ou de suppôt, mais on donne ce nom au tout complet qu’elle contribue à former.
Objection N°3. L’hypostase du Verbe n’est
pas contenue dans un genre, ni sous une espèce, comme on le voit d’après ce que
nous avons dit (1a pars, quest. 3, art. 5). Or, le Christ, selon
qu’il s’est fait homme, est contenu sous l’espèce humaine ; car saint
Denis dit (De div. nom., chap. 1) que
celui qui surpasse suréminemment l’ordre entier de toute la nature, s’est renfermé
dans les limites de la nôtre. Cependant il n’est contenu sous l’espèce humaine
que comme une hypostase de cette espèce. Il y a donc dans le Christ une autre
hypostase que l’hypostase du Verbe de Dieu, comme nous l’avons conclu
précédemment.
Réponse à l’objection N°3 : Dans les
créatures une chose singulière n’est pas admise sous un genre ou sous une
espèce, en raison de ce qui appartient à son individualité, mais en raison de
sa nature qui résulte de la forme, tandis que l’individualité résulte plutôt de
la matière dans les choses composées. Par conséquent on doit dire que le Christ
est de l’espèce humaine, en raison de la nature qu’il a prise, et non en raison
de l’hypostase elle-même.
Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène
dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 3 à
5) : Nous reconnaissons en Jésus-Christ Notre-Seigneur deux natures, mais
une seule hypostase.
Conclusion On doit croire que l’union du Verbe
incarné s’est faite dans l’hypostase et le suppôt divin.
Il faut répondre qu’il y a des auteurs qui,
ignorant le rapport de l’hypostase à la personne, tout en accordant que dans le
Christ il n’y a qu’une seule personne, ont supposé cependant qu’autre était
l’hypostase divine et autre l’hypostase humaine (Cette méprise est provenue de
ce qu’ils ne distinguaient pas l’hypostase de l’essence, à cause de la double
acception que les anciens Pères grecs avaient attachée à ce terme.) ; de telle
sorte que quoique l’union se soit faite dans la personne, elle ne se serait pas
faite dans l’hypostase. Ce qui est évidemment erroné pour trois raisons :
1° Parce que la personne n’ajoute à l’hypostase qu’une nature déterminée,
c'est-à-dire une nature raisonnable, d’après la définition de Boëce, qui dit (Lib. de duab. nat.) que la personne est
une substance individuelle d’une nature raisonnable. C’est pourquoi quand on
attribue à la nature humaine, dans le Christ, une hypostase propre, c’est la
même chose que de lui attribuer une personne propre. C’est ce que les Pères du
cinquième concile œcuménique, tenu à Constantinople, ont parfaitement compris,
quand ils ont condamné cette double erreur, en disant (Collat. 8, can.
5) : Si on s’efforce d’introduire dans le mystère du Christ deux
subsistances ou deux personnes, qu’on soit anathème. Car le Verbe de Dieu, une
des personnes de la sainte Trinité, s’étant incarné, cet acte n’a pas ajouté à
la Trinité une personne ou une subsistance de plus. Or, la subsistance est
identique avec la chose qui subsiste, ce qui est le propre de l’hypostase,
comme on le voit dans Boëce (Lib. de duab.
nat.). — 2° Parce que si on accorde que la personne ajoute à l’hypostase
une chose dans laquelle l’union puisse se faire, cette chose ne serait que la
propriété qui appartient à la dignité. Si donc l’union s’est faite dans la
personne et non dans l’hypostase, il s’ensuivra alors qu’elle ne s’est faite
que d’après une certaine dignité. Et c’est ce qui a été condamné en ces termes,
par saint Cyrille, à l’approbation du concile d’Ephèse (Gen. 3, part. 3, can.
3) : Si quelqu'un, après l’union, divise les hypostases du seul Christ,
les joignant seulement par une connexion de dignité, d’autorité ou de puissance
(C'est-à-dire par une union seulement accidentelle et extrinsèque.), et non par
une union réelle ou naturelle, qu’il soit anathème. — 3° Parce que c’est
seulement à l’hypostase qu’on attribue les opérations et les propriétés de la nature,
ainsi que ce qui appartient à l’essence de la nature in concreto. Car nous disons que tel ou tel homme raisonne, qu’il a
la faculté de rire, qu’il est un animal raisonnable. C’est ainsi qu’on dit que
l’homme est un suppôt, parce que c’est de lui que se disent les choses qui lui
appartiennent et qu’il les reçoit comme ses qualités ou ses attributs. Si donc
il y a dans le Christ une autre hypostase que l’hypostase du Verbe, il s’ensuit
que ce qui est de l’homme se dit avec vérité d’un autre que du Verbe ; ainsi
c’est d’un autre qu’on dit qu’il est né d’une Vierge, qu’il a souffert, qu’il a
été crucifié et enseveli. C’est encore ce qui a été condamné en ces termes,
avec l’approbation du concile d’Ephèse (loc.
cit., can. 4) : Si quelqu'un attribue à deux personnes ou à deux
hypostases, les choses que les apôtres et les évangélistes rapportent, comme
ayant été dites de Jésus Christ, par les saints ou par lui-même, et applique les
unes à l’homme considéré séparément du Verbe de Dieu, et les autres comme
dignes de Dieu, au seul Verbe procédant de Dieu le Père, qu’il soit anathème.
Il est donc évident que c’est une hérésie qui a été autrefois condamnée par
l’Église, que de dire qu’il y a dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts,
ou que l’union ne s’est pas faite dans l’hypostase ou le suppôt. C’est pourquoi
nous lisons dans le même concile (can. 2) : Si l’on ne confesse pas que le
Verbe, qui procède de Dieu le Père, est uni à la chair selon l’hypostase, et
qu’avec sa chair il fait un seul Christ qui est Dieu et homme tout ensemble,
qu’il soit anathème.
Article 4 : La
personne ou l’hypostase du Christ a-t-elle été composée après l’Incarnation ?
Objection N°1. Il semble que la personne
du Christ ne soit pas composée. Car la personne du Christ n’est pas autre chose
que la personne ou l’hypostase du Verbe, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (art. 2). Or, dans le verbe la personne n’est pas autre chose que la
nature, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 3, art. 3 et 7). Par
conséquent, puisque la personne du Verbe est simple, comme nous l’avons
démontré (loc. cit.), il est
impossible que la personne du Christ soit composée.
Objection N°2. Toute composition paraît
formée de parties. Or, la nature divine ne peut pas être une partie, parce que
toute partie a quelque chose d’imparfait. Il est donc impossible que la
personne du Christ soit composée de deux natures.
Réponse à l’objection N°2 : La
personne du Christ n’est pas composée de deux natures, comme de deux parties
(Dans ce cas, le tout serait plus parfait que chaque partie. Ce qui répugne,
puisqu’il n’y a rien de plus parfait que le Verbe.), mais elle est composée
sous le rapport du nombre, et on peut ainsi regarder comme composé tout être
produit par deux autres.
Objection N°3. Ce qui est composé de
certaines choses paraît être homogène avec elles ; ainsi il n’y a qu’un
corps qui soit composé de corps. Si donc il y a dans le Christ un composé de
deux natures, il s’ensuivra que ce ne sera pas une personne, mais une nature, et
par conséquent dans le Christ l’union se sera faite dans la nature, ce qui est
contraire à ce que nous avons dit précédemment (art. 2).
