Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 4 : Du mode l’union par rapport à la nature humaine que le Verbe a prise

 

          Après avoir parlé de l’union par rapport à la personne qui prend, il faut la considérer par rapport à la nature qui est prise. Nous devons nous occuper d’abord des choses que le Verbe de Dieu a prises ; ensuite nous les verrons réunies en lui, et nous rechercherons quelles ont été leurs perfections et leurs défauts. Or, le Fils de Dieu a pris la nature humaine et ses parties. — La première de ces considérations peut être examinée sous trois rapports : 1° quant à la nature humaine elle-même ; 2° quant à ses parties ; 3° quant à l’ordre de l’assomption. —Relativement à la nature humaine il y a six questions à étudier : 1° La nature humaine devait-elle être épousée par le Fils de Dieu plutôt que toute autre nature ? — 2° A-t-il pris la personne ? Le concile de Tolède (sess. 6, can. 1) définit ainsi le dogme sur ce point : Deus perfectus et homo perfectus ; in duabus naturis una persona ; ne quaternitas Trinitati accederet, si in Christo geminata persona esset.) — 3° A-t-il pris l’homme ? (Cette manière de s’exprimer se trouve quelquefois dans les Pères, et l’Eglise chante elle-même : Tu ad liberandum suscepturus hominem, non horruisti Virginis uterum. Il faut entendre ce passage comme le dit saint Thomas dans sa réponse au premier argument.) — 4° Aurait-il été convenable qu’il prît la nature humaine séparée de tout individu ? (Cet article est une réfutation de l’erreur de Manès, qui prétendait que le Fils de Dieu n’a pas pris un véritable corps, mais un corps fantastique.) — 5° Aurait-il été convenable qu’il épousât la nature humaine dans tous les individus ? (Si l’on supposait que le Fils de Dieu eût pris la nature humaine dans tous les individus, on pourrait tirer de là des conséquences morales analogues à celles qu’on déduit de la doctrine du panthéisme.) — 6° A-t-il été convenable qu’il prît la nature humaine dans un homme issu de la souche d’Adam ? (Cet article n’établit pas le fait qui repose sur ces paroles de la Genèse (3, 15) : Elle te brisera la tête, mais il en fait voir la convenance.)

 

Article 1 : La nature humaine devait-elle être épousée par le fils de Dieu plutôt qu’une autre nature ?

 

Objection N°1. Il semble que la nature humaine n’ait pas dû être prise par le Fils de Dieu plutôt que toute autre nature. Car saint Augustin dit (Ep. ad Volus., 138) : Dans les choses merveilleuses toute la raison du fait est la puissance de celui qui l’accomplit. Or, la puissance de Dieu qui est l’auteur de l’Incarnation, qui est une œuvre tout à fait admirable, n’est pas limitée à une seule nature, puisqu’elle est infinie. La nature humaine n’est donc pas susceptible d’être prise par Dieu plutôt qu’une autre créature.

Réponse à l’objection N°1 : Les créatures tirent leur dénomination de ce qui leur convient selon leurs propres causes, mais non de ce qui leur convient d’après les causes premières et universelles. C’est ainsi que nous disons qu’une maladie est incurable, non parce que Dieu ne peut la guérir, mais parce qu’on ne peut y parvenir par les principes propres du sujet. Ainsi donc on dit qu’une créature n’est pas susceptible d’être prise, non pour soustraire quelque chose à la puissance divine, mais pour montrer la condition de la créature qui n’a pas d’aptitude pour cela.

 

Objection N°2. La ressemblance est une raison qui rend convenable l’Incarnation de la personne divine, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 8). Or, comme dans la créature raisonnable se trouve la ressemblance de l’image, de même dans la créature irraisonnable il y a la ressemblance du vestige. La créature irraisonnable pouvait donc être épousée aussi bien que la nature humaine.

Réponse à l’objection N°2 : La ressemblance d’image se considère dans la nature humaine, selon qu’elle est capable de s’élever à Dieu, en l’atteignant par l’opération propre de sa connaissance et de son amour ; Quant à la ressemblance de vestige, elle résulte seulement de la représentation qui existe d’après l’impression divine dans la créature, mais non de ce que la créature irraisonnable qui n’a que cette ressemblance peut s’élever à Dieu par sa seule opération. Or, ce qui est incapable de moins n’est pas convenable pour quelque chose de plus ; ainsi le corps qui n’est pas apte à être perfectionné par l’âme sensitive, est beaucoup moins apte à l’être par l’âme intellectuelle. Et comme l’union avec Dieu selon l’être personnel est beaucoup plus profonde et plus parfaite que celle qui se fait par l’opération, il s’ensuit que la créature irraisonnable qui est incapable d’être unie à Dieu par l’opération n’est pas convenable pour lui être unie personnellement (Il est à remarquer que saint Thomas ne dit pas que cela est impossible absolument. Car, de fait, le Verbe a pris une nature irraisonnable et insensible, puisqu’il est resté pendant trois jours uni hypostatiquement à un cadavre.).

 

Objection N°3. Dans la nature angélique on trouve une ressemblance de Dieu plus expresse que dans la nature humaine, comme le dit saint Grégoire (Hom. 34 in Evang.) en rappelant ces paroles du prophète (Ez., 28, 12) : Vous êtes le sceau de la ressemblance. On trouve aussi le péché dans l’ange, d’après ce passage de Job (4, 18) : Il a trouvé du dérèglement dans les anges. La nature angélique eût donc pu être épousée aussi bien que la nature humaine.

Réponse à l’objection N°3 : Il y a des auteurs qui disent que l’ange ne doit pas être pris, parce que dès le commencement de sa création il est parfait dans sa personnalité (Il y a des auteurs qui ont prétendu que, d’après saint Thomas, la nature n’était pas dans les anges distincte de la personnalité ; mais Cajétan, Médina, Alvarès, Gonet, Contenson et plusieurs autres, expliquent parfaitement sa pensée à ce sujet.), puisqu’il n’est soumis ni à la génération, ni à la corruption. Par conséquent il ne pourrait pas être uni à la personne divine à moins que sa personnalité ne fût détruite ; ce qui ne convient ni à l’incorruptibilité de sa nature, ni à la bonté de celui qui l’épouserait ; car il ne lui appartient pas d’altérer en rien les perfections de la créature qu’il prend. Mais ceci ne paraît pas démontrer qu’il n’est point du tout convenable que la personne divine prenne la nature angélique. Car Dieu en produisant une nouvelle nature angélique peut se l’unir dans l’unité de personne, et alors il n’altérerait rien de ce qui préexiste. Mais, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), la convenance fait défaut sous le rapport de la nécessité. Car quoique la nature angélique soit soumise au péché dans quelques-uns, son péché est néanmoins irrémédiable (Aux raisons données (1a pars, quest. 30), ajoutez que la nature angélique n’est pas tombée comme la nature humaine, parce que l’ange est tombé par sa volonté propre, et l’homme par la volonté d’un antre.), comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 64, art. 2).

 

Objection N°4. Puisque la souveraine perfection convient à Dieu, une chose est d’autant plus semblable à Dieu qu’elle est plus parfaite. Or, l’univers entier est plus parfait que ses parties parmi lesquelles se trouve la nature humaine. Tout l’univers doit donc être épousé plutôt que la nature humaine.

Réponse à l’objection N°4 : La perfection de l’univers n’est pas la perfection d’une seule personne ou d’un suppôt, mais de ce qui est un par l’arrangement ou l’ordre, et dont les parties multiples ne doivent pas être épousées, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article et Réponse N°1). D’où il résulte qu’il n’y a que la nature humaine qui doive être prise (La nature humaine résume d’ailleurs en elle toutes les parties de l’univers.).

 

Mais c’est le contraire. L’Ecriture fait dire à la sagesse engendrée (Prov., 8, 31) : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes. Ainsi il semble que l’union du Fils de Dieu avec la nature humaine ait une certaine convenance.

 

Conclusion Puisque la nature humaine, par là même qu’elle est intellectuelle, est apte à percevoir le Verbe de Dieu par la connaissance et l’amour, et puisqu’elle a le plus besoin de réparation, comme étant souillée par le péché originel, de toutes les natures elle est la seule que le Verbe a dû prendre.

Il faut répondre qu’une chose doit être prise, selon qu’elle est apte à être épousée par la personne divine. Cette aptitude ne peut pas se concevoir d’après la puissance passive naturelle, qui ne s’étend pas à ce qui surpasse l’ordre naturel, au-dessus duquel se trouve l’union personnelle de la créature avec Dieu. D’où il résulte qu’on dit qu’une chose doit être prise selon sa convenance avec cette union. Cette convenance se considère sous deux rapports dans la nature humaine, selon sa dignité et ses besoins. Selon sa dignité, parce que la nature humaine, en tant que raisonnable et intellectuelle, est apte à s’élever d’une certaine manière au Verbe lui-même par son opération, c’est-à-dire en le connaissant et en l’aimant. Selon ses besoins ou ses nécessités, parce qu’il lui fallait une réparation, puisqu’elle était soumise au péché originel. Or, ces deux choses ne conviennent qu’à la nature humaine. Car la créature irraisonnable manque de la dignité convenable ; et la nature angélique n’offre pas la convenance de nécessité dont nous avons parlé. D’où il suit qu’il n’y a que la nature humaine qui doive être épousée.

 

Article 2 : Le fils de Dieu a-t-il pris la personne ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu ait pris la personne. Car saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 3, chap. 11) : que le Fils de Dieu a pris la nature humaine dans l’individu. Or, l’individu dont la nature est raisonnable est une personne, comme on le voit par Boëce (Lib. de duab. nat.). Le Fils de Dieu a donc pris la personne.

Réponse à l’objection N°1 : Le Fils de Dieu a pris la nature humaine dans l’individu, mais cet individu dans lequel elle a été prise n’est pas autre chose que le suppôt incréé qui est la personne du Fils de Dieu. Il ne s’ensuit donc pas que la personne humaine ait été prise.

 

Objection N°2. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 6) : que le Fils de Dieu a pris ce qu’il a mis dans notre nature. Or, il y a mis la personnalité. Le Fils de Dieu a donc pris la personne.

Réponse à l’objection N°2 : La nature qui a été prise n’est pas privée de sa personnalité propre, parce qu’elle manque de quelque chose de ce qui appartient à la perfection de la nature humaine (Ainsi elle n’en a pas moins un corps et une âme raisonnable, avec les propriétés de l’un et de l’autre.), mais elle en est privée au contraire parce qu’elle a quelque chose de plus qui est au-dessus de la nature humaine. Ce surcroît est son union avec la personne divine.

 

Objection N°3. On ne consume que ce qui est. Or, Innocent III dit dans une Décrétale (id hab. Paschas. diac., liv. 2, de Spirit. S., chap. 4 ant. med. implic. et concil. Francford., an. 794 in epist. ad Episc. Galliæ, a med., tom. 7 Conc.) : que la personne de Dieu a consumé la personne de l’homme. Il semble donc que la personne de l’homme ait été prise auparavant.

Réponse à l’objection N°3 : La consomption n’implique pas la destruction d’une chose qui avait existé auparavant, mais elle empêche ce qui aurait pu exister sans elle. Car si la nature humaine n’avait pas été prise par la personne divine, elle aurait sa personnalité propre ; et l’on dit que la personne a consumé la personne, quoique d’une manière impropre, dans le sens que la personne divine a empêché par son union la nature humaine d’avoir sa personnalité propre.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin (Fulgence) dit (Lib. de fid. ad Pet., chap. 2) : que Dieu a pris la nature de l’homme et non la personne.

 

Conclusion Puisque la personne n’est pas préalablement conçue dans la nature humaine avant l’assomption, mais qu’elle s’y rapporte plutôt comme le terme, le Fils de Dieu n’a pris d’aucune manière la personne humaine.

Il faut répondre qu’on dit qu’une chose est assumée (assumi) parce qu’elle est prise pour une autre (ad aliquid sumitur). Par conséquent ce que l’on prend doit être préalablement conçu avant l’assomption, comme ce qui est mû localement se conçoit préalablement avant le mouvement. Or, la personne ne se conçoit pas dans la nature humaine préalablement avant l’assomption, mais elle en est plutôt le terme, comme nous l’avons dit plus haut (quest. préc., art. 1 et 2). Car si on l’y concevait préalablement, il faudrait ou qu’elle fût détruite, et alors ce serait en vain qu’elle aurait été prise, ou qu’elle subsistât après l’union, et dans ce cas il y aurait deux personnes, l’une qui prend et l’autre qui est prise : ce qui est erroné, comme nous l’avons montré (quest. 2, art. 6). Il en résulte donc que le Fils de Dieu n’a pris d’aucune manière la personne humaine (Ce sont les expressions mêmes d’un concile de Worms : Dei Filius non personam hominis accepit, sed naturam.).

 

Article 3 : La personne divine a-t-elle pris l’homme ?

 

Objection N°1. Il semble que la personne divine ait pris l’homme. Car il est dit (Ps. 64, 5) : Heureux celui que vous avez choisi et que vous avez pris ; ce que la glose entend du Christ (interl., et ord. Aug.), et saint Augustin dit (Lib. de Agon. Christ., chap. 11) que le Fils de Dieu a pris l’homme et qu’il a souffert en lui ce que l’homme souffre.

Réponse à l’objection N°1 : Il ne faut pas presser ces manières de parler, comme si elles étaient propres, mais on doit les entendre dans un sens pieux partout où les Pères les emploient, de telle sorte que nous disions que l’homme a été pris, parce que sa nature a été prise (En prenant la partie pour le tout, par synecdoche.) et parce que l’assomption a pour terme que le Fils de Dieu soit homme (Saint Cyrille dit : Non assumpsit hominem, sed factus est homo.).

 

Objection N°2. Le mot homme signifie la nature humaine. Or, le Fils de Dieu a pris la nature humaine. Il a donc pris l’homme.

Réponse à l’objection N°2 : Le mot homme signifie la nature humaine in concreto (Ainsi on dit que Pierre est homme, mais on ne dit pas Pierre est l’humanité. L’abstrait mis à la place du concret rend la proposition fausse.), c’est-à-dire selon qu’elle existe dans un suppôt. C’est pourquoi, comme nous ne pouvons dire que le suppôt a été pris, de même nous ne pouvons dire que l’homme l’a été.

 

Objection N°3. Le Fils de Dieu est homme. Or, il n’est pas l’homme qu’il n’a pas pris : parce qu’alors il serait pour la même raison Pierre ou tout autre. Il est donc l’homme qu’il a pris.

Réponse à l’objection N°3 : Le Fils de Dieu n’est pas l’homme qu’il a pris, mais l’homme dont il a pris la nature.

 

Mais c’est le contraire. Saint Félix, pape et martyr, dit au concile d’Ephèse (et refert. in concil. Chalced., part, 2, act. 1, in actis synodi Ephes.) : Nous croyons en Notre-Seigneur Jésus-Christ né de la Vierge Marie, parce qu’il est le Fils éternel de Dieu et le Verbe, et non un homme pris par Dieu pour être un autre que lui. Car le Fils de Dieu n’a pas pris l’homme pour être un autre que lui.

 

Conclusion Puisque l’homme désigne la nature humaine comme elle est dans le suppôt, on ne dit pas dans son sens propre que le Christ a pris l’homme.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), ce qui est pris n’est pas le terme de l’assomption, mais on le conçoit préalablement avant elle. Nous avons vu (quest. 3, art. 1 et 2) que l’individu dans lequel la nature humaine est prise n’est pas autre que la personne divine qui est le terme de l’assomption. Or, le mot homme signifie la nature humaine, selon qu’elle existe dans un suppôt : parce que, selon la remarque de saint Jean Damas- cène (De fid. orth., liv. 3, chap. 4 et 11), comme le mot Dieu signifie celui qui a la nature divine, de même le mot homme signifie celui qui a la nature humaine. C’est pourquoi c’est une expression impropre que de dire que le Fils de Dieu a pris l’homme, en supposant (ce qui est véritablement) que dans le Christ il n’y a qu’un seul suppôt et qu’une seule hypostase. — Mais d’après ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts, on pourrait dire convenablement et dans le sens propre que le Fils de Dieu a pris l’homme. Ainsi la première opinion qui se trouve (Lib. Sentent., 6, dist. 3) accorde que l’homme a été pris, mais cette opinion est erronée (Cette opinion retombe dans l’erreur de Nestorius, comme on l’a observé (loc. cit.).), comme nous l’avons dit (quest. 2, art. 6).

 

Article 4 : Le fils de Dieu a-t-il dû prendre la nature humaine abstraite de tous les individus ?

 

Objection N°1 : Il semble que le Fils de Dieu ait dû prendre la nature humaine abstraite de tous les individus. Car la nature humaine a été prise pour sauver en général tous les hommes. D’où il est dit du Christ (1 Tim., 4, 10) qu’il est le Sauveur de tous les hommes, surtout des fidèles. Or, la nature selon qu’elle est dans les individus s’éloigne de sa généralité. Le Fils de Dieu a dû donc prendre la nature humaine, selon qu’elle est abstraite de tous les individus.

Réponse à l’objection N°1 : Le Fils de Dieu incarné est le Sauveur commun de tous les hommes, non de cette communauté de genre ou d’espèce qui est attribuée à la nature séparée des individus, mais d’une communauté de cause, dans le sens que le Fils de Dieu incarné est la cause universelle du salut du genre humain.

 

Objection N°2. En tout, ce qu’il y a de plus noble doit être attribué à Dieu. Or, dans chaque genre ce qui existe par soi est ce qu’il y a de principal. Le Fils de Dieu a donc dû prendre l’homme absolu, qui d’après les platoniciens est la nature humaine elle-même séparée des individus (ex Arist., Met., liv. 1, text. 6 et 23), et par conséquent il a dû prendre cette nature.

Réponse à l’objection N°2 : L’homme absolu ne se trouve pas dans la nature des choses, de telle sorte qu’il existe en dehors des individus, comme l’ont supposé les platoniciens. D’ailleurs il y en a qui disent que Platon n’a pas compris que l’homme séparé existe ailleurs que dans l’entendement divin. Par conséquent il n’a donc pas fallu que le Verbe divin le prît, puisqu’il lui était présent de toute éternité.

 

Objection N°3. La nature humaine n’a pas été prise par le Fils de Dieu, selon qu’elle est signifiée par le mot homme (in concreto), comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, elle est ainsi signifiée selon qu’elle existe dans les individus, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (ibid.). Le Fils de Dieu a donc pris la nature humaine selon qu’elle est séparée des individus.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique la nature humaine n’ait pas été prise in concreto, comme un suppôt qui aurait existé préalablement avant cette assomption ; cependant elle a été prise dans l’individu, parce qu’elle a été prise pour exister en lui (Elle a été prise pour exister dans la personne du Fils de Dieu.).

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 3, chap. 11) : Dieu, le Verbe incarné, n’a pas pris cette nature qui n’est perçue que par la raison pure, car ce ne serait pas une Incarnation véritable, mais une Incarnation fausse et simulée. Or, la nature humaine, selon qu’elle est séparée des individus ou qu’elle est abstraite, n’est qu’un être de raison, parce qu’elle ne subsiste pas par elle-même, comme le dit le même docteur. Le Fils de Dieu ne l’a donc pas prise, selon qu’elle est ainsi séparée des individus.

 

Conclusion Puisque la nature humaine séparée de tous les individus n’existe pas, et que quand elle existerait, on ne pourrait mériter, ni être vu par elle, il n’est pas permis de dire que le Fils de Dieu l’a prise abstraite de la sorte.

Il faut répondre que la nature de l’homme ou de toute autre chose sensible peut se concevoir de deux manières indépendamment de l’être qu’elle a dans les individus. On peut la concevoir : 1° comme ayant l’être par elle-même en dehors de la matière, ainsi que les platoniciens l’ont supposé ; 2° comme existant dans l’intellect humain, ou divin. D’abord elle ne peut subsister par elle-même, comme le prouve Aristote (Met., liv. 7, text. 26, 27, 39, 51 et suiv.). Car il est de la nature de l’espèce des choses sensibles d’avoir la matière sensible qui entre dans sa définition, comme la chair et les os dans la définition de l’homme. Par conséquent il ne peut pas se faire que la nature humaine existe sans matière sensible. Si toutefois elle subsistait de la sorte, il n’aurait pas été convenable que le Verbe de Dieu la prît : 1° parce que cette assomption a pour terme la personne ; tandis qu’il est contraire à la nature d’une forme commune d’exister dans une personne, puisque dans la personne elle s’individualise (Elle cesse par conséquent d’être commune et générale.) ; 2° parce qu’on ne peut attribuer à une nature commune que des opérations communes et universelles d’après lesquelles l’homme ne mérite, ni démérite, tandis que le Fils de Dieu n’a pris notre nature que pour mériter pour nous ; 3° parce qu’une nature ainsi existante n’est pas sensible, mais intelligible ; et le Fils de Dieu a pris au contraire la nature humaine pour se rendre par là visible à tous les hommes, d’après ces paroles du prophète (Baruch, 3, 38) : Après cela il a été vu sur la terre, et il a conversé avec les hommes. — Le Fils de Dieu n’a pas pu non plus prendre la nature humaine selon qu’elle existe dans l’intellect divin ; parce que de la sorte elle n’est pas autre chose que la nature divine ; et de cette manière elle serait dans le Fils de Dieu de toute éternité. — De même il n’est pas convenable de dire que le Fils de Dieu ait pris la nature humaine, selon qu’elle existe dans l’intellect humain. Car dans cette hypothèse, prendre la nature humaine, ce serait croire qu’on la prend, et si on ne la prenait pas en réalité, l’idée qu’on aurait serait fausse. Par conséquent cette assomption de la nature ne serait rien autre chose qu’une Incarnation feinte, comme le dit saint Jean Damascène (loc. cit.).

 

Article 5 : Le fils de Dieu a-t-il dû prendre la nature humaine dans tous les individus ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu ait dû prendre la nature humaine dans tous les individus. Car ce qui a été pris primordialement et par soi, c’est la nature humaine. Or, ce qui convient par soi à une nature convient à tous ceux qui existent dans cette même nature. Il eût donc été convenable que la nature humaine fût prise par le Verbe de Dieu dans tous ses suppôts.

Réponse à l’objection N°1 : Il convient à la nature humaine, considérée en soi, d’être prise, c’est-à-dire que cela ne lui convient pas en raison de sa personne, comme il convient à la nature divine d’unir à soi quelque chose en raison de sa personne. Mais on ne dit pas que cet acte convient à la nature humaine par elle-même, comme une chose qui appartient à ses principes essentiels, ou comme sa propriété naturelle (Mais cela lui convient en raison de sa dignité et de la nécessité de sa condition (Voy. art. 1).) ; car de la sorte il conviendrait à tous ses suppôts.

 

Objection N°2. L’Incarnation divine est venue de la charité divine. D’où il est dit (Jean, 3, 16) : Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. Or, la charité fait qu’on se communique à ses amis, autant que possible ; et puisqu’il a été possible au Fils de Dieu de prendre plusieurs natures humaines, comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 7), pour la même raison il eût pu les prendre toutes. Par conséquent il eût été convenable que le Fils de Dieu prît la nature humaine dans tous ses suppôts.

Réponse à l’objection N°2 : L’amour de Dieu pour les hommes s’est manifesté, non seulement en ce qu’il a pris la nature humaine, mais surtout par ce qu’il a souffert dans cette nature pour les autres hommes, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 5, 8) : Dieu a fait éclater son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore ses ennemis, le Christ est mort pour nous. Ce qui n’aurait pas lieu s’il eût pris la nature humaine dans tous les hommes.

 

Objection N°3. L’ouvrier sage perfectionne son œuvre par la voie la plus courte possible. Or, si tous les hommes avaient été élevés à la filiation naturelle, la voie aurait été plus courte que d’en amener un grand nombre à la filiation adoptive par un seul fils naturel, comme le dit l’Apôtre (Gal., chap. 4). Le Fils de Dieu eût donc dû prendre la nature humaine dans tous ses suppôts.

Réponse à l’objection N°3 : A cause de la brièveté de la vie que le Sage observe, il lui appartient de ne pas faire par plusieurs choses ce qu’il peut faire suffisamment par une seule. C’est pourquoi il a été très convenable que tous les autres hommes fussent sauvés par un seul.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 11) : que le Fils de Dieu n’a pas pris la nature humaine considérée dans l’espèce, car il n’a pas pris toutes ses hypostases.

 

Conclusion Il n’eut pas été convenable que le Fils de Dieu prît la nature humaine dans tous les individus (c’est-à-dire les humanités distribuées dans chaque suppôt), car de la sorte la multitude des suppôts de la nature humaine, la dignité de premier-né et de Fils de Dieu au milieu d’une foule de frères, et ensuite la proportion d’unité entre le suppôt divin et la nature humaine, tout cela serait détruit.

Il faut répondre qu’il n’eût pas été convenable que le Verbe prît la nature humaine dans tous ses suppôts : 1° parce que ce serait détruire la multitude des suppôts de la nature humaine qui lui est naturelle. Car, puisque dans la nature prise il n’y a pas lieu de considérer d’autre suppôt que la personne qui la prend, comme nous l’avons dit (art. 3) ; s’il n’y avait de nature humaine que celle qui a été prise, il s’ensuivrait qu’il n’y aurait qu’un seul suppôt de la nature humaine, et ce serait la personne qui la prend ; 2° parce que ce serait déroger à la dignité du Fils de Dieu incarné , selon qu’il est le premier-né entre tous ses frères selon sa nature humaine, comme il est le premier-né de toute créature selon sa nature divine ; car tous les hommes seraient alors d’une dignité égale ; 3° parce qu’il est convenable que comme il n’y a qu’un seul suppôt divin qui s’est incarné, de même il ne prenne qu’une seule nature humaine, pour que des deux côtés l’unité se rencontre.

 

Article 6 : A-t-il été convenable que le fils de Dieu prît la nature humaine de la souche d’Adam ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’ait pas été convenable que le Fils de Dieu prît la nature humaine de la souche d’Adam. Car L’Apôtre dit (Héb., 7, 26) : il était convenable que nous eussions un pontife… séparé des pécheurs. Ir, il aurait été plus séparé des pécheurs, s’il n’eût pas pris la nature humaine de la souche d’Adam pécheur. Il semble donc qu’il n’ait pas dû prendre la nature humaine de cette souche.

Réponse à l’objection N°1 : Le Christ a dû être séparé des pécheurs, quant à la faute qu’il était venu détruire, mais non quant à la nature qu’il était venu sauver. Par rapport à elle il a dû ressembler en tout à ses frères, comme le dit lui-même saint Paul (Héb., chap. 2). Son innocence a été d’autant plus admirable qu’il a conservé dans la plus grande pureté la nature qu’il a tirée d’une masse soumise au péché.

 

Objection N°2. Dans tout genre le principe est plus noble que ce qui en découle. Si donc il a voulu prendre la nature humaine, il eût dû la prendre plutôt dans Adam lui-même.

Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (Réponse N°1), il a fallu que celui qui était venu effacer les péchés fût séparé des pécheurs, quant à la faute qui pesa sur Adam et dont le Christ le racheta, selon l’expression de la Sagesse (chap. 10). Celui qui venait purifier les autres ne devait pas avoir besoin d’être purifié lui-même ; comme en tout genre de mouvement le premier moteur est immobile relativement à ce mouvement, comme le premier principe du changement est immuable. C’est pourquoi il n’a pas été convenable qu’il prît la nature humaine dans Adam lui-même.

 

Objection N°3. Les gentils ont été plus pécheurs que les Juifs, comme le dit la glose (interl., ad Gal., chap. 2 sup. illud, Nos naturâ Judæi et non ex gentibus peccatores). Si donc il eût voulu prendre des pécheurs sa nature humaine, il eût dû la prendre des nations plutôt que de la famille d’Abraham, qui fut juste.

Réponse à l’objection N°3 : Parce que le Christ devait être surtout séparé des pécheurs, quant à la faute (C’est pour ce motif qu’il ne voulut pas naître des gentils, qui étaient plus grands pécheurs que les Juifs.), comme ayant l’innocence la plus élevée, il a été convenable qu’on arrivât du premier pécheur jusqu’au Christ, par l’intermédiaire de quelques justes dans lesquels on a vu briller certaines marques de sa sainteté future. C’est pourquoi dans le peuple dont le Christ devait naître, Dieu a établi des marques de sainteté (Les marques de sainteté qui brillèrent principalement, dans les patriarches et les prophètes étaient nécessaires pour maintenir visible au sein de l’humanité le peuple que Dieu s’était choisi.) qui commencèrent à Abram, qui reçut le premier la promesse de l’Incarnation du Christ et la circoncision en signe de la perpétuité de son alliance avec Dieu, comme on le voit (Gen., chap. 17).

 

Mais c’est le contraire. (Luc, chap. 3) : La génération du Seigneur remonte jusqu’à Adam.

 

Conclusion. Quoique Dieu eût pu prendre la nature humaine d’autre part que d’Adam, cependant il a été plus convenable, pour satisfaire pleinement au péché, pour sauvegarder la dignité humaine et pour montrer la puissance divine, qu’il la prît de cette source.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 18), Dieu pouvait se faire homme autrement que de la souche d’Adam, qui a enchaîné le genre humain à son péché ; mais il a mieux aimé que l’homme, par lequel il devait vaincre l’ennemi du genre humain, provînt de la race de celui qui avait été vaincu. Et cela pour trois raisons : 1° Parce qu’il paraît juste que celui qui a péché satisfasse. C’est pourquoi il a dû prendre de la nature corrompue par le péché, ce qui devait satisfaire pleinement pour la nature entière. 2° Parce que c’était relever la dignité de l’homme, en faisant naître le vainqueur du démon de la famille de celui que le démon avait vaincu. 3° Parce que la puissance de Dieu se montre par là davantage, puisqu’il a pris d’une nature corrompue et infirme ce qu’il a élevé à une si haute dignité et à une si grande vertu.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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