Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question 4 : Du mode l’union par rapport à la nature humaine que
le Verbe a prise
Après avoir parlé de l’union par rapport à la personne qui prend,
il faut la considérer par rapport à la nature qui est prise. Nous devons nous
occuper d’abord des choses que le Verbe de Dieu a prises ; ensuite nous les
verrons réunies en lui, et nous rechercherons quelles ont été leurs perfections et leurs défauts. Or,
le Fils de Dieu a pris la nature humaine et ses parties. — La première de ces
considérations peut être examinée sous trois rapports : 1° quant à la nature
humaine elle-même ; 2° quant à ses parties ; 3° quant à l’ordre de l’assomption.
—Relativement à la nature humaine il y a six questions à étudier : 1° La nature
humaine devait-elle être épousée par le Fils de Dieu plutôt que toute autre
nature ? — 2° A-t-il pris la personne ? Le concile de Tolède (sess. 6, can. 1)
définit ainsi le dogme sur ce point : Deus
perfectus et homo perfectus
; in duabus naturis una persona ; ne quaternitas Trinitati accederet, si in Christo geminata
persona esset.) — 3° A-t-il pris l’homme ?
(Cette manière de s’exprimer se trouve quelquefois dans les Pères, et l’Eglise
chante elle-même : Tu ad liberandum suscepturus hominem,
non horruisti Virginis uterum. Il faut entendre ce passage comme le dit saint
Thomas dans sa réponse au premier argument.) — 4° Aurait-il été convenable qu’il
prît la nature humaine séparée de tout individu ? (Cet article est une
réfutation de l’erreur de Manès, qui prétendait que le Fils de Dieu n’a pas
pris un véritable corps, mais un corps fantastique.) — 5° Aurait-il été
convenable qu’il épousât la nature humaine dans tous les individus ? (Si l’on
supposait que le Fils de Dieu eût pris la nature humaine dans tous les
individus, on pourrait tirer de là des conséquences morales analogues à celles
qu’on déduit de la doctrine du panthéisme.) — 6° A-t-il été convenable qu’il prît
la nature humaine dans un homme issu de la souche d’Adam ? (Cet article
n’établit pas le fait qui repose sur ces paroles de la Genèse (3, 15) : Elle te brisera la tête, mais il en fait
voir la convenance.)
Objection N°1.
Il semble que la nature humaine n’ait pas dû être prise par le Fils de Dieu
plutôt que toute autre nature. Car saint Augustin dit (Ep. ad Volus., 138) : Dans les choses merveilleuses toute la raison du fait est
la puissance de celui qui l’accomplit. Or, la puissance de Dieu qui est l’auteur
de l’Incarnation, qui est une œuvre tout à fait admirable, n’est pas limitée à
une seule nature, puisqu’elle est infinie. La nature humaine n’est donc pas
susceptible d’être prise par Dieu plutôt qu’une autre créature.
Réponse à
l’objection N°1 : Les créatures tirent leur dénomination de ce qui leur
convient selon leurs propres causes, mais non de ce qui leur convient d’après
les causes premières et universelles. C’est ainsi que nous disons qu’une
maladie est incurable, non parce que Dieu ne peut la guérir, mais parce qu’on
ne peut y parvenir par les principes propres du sujet. Ainsi donc on dit qu’une
créature n’est pas susceptible d’être prise, non pour soustraire quelque chose
à la puissance divine, mais pour montrer la condition de la créature qui n’a
pas d’aptitude pour cela.
Objection N°2. La ressemblance est une
raison qui rend convenable l’Incarnation de la personne divine, comme nous l’avons
dit (quest. préc., art. 8). Or, comme dans la créature raisonnable se trouve
la ressemblance de l’image, de même dans la créature irraisonnable il y a la
ressemblance du vestige. La créature irraisonnable pouvait donc être épousée
aussi bien que la nature humaine.
Réponse
à l’objection N°2 : La
ressemblance d’image se considère dans la nature humaine, selon qu’elle est
capable de s’élever à Dieu, en l’atteignant par l’opération propre de sa
connaissance et de son amour ; Quant à la ressemblance de vestige, elle résulte
seulement de la représentation qui existe d’après l’impression divine dans la
créature, mais non de ce que la créature irraisonnable qui n’a que cette
ressemblance peut s’élever à Dieu par sa seule opération. Or, ce qui est
incapable de moins n’est pas convenable pour quelque chose de plus ; ainsi le
corps qui n’est pas apte à être perfectionné par l’âme sensitive, est beaucoup
moins apte à l’être par l’âme intellectuelle. Et comme l’union avec Dieu selon
l’être personnel est beaucoup plus profonde et plus parfaite que celle qui se
fait par l’opération, il s’ensuit que la créature irraisonnable qui est
incapable d’être unie à Dieu par l’opération n’est pas convenable pour lui être
unie personnellement (Il est à remarquer que saint Thomas ne dit pas que cela
est impossible absolument. Car, de fait, le Verbe a pris une nature
irraisonnable et insensible, puisqu’il est resté pendant trois jours uni hypostatiquement à un cadavre.).
Objection N°3. Dans la nature
angélique on trouve une ressemblance de Dieu plus expresse que dans la nature
humaine, comme le dit saint Grégoire (Hom. 34 in Evang.) en rappelant ces paroles du prophète (Ez., 28, 12) : Vous êtes le sceau de la ressemblance.
On trouve aussi le péché dans l’ange, d’après ce passage de Job (4, 18) : Il a
trouvé du dérèglement dans les anges. La nature angélique eût donc pu être
épousée aussi bien que la nature humaine.
Réponse à l’objection N°3 :
Il y a des auteurs qui disent que l’ange ne doit pas être pris, parce que dès
le commencement de sa création il est parfait dans sa personnalité (Il y a des
auteurs qui ont prétendu que, d’après saint Thomas, la nature n’était pas dans
les anges distincte de la personnalité ; mais Cajétan,
Médina, Alvarès, Gonet, Contenson et plusieurs autres, expliquent parfaitement sa
pensée à ce sujet.), puisqu’il n’est soumis ni à la génération, ni à la
corruption. Par conséquent il ne pourrait pas être uni à la personne divine à
moins que sa personnalité ne fût détruite ; ce qui ne convient ni à
l’incorruptibilité de sa nature, ni à la bonté de celui qui l’épouserait ; car
il ne lui appartient pas d’altérer en rien les perfections de la créature qu’il
prend. Mais ceci ne paraît pas démontrer qu’il n’est point du tout convenable
que la personne divine prenne la nature angélique. Car Dieu en produisant une
nouvelle nature angélique peut se l’unir dans l’unité de personne, et alors il
n’altérerait rien de ce qui préexiste. Mais, comme nous l’avons dit (dans le
corps de cet article.), la convenance fait défaut sous le rapport de la
nécessité. Car quoique la nature angélique soit soumise au péché dans
quelques-uns, son péché est néanmoins irrémédiable (Aux raisons données (1a
pars, quest. 30), ajoutez que la nature angélique n’est pas tombée comme la
nature humaine, parce que l’ange est tombé par sa volonté propre, et l’homme
par la volonté d’un antre.), comme nous l’avons vu (1a pars, quest.
64, art. 2).
Réponse
à l’objection N°4 : La perfection de l’univers n’est pas la
perfection d’une seule personne ou d’un suppôt, mais de ce qui est un par
l’arrangement ou l’ordre, et dont les parties multiples ne doivent pas être
épousées, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article et Réponse N°1).
D’où il résulte qu’il n’y a que la nature humaine qui doive être prise (La
nature humaine résume d’ailleurs en elle toutes les parties de l’univers.).
Mais c’est le contraire. L’Ecriture fait dire à la sagesse engendrée (Prov., 8, 31) : Mes délices sont d’être avec les enfants des
hommes. Ainsi il semble que l’union du Fils de Dieu avec la nature humaine
ait une certaine convenance.
Conclusion Puisque la nature humaine, par là
même qu’elle est intellectuelle, est apte à percevoir le Verbe de Dieu par la
connaissance et l’amour, et puisqu’elle a le plus besoin de réparation, comme
étant souillée par le péché originel, de toutes les natures elle est la seule
que le Verbe a dû prendre.
Article 2 : Le
fils de Dieu a-t-il pris la personne ?
Objection N°1.
Il semble que le Fils de Dieu ait pris la personne. Car saint Jean Damascène
dit (De fid. orth., liv. 3, chap. 11) : que le Fils
de Dieu a pris la nature humaine dans l’individu. Or, l’individu dont la nature
est raisonnable est une personne, comme on le voit par Boëce
(Lib. de duab.
nat.). Le Fils de Dieu a donc pris la personne.
Réponse à
l’objection N°1 : Le Fils de Dieu a pris la nature humaine dans
l’individu, mais cet individu dans lequel elle a été prise n’est pas autre
chose que le suppôt incréé qui est la personne du Fils de Dieu. Il ne s’ensuit
donc pas que la personne humaine ait été prise.
Objection N°2. Saint Jean Damascène
dit (Orth. fid., liv. 3, chap.
6) : que le Fils de Dieu a pris ce qu’il a mis dans notre nature. Or, il y a
mis la personnalité. Le Fils de Dieu a donc pris la personne.
Réponse
à l’objection N°2 :
La nature qui a été prise n’est pas privée de sa personnalité propre, parce
qu’elle manque de quelque chose de ce qui appartient à la perfection de la
nature humaine (Ainsi elle n’en a pas moins un corps et une âme raisonnable,
avec les propriétés de l’un et de l’autre.), mais elle en est privée au
contraire parce qu’elle a quelque chose de plus qui est au-dessus de la nature
humaine. Ce surcroît est son union avec la personne divine.
Objection N°3. On ne consume que ce
qui est. Or, Innocent III dit dans une Décrétale (id hab. Paschas.
diac.,
liv. 2, de Spirit.
S., chap. 4 ant. med. implic.
et concil. Francford., an. 794 in epist. ad Episc. Galliæ, a med., tom. 7 Conc.) : que la personne de Dieu a consumé la personne de l’homme. Il
semble donc que la personne de l’homme ait été prise auparavant.
Réponse
à l’objection N°3 : La consomption n’implique pas la
destruction d’une chose qui avait existé auparavant, mais elle empêche ce qui
aurait pu exister sans elle. Car si la nature humaine n’avait pas été prise par
la personne divine, elle aurait sa personnalité propre ; et l’on dit que la
personne a consumé la personne, quoique d’une manière impropre, dans le sens
que la personne divine a empêché par son union la nature humaine d’avoir sa
personnalité propre.
Mais c’est le contraire. Saint Augustin (Fulgence)
dit (Lib. de fid.
ad Pet., chap. 2) : que
Dieu a pris la nature de l’homme et non la personne.
Conclusion Puisque
la personne n’est pas préalablement conçue dans la nature humaine avant l’assomption,
mais qu’elle s’y rapporte plutôt comme le terme, le Fils de Dieu n’a pris d’aucune
manière la personne humaine.
Il faut répondre qu’on dit qu’une chose est
assumée (assumi) parce qu’elle est prise pour une autre (ad aliquid sumitur). Par conséquent ce que l’on prend doit être
préalablement conçu avant l’assomption, comme ce qui est mû localement se
conçoit préalablement avant le mouvement. Or, la personne ne se conçoit pas
dans la nature humaine préalablement avant l’assomption, mais elle en est
plutôt le terme, comme nous l’avons dit plus haut (quest. préc., art. 1 et 2). Car si
on l’y concevait préalablement, il faudrait ou qu’elle fût détruite, et alors
ce serait en vain qu’elle aurait été prise, ou qu’elle subsistât après l’union,
et dans ce cas il y aurait deux personnes, l’une qui prend et l’autre qui est
prise : ce qui est erroné, comme nous l’avons montré (quest. 2, art. 6). Il en
résulte donc que le Fils de Dieu n’a pris d’aucune manière la personne humaine
(Ce sont les expressions mêmes d’un concile de Worms : Dei Filius non personam
hominis accepit, sed naturam.).
Article 3 : La
personne divine a-t-elle pris l’homme ?
Objection N°1. Il
semble que la personne divine ait pris l’homme. Car il est dit (Ps. 64, 5) : Heureux celui que vous avez choisi et que
vous avez pris ; ce que la glose entend du Christ (interl., et ord. Aug.), et
saint Augustin dit (Lib. de Agon. Christ., chap. 11) que le Fils de Dieu a pris l’homme
et qu’il a souffert en lui ce que l’homme souffre.
Réponse à l’objection N°1 : Il ne faut pas
presser ces manières de parler, comme si elles étaient propres, mais on doit
les entendre dans un sens pieux partout où les Pères les emploient, de telle
sorte que nous disions que l’homme a été pris, parce que sa nature a été prise
(En prenant la partie pour le tout, par synecdoche.)
et parce que l’assomption a pour terme que le Fils de Dieu soit homme (Saint
Cyrille dit : Non assumpsit hominem, sed factus est homo.).
Objection N°2. Le mot homme signifie la nature humaine. Or, le
Fils de Dieu a pris la nature humaine. Il a donc pris l’homme.
Réponse
à l’objection N°2 : Le
mot homme signifie la nature humaine in concreto (Ainsi on dit que Pierre est homme, mais on ne dit pas Pierre est l’humanité. L’abstrait mis à la place du concret rend la
proposition fausse.), c’est-à-dire selon qu’elle existe dans un suppôt. C’est
pourquoi, comme nous ne pouvons dire que le suppôt a été pris, de même nous ne
pouvons dire que l’homme l’a été.
Objection N°3. Le Fils de Dieu est
homme. Or, il n’est pas l’homme qu’il n’a pas pris : parce qu’alors il serait
pour la même raison Pierre ou tout autre. Il est donc l’homme qu’il a pris.
Réponse
à l’objection N°3 :
Le Fils de Dieu n’est pas l’homme qu’il a pris, mais l’homme dont il a pris la
nature.
Mais c’est le contraire. Saint Félix, pape et
martyr, dit au concile d’Ephèse (et refert.
in concil. Chalced., part, 2, act. 1,
in actis synodi Ephes.) : Nous croyons
en Notre-Seigneur Jésus-Christ né de la Vierge Marie,
parce qu’il est le Fils éternel de Dieu et le Verbe, et non un homme pris par
Dieu pour être un autre que lui. Car le Fils de Dieu n’a pas pris l’homme pour
être un autre que lui.
Conclusion Puisque l’homme désigne la nature
humaine comme elle est dans le suppôt, on ne dit pas dans son sens propre que
le Christ a pris l’homme.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit
(art. préc.), ce qui est pris n’est pas le terme de l’assomption,
mais on le conçoit préalablement avant elle. Nous avons vu (quest. 3, art. 1 et
2) que l’individu dans lequel la nature humaine est prise n’est pas autre que
la personne divine qui est le terme de l’assomption. Or, le mot homme signifie la nature humaine, selon
qu’elle existe dans un suppôt : parce que, selon la remarque de saint Jean Damas-
cène (De fid. orth., liv. 3, chap. 4 et 11), comme le
mot Dieu signifie celui qui a la
nature divine, de même le mot homme
signifie celui qui a la nature humaine. C’est pourquoi c’est une expression
impropre que de dire que le Fils de Dieu a pris l’homme, en supposant (ce qui
est véritablement) que dans le Christ il n’y a qu’un seul suppôt et qu’une
seule hypostase. — Mais d’après ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases
ou deux suppôts, on pourrait dire convenablement et dans le sens propre que le
Fils de Dieu a pris l’homme. Ainsi la première opinion qui se trouve (Lib. Sentent., 6, dist. 3) accorde que l’homme
a été pris, mais cette opinion est erronée (Cette opinion retombe dans l’erreur
de Nestorius, comme on l’a observé (loc.
cit.).), comme nous l’avons dit (quest. 2, art. 6).
Article 4 : Le
fils de Dieu a-t-il dû prendre la nature humaine abstraite de tous les
individus ?
Objection N°1 :
Il semble que le Fils de Dieu ait dû prendre la nature humaine abstraite de
tous les individus. Car la nature humaine a été prise pour sauver en général
tous les hommes. D’où il est dit du Christ (1 Tim., 4, 10) qu’il est le Sauveur de tous les hommes,
surtout des fidèles. Or, la nature selon qu’elle est dans les individus s’éloigne
de sa généralité. Le Fils de Dieu a dû donc prendre la nature humaine, selon qu’elle
est abstraite de tous les individus.
Réponse à l’objection N°1 : Le Fils de Dieu
incarné est le Sauveur commun de tous les hommes, non de cette communauté de
genre ou d’espèce qui est attribuée à la nature séparée des individus, mais
d’une communauté de cause, dans le sens que le Fils de Dieu incarné est la
cause universelle du salut du genre humain.
Objection N°2. En tout, ce qu’il y a
de plus noble doit être attribué à Dieu. Or, dans chaque genre ce qui existe
par soi est ce qu’il y a de principal. Le Fils de Dieu a donc dû prendre l’homme
absolu, qui d’après les platoniciens est la nature humaine elle-même séparée
des individus (ex Arist., Met., liv.
1, text. 6 et 23), et par conséquent il a dû prendre
cette nature.
Réponse
à l’objection N°2 :
L’homme absolu ne se trouve pas dans la nature des choses, de telle sorte qu’il
existe en dehors des individus, comme l’ont supposé les platoniciens.
D’ailleurs il y en a qui disent que Platon n’a pas compris que l’homme séparé
existe ailleurs que dans l’entendement divin. Par conséquent il n’a donc pas
fallu que le Verbe divin le prît, puisqu’il lui était présent de toute éternité.
Objection N°3. La nature humaine n’a
pas été prise par le Fils de Dieu, selon qu’elle est signifiée par le mot homme
(in concreto),
comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, elle est
ainsi signifiée selon qu’elle existe dans les individus, comme on le voit d’après
ce que nous avons dit (ibid.). Le
Fils de Dieu a donc pris la nature humaine selon qu’elle est séparée des
individus.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique la nature humaine n’ait pas été
prise in concreto,
comme un suppôt qui aurait existé préalablement avant cette assomption ;
cependant elle a été prise dans l’individu, parce qu’elle a été prise pour
exister en lui (Elle a été prise pour exister dans la personne du Fils de
Dieu.).
Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène
dit (De fid.
orth., liv. 3, chap. 11) : Dieu, le Verbe incarné, n’a
pas pris cette nature qui n’est perçue que par la raison pure, car ce ne serait
pas une Incarnation véritable, mais une Incarnation fausse et simulée. Or, la
nature humaine, selon qu’elle est séparée des individus ou qu’elle est
abstraite, n’est qu’un être de raison, parce qu’elle ne subsiste pas par
elle-même, comme le dit le même docteur. Le Fils de Dieu ne l’a donc pas prise,
selon qu’elle est ainsi séparée des individus.
Conclusion Puisque
la nature humaine séparée de tous les individus n’existe pas, et que quand elle
existerait, on ne pourrait mériter, ni être vu par elle, il n’est pas permis de
dire que le Fils de Dieu l’a prise abstraite de la sorte.
Il faut répondre que la nature de l’homme ou de
toute autre chose sensible peut se concevoir de deux manières indépendamment de
l’être qu’elle a dans les individus. On peut la concevoir : 1° comme ayant l’être
par elle-même en dehors de la matière, ainsi que les platoniciens l’ont supposé
; 2° comme existant dans l’intellect humain, ou divin. D’abord elle ne peut
subsister par elle-même, comme le prouve Aristote (Met., liv. 7, text.
26, 27, 39, 51 et suiv.). Car il est de la nature de l’espèce des choses
sensibles d’avoir la matière sensible qui entre dans sa définition, comme la
chair et les os dans la définition de l’homme. Par conséquent il ne peut pas se
faire que la nature humaine existe sans matière sensible. Si toutefois elle
subsistait de la sorte, il n’aurait pas été convenable que le Verbe de Dieu la
prît : 1° parce que cette assomption a pour terme la personne ; tandis qu’il
est contraire à la nature d’une forme commune d’exister dans une personne,
puisque dans la personne elle s’individualise (Elle cesse par conséquent d’être
commune et générale.) ; 2° parce qu’on ne peut attribuer à une nature commune
que des opérations communes et universelles d’après lesquelles l’homme ne
mérite, ni démérite, tandis que le Fils de Dieu n’a pris notre nature que pour
mériter pour nous ; 3° parce qu’une nature ainsi existante n’est pas sensible,
mais intelligible ; et le Fils de Dieu a pris au contraire la nature humaine
pour se rendre par là visible à tous les hommes, d’après ces paroles du
prophète (Baruch, 3, 38) : Après cela il a
été vu sur la terre, et il a conversé avec les hommes. — Le Fils de Dieu n’a
pas pu non plus prendre la nature humaine selon qu’elle existe dans l’intellect
divin ; parce que de la sorte elle n’est pas autre chose que la nature divine ;
et de cette manière elle serait dans le Fils de Dieu de toute éternité. — De
même il n’est pas convenable de dire que le Fils de Dieu ait pris la nature
humaine, selon qu’elle existe dans l’intellect humain. Car dans cette
hypothèse, prendre la nature humaine, ce serait croire qu’on la prend, et si on
ne la prenait pas en réalité, l’idée qu’on aurait serait fausse. Par conséquent
cette assomption de la nature ne serait rien autre chose qu’une Incarnation
feinte, comme le dit saint Jean Damascène (loc.
cit.).
Article 5 : Le
fils de Dieu a-t-il dû prendre la nature humaine dans tous les individus ?
Objection N°1. Il
semble que le Fils de Dieu ait dû prendre la nature humaine dans tous les
individus. Car ce qui a été pris primordialement et par soi, c’est la nature
humaine. Or, ce qui convient par soi à une nature convient à tous ceux qui
existent dans cette même nature. Il eût donc été convenable que la nature
humaine fût prise par le Verbe de Dieu dans tous ses suppôts.
Réponse à l’objection
N°1 : Il convient à la nature humaine, considérée en soi, d’être prise,
c’est-à-dire que cela ne lui convient pas en raison de sa personne, comme il
convient à la nature divine d’unir à soi quelque chose en raison de sa
personne. Mais on ne dit pas que cet acte convient à la nature humaine par
elle-même, comme une chose qui appartient à ses principes essentiels, ou comme
sa propriété naturelle (Mais cela lui convient en raison de sa
dignité et de la nécessité de sa condition (Voy. art.
1).) ; car de la sorte il
conviendrait à tous ses suppôts.
Objection N°2. L’Incarnation
divine est venue de la charité divine. D’où il est dit (Jean, 3, 16) : Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné
son Fils unique. Or, la charité fait qu’on se
communique à ses amis, autant que possible ; et puisqu’il a été possible au
Fils de Dieu de prendre plusieurs natures humaines, comme nous l’avons dit
(quest. 3, art. 7), pour la même raison il eût pu les prendre toutes. Par
conséquent il eût été convenable que le Fils de Dieu prît la nature humaine
dans tous ses suppôts.
Réponse
à l’objection N°2 : L’amour de Dieu pour les hommes s’est
manifesté, non seulement en ce qu’il a pris la nature humaine, mais surtout par
ce qu’il a souffert dans cette nature pour les autres hommes, d’après ces
paroles de l’Apôtre (Rom., 5, 8) : Dieu a fait
éclater son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore ses
ennemis, le Christ est mort pour nous. Ce qui n’aurait pas lieu s’il eût
pris la nature humaine dans tous les hommes.
Objection N°3. L’ouvrier sage
perfectionne son œuvre par la voie la plus courte possible. Or, si tous les
hommes avaient été élevés à la filiation naturelle, la voie aurait été plus
courte que d’en amener un grand nombre à la filiation adoptive par un seul fils
naturel, comme le dit l’Apôtre (Gal., chap. 4). Le Fils de Dieu eût donc dû prendre
la nature humaine dans tous ses suppôts.
Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène
dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 11)
: que le Fils de Dieu n’a pas pris la nature humaine considérée dans l’espèce,
car il n’a pas pris toutes ses hypostases.
Conclusion Il n’eut pas été convenable que le
Fils de Dieu prît la nature humaine dans tous les individus (c’est-à-dire les
humanités distribuées dans chaque suppôt), car de la sorte la multitude des
suppôts de la nature humaine, la dignité de premier-né et de Fils de Dieu au
milieu d’une foule de frères, et ensuite la proportion d’unité entre le suppôt
divin et la nature humaine, tout cela serait détruit.
Article 6 : A-t-il
été convenable que le fils de Dieu prît la nature humaine de la souche d’Adam ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’ait pas été convenable que
le Fils de Dieu prît la nature humaine de la souche d’Adam. Car L’Apôtre dit (Héb., 7, 26) : il était convenable que nous eussions un pontife… séparé des pécheurs.
Ir, il aurait été plus séparé des pécheurs, s’il n’eût
pas pris la nature humaine de la souche d’Adam pécheur. