Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
3a = Tertia Pars = 3ème partie
Question 3 : Du mode de l’union considéré par rapport à
la personne qui a pris la nature humaine (Cette question difficile demande tout particulièrement à être
approfondie. Car c’est en établissant tous les rapports de la personne avec les
natures ou des natures entre elles que l’on peut jeter quelques lumières sur
les profondeurs du mystère.)
Nous avons maintenant à considérer
l’union par rapport à la personne qui a pris la nature divine. — A cet égard
huit questions se présentent : 1° Convient-il à la personne divine de
prendre une autre nature ? — 2° Cet acte convient-il à la nature
divine ? — 3° Une nature peut-elle prendre quelque chose, abstraction
faite de la personnalité ? — 4° Une personne peut-elle prendre une nature
sans une autre personne ? (Cet article est de foi, et il est parfaitement
défini dans le Concile de Nicée.) — 5° Toute personne peut-elle prendre une
nature ? (Saint Anselme paraît avoir été sur ce point d’un sentiment
différent de celui de saint Thomas (De
Incarn., chap. 4).) — 6° Plusieurs personnes peuvent-elles prendre une
seule nature numériquement ? (Scot (3, dist. 1, quest. 2) et ses partisans
sont sur cette question d’un sentiment contraire à celui de saint Thomas, mais
les théologiens suivent plus généralement la doctrine du Docteur angélique.) —
7° Une personne peut-elle prendre deux natures numériquement ? — 8°
Était-il plus convenable que ce fût la personne du Fils de Dieu qui prit la
nature humaine qu’une autre personne divine ? (Ces rapports de convenance
ont été développés fréquemment par les Pères. Saint Thomas résume ici
principalement saint Augustin.)
Article 1 :
Convenait-il à une personne divine de prendre une nature créée ?
Objection N°1. Il semble qu’il ne
convenait pas à une personne divine de prendre une nature créée. Car la
personne divine signifie quelque chose d’infiniment parfait. Or, le parfait est
ce qui n’est susceptible d’aucune addition. Par conséquent puisqu’ici prendre (assumere) c’est pour ainsi dire prendre
pour soi (ad sumere), et que ce qui
est pris s’ajoute à celui qui le prend, il semble qu’il ne soit pas convenable
pour une personne divine de prendre une nature créée.
Réponse à l’objection N°1 : La
personne divine étant infinie on ne peut rien y ajouter. C’est ce qui fait dire
à saint Cyrille (Epist. syn. Ephes. conc.) :
Ce n’est pas par apposition que nous comprenons le mode d’union ; comme
aussi dans l’union de l’homme avec Dieu qui se fait par la grâce d’adoption, on
n’ajoute pas à Dieu quelque chose, mais ce qui est divin s’ajoute à l’homme, et
par conséquent ce n’est pas Dieu, mais l’homme qui est perfectionné.
Objection N°2. Celui qui prend pour soi
une chose se communique en quelque sorte à ce qu’il élève vers lui, comme la
dignité se communique à celui qui est élevé vers elle. Or, il est de l’essence
de la personne qu’elle soit incommunicable, comme nous l’avons dit (1a
pars, quest. 29, art. 1). Il ne convient donc pas à la personne divine de prendre
une nature, c’est-à-dire de se l’unir.
Réponse à l’objection N°2 : On dit
que la personne est incommunicable dans le sens qu’on ne peut pas l’appliquer à
plusieurs suppôts. Cependant rien n’empêche qu’on ne dise de la personne
plusieurs choses. Ainsi il n’est pas contraire à la nature de la personne
d’être communiquée de manière à subsister en plusieurs natures, car plusieurs
natures peuvent se rencontrer accidentellement dans une personne créée ;
comme dans la personne d’un seul et même homme se trouvent la quantité et la qualité.
Mais ce qu’il y a de propre à la personne divine en raison de son infinité
(Toute personnalité finie ne peut avoir pour terme que sa nature propre, parce
qu’elle tire son espèce de la nature dont elle est le complément, au lieu que
la personne divine, en raison de son infinité, n’est d’aucun genre ni d’aucune
espèce, et, par là même qu’elle renferme éminemment la perfection de toutes les
natures possibles, elle est apte à les avoir toutes pour terme.), c’est qu’il se fasse en elle une
réunion de natures qui n’a pas lieu accidentellement, mais selon la subsistance.
Objection N°3. La personne est constituée
par la nature. Or, il répugne que ce qui est constitué prenne ce qui le
constitue ; parce que l’effet n’agit pas sur sa cause. Il ne convient donc
pas à une personne de prendre une nature.
Réponse à l’objection N°3 : Comme
nous l’avons dit (quest. 2, art. 1), la nature humaine ne constitue pas la
personne divine absolument mais elle la constitue, selon que la personne divine
est dénommée d’après cette nature (Ainsi on dit qu’elle est née, qu’elle a
souffert, etc.). Car ce n’est pas la nature humaine qui fait absolument que le
Fils de Dieu est une personne (puisqu’il l’a été de toute éternité), mais elle
fait seulement qu’il est homme, au lieu que la personne divine est absolument
constituée d’après la nature divine. C’est pourquoi on ne dit pas qu’elle prend
la nature divine, mais la nature humaine.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin
dit dans son livre (Ce livre a été faussement attribué à Saint Augustin :
Il est de saint Fulgence, qui est une autre gloire de l’Eglise d’Afrique.) (De fid. ad Pet., chap. 2) que Dieu le
Fils unique du Père a pris en sa personne la forme, c'est-à-dire la nature du
serviteur. Or, le Fils unique est une personne. Donc il convient à la
personne de recevoir une nature, c’est-à-dire de la prendre pour elle ou de
l’épouser.
Conclusion Puisque assumer c’est prendre
quelque chose pour soi, et que par là se trouvent exprimés le principe et le
terme de l’acte (ce qui convient à la personne), il s’ensuit qu’il convient de
la manière la plus propre à la personne de prendre une nature.
Il faut répondre que le mot d’assomption implique deux choses, le
principe de l’acte et son terme. Car assumer, c’est prendre quelque chose pour
soi. Or, la personne est le principe et le terme de cette action. Elle en est
le principe, parce qu’il convient en propre à la personne d’agir, et que c’est
par l’action divine que la nature a été prise. Elle en est aussi le terme,
parce que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1 et 2), l’union s’est
faite dans la personne et non dans la nature. Par conséquent il est évident
qu’il convient à la personne de la manière la plus propre de prendre une
nature.
Article 2 :
Convient-il à la nature divine de prendre une autre nature ?
Objection N°1. Il semble qu’il ne
convienne pas à la nature divine de prendre (assumere) une autre nature, parce que, comme nous l’avons dit (art.
préc.), assumer, c’est pour ainsi dire prendre pour soi quelque chose. Or, la
nature divine n’a pas pris pour elle la nature humaine ; parce que l’union
ne s’est pas faite dans la nature, mais dans la personne, comme nous l’avons
dit (quest. 2, art. 1 et 3). Il ne convient donc pas à la nature divine de prendre
la nature humaine.
Réponse à l’objection N°1 : Le mot soi est réciproque et se rapporte au
même suppôt. Or, la nature divine ne diffère pas de la personne du Verbe par le
suppôt. C’est pourquoi selon que la nature divine prend la nature humaine pour
la personne du Verbe, on dit qu’elle la prend pour soi. Mais quoique le Père prenne la nature humaine pour la personne
du Verbe, il ne la prend néanmoins pas pour lui, parce que le suppôt du Père et
celui du Verbe n’est pas le même. C’est pourquoi on ne peut pas dire dans le
sens propre que le Père prend la nature humaine.
Objection N°2. La nature divine est
commune aux trois personnes. Si donc il convient à la nature divine d’en
prendre une autre, il s’ensuit que cela convient aux trois personnes, et
qu’ainsi le Père a pris la nature humaine aussi bien que le Fils ; ce qui
est erroné (Ce serait même une hérésie, qui a été condamnée dans Sabellius et
ses partisans.).
Réponse à l’objection N°2 : Ce qui
convient à la nature divine en soi convient aux trois personnes, comme la
bonté, la sagesse, etc. Mais il lui convient de prendre la nature humaine en
raison de la personne du Verbe, comme nous l’avons vu (dans le corps de
l’article.). C’est pourquoi cet acte ne convient qu’à cette personne seule.
Objection N°3. Prendre, c’est agir. Or,
agir convient à la personne, et non à la nature qui est plutôt signifiée comme
le principe par lequel l’agent agit. Donc prendre (assumere) ne convient pas à la nature.
Réponse à l’objection N°3 : Comme en
Dieu ce qu’il est et ce par quoi il est, est une même chose, de même en lui ce
qui agit est identique à ce par quoi il agit ; parce que chaque chose agit
en tant qu’elle est être. Par conséquent, la nature divine est ce par quoi Dieu
agit, et elle est Dieu agissant (Mais dans la créature le suppôt est ce qui
agit, et la nature ce par quoi il agit, et la nature et le suppôt sont donc
distincts. Si on les distinguait de la sorte en Dieu, il faudrait admettre une
quaternité.).
Mais c’est le contraire. Saint Augustin
(Fulgence) dit (Lib. de fid. ad Pet.,
chap. 2) : Cette nature qui est toujours engendrée du Père, c’est-à-dire
qui vient du Père par la génération éternelle, a reçu notre nature sans péché
d’une femme vierge.
Conclusion Il convient premièrement et de
la manière la plus propre à la personne divine de prendre la nature humaine,
mais cet acte convient aussi secondairement à la nature divine.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (art. préc.), le mot assumer signifie deux choses, le principe de l’action
et son terme. Il convient à la nature divine d’être par elle-même le principe
de l’assomption, parce que c’est par
sa vertu qu’elle s’est faite. Mais il ne lui convient pas d’en être par
elle-même le terme ; elle ne l’est qu’en raison de la personne dans
laquelle on la considère (Solus Filius
suscepit humanitatem in singularitate personæ, non in unitate divinæ naturæ, id
est, in eo quod est proprium Filii, non quod est commune Trinitati (Concil. Tolet., sess. 6, chap. 1).). C’est pourquoi on dit premièrement et
de la manière la plus propre que la personne prend la nature, mais on peut dire
secondairement que la nature divine a pris la nature humaine pour sa personne.
Ainsi on dit que la nature s’est incarnée ; non qu’elle se soit changée en
chair, mais parce qu’elle a pris la nature de la chair. C’est ce qui fait dire
à saint Jean Damascène (De fid. orth.,
liv. 3, chap. 6) : Nous disons que la nature de Dieu s’est incarnée,
d’après l’autorité de saint Athanase (Confitemur
unam naturam Dei Verbi incarnatam et adoratione unà cum suâ carne adorandam,
dit saint Athanase. Sur l’expression unam
naturam incarnatam, voyez la discussion de Bossuet contre Ellies Dupin (Œuvres de Bossuet, tom. 30, p. 614 et
suiv., édit. de Versailles).) et de
saint Cyrille (In conc. Chalc., art.
2, Epist. Cyrill. ad
Joann. episc. Antioch.).
Article 3 : La
personnalité étant abstraite de la nature par notre entendement, la nature
peut-elle encore prendre quelque chose ?
Objection N°1. Il semble que la
personnalité ayant été abstraite par notre entendement, la nature divine ne puisse
plus en prendre une autre. Car nous avons dit (art. 1) qu’il convient à la
nature divine d’en prendre une autre en raison de la personne. Or, ce qui
convient à une chose, en raison d’une autre, ne peut lui convenir du moment que
cette dernière est écartée ; comme le corps qui est visible en raison de la
couleur ne peut être vu sans elle. Par conséquent la personnalité ayant été
abstraite par l’intellect, la nature divine ne peut plus en prendre une autre.
Réponse à l’objection N°1 : Comme en
Dieu ce qu’il est et ce par quoi il est, est une même chose ; tout ce que
l’on attribue à Dieu abstractivement considéré en soi, sans tenir compte du
reste, est quelque chose de subsistant, et par conséquent c’est une personne,
puisque cela existe dans une nature intellectuelle. Ainsi, comme maintenant en
posant les propriétés personnelles en Dieu, nous disons qu’il y a trois
personnes, de même si nous écartons ces propriétés par notre entendement, il
restera dans notre pensée la nature divine comme chose subsistante et comme
personne. Et par là on peut concevoir qu’elle prenne la nature humaine, en
raison de sa subsistance ou de sa personnalité.
Objection N°2. L’assomption implique le
terme de l’union, comme nous l’avons dit (loc.
cit.). Or, l’union ne peut pas se faire dans la nature, mais seulement dans
la personne. Par conséquent la personnalité ayant été abstraite, la nature
divine ne peut pas en prendre une autre.
Réponse à l’objection N°2 : Les
personnalités des trois personnes étant abstraites par l’intellect, il restera
dans l’intellect la seule personnalité de Dieu, comme les Juifs le
comprennent ; et elle peut être le terme de l’assomption ; comme nous disons maintenant que cet acte a
pour terme la personne du Verbe.
Objection N°3. Nous avons dit (1a
pars, quest. 11, art. 3) que dans les choses divines, la personnalité étant
abstraite, il ne reste rien. Or, ce qui prend est quelque chose. La nature
divine ne peut donc pas en prendre une autre, du moment que la personnalité est
abstraite.
Réponse à l’objection N°3 : La
personnalité ayant été abstraite par l’entendement, on dit qu’il ne reste rien
par la manière de résolution, parce
que le fondement de la relation n’est pas autre chose que la relation
elle-même ; et que tout ce qu’on considère en Dieu, on le considère comme
un suppôt subsistant. Cependant parmi les choses que l’on dit de Dieu, il y en
a qu’on peut concevoir sans les autres, non par manière de résolution, mais
comme nous l’avons dit (Ainsi, par abstraction, on peut concevoir la
toute-puissance, qui sera toujours une chose subsistante, et, par là même,
capable d’agir et d’unir à soi une nature créée.) (dans le corps de
l’article.).
Mais c’est le contraire. En Dieu on
appelle personnalité la propriété personnelle qui est triple, et qui comprend
la paternité, la filiation et la procession, comme nous l’avons dit (1a
pars, quest. 30, art. 3). Or, ces propriétés étant abstraites par
l’entendement, il reste encore la toute-puissance de Dieu par laquelle s’est
faite l’Incarnation, d’après cette parole de l’Ange (Luc 1, 37) : Il n’y a rien d’impossible à Dieu. Il
semble donc qu’après avoir fait abstraction
de la personnalité, la nature divine en puisse prendre une autre (D’après
Billuart, ce sentiment est communément soutenu parmi les thomistes, qui reconnaissent
une subsistance commune et absolue, distincte des subsistances relatives qui
constituent les personnes.).
Conclusion La personnalité ayant été
abstraite par notre entendement qui perçoit les choses divines à sa manière, on
peut encore concevoir que la nature divine en prenne une autre.
Il faut répondre que notre entendement se
rapporte de deux manières : 1° Pour connaître Dieu comme il est. En ce
sens il est impossible que l’intellect circonscrive en Dieu une chose et qu’il
en reste une autre ; parce que tout ce qui est en Dieu est un, sauf la
distinction des personnes. Toutefois, du moment que l’une d’elles est ôtée les
autres le sont aussi, parce qu’elles ne se distinguent que par les relations
qui doivent exister simultanément. 2° L’entendement se rapporte aux choses
divines, non en connaissant Dieu comme il est, mais en connaissant à sa manière
(c’est-à-dire d’une façon multiple et divisée) ce qui est un en lui. De la
sorte notre entendement peut comprendre la bonté et la sagesse de Dieu, et les
autres attributs qu’on appelle essentiels, sans comprendre la paternité ou la
filiation qu’on appelle des personnalités. D’après cela, la personnalité ayant
été abstraite par l’intellect, nous pouvons encore comprendre la nature comme
assumant quelque chose (Dans ce cas, la nature humaine serait unie
immédiatement à la substance commune et absolue, et secondairement et
médiatement aux substances relatives dont elle recevrait l’incommunicabilité.).
Article 4 : Une des
personnes peut-elle prendre une nature créée sans les deux autres ?
Objection N°1. Il semble qu’une personne
ne puisse pas prendre une nature créée sans que les autres la prennent. Car les
œuvres de la Trinité sont indivises, d’après saint Augustin (Enchir., chap. 38), et comme l’essence
des trois personnes est une, de même l’opération est une aussi. Or, prendre une
chose est une opération. Elle ne peut donc convenir à une personne divine sans
convenir à une autre.
Réponse à l’objection N°1 : Ce
raisonnement s’appuie sur l’opération ; et la conclusion serait bien
déduite, si elle impliquait l’opération seule, sans le terme qui est la
personne.
Objection N°2. Comme nous disons que la
personne du Fils s’est incarnée, de même aussi la nature. Car toute la nature
divine s’est incarnée dans l’une de ses hypostases, selon l’expression de saint
Jean Damascène (De fid. orth., liv.
3, chap. 6). Or, la nature est commune aux trois personnes. Donc aussi l’Incarnation.
Réponse à l’objection N°2 : On dit
que la nature est incarnée, comme on dit qu’elle prend une autre nature, en
raison de la personne que l’union a pour terme, comme nous l’avons vu (art. 1
et 2) ; mais non selon qu’elle est commune aux trois personnes. On dit
aussi que toute la nature divine est incarnée ; non parce qu’elle s’est incarnée
dans toutes les personnes, mais parce que la personne incarnée ne manque
d’aucune des perfections de la nature divine, comme l’explique saint Jean
Damascène.
Objection N°3. Comme la nature humaine a
été prise par Dieu dans le Christ, de même aussi les hommes sont pris par lui
au moyen de la grâce, d’après ce mot de saint Paul (Rom., 14, 3) : Dieu l’a
pris. Or, cette dernière assomption appartient en général à toutes les
personnes. Par conséquent la première aussi.
Réponse à l’objection N°3 :
L’assomption qui se fait au moyen de la grâce adoptive a pour terme une
participation de la nature de Dieu par laquelle sa bonté nous assimile à lui,
d’après ces paroles de l’Apôtre (2 Pierre, 1, 4) : Il faut que vous soyez rendus participants de la nature divine.
C’est pourquoi cette sorte d’assomption est commune aux trois personnes de la
part du principe et de la part du terme au lieu de l’assomption qui est
produite par la grâce d’union est commune par rapport au principe, mais non par
rapport au terme comme nous l’avons
dit (dans le corps de l’article et art. 2).
Mais c’est le contraire. Saint Denis dit
(De div. nom., chap. 2) que le
mystère de l’Incarnation suppose une distinction dans les personnes,
c'est-à-dire qu’il se rapporte à l’une sans se rapporter aux autres (Le sixième
concile œcuménique dit aussi, d’après le même Père (art. 8) : Quὸd Pater et Spiritus sanctus nihil
in Incarnatione habent commune, nisi benignissimam voluntatem.).
Conclusion Puisque indépendamment de
l’acte de l’opération, l’assomption en marque encore le terme, relativement au
principe elle est commune aux trois personnes ; mais il n’en est pas de
même relativement au terme.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (art. 1), l’assomption implique deux choses : l’acte de celui qui
prend la nature humaine et le terme de cette opération. L’acte de celui qui
prend la nature humaine procède de la vertu divine, qui est commune aux trois
personnes ; au lieu que le terme de l’assomption est la personne, comme
nous l’avons vu (loc. cit.). C’est
pourquoi ce qui appartient à l’action dans l’assomption est commun aux trois
personnes, tandis que ce qui appartient à la nature du terme convient à une
personne, de telle sorte qu’il ne convient pas à une autre. Car les trois
personnes ont fait que la nature humaine a été unie à la seule personne du Fils
(C’est ce qu’exprime parfaitement le concile de Tolède (6 et 11) : Incarnationem fidei tota Trinitas operata
est, quià inseparabilia sunt opera Trinitatis, solus tamen Filius formam servi
accepit in singularitate personæ.).
Article 5 : Toute
personne divine aurait-elle pu prendre la nature humaine ?
Objection N°1. Il semble qu’aucune autre
personne divine que la personne du Fils n’aurait pu prendre la nature humaine.
Car en prenant cette nature Dieu est devenu le Fils de l’homme. Or, il répugne
d’admettre qu’il ait été convenable pour le Père ou l’Esprit-Saint d’être le Fils
de l’homme : car ceci tournerait à la confusion des personnes divines. Ni
le Père, ni le Saint-Esprit n’auraient donc pu prendre un corps.
Réponse à l’objection N°1 : La
filiation temporelle qui fait appeler le Christ le Fils de l’homme, ne
constitue pas sa personne, comme la filiation éternelle ; mais elle est
une conséquence de sa naissance temporelle. Par conséquent si le mot filiation
était de cette manière appliqué au Père ou à l’Esprit-Saint, il n’en
résulterait aucune confusion dans les personnes divines (Cette confusion ne
pourrait être, après tout, qu’une confusion de mots, mais elle ne porterait pas
sur le fond des choses.).
Objection N°2. Par l’Incarnation divine
les hommes ont obtenu l’adoption filiale, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 15) : Vous n’avez point reçu de nouveau l’esprit de servitude pour être dans
la crainte, mais vous avez reçu l’esprit d’adoption des enfants. Or, la
filiation adoptive est une ressemblance de la filiation naturelle qui ne
convient ni au Père, ni à l’Esprit-Saint. Aussi le même apôtre ajoute (ibid., 29) : Que ceux qu’il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés
pour être conformes à l’image de son Fils. Il semble donc qu’aucune autre
personne que la personne du Fils n’ait pu s’incarner.
Réponse à l’objection N°2 : La
filiation adoptive est une ressemblance de la filiation naturelle, mais elle
est produite en nous par appropriation par le Père qui est le principe de la
filiation naturelle et par le don de l’Esprit Saint qui est l’amour du Père et
du Fils, d’après ces paroles de saint Paul (Gal.,
4, 6) : Dieu a envoyé l’Esprit de
son Fils dans nos cœurs qui crie ; Mon Père ! mon Père !
C’est pourquoi, comme, après l’Incarnation du Fils, nous avons reçu la
filiation adoptive par ressemblance à sa filiation naturelle ; de même si
le Père s’était incarné, nous recevrions de lui la filiation adoptive, comme du
principe de la filiation naturelle, et nous la recevrions de l’Esprit-Saint,
comme du lien commun qui unit le Père et le Fils.
Objection N°3. On dit que le Fils a été envoyé et engendré dans sa naissance temporelle, selon qu’il s’est incarné.
Or, il ne convient pas au Père d’être envoyé, puisqu’il est innascible, comme
nous l’avons vu (1a pars, quest. 43, art. 4). Donc au moins la
personne du Père n’eût pas pu s’incarner.
Réponse à l’objection N°3 : Il
convient au Père d’être innascible selon la naissance éternelle, ce que
n’exclurait pas la naissance temporelle. Quant au Fils de Dieu on dit qu’il est
envoyé relativement à l’Incarnation, parce qu’il vient d’un autre ; sans
cela l’Incarnation ne suffirait pas pour qu’il y eût mission (Car il est
nécessaire que celui qui est envoyé vienne d’un autre ce qu’on ne peut pas dire
du Père, qui est principe de toute procession.).
Mais c’est le contraire. Tout ce que peut
le Fils, le Père le peut et le Saint-Esprit aussi (On entend ces paroles de la
puissance absolue qui s’étend ad extrà,
et non de la puissance d’engendrer,
qui est propre au Père, ni de celle de spirer,
qui est propre au Père et au Fils.) ; autrement la puissance des trois
personnes ne serait pas la même. Or, le Fils a pu s’incarner. Donc également le
Père et l’Esprit-Saint.
Conclusion Puisque les trois personnes
n’ont qu’une seule et même puissance, toute personne divine eût pu prendre la
nature humaine.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (art. préc.), l’assomption implique deux choses : l’acte de celui qui
prend une autre nature et le terme de cette opération. La vertu divine est le
principe de cet acte, et la personne en est le terme. Or, la vertu divine se
rapporte communément et indifféremment à toutes les personnes. La raison
commune de la personnalité est aussi la même dans les trois personnes ;
quoique les propriétés personnelles soient différentes. Or, quand une vertu se
rapporte indifféremment à plusieurs choses, elle peut donner chacune d’elles
pour terme à son action, comme on le voit pour les puissances raisonnables qui
se rapportent à des choses opposées, pouvant faire l’une et l’autre. Ainsi la
vertu divine eût donc pu unir la nature humaine à la personne du Père ou de
l’Esprit-Saint comme elle l’a unie à la personne du Fils. C’est pourquoi il
faut dire que le Père ou l’Esprit-Saint aurait pu s’incarner, comme le Fils
(Soit séparément, comme l’a fait le Fils, soit ensemble, de manière qu’elles se
soient incarnées toutes les trois.).
Article 6 : Plusieurs
personnes pourraient-elles prendre une seule nature numériquement ?
Objection N°1. Il semble que deux
personnes divines ne puissent pas prendre une seule et même nature
numériquement. Car dans cette hypothèse ou elles ne formeraient qu’un seul
homme ou il y en aurait plusieurs. Or, il n’y en aurait pas plusieurs :
car comme une seule nature divine en plusieurs personnes ne souffre pas qu’il y
ait plusieurs Dieux ; de même une seule et même nature humaine en
plusieurs personnes ne souffre pas qu’il y ait plusieurs hommes. Elles ne
pourraient pas non plus ne former qu’un seul homme ; parce qu’un seul
homme c’est un individu qui ne forme qu’une personne ; et alors la
distinction des trois personnes divines serait détruite, ce qui répugne. Deux
ou trois personnes ne peuvent donc pas prendre une seule nature humaine.
Réponse à l’objection N°1 : Dans
l’hypothèse où l’on suppose que les trois personnes prendraient une seule
nature humaine, il serait vrai de dire que les trois personnes seraient un seul
homme, parce qu’elles n’auraient qu’une seule nature humaine. Car, comme il est
maintenant vrai de dire que les trois personnes sont un seul Dieu à cause de la
nature divine qui est une ; de même il serait vrai de dire qu’elles ne
seraient qu’un seul homme à cause de l’unité de la nature humaine. Le mot un n’impliquerait pas l’unité de
personne, mais l’unité dans la nature humaine : car de ce que les trois
personnes sont un seul homme, on ne pourrait pas en conclure qu’elles seraient
un seul absolument (C’est-à-dire qu’elles ne seraient qu’une personne absolument.).
En effet rien n’empêche de dire que des hommes qui sont plusieurs absolument,
ne soient un sous un rapport, par exemple qu’ils ne soient qu’un seul peuple.
Et, comme le dit saint Augustin (De Trin.,
liv. 6, chap. 3), l’esprit de Dieu et l’esprit de l’homme ne sont pas de la
même nature, mais en s’attachant l’un à l’autre il en résulte un seul et même
esprit, d’après cette parole de saint Paul (1
Cor., 6, 17) : Celui qui
s’attache au Seigneur est un même esprit avec lui.
Objection N°2. L’assomption a pour terme
l’unité de personne, comme nous l’avons dit (art. 2). Or, la personne du Père,
celle du Fils et celle de l’Esprit-Saint ne forment pas une seule personne. Ces
trois personnes ne peuvent donc pas prendre une seule nature humaine.
Réponse à l’objection N°2 : Dans
cette hypothèse la nature humaine serait une dans chaque personne, de telle
sorte, comme la nature divine est naturellement une dans chaque personne, de
même la nature humaine serait une dans chacune d’elles, par là même qu’elles
l’auraient prise.
Objection N°3. Saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 3 et 4) et
saint Augustin (De Trin., liv. 1,
chap. 11 à 13) disent qu’il résulte de l’Incarnation du Fils de Dieu que tout
ce qu’on dit du Fils de Dieu, on le dit du Fils de l’homme et réciproquement.
Si donc les trois personnes prenaient une seule et même nature humaine, il
s’ensuivrait que tout ce que l’on dit de l’une des trois personnes, on le dirait
de cet homme, et réciproquement ce qu’on dirait de cet homme, on pourrait le
dire de l’une des trois personnes. Ainsi ce qui est le propre du Père, la
génération éternelle du Fils de Dieu se dirait de cet homme et par conséquent
se dirait du Fils de Dieu : ce qui répugne. Il n’est donc pas possible que
les trois personnes divines prennent une seule et même nature humaine.
Réponse à l’objection N°3 : A
l’égard du mystère de l’Incarnation il y a communication des propriétés qui
appartiennent à la nature ; parce que tout ce qui convient à la nature
peut se dire de la personne qui subsiste dans cette nature, de quelque nature
que l’on parle (Voyez à cet égard la question 16, où la communication des
idiomes est traitée ex professo.).
Par conséquent dans l’hypothèse que l’on fait, on pourrait dire de la personne
du Père ce qui appartient à la nature humaine et ce qui appartient à la nature
divine, et l’on pourrait faire de même pour la personne du Fils et pour celle
de l’Esprit-Saint. Mais ce qui convient à la personne du Père en raison de sa
propre personne ne pourrait être attribué à la personne du Fils ou de
l’Esprit-Saint à cause de la distinction des personnes qui subsisterait
néanmoins. On pourrait donc dire que, comme le Père est non engendré, de même
l’homme serait non engendré, selon que l’homme
serait pris pour la personne du Père. Mais si l’on allait plus loin et qu’on
dît : l’homme est non engendré, le Fils est l’homme, donc le Fils est non
engendré, on tomberait dans le sophisme qu’on appelle fallacia figuræ dictionis vel accidentis (Ce sophisme consiste à
juger d’une chose absolument par ce qui ne lui convient que par accident (Voy.
Logique de Port-Royal, chap. 19, § 5).). C’est ainsi que nous disons maintenant
que Dieu est non engendré, parce que le Père n’est pas engendré, cependant nous
ne pouvons pas conclure de ce que le Fils est Dieu qu’il soit non engendré.
Mais c’est le contraire. La personne
incarnée subsiste en deux natures, la nature divine et la nature humaine. Or,
les trois personnes peuvent subsister dans une seule nature divine, elle
pourrait donc ainsi subsister dans une seule nature humaine ; de telle
sorte qu’il n’y eût qu’une seule nature humaine prise par trois personnes.
Conclusion Il n’est pas impossible aux
personnes divines que deux ou trois personnes prennent une seule nature humaine
numériquement, mais il est cependant impossible qu’elles prennent une seule
hypostase, ou une seule personne humaine.
Il faut répondre que, comme nous l’avons
dit (quest. 2, art. 5, Réponse N°1), l’union de l’âme et du corps dans le
Christ ne produit ni une nouvelle personne, ni une nouvelle hypostase ;
mais elle produit une seule nature que prend la personne ou l’hypostase
divine : ce qui ne se fait pas par la puissance de la nature humaine, mais
par la puissance de la personne divine. Or, la condition des personnes divines
est telle que l’une d’elles n’exclut pas l’autre de la communauté de la même
nature, mais seulement de la communauté de la même personne. Par conséquent,
comme dans le mystère de l’Incarnation toute la raison du fait est la puissance
de celui qui l’accomplit, comme le dit saint Augustin (Epist. ad Volus 132), on doit juger dans cette matière plutôt
d’après la condition de la personne divine qui prend la nature que d’après la
condition de la nature humaine qu’elle épouse. Ainsi il n’est donc pas
impossible aux personnes divines que deux ou trois personnes prennent une seule
et même nature humaine. Mais il leur serait impossible de prendre une seule hypostase
ou une seule personne humaine, selon la remarque de saint Anselme qui dit (Cur Deus homo, liv. 2, chap. 9) que plusieurs
personnes ne peuvent pas prendre un seul et même homme de manière à ne former
qu’une seule personne (Selon sa coutume, saint Thomas interprète ici avec
bienveillance la pensée de saint Anselme, mais il nous paraît difficile qu’il
ait été avec lui d’accord sur ce point.).
Article 7 : Une seule
personne divine pourrait-elle prendre deux natures humaines ?
Objection N°1. Il semble qu’une seule
personne divine ne puisse pas prendre deux natures humaines. Car la nature
prise dans le mystère de l’Incarnation n’a pas d’autre suppôt que le suppôt de
la personne divine, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. préc.,
et art. 2). Si donc l’on supposait qu’il n’y a qu’une seule personne divine qui
prenne deux natures humaines, il n’y aurait qu’un seul suppôt pour deux natures
de la même espèce, ce qui paraît impliquer contradiction : car la nature
d’une seule et même espèce n’est multiple qu’en raison de la distinction des
suppôts.
Réponse à l’objection N°1 : La
nature créée est perfectionnée dans sa nature par une forme qui se multiplie
selon la division de la matière. Et c’est pourquoi si la composition de la
matière et de la forme constitue un nouveau suppôt, il s’ensuit que la nature
se multiplie selon que les suppôts se multiplient eux-mêmes. Mais dans le
mystère de l’Incarnation l’union de la forme et de la matière, c'est-à-dire de
l’âme et du corps, ne constitue pas un nouveau suppôt, comme nous l’avons dit
(art. préc.). C’est pourquoi le nombre peut être multiplié du côté de la nature
à cause de la division de la matière, sans qu’il y ait distinction de suppôts.
Objection N°2. Dans cette hypothèse on ne
pourrait pas dire que la personne divine incarnée serait un seul homme, parce
qu’elle n’aurait pas qu’une seule nature humaine. On ne pourrait pas dire non
plus qu’elle serait plusieurs hommes, parce que plusieurs hommes sont distincts
par leur suppôt et que là il n’y en aurait qu’un seul. Par conséquent cette
hypothèse est absolument impossible.
Réponse à l’objection N°2 : Il
semble qu’on pourrait dire que dans l’hypothèse que l’on fait, il s’ensuivrait
qu’il y aurait deux hommes à cause des deux natures sans qu’il y eût là deux
suppôts ; tandis qu’au contraire les trois personnes ne seraient qu’un
seul homme, parce qu’elles n’auraient pris qu’une seule nature humaine, comme
nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°1). Mais cela ne paraît pas
exact ; parce qu’il faut se servir du mot hommes au pluriel, selon la signification qu’on impose aux
termes ; ce qui doit se régler d’après la considération de ce qui se passe
parmi nous. C’est pourquoi à l’égard du mode de signification il faut observer
ce qui est en nous, et l’on remarquera que le nom qui se trouve imposé par une
forme ne se dit jamais au pluriel qu’en raison de la pluralité des suppôts. Car
quand un homme a pris deux vêtements, on ne dit pas qu’il y a deux individus
vêtus, mais qu’il n’y a qu’un seul avec deux vêtements. Et pour celui qui a
deux qualités, on dit au singulier qu’il est de telle manière d’après ses deux
qualités. Or, la nature prise sous ce rapport est une sorte de vêtement,
quoique cette ressemblance ne soit pas parfaite de tous points, comme nous
l’avons dit (quest. 2, art. 6, Réponse N°1). C’est pourquoi si la personne
divine prenait deux natures humaines, on dirait à cause de l’unité de suppôt
que c’est un seul homme ayant deux natures humaines. Comme il arrive qu’on dit
de plusieurs hommes qu’ils ne forment qu’un seul peuple en raison de ce qu’ils
ont une seule chose qui leur est commune, mais non à cause de l’unité de suppôt ;
de même si deux personnes divines prenaient une seule nature humaine
numériquement, on dirait qu’elles ne sont qu’un seul homme, comme nous l’avons
dit (art. préc., Réponse N°1), non d’après l’unité de suppôt, mais selon
qu’elles ont une seule et même chose qui leur est commune.
Objection N°3. Dans le mystère de
l’Incarnation toute la nature divine a été unie à toute la nature qu’elle a
prise, c'est-à-dire à chacune de ses parties. Car le Christ est Dieu parfait et
homme parfait, il est Dieu tout entier et homme tout entier, comme le dit saint
Jean Damascène (De fid. orth., liv.
3, chap. 7). Or, deux natures humaines ne pourraient être totalement unies
l’une à l’autre, parce qu’il faudrait que l’âme de l’une fût unie au corps de
l’autre et que les deux corps fussent aussi unis ensemble, ce qui amènerait la
confusion des natures. Il n’est donc pas possible qu’une seule personne divine
prenne deux natures humaines.
Réponse à l’objection N°3 : La
nature divine et la nature humaine ne se rapportent pas de la même manière à
une personne divine. Le rapport de la nature divine avec la personne est
antérieur à celui de la nature humaine, puisque la nature divine ne fait qu’une
même chose avec la personne de toute éternité. La nature humaine n’a au
contraire avec la personne divine qu’un rapport postérieur, puisqu’elle a été
prise dans le temps, non pour que la nature soit la personne elle-même, mais
pour que la personne de Dieu subsiste dans la nature humaine. Car le Fils de
Dieu est sa déité, mais il n’est pas son humanité. C’est pourquoi pour que la
nature humaine soit prise par la personne divine, il est nécessaire que la
nature divine soit unie d’une union personnelle à toute la nature qu’elle a
prise, c’est-à-dire selon toutes ses parties. Mais le rapport des deux natures
prises avec la personne divine serait uniforme ; l’une de ces natures
n’épouserait pas l’autre. Par conséquent il ne faudrait pas qu’une d’elles fût
totalement unie à l’autre, c’est-à-dire que toutes les parties de l’une fussent
unies à toutes les parties de l’autre (Selon la remarque de Cajétan, ce qui
conviendrait à la personne divine par rapport à l’une de ces natures ne lui
conviendrait pas par rapport à l’autre. Par exemple, s’il portait le nom de
Christ par rapport à la première nature, il s’appellerait Jean par rapport à
l’autre, et si le Christ mourait, on ne dirait pas pour cela que Jean est mort.
Mais ce qui arriverait à Jean et au Christ se dirait du Fils de Dieu.).
Mais c’est le contraire. Tout ce que peut
le Père, le Fils le peut. Or, le Père après l’Incarnation du Fils peut prendre
une nature humaine numériquement autre que celle que le Fils a prise : car
la puissance du Père ou du Fils n’a été affaiblie en rien depuis l’Incarnation
du Fils (Comme le chante l’Église (in
fest. Circ.) : Id quod fuit
permansit, quandὸ quod non erat assumpsit.). Il semble donc que le
Fils, après son Incarnation, puisse aussi prendre une autre nature que celle
qu’il a prise.
Conclusion Puisque la puissance de la
personne divine est infinie, elle peut, indépendamment de la nature humaine
qu’elle a prise, en prendre encore une qui soit autre numériquement.
Il faut répondre que ce qui a le pouvoir
sur une chose et non sur plusieurs a une puissance limitée à un seul objet.
Mais la puissance de la personne divine est infinie, et ne peut être limitée à
quelque chose de créé. Par conséquent on ne doit pas dire que la personne
divine n’a pris qu’une seule nature, de telle sorte qu’elle n’ait pas pu en
prendre une autre (Soit simultanément avec celle qu’il a prise, soit
successivement.). Car il semblerait résulter de là que la personnalité de la
nature divine serait tellement comprise par une seule nature humaine, qu’elle
ne pourrait plus en prendre une autre ; ce qui est impossible, car
l’incréé ne peut pas être compris (Il s’agit ici de la compréhension
substantielle et non de la compréhension intellectuelle ou mentale.) par ce qui
est créé. Il est donc évident que soit que nous considérions la personne divine
selon la vertu qui est le principe de l’union, soit que nous la considérions
selon sa personnalité qui en est le terme, il faut dire que la personne divine,
indépendamment de la nature humaine qu’elle a prise, peut en perdre encore une
qui soit autre numériquement.
Article 8 : A-t-il été
plus convenable que la personne du Fils de Dieu prit la nature humaine plutôt
qu’une autre personne divine ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’a pas
été plus convenable que le Fils de Dieu s’incarne que le Père ou
l’Esprit-Saint. Car par le mystère de l’Incarnation les hommes ont été amenés à
la véritable connaissance de Dieu, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 18,
37) : C’est pour cela que je suis né
et que je suis venu dans le monde, afin de rendre témoignage à la vérité.
Or, de ce que la personne du Fils de Dieu s’est incarnée, il y en a beaucoup
qui ont été empêchés de connaître véritablement Dieu, parce que ce qui est dit
du Fils de Dieu selon la nature humaine, ils le rapportent à la personne du
Fils ; c’est ainsi qu’Arius a supposé de l’inégalité dans les personnes,
d’après ces paroles (Jean, 14, 28) : Mon
Père est plus grand que moi. Cette erreur n’aurait pas eu lieu si la
personne du Père s’était incarnée, car personne n’aurait pensé le Père moindre
que le Fils. Il semble donc qu’il eût été convenable que la personne du Père
s’incarnât plutôt que la personne du Fils.
Réponse à
l’objection N°1 : Il n’y a rien dont la malice humaine ne puisse abuser,
puisqu’elle abuse quelquefois de la bonté même de Dieu, d’après ces paroles de
l’Apôtre (Rom., chap. 2) : Méprisez-vous les richesses de sa
bonté ? Par conséquent, quand même la personne du Père se serait
incarnée, l’homme aurait toujours pu trouver l’occasion de tomber dans quelque
erreur, par exemple il aurait pu dire que le Fils n’aurait pas été capable de
réparer la nature humaine (Il l’aurait ainsi supposé inférieur au Père ;
ce qui a été l’erreur d’Arius.).
Objection N°2. L’effet de l’Incarnation
paraît être une création nouvelle de la nature humaine, d’après ces paroles de
l’Apôtre (Gal., 6, 15) : En Jésus-Christ, ni la circoncision, ni
l’incirconcision n’ont aucune efficacité, mais la créature nouvelle qu’il a
produite en nous. Or, la puissance de créer est appropriée au Père. Il
aurait donc été convenable que le Père s’incarnât plutôt que le Fils.
Réponse à l’objection
N°2 : La première création s’est faite par la puissance de Dieu le Père,
au moyen du Verbe. Par conséquent la création nouvelle a dû être faite aussi
par la puissance du Père, au moyen du Verbe, pour qu’elle répondit à la
première, d’après ces paroles de l’Apôtre (2
Cor., 5, 19) : C’est Dieu qui,
par Jésus-Christ, a réconcilié le monde avec Lui.
Objection N°3. L’Incarnation a pour but
la rémission des péchés, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 1,
21) : Vous lui donnerez le nom de
Jésus, parce que ce sera lui qui sauvera son peuple de ses péchés. Or, la
rémission des péchés est attribuée à l’Esprit Saint, d’après ces paroles de
l’Evangile (Jean, 20, 22) : Recevez
l’Esprit Saint, les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez. Il
était donc plus convenable que la personne de l’Esprit Saint s’incarnât que la
personne du Fils.
Réponse à
l’objection N°3 : C’est le propre de l’Esprit-Saint d’être le don du Père
et du Fils. Or, la rémission des péchés se fait par l’Esprit-Saint comme par le
don de Dieu. C’est pourquoi il a été plus convenable pour la justification des
hommes que l’Incarnation se fît par le Fils, dont l’Esprit-Saint est un don.
Mais c’est le contraire. Saint Jean
Damascène dit (De fid. Orth., liv. 3,
chap. 1) : Dans le mystère de l’Incarnation la sagesse et la vertu de Dieu
se sont manifestées ; la sagesse parce qu’elle a trouvé le secret de
payer, de la manière la plus convenable, la dette la plus difficile ; la vertu parce qu’elle a fait de nouveau
un vainqueur de celui qui était vaincu. Or, la vertu et la sagesse sont
appropriées au Fils, d’après saint Paul, qui appelle (1 Cor., 1, 24) le Christ, la
vertu de Dieu et sa sagesse. Il a donc été convenable que la personne du
Fils s’incarnât.
Conclusion Puisque la ressemblance du
Verbe de Dieu avec la nature humaine est la plus grande, il a été très
convenable que des personnes divines ce fût le Verbe qui prît cette nature.
Il faut répondre qu’il a été très convenable que ce fût la
personne du Fils qui s’incarnât : 1° Par rapport à l’union (Considérée en
elle-même ou quant aux extrêmes qu’elle unit.). Car il est convenable que les
choses qui se ressemblent s’unissent. Or, il y a là un rapport général de
convenance de la personne du Christ, qui est le Verbe de Dieu, avec toutes les
créatures, parce que le verbe de l’artisan, car son concept, est la
ressemblance exemplaire des choses qu’il fait. Ainsi le Verbe de Dieu, qui est
son concept éternel, est la ressemblance exemplaire de toute la création. C’est
pourquoi comme les créatures ont été établies dans leurs propres espèces, mais
d’une manière changeante, par la participation de cette ressemblance, de même
il a été convenable que la créature fût réparée relativement à sa perfection
éternelle et immuable, par l’union du Verbe avec elle, non par une union
participée, mais par une union personnelle. Car si un objet d’art vient à être
dégradé, l’artisan le restaure par la forme ou la conception d’après laquelle
il l’avait d’abord produit. De plus, la seconde personne a un rapport spécial
de convenance avec la nature humaine, parce que le Verbe est le concept de la
sagesse éternelle, de laquelle toute la sagesse des hommes découle. C’est
pourquoi, par là même qu’il participe au Verbe de Dieu (Voyez pour plus de
développement (1a pars, quest. 34, art. 1).), l’homme se
perfectionne dans la sagesse qui est sa perfection propre, selon qu’il est
raisonnable ; comme le disciple s’instruit par là même qu’il reçoit la
parole du maître. D’où il est dit (Ecclésiastique,
1, 5) : Le Verbe de Dieu au plus
haut des cieux est la source de la sagesse. C’est pour cela que pour la
consommation de la perfection humaine, il a été convenable que le Verbe de Dieu
lui-même s’unit personnellement à la nature humaine. 2° On peut tirer une autre
raison de cette convenance de la fin de l’union, qui est l’accomplissement de
la prédestination de ceux qui ont été à l’avance destinés à l’héritage céleste
qui n’est dû qu’aux enfants, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 17) : Si nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers. C’est
pourquoi il a été convenable que ce fût par celui qui est le fils naturel, que
les hommes participassent à la ressemblance de cette filiation adoptive, comme
le dit Saint Paul (ibid., 29) : Ceux qu’il a connus dans sa prescience, il
les a aussi prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils (Saint
Paul indique ce rapport de convenance quand il dit (ibid., 8, 17) : Héritiers
de Dieu et cohéritiers du Christ.). 3° On peut tirer une troisième raison
de cette convenance, du péché de nos premiers parents auquel l’Incarnation
remédia. Car le premier homme avait péché en désirant la science, comme on le
voit d’après les paroles du serpent qui lui promettait la science du bien et du
mal. Il a donc été convenable que ce fût par le Verbe de la véritable sagesse
que l’homme fût ramené à Dieu, puisque c’était par le désir déréglé de la
science qu’il s’en était éloigné.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com