Réponse à
l’objection N°3 : Il n’est pas exact de dire que dans toute composition le
composé soit homogène avec les éléments qui le composent, mais c’est vrai
seulement pour les parties de ce qui est continu. Car ce qui est continu n’est
composé que des mêmes parties successives ; au lieu que l’animal est composé
d’un corps et d’une âme, sans que ni l’une ni l’autre de ces parties ne soit un
animal.
Mais c’est le contraire. Saint Jean
Damascène dit (Orth. fid., liv. 3,
chap. 3 à 5) : Nous reconnaissons en Jésus-Christ Notre-Seigneur deux
natures, mais une seule personne composée de l’une et de l’autre (C’est aussi
ce que disent saint Denis (De div. nom.,
chap. 1), saint Augustin (De Trin.,
liv. 13, chap. 17), saint Grégoire (hom. 38 in Ev.).).
Conclusion Quoique la personne du Christ
soit simple par elle-même, cependant comme elle subsiste en deux natures, on
doit reconnaître qu’elle est composée.
Il faut répondre que la personne ou
l’hypostase du Christ peut se considérer de deux manières : 1° selon ce
qu’elle est en elle-même, et à ce point de vue elle est absolument simple,
aussi bien que la nature du Verbe ; 2° sous le rapport de la personne ou
de l’hypostase, à laquelle il appartient de subsister dans une nature. En ce
sens la personne du Christ subsiste en deux natures. Ainsi, quoiqu’il n’y ait
dans le Christ qu’un seul subsistant, cependant il y a en lui une manière
différente de subsister à l’égard de chacune de ses natures, et c’est de la
sorte qu’on dit que sa personne est composée, en tant qu’elle subsiste en deux
natures.
La réponse à la première objection est
par là même évidente.
Article 5 : Y a-t-il
eu dans le Christ union de l’âme et du corps ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait
pas eu dans le Christ union de l’âme et du corps. Car l’union de l’âme et du
corps produit en nous la personne ou l’hypostase humaine. Si donc l’âme et le
corps ont été unis dans le Christ, il s’ensuit qu’il est résulté de leur union
une hypostase. Or, ce n’est pas l’hypostase du Verbe de Dieu, puisqu’elle est
éternelle. Par conséquent il y aurait dans le Christ une personne ou une hypostase
indépendamment de l’hypostase du Verbe ; ce qui est contraire à ce que
nous avons dit précédemment (art. 2 et 3).
Réponse à l’objection N°1 : Ils
paraissent avoir été frappés de cette raison ceux qui ont nié l’union de l’âme
et du corps dans le Christ. Ils ont craint d’être par là forcés d’admettre en
lui une personne nouvelle ou une hypostase (Ils craignaient par là de tomber
dans l’erreur de Nestorius qui admet deux personnes.), parce qu’ils voyaient
que dans les simples mortels l’union de l’âme et du corps constitue la
personne. Mais il en est ainsi dans les autres hommes, parce que l’âme et le
corps sont unis en eux de telle sorte qu’ils existent par eux-mêmes ; au
lieu que dans le Christ l’âme et le corps sont unis réciproquement pour être
adjoints à une chose plus élevée qui subsiste dans la nature qui en est
composée (C’est-à-dire qui sert d’hypostase à la nature formée par ces deux
éléments.). C’est pour cela que l’union de l’âme et du corps dans le Christ ne
constitue pas une hypostase ou une personne nouvelle, mais c’est un composé qui
se trouve adjoint à une personne ou à une hypostase préexistante. Cependant il
ne résulte pas de là que l’union de l’âme et du corps soit moins efficace dans
le Christ qu’en nous, parce que ce qui s’unit à quelque chose de plus noble ne
perd pas sa vertu ou sa dignité, mais l’augmente. C’est ainsi que l’âme
sensitive dans les animaux constitue une espèce, parce qu’elle est considérée
comme une forme dernière, mais il n’en est pas de même dans les hommes
(quoiqu’elle soit plus digne et plus noble en nous), et il en est de la sorte à
cause de son adjonction à une perfection ultérieure plus élevée, qui est l’âme
raisonnable, comme nous l’avons dit plus haut (art. 2, Réponse N°2).
Objection N°2. L’union de l’âme et du
corps constitue la nature de l’espèce humaine. Or, saint Jean de Damas dit (De fid. orth., liv. 3, chap. 3) qu’en Jésus-Christ
Notre-Seigneur on ne doit pas admettre une espèce commune. Par conséquent
l’union de l’âme et du corps ne s’est pas faite en lui.
Réponse à l’objection N°2 : Cette
parole de saint Jean Damascène peut s’entendre de deux manières : 1° on
peut la rapporter à la nature humaine qui n’a pas en effet le caractère d’une
espèce commune selon qu’elle existe dans un seul et même individu, mais qui l’a
selon qu’elle est abstraite de tout individu comme la raison pure la
considère : ou selon qu’elle existe dans tous les individus. Or, le Fils
de Dieu n’a pas pris la nature humaine, telle qu’elle existe dans le concept
seul de l’intellect ; parce qu’alors il ne l’aurait pas prise en
réalité ; à moins que par hasard on ne dise que la nature humaine est une
idée séparée, comme les platoniciens ont supposé l’homme sans matière. (Ex
Arist. 1, Met., text. 6, 25 et suiv.)
Dans ce cas le Fils de Dieu n’aurait pas un corps, contrairement à ces paroles
de l’Évangile (Luc, 24, 39) : Un
esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai. On ne peut pas
dire non plus que le fils de Dieu ait pris la nature humaine telle qu’elle
existe dans tous les individus de la même espèce, parce que dans cette
hypothèse il se serait uni à tous les hommes. Il faut donc, comme le dit encore
saint Jean Damascène (eod. lib., chap. 2) qu’il ait pris la nature humaine dans
l’individu, mais non dans un autre individu qui soit le suppôt ou l’hypostase
de cette nature que dans la personne du Fils de Dieu. 2° On peut entendre ce
passage de saint Jean Damascène de manière qu’il ne se rapporte pas à la nature
humaine ; mais on doit le rapporter à l’union des deux natures, de la
nature divine et de la nature humaine qui n’en composent pas une troisième qui
soit une nature commune ; parce qu’alors cette nature pourrait se dire de
plusieurs (On pourrait la multiplier et la partager en plusieurs autres.).
C’est la pensée de ce docteur, et c’est pour cela qu’il ajoute : car de la
divinité et de l’humanité il n’a point été et il ne sera jamais engendré un
autre Christ ; c’est le même Christ qui est Dieu parfait et homme parfait
dans la divinité et l’humanité.
Objection N°3. L’âme n’est unie au corps
que pour le vivifier. Or, le corps du Christ pouvait être vivifié par le Verbe
même de Dieu qui est la source et le principe de la vie. Il n’y a donc pas eu
union de l’âme et du corps dans le Christ.
Réponse à l’objection N°3 : La vie
corporelle a deux sortes de principes ; l’un est son principe efficient,
et c’est ainsi que le Verbe de Dieu est le principe de toute vie ; l’autre
son principe formel. Puisque vivre
c’est pour les êtres vivants exister,
selon l’expression d’Aristote (De an.,
liv. 2, text. 37), il s’ensuit que comme chaque être existe formellement par sa
forme, de même le corps vit par l’âme. C’est en ce sens qu’on n’admet pas que
le corps vive par le Verbe qui ne peut être sa forme.
Mais c’est le contraire. On ne dit le
corps animé, d’après ces paroles que l’Église chante : Animatum corpus sumens, de Virgine nasci
dignatus est (Ces paroles sont empruntées à l’office de la Circoncision (Antiph. 1 Laud.).). Il y a donc eu dans
le Christ union de l’âme et du corps.
Conclusion Puisque le Christ a été de la
même espèce que les autres hommes, l’âme a été véritablement unie au corps dans
l’Incarnation, et ce serait une hérésie que de dire le contraire.
Il faut répondre qu’on dit que le Christ
est homme univoquement avec les autres hommes, comme étant de la même espèce,
d’après ces paroles de l’Apôtre (Philipp.,
2, 7) : Il est devenu semblable à nous.
Or, il appartient à la nature de l’espèce humaine que l’âme soit unie au corps.
Car la forme ne constitue l’espèce qu’autant qu’elle devient l’acte de la
matière, et c’est là proprement le terme de la génération par laquelle la
nature tend à la production de son espèce. Par conséquent il est nécessaire de
dire que l’âme a été unie au corps dans le Christ ; et le contraire serait
une hérésie, comme dérogeant à la vérité de l’humanité du Christ (Cette
doctrine a été ainsi définie par le cinquième concile de Constantinople (Confess. 8, chap. 4) : Si quis non confitetur unitatem Dei verbi
ad carnem animatam enima rationali esse factum, anathema sit.).
Article 6 : La nature
humaine a-t-elle été unie au Verbe de Dieu accidentellement ?
Objection N°1. Il semble que la nature
humaine ait été unie au Verbe de Dieu accidentellement. Car l’Apôtre dit du
Fils de Dieu (Philipp., 2, 7) : En se montrant sous l’apparence d’un homme.
Or l’habitude arrive accidentellement dans le sujet auquel elle
appartient ; soit que par habitude
on entende l’une des dix catégories ; soit qu’on la prenne pour une espèce
de la qualité (Les péripatéticiens distinguent dans la qualité quatre
espèces : l’habitude et la disposition ; la puissance et
l’impuissance ; la passion et la passibilité : la forme et la figure (Voy. Goudin, Logica, part. 1, quest. 5).). La nature humaine a donc été unie
accidentellement au Fils de Dieu.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le
dit saint Jean Damascène (De fid. orth.,
liv. 3, chap. 26), il n’est pas nécessaire que les exemples soient semblables
de tous points et qu’ils ne pèchent en rien ; car ce qui ressemble de tous
points est absolument identique et n’est plus un exemple, surtout pour les
choses divines. En effet, il est impossible de trouver un exemple semblable en
tout, et pour la théologie (c’est-à-dire pour la divinité des personnes) et
pour la dispensation (Les Grecs ont employé divers noms pour désigner
l’Incarnation. Le plus usité est celui de
οίκονόμα que saint Thomas traduit ici
par le mot dispensatio. Voyez à ce
sujet le P. Pétau (De incarn., liv.
2, chap. 4).) (c’est-à-dire pour le mystère de
l’Incarnation). La nature humaine est donc assimilée dans le Christ à un habit
(habitui), c'est-à-dire à un
vêtement ; non quant à l’union accidentelle, mais dans le sens que le
Verbe est vu par la nature humaine comme l’homme par le vêtement ; et
encore parce que c’est le vêtement qui change, car on le forme sur la figure de
celui qui le revêt ; au lieu que celui-ci ne change pas de forme pour le
vêtement. De même la nature humaine, prise par le Verbe de Dieu, a été
améliorée ; mais le Verbe de Dieu n’a pas été changé, comme l’explique
saint Augustin (Quæst., liv. 83,
quest. 73).
Objection N°2. Tout ce qui arrive à une
chose après que son être est complet lui arrive accidentellement ; car
nous appelons accident ce qui peut
appartenir et ne pas appartenir à une chose sans que le sujet soit détruit. Or,
la nature humaine est advenue dans le temps au Fils de Dieu, qui a son être
parfait de toute éternité. Elle lui est donc advenue accidentellement.
Réponse à l’objection N°2 : Ce qui
advient après que l’être est complet, advient accidentellement, à moins qu’il
n’entre dans la composition de cet être complet. Ainsi, dans la résurrection,
le corps adviendra à l’âme qui sera préexistante ; cependant il ne lui
adviendra pas accidentellement, parce qu’il participera au même être, de telle sorte
qu’il aura l’être vital par elle.
Mais il n’en est pas de même de la blancheur, parce que l’être du blanc est autre que l’être
de l’homme auquel la blancheur advient. Or, le Verbe de Dieu a eu de toute
éternité l’être complet, selon
l’hypostase ou la personne (Ainsi la nature humaine a été unie au Verbe selon
son être divin personnel, mais non selon son être naturel. D’où le concile de
Tolède dit : Solus Filius suscepit
humanitatem in singularitate personæ, non in unitate divinæ naturæ, id est, in
eo quod proprium est Filii, non quod commune.). Dans le temps la nature
humaine lui est advenue, non qu’il l’ait prise pour ne former qu’un seul être
selon la nature (comme le corps est uni à l’âme dans le même être), mais pour
ne former qu’un seul être selon l’hypostase ou la personne. C’est pourquoi la
nature humaine n’est pas unie au Fils de Dieu accidentellement.
Objection N°3. Tout ce qui n’appartient
pas à la nature ou à l’essence d’une chose est son accident ; parce que
tout ce qui est, est ou substance ou accident. Or, la nature humaine
n’appartient pas à l’essence ou à la nature divine du Fils de Dieu ; parce
que l’union ne s’est faite dans la nature, comme nous l’avons dit plus haut
(art. 1). Il faut donc que la nature humaine soit accidentellement advenue que
Fils de Dieu.
Réponse à l’objection N°3 :
L’accident se distingue par opposition de la substance. Or, le mot substance, comme on le voit (Met., liv. 5, text. 25), s’emploie de
deux manières : 1° pour l’essence ou la nature ; 2° pour le suppôt ou
l’hypostase. Par conséquent il suffit pour que l’union ne soit pas
accidentelle, qu’elle se soit faite selon l’hypostase, quoiqu’elle ne l’ait pas
été selon la nature.
Objection N°4. Un instrument n’advient
qu’accidentellement. Or, la nature humaine a été dans le Christ l’instrument de
la divinité. Car saint Jean Damascène dit (De
fid. orth., liv. 3, chap. 15) : Que la chair du Christ est l’instrument
de la divinité. Il semble donc que la nature humaine ait été unie
accidentellement au Fils de Dieu.
Réponse à l’objection N°4 : Tout ce
qu’on emploie comme instrument n’appartient pas à l’hypostase de celui qui
l’emploie, ainsi qu’on le voit pour une hache et pour un glaive. Toutefois rien
n’empêche que ce qui est uni à l’hypostase ne devienne un instrument, comme le
corps de l’homme ou ses membres. Nestorius a donc supposé que la nature humaine
a été prise par le Verbe de Dieu, seulement à la manière d’un instrument, mais
non pour être unie à l’hypostase. C’est pourquoi il n’admettait pas que cet
homme fût véritablement le Fils de Dieu, mais son instrument. D’où saint
Cyrille dit dans son Épître aux moines d’Égypte : L’Écriture ne dit pas
que cet Emmanuel (Emmanuel, Dieu avec
nous.), c'est-à-dire le Christ, a été pris à la façon d’un instrument, mais
comme un Dieu véritablement incarné ou fait homme. Quant à saint Jean
Damascène, il a voulu dire que la nature humaine était dans le Christ comme un
instrument qui appartient à l’unité d’hypostase.
Mais c’est le contraire. Ce qui se dit
accidentellement, ne désigne pas l’essence, mais la quantité, la qualité ou
quelque autre manière d’être. Si donc la nature humaine était advenue
accidentellement, quand on dit que le
Christ est homme, on ne dirait pas ce qu’il est substantiellement, mais on
exprimerait par là sa qualité, sa grandeur ou quelque autre mode ; ce qui
est contraire à la décrétale du pape Alexandre III, qui dit (Concil. Lat. 3, part. ult. chap.
20) : Puisque le Christ est Dieu parfait et homme parfait, comment peut-on
être assez téméraire pour oser dire que le Christ, selon qu’il est homme, n’est
pas tel par une dénomination substantielle (C'est-à-dire hypostatiquement.
Pierre Lombard, dont saint Thomas parle dans cet article, est l’auteur qui se
trouve censuré par cette condamnation.).
Conclusion L’Église catholique enseigne
que la nature humaine a été unie au Verbe de Dieu, non d’après son essence ou
sa nature, ni par accident, mais par un certain mode intermédiaire selon la
subsistance ou l’hypostase.
Il faut répondre que pour rendre cette
question évidente, il faut savoir qu’à l’égard du mystère de l’union des deux
natures en Jésus-Christ, il s’est élevé deux sortes d’hérésie. La première est
l’hérésie de ceux qui confondent les natures, comme Eutychès et Dioscore qui
ont supposé que des deux natures il ne s’en est formé qu’une seule ; de
telle sorte qu’ils confessaient que le Christ était de deux natures, parce que
ces deux natures avaient été distinctes avant l’union, mais ils ne voulaient
pas qu’il fût en deux natures, parce que la distinction des natures avait cessé
après leur union. L’autre hérésie fut celle de Nestorius et de Théodore de
Mopsueste qui séparaient les personnes. Car ils supposèrent qu’autre est la
personne du Fils de Dieu et autre celle du fils de l’homme, et ils les disaient
réciproquement unies : 1° par l’habilitation, dans le sens que le Verbe de
Dieu a habité dans cet homme comme dans un temple ; 2° par l’unité
d’affection, en tant que la volonté de cet homme est toujours conforme à la
volonté du Verbe de Dieu ; 3° par l’opération, parce qu’ils disaient que
cet homme est l’instrument du Verbe de Dieu ; 4° par la dignité d’honneur,
selon que tout l’honneur qu’on rend au Fils de Dieu, on le rend simultanément
au fils de l’homme à cause de son union avec le Fils de Dieu ; 5° par
équivocation, c'est-à-dire selon la communication des noms, d’après laquelle
nous disons de l’homme qu’il est Dieu et Fils de Dieu. Mais il est évident que
tous ces modes impliquent une union accidentelle (On peut voir la condamnation
expresse de toutes ces erreurs dans les anathèmes de saint Cyrille, approuvés
par l’Église entière au concile d’Ephèse. Voyez aussi le cinquième concile
œcuménique de Constantinople (Conf. 8 et
can. 4), qui est très explicite sur ce point.). D’autres docteurs qui sont
venus ensuite pensant éviter ces hérésies y sont tombés par ignorance. Car
quelques uns d’entre eux ont dit qu’il n’y avait dans le Christ qu’une
personne, mais ils y ont mis deux hypostases ou deux suppôts, en avançant qu’un
homme composé de corps et d’âme dès le commencement de sa conception avait été
pris par le Verbe de Dieu. Et c’est la première opinion que le Maître des sentences
a exposée (4 dist., liv. 3 Sent.).
D’autres, voulant conserver l’unité de personne, ont supposé que l’âme du
Christ n’avait pas été unie au corps ; mais que ces deux choses séparées
l’une de l’autre étaient unies au Verbe accidentellement ; de manière que
le nombre des personnes n’augmentât pas ; et c’est la troisième opinion
dont parle au même endroit Pierre Lombard. Or, ces deux opinions retombent
l’une et l’autre dans l’hérésie de Nestorius. La première parce que mettre deux
hypostases ou deux suppôts dans le Christ, c’est y mettre deux personnes, comme
nous l’avons dit plus haut (art. 3). Et si l’on s’appuie sur le mot de
personne, il est à remarquer que Nestorius parlait aussi de l’unicité de
personne, à cause de l’unité de dignité et d’honneur. C’est pourquoi le cinquième
concile œcuménique (Const. 2, gen. 5, collat. 8, can. 5) lance l’anathème
contre celui qui dit qu’il n’y a qu’une seule personne selon la dignité,
l’honneur et l’adoration, comme l’ont écrit Théodore et Nestorius dans leur
délire. L’autre opinion retombe aussi dans l’erreur de Nestorius en ce qu’elle
suppose une union accidentelle. Car c’est la même chose de dire que le Verbe de
Dieu a été uni à l’homme, au Christ par l’habitation, comme s’il eût été en lui
tel que dans un temple, ainsi que le disait Nestorius, et de dire que le Verbe
de Dieu a été uni à l’homme, selon qu’il l’a revêtu comme un vêtement, ainsi
que l’avance la troisième opinion. Et même cette opinion dit quelque chose de
pire que Nestorius, quand elle prétend que l’âme et le corps n’ont pas été
unis. — Mais la foi catholique tenant le milieu entre les systèmes précédents,
ne dit pas que l’union de Dieu et de l’homme s’est faite selon l’essence ou la
nature, ni par accident, mais d’une manière intermédiaire selon la subsistance
ou l’hypostase Ainsi il est dit dans le cinquième concile (loc. sup. cit.) : L’unité s’entend de beaucoup de manières ;
ceux qui suivent l’impiété d’Apollinaire et d’Eutychès, établissant la ruine
des choses qu’ils unissent (c'est-à-dire détruisant les deux natures), appellent
union ce qui est confusion. Au contraire les partisans de Théodore et de
Nestorius se plaisent à diviser les personnes, imaginant une unité d’affection.
Mais la sainte Église de Dieu, rejetant l’impiété de ces deux erreurs perfides,
confesse que le Verbe de Dieu est uni au corps par composition, c'est-à-dire
qu’il lui est uni selon la subsistance. Par conséquent, il est évident que des
trois opinions que le Maître des sentences expose, la seconde, qui affirme que
l’hypostase de Dieu et de l’homme est une seule et même hypostase, ne doit pas
être appelée une opinion, mais l’expression de la foi catholique. De même la
première qui suppose deux hypostases et la troisième qui établit une union
accidentelle, ne doivent pas être appelées des opinions, mais des hérésies
condamnées par l’Église en concile (On trouve dans l’Histoire Ecclésiastique de Racine toutes les erreurs et les
inexactitudes échappées à Pierre Lombard (Voy. tom. 5).).
Article 7 : L’union de
la nature divine et de la nature humaine est-elle quelque chose de créé ?
Objection N°1. Il semble que l’union de
la nature divine et humaine ne soit pas quelque chose de créé. Car rien de créé
ne peut exister en Dieu, parce que tout ce qui est en Dieu est Dieu. Or,
l’union est en Dieu, parce que Dieu lui-même est uni à la nature humaine. Il
semble donc que l’union ne soit pas quelque chose de créé.
Réponse à l’objection N°1 : Cette
union n’existe pas en Dieu réellement, mais d’une manière seulement
rationnelle. Car on dit que Dieu est uni à la créature, parce que la créature
est réellement unie à lui sans qu’il change.
Objection N°2. La fin est ce qu’il y a de
principal dans chaque chose. Or, la fin de l’union est l’hypostase divine ou la
personne que l’union a pour terme. Il semble donc que l’on doive juger de cette
union d’après la condition de l’hypostase divine, qui n’est pas quelque chose
de créé. L’union n’est donc pas non plus une chose créée.
Réponse à l’objection N°2 : La
raison de la relation comme du mouvement dépend de la fin ou du terme, au lieu
que son être dépend du sujet. Et parce que cette union n’a d’être réel que dans
la nature créée, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), il
s’ensuit que son être est créé.
Objection N°3. Ce par quoi une chose
existe, existe aussi plus qu’elle, comme le dit Aristote (Post., liv. 1, text. 5, chap. 2). Or, on dit que l’homme est
créateur à cause de l’union. Donc à plus forte raison l’union elle-même
n’est-elle pas quelque chose de créé, mais elle est le créateur.
Réponse à l’objection N°3 : L’homme
est appelé créateur et il est Dieu à cause de l’union, en tant qu’elle a pour
terme l’hypostase divine. Cependant il ne s’ensuit pas que l’union soit le Créateur ou qu’elle soit Dieu ;
parce que quand on dit qu’une chose est créée ceci se rapporte plutôt à son
être qu’à sa raison.
Mais c’est le contraire. Tout ce qui
commence d’être dans le temps a été créé. Or, cette union n’a pas existé
de toute éternité, mais elle a commencé d’être dans le temps. Elle est donc
quelque chose de créé.
Conclusion Puisque l’union de la nature
divine et humaine est une relation qui convient à Dieu d’après le changement de
la créature, il est nécessaire qu’elle soit quelque chose de créé.
Il faut répondre que l’union dont nous
parlons est une relation que l’on considère entre la nature divine et la nature
humaine, selon qu’elles sont unies dans une seule personne qui est celle du
Fils de Dieu. Or, comme nous l’avons dit (1a pars, quest.13, art.
7), toute relation que l’on considère entre Dieu et la créature, existe
réellement dans la créature (car c’est par le changement que la créature est
produite) ; mais elle n’existe pas réellement en Dieu ; elle n’y
existe que rationnellement, parce qu’elle ne résulte pas du changement de Dieu.
Par conséquent on doit dire que cette union dont nous parlons n’existe pas en
Dieu réellement, mais qu’elle n’y existe que rationnellement. Comme elle existe
réellement dans la nature humaine qui est une créature, il s’ensuit qu’on doit
reconnaître qu’elle est quelque chose de créé (Tous les théologiens sont
d’accord sur la nature de la relation. Ils admettent qu’elle est réelle par
rapport à la nature humaine, et rationnelle par rapport à la nature divine.
Mais ils examinent ensuite quel est le fondement de cette relation, si c’est un
nœud intermédiaire substantiel qui unit la nature humaine au Verbe. Scot,
Suarez, Vasquez et quelques thomistes, veulent qu’il en soit ainsi ;
Billuart, Scot et d’autres thomistes ne veulent pas d’autre union formelle,
distincte des extrêmes, que la relation elle-même.).
Article 8 : L’union du
Verbe Incarné est-elle la même chose que l’assomption ?
Objection N°1. Il semble que l’union ne
soit pas la même chose que l’assomption.
Car les relations comme les mouvements se spécifient d’après leur terme. Or, le
terme de l’assomption et de l’union est une même chose, puisque c’est
l’hypostase divine. Il semble donc que l’union et l’assomption ne diffèrent
pas.
Réponse à l’objection N°1 : L’union
et l’assomption ne se rapportent pas de la même manière au terme, mais d’une
manière différente, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article).
Objection N°2. Dans le mystère de l’Incarnation
le sujet qui unit et qui prend paraît être la même chose que ce qui est uni et
pris. Or, l’union et l’assomption paraissent suivre l’action et la passion de
celui qui unit et de celui qui est uni, de ce qui prend ou qui épouse et de ce
qui est pris ou épousé. Il semble donc que l’union soit la même chose que
l’assomption.
Réponse à l’objection N°2 : Celui
qui unit et celui qui prend ou qui épouse ne sont pas absolument une même
chose. Car toute personne qui épouse unit, mais non réciproquement. En effet la
personne du Père a uni la nature humaine au Fils, mais non à lui-même ;
c’est pourquoi on dit qu’il unit, mais on ne dit pas qu’il prend (C’est ce qu’indiquent ces paroles du onzième
concile de Tolède : Incarnationem hujus Filii Dei tota Trinitas operata esse credenda est… solus tamen Filius formam servi accepit in
singularitate personæ),
comme s’il eût pris pour lui (ad se
sumens). Mais la personne du Fils qui s’est uni la nature humaine, unit et
prend. Ce qui est uni n’est pas non plus la même chose que ce qui est pris ou
épousé. Car on dit que la nature divine est unie, et on ne dit pas qu’elle est
prise ou épousée.
Objection N°3. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 3, chap. 11) :
Autre chose est l’union et autre chose l’Incarnation : car l’union indique
seulement la conjonction, sans dire quel a été le terme de cette
conjonction ; au lieu que l’Incarnation le détermine. Or, l’assomption ne
détermine pas non plus quel a été le terme de cette conjonction. Il semble donc
que l’union soit la même chose que l’assomption.
Réponse à l’objection N°3 :
L’assomption détermine le terme de la conjonction relativement à celui qui
prend ; puisque le mot assomption indique que l’on prend pour soi (ad se sumptio) ; au lieu que
l’Incarnation le détermine par rapport à ce qui est pris, c'est-à-dire la chair
ou la nature humaine. C’est pourquoi l’assomption diffère rationnellement de
l’union et de l’Incarnation.
Mais c’est le contraire. On dit que la
nature divine est unie, mais on ne dit pas qu’elle est prise ou épousée.
Conclusion L’union n’est pas la même
chose que l’assomption, mais elle en diffère, parce que l’union se rapporte au
genre de la relation, au lieu que l’assomption appartient au genre de l’action
et de la passion.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (art. préc.), l’union implique une relation de la nature divine et de la
nature humaine selon qu’elles se trouvent unies dans une seule et même
personne. Or, toute relation qui commence à exister dans le temps est produite
par un changement : le changement consiste dans l’action et la passion.
Par conséquent, on doit donc dire que la première et principale différence
qu’il y ait entre l’assomption et l’union, c’est que l’union implique la
relation elle-même, au lieu que l’assomption implique l’action d’après laquelle
on dit que l’on prend, ou la passion d’après laquelle on dit qu’une chose a été
prise. – De cette différence il en découle en second lieu une autre. En effet,
l’assomption marque une chose qu’on va faire, et l’union une chose qui est
faite. C’est pourquoi on dit uni celui qui unit à soi ; tandis qu’on ne
dit pas que celui qui prend est pris (On dit bien que le Verbe a pris la nature
humaine, mais on ne dit pas qu’il ait été pris par elle.). Car la nature humaine
est signifiée comme en son terme, c'est-à-dire comme subsistante en la personne
divine pour laquelle elle a été prise quand on dit qu’elle est homme. D’où il
arrive que nous disons véritablement que le Fils de Dieu qui s’est uni à la
nature humaine est homme. Mais la nature humaine considérée en elle-même,
c'est-à-dire abstractivement, est considérée comme ayant été prise ou épousée.
Aussi nous ne disons pas que le Fils de Dieu soit la nature humaine. — De la
première différence il en résulte encore une troisième, c’est que la relation
(surtout celle d’égalité) ne se rapporte pas plus à un extrême qu’à un autre ;
au lieu que l’action et la passion se rapportent de différentes manières à
l’agent et au patient, et à des termes divers. C’est pourquoi l’assomption
détermine le point de départ et le point d’arrivée. Car le mot assomption
indique que l’on a pris d’un autre pour soi (ab alio ad se sumptio) ; au lieu que l’union ne détermine rien
de tout cela. C’est pourquoi on dit indifféremment que la nature humaine a été
unie à la nature divine et réciproquement ; tandis qu’on ne dit pas que la
nature divine a été prise par la nature humaine, mais le contraire : parce
que la nature humaine a été adjointe à la personnalité divine ; de telle
sorte que la personne divine subsiste dans cette nature.
Article 9 : L’union
des deux natures dans le Christ est-elle la plus grande des unions ?
Objection N°1. Il semble que l’union des
deux natures dans le Christ ne soit pas la plus grande des unions. Car ce qui
est uni est inférieur sous le rapport de l’unité à ce qui est un ; parce
que ce qui est uni se dit par participation, au lieu que ce qui est un se dit
par essence. Or, dans les choses créées il y en a qu’on dit absolument une,
comme on le voit principalement à l’égard de l’unité elle-même qui est le
principe du nombre. Cette union dont nous parlons n’implique donc pas la plus
grande unité.
Réponse à l’objection N°1 : L’unité
de la personne divine est plus grande que l’unité numérale qui est le principe
du nombre. Car l’unité de la personne divine est l’unité incréée qui subsiste
par elle-même, et qui n’est pas reçue dans un sujet par participation. Elle est
aussi complète en soi, ayant tout ce qui appartient à la nature de l’unité.
C’est pourquoi il ne lui convient pas d’être partie, comme il convient à
l’unité numérale qui est une partie du nombre et qui entre dans toutes les
choses que l’on compte. C’est pourquoi sous ce rapport l’union de l’Incarnation
l’emporte sur l’unité numérale, c'est-à-dire en raison de l’unité même de la
personne divine, mais non en raison de la nature humaine qui n’est pas l’unité
même de la personne divine, mais qui lui est unie.
Objection N°2. Plus les choses qui sont
unies sont éloignées et moindre est leur union. Or, les choses qui sont unies
par cette union sont les plus éloignées, puisqu’il s’agit de la nature divine
et de la nature humaine qui sont infiniment distantes. Cette union est donc la
moindre.
Réponse à l’objection N°2 : Ce
raisonnement s’appuie sur les choses qui sont unies, mais non sur la personne
dans laquelle est faite l’union.
Objection N°3. Par l’union on fait quelque
chose d’un. Or, par l’union de l’âme et du corps il se fait en nous quelque
chose d’un en personne et en nature, au lieu que par l’union de la nature
divine et de la nature humaine il se fait quelque chose d’un seulement en
personne. L’union de l’âme et du corps est donc plus grande que celle de la
nature divine et de la nature humaine. Par conséquent l’union dont nous parlons,
n’implique pas la plus grande unité.
Réponse à l’objection N°3 : L’unité
de la personne divine est une unité plus grande que l’unité de la personne et
de la nature en nous. C’est pourquoi l’union de l’Incarnation est plus grande
que l’union de l’âme et du corps en nous.
Objection N°4. Ce qui est contraire c’est
que saint Augustin dit (De Trin., liv.
1, chap. 10) : que l’homme est plus dans le Fils de Dieu que le Fils dans
le Père. Or, le Fils est dans le Père par unité d’essence, au lieu que l’homme
est dans le Fils par l’union de l’Incarnation. L’union de l’Incarnation est
donc plus grande que l’unité de l’essence divine, qui est cependant la plus
grande des unions, et par conséquent l’union de l’Incarnation implique la plus
grande unité (Nous ferons observer que cet alinéa qui se trouve dans tous les
articles après les objections ne renferme pas la véritable pensée de saint
Thomas. C’est l’opinion contraire à celle présentée dans les objections, mais
on sait que deux propositions contraires peuvent être fausses toutes les deux.).
Réponse à l’objection N°4 : Quant à
ce que l’on objecte dans le sens contraire, il suppose une chose fausse ;
c’est que l’union de l’Incarnation est plus grande que l’unité des personnes
divines en essence (Saint Bernard a parfaitement exprimé le dogme sur ce point (De consid., liv. 5, chap. 8) : Inter omnia quae rectè unum dicuntur, arcem
tenet unitas Trinitatis, quâ tres personæ una substantia sunt, secundo loco
illa præcellit quâ è converso ires substantiæ una in Christo persona sunt.). Il faut répondre au passage de saint
Augustin, que la nature humaine n’est pas plus dans le Fils de Dieu que le Fils
de Dieu dans le Père, mais beaucoup moins. Cependant l’homme lui-même est sous
un rapport dans le Fils plus que le Fils dans le Père, dans le sens qu’on
désigne le même suppôt en disant l’homme (selon qu’on entend le Christ) et en
disant, le Fils de Dieu ; au lieu que le suppôt du Père et du Fils n’est
pas le même.
Conclusion Quoique par rapport aux
natures qui sont unies, l’union de la nature divine et de la nature humaine ne
soit pas la plus grande ; cependant elle est la plus grande par rapport à
la personne divine dans laquelle elles sont unies.
Il faut répondre que l’union implique la
conjonction de plusieurs choses en une seule. L’union de l’Incarnation peut
donc se considérer de deux manières : 1° de la part des choses qui sont
unies ; 2° de la part du sujet dans lequel elles le sont. Sous ce dernier
rapport cette union l’emporte sur les autres ; car l’unité de la personne
divine dans laquelle sont unies les deux natures est la plus grande. Mais elle
ne l’emporte pas relativement aux choses qui sont unies (Les extrêmes qui sont
unis sont au contraire infiniment distants, puisque l’un est infini et l’autre
fini.).
Article 10 : L’union
des deux natures dans le Christ a-t-elle été faite par la grâce ?
Objection N°1. Il semble que l’union de
l’Incarnation n’ait été faite par la grâce. Car la grâce est un accident, comme
nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 110, art. 2). Or, l’union
de la nature humaine avec la nature divine ne s’est pas faite par accident,
comme nous l’avons démontré (art. 6). Il semble donc que l’union de l’Incarnation
n’ait pas été faite par la grâce.
Réponse à l’objection N°1 : La grâce
qui est un accident est une ressemblance de la divinité à laquelle l’homme
participe. Par l’Incarnation on ne dit pas que la nature humaine a participé à
une ressemblance quelconque de la nature divine, mais on dit qu’elle a été unie
à la nature divine elle-même dans la personne du Fils. Or, la chose elle-même
est plus grande qu’une participation à sa ressemblance.
Objection N°2. Le sujet de la grâce est
l’âme. Or, comme le dit saint Paul (Col.,
2, 9) : Toute la plénitude de la
divinité habite corporellement dans le Christ. Il semble donc que cette
union ne se soit pas faite par la grâce.
Réponse à l’objection N°2 : La grâce
habituelle n’existe que dans l’âme. Mais la grâce (c’est-à-dire le don gratuit
de Dieu qui consiste à être uni à la personne divine) appartient à toute la
nature humaine qui se compose d’une âme et d’un corps. C’est en ce sens qu’on
dit que la plénitude de la divinité a habité corporellement dans le
Christ ; parce que la nature divine a été unie non seulement à l’âme, mais
encore au corps. D’ailleurs on pourrait dire aussi que d’après saint Paul la
divinité a habité dans le Christ corporellement, c’est-à-dire qu’elle n’y a pas
été à l’état d’ombre, comme elle a habité dans les sacrements de l’ancienne
loi, au sujet desquels l’Apôtre ajoute qu’ils sont l’ombre des choses futures, au lieu que le Christ est le corps ;
selon qu’on oppose le corps à l’ombre. — D’autres disent encore que la divinité
a habité dans le Christ corporellement, c'est-à-dire de trois manières, comme
le corps a trois dimensions : 1° par l’essence, la présence et la
puissance, comme dans les autres créatures ; 2° par la grâce sanctifiante,
comme dans les saints ; 3° par l’union personnelle qui est propre au
Christ lui-même.
Objection N°3. Tout saint est uni à Dieu
par la grâce. Si donc l’union de l’Incarnation eût existé par la grâce, il semble
qu’on ne dirait pas du Christ autrement que des autres saints qu’il est Dieu.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin
dit (Lib. de prædest. sanct., chap.
15) : Au commencement de la foi tout homme devient chrétien par la grâce
qui a fait de cet homme le Christ dès son origine. Or, cet homme est devenu le
Christ par l’union de nature humaine avec la nature divine. Cette union a donc
eu lieu par la grâce.
Conclusion L’union de la nature divine et
de la nature humaine s’est faite dans le Christ, non par une grâce habituelle,
mais gratuitement par le don et la volonté de Dieu et non d’après des mérites
antérieurs.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (1a 2æ, quest. 110, art. 1), le mot de grâce a une double acception ; il
signifie la volonté de Dieu qui donne quelque chose gratuitement, ou le don
gratuit de Dieu. Or, la nature humaine a besoin de la volonté gratuite de Dieu
pour être élevée vers lui, puisque c’est au-dessus des forces de sa nature.
Mais elle est élevée vers Dieu de deux manières : 1° par opération, c’est
ainsi que les saints connaissent et aiment Dieu ; 2° par l’être personnel.
Ce mode est particulier au Christ dans lequel la nature humaine a été prise
pour être dans la personne du Fils de Dieu. Or, il est évident que la
perfection de l’opération demande que la puissance opérante soit perfectionnée
par une habitude : mais il ne faut pas d’habitude intermédiaire pour que
la nature ait l’être dans son suppôt. Par conséquent il faut dire que si l’on
prend la grâce pour la volonté même de Dieu qui agit gratuitement, ou qui a
quelqu’un pour agréable, l’union de l’Incarnation s’est faite par elle, comme
l’union des saints avec Dieu se fait par la connaissance de l’amour. Mais si
par grâce on entend le don gratuit de Dieu, ce qui fait que la nature humaine a
été unie à la personne divine peut être appelé une grâce (dans le sens que ce
mystère s’est accompli sans aucun mérite antérieur), mais non pas de manière
que l’union se soit faite par l’intermédiaire d’une grâce habituelle.
La réponse à la troisième objection est
donc évidente ; puisque l’union de l’Incarnation ne s’est pas faite
seulement par la grâce habituelle, comme les autres saints sont unis à Dieu,
mais qu’elle s’est faite selon la subsistance ou la personne.
Article 11 : Y a-t-il
des mérites qui aient précédé l’union du Verbe Incarné ?
Objection N°1. Il semble que l’union de
l’Incarnation soit résultée de certains mérites. Car sur ces paroles (Ps. 32) : Que votre miséricorde se répande sur nous, comme nous avons espéré en
vous ; la glose dit (ord.)
que le prophète insinue par là le désir qu’il a eu de l’Incarnation et qu’il
montre que ce désir a mérité d’être accompli. L’Incarnation tombe donc sous le
mérite.
Objection N°2. Quiconque mérite une
chose, mérite ce sans quoi il est impossible de l’obtenir. Or, les anciens
patriarches méritaient la vie éternelle à laquelle ils ne pouvaient parvenir
que par l’Incarnation. Car saint Grégoire dit (Mor., liv. 13, chap. 15) : Ceux qui ont précédé l’arrivée du
Christ en ce monde ne pouvaient d’aucune manière, quel qu’ait été leur degré de
justice en quittant cette terre, être reçus immédiatement dans le sein de la
céleste patrie, parce qu’il n’était pas encore venu, celui qui devait placer
les âmes des justes dans leur demeure éternelle. Il semble donc qu’ils aient
mérité l’Incarnation.
Objection N°3. On dit de la B. Vierge
Marie qu’elle a mérité porter en elle le maître du monde (Dominum omnium meruit portare (Offic. ad matut.).). Ce qui s’est
fait par l’Incarnation. L’Incarnation a donc été l’objet du mérite.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin
dit (Lib. de prædest. sanct., chap.
15) : Que celui qui trouve dans notre chef des mérites antérieurs à cette
génération singulière, cherche en nous qui sommes ses membres des mérites
antérieurs à notre régénération qui s’est si multipliée. Or, il n’y a pas de
mérites qui aient précédé notre régénération, d’après ces paroles de saint Paul
(Tite, 3, 5) : Il nous a sauvés non
à cause des œuvres de justice que nous avons faites, mais à cause de sa
miséricorde, par le baptême de la régénération. Il n’y a donc pas de
mérites qui aient précédé cette génération du Christ.
Conclusion Aucuns mérites ni de la part
du Christ, ni de la part des autres, n’ont précédé l’union divine du
Verbe ; puisqu’elle est au dessus de toute union des bienheureux et
qu’elle est le principe de tout mérite : cependant les saints patriarches
ont mérité l’Incarnation ex congruo,
en la désirant et en la demandant.
Il faut répondre que quant au Christ
lui-même il est évident d’après ce qui a été dit précédemment (art. préc.) que
ses mérites n’ont pu nullement précéder son union. Car nous n’admettons pas
qu’il ait été auparavant un simple mortel, et qu’ensuite par le mérite de sa
bonne conduite il ait obtenu d’être le Fils de Dieu, comme l’a prétendu Photin
(Cette erreur a été aussi celle de Nestorius et du luthérien Sternbenger, qui
prétendait que le Christ avait mérité par ses vertus d’être adopté par Dieu
pour son Fils, et que cette adoption avait eu lieu lorsque Jean le baptisa dans
le Jourdain.) ; mais nous établissons que dès le commencement de sa
conception cet homme a été véritablement le Fils de Dieu, puisqu’il n’a pas
d’autre hypostase que celle du Fils de Dieu, d’après ces paroles de l’Évangile
(Luc, chap. 1) : Le fruit saint qui
naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu. C’est pourquoi toutes les
opérations de cet homme sont résultées de l’union, et par conséquent il n’y en
a aucune qui ait pu la mériter. – Les œuvres d’un autre homme quel qu’il soit
n’ont pas pu non plus mériter cette union ex
condigno : 1° Parce que les œuvres méritoires de l’homme se rapportent
proprement à la béatitude qui est la récompense de la vertu et qui consiste
dans la pleine jouissance de Dieu ; au lieu que l’union de l’Incarnation,
puisqu’elle existe dans l’être
personnel, surpasse l’union des esprits bienheureux avec Dieu qui se fait par
l’acte de la jouissance : c’est pourquoi elle ne peut pas être l’objet du
mérite. 2° Parce que la grâce ne peut tomber sous le mérite. Car le principe du
mérite ne se mérite pas, et par conséquent la grâce ne se mérite pas non plus,
puisqu’elle est le principe du mérite. L’Incarnation est encore beaucoup moins
l’objet du mérite, puisqu’elle est le principe de la grâce, d’après ces paroles
de saint Jean (Jean, 1, 17) : C’est
Jésus-Christ qui a apporté la grâce et la vérité. 3° Parce que l’Incarnation
du Christ a régénéré toute la nature humaine. C’est pourquoi elle n’a pu être
méritée par un simple particulier, parce que le bien d’un seul individu ne peut
pas être la cause du perfectionnement de la nature entière. — Cependant les saints
patriarches ont mérité l’Incarnation ex
congruo, en la désirant et en la demandant. Car il était convenable que
Dieu exauçât ceux qui lui obéissaient.
La réponse à la première objection est
par là même évidente.
Réponse à l’objection N°2 : Il est
faux de dire que le mérite embrasse toutes les choses sans lesquelles on ne
peut obtenir la récompense. Car il y en a qui ne sont pas seulement requises
pour la récompense, mais qui sont encore préalablement exigées pour le
mérite ; comme la bonté divine et sa grâce ; et la nature elle-même
de l’homme. De même le mystère de l’Incarnation est le principe du
mérite ; parce que nous avons tous
reçu de la plénitude du Christ, comme le dit saint Jean (Jean, 1, 16).
Réponse à l’objection N°3 : On dit
que la bienheureuse Vierge a mérité de porter le maître du monde, non parce
qu’elle a mérité qu’il s’incarne, mais parce qu’elle a mérité, d’après la grâce
qui lui a été donnée, le degré de pureté et de sainteté nécessaire pour qu’elle
pût être convenablement la mère de Dieu (Elle a mérité de congruo la maternité divine. Cette pensée de saint Thomas est
celle de tous les grands docteurs. Voyez saint Augustin (De peccat. merit. et remiss., liv. 2, chap. 24), saint Jérôme (Epist. 22 ad Eustochium), saint Grég. (Reg., liv. 1, chap. 1), saint Pierre
Damien (serm. 2, De assumpt.).).
Article 12 : La grâce
de l’union a-t-elle été naturelle au Christ, en tant qu’Homme-Dieu ?
Objection N°1. Il semble que la grâce de
l’union n’ait pas été naturelle au Christ, comme Homme-Dieu. Car l’union de l’Incarnation
ne s’est faite dans la nature, mais dans la personne, comme nous l’avons dit
(art. 2). Or, chaque chose tire son nom de son terme. On doit donc appeler
cette grâce plutôt une grâce personnelle que naturelle.
Réponse à l’objection N°1 : Quoique
l’union ne se soit pas faite dans la nature, cependant elle a été produite par
la vertu de la nature divine qui est véritablement la nature du Christ (Elle
n’est pas seulement sa nature matériellement, mais elle l’est encore
formellement, parce que le mot de Christ embrasse les deux natures :
l’humanité unie à la divinité.). Et elle a aussi convenu au Christ dès le
commencement de sa naissance.
Objection N°2. La grâce se divise par
opposition à la nature, comme les choses gratuites qui viennent de Dieu se
distinguent par opposition des choses naturelles, qui viennent d’un principe
intrinsèque (Tout vient de Dieu, mais on appelle naturel ce qui est dû à
l’essence d’une chose, de manière que cette chose ne peut pas exister sans
cela, et on appelle gratuit ce que lui donne par surcroît la bonté de Dieu.).
Or, quand il s’agit de choses qui se distinguent par opposition, l’une ne tire
pas son nom de l’autre. La grâce du Christ ne lui est donc pas naturelle.
Réponse à l’objection N°2 : Le mot grâce et le mot naturel ne s’emploient pas sous le même rapport. On appelle grâce
l’union hypostatique, selon qu’elle ne résulte d’aucun mérite ; et on
l’appelle naturelle parce qu’elle existe par la vertu de la nature divine dans
l’humanité du Christ, dès sa naissance.
Objection N°3. On appelle naturel ce qui
est selon la nature. Or, la grâce de l’union n’est pas naturelle au Christ,
d’après la nature divine, parce qu’alors elle conviendrait aussi aux autres
personnes. Elle ne lui est pas naturelle non plus selon la nature humaine,
parce que dans ce cas elle conviendrait à tous les hommes qui sont de la même
nature que lui. Il semble donc qu’elle ne lui soit naturelle d’aucune manière.
Réponse à l’objection N°3 : La grâce
de l’union n’est pas naturelle au Christ selon la nature humaine, comme si elle
avait été produite par les principes de cette nature. C’est pourquoi il n’est
pas nécessaire qu’elle convienne à tous les hommes. Cependant elle lui est naturelle
d’après la nature humaine, en ce qu’elle a été le propre de sa naissance, selon
qu’il a été conçu de l’Esprit Saint pour être le Fils naturel de Dieu et de
l’homme. Mais selon la nature divine elle lui est naturelle, en ce que la
nature divine est le principe actif de cette grâce. Et ceci convient à la
Trinité tout entière, c'est-à-dire qu’il lui convient d’être le principe actif
de cette grâce.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin
dit (Ench., chap. 40) : En
recevant la nature humaine il s’est produit en lui une grâce qui lui est en
quelque sorte naturelle, et par laquelle il ne peut jamais tomber dans le
péché.
Conclusion Puisque la nature humaine dans
le Christ a été unie à la personne divine dès le commencement de sa conception,
et que son âme a été remplie de la grâce habituelle, la grâce d’union et la
grâce habituelle n’ont pas été naturelles en lui, comme si elles étaient nées
des principes de la nature humaine ; mais on dit que ces deux grâces ont
été l’une et l’autre naturelles en lui, parce qu’elles ont été produites par la
nature divine et qu’elles ont été en lui dès sa naissance.
Il faut répondre que, d’après Aristote (Met., liv. 5, text. 5), la nature indique ou la naissance ou
l’essence de la chose. Par conséquent on peut donner au mot naturel deux sortes
d’acception : 1° On peut désigner par là ce qui découle uniquement des
principes essentiels de la chose, comme il est naturel au feu de s’élever. 2°
On dit naturel à l’homme ce qu’il possède depuis sa naissance, d’après ces
paroles de l’Apôtre (Eph., 2,
3) : Nous étions par nature des
enfants de colère. Et le Sage dit (Sag.,
12, 10) : Leur race est méchante et
la malice leur est naturelle (Elle ne découle pas des principes de leur
nature considérés en eux-mêmes, mais elle leur est innée.). On ne peut donc pas
dire que la grâce du Christ (qu’il s’agisse de la grâce d’union ou de la grâce
habituelle) soit naturelle dans le sens qu’elle résulte des principes de la
nature humaine dans le Christ, quoiqu’on puisse l’appeler naturelle, selon
qu’elle est venue dans la nature humaine du Christ, sous l’action de sa nature
divine qui en est la cause. On dit aussi que ces deux grâces sont l’une et
l’autre naturelles dans le Christ, en ce sens qu’il les a eues dès sa
naissance ; parce que dès le commencement de sa conception la nature
humaine a été unie à la personne divine, et son âme a été remplie du don de la
grâce.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé
Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant
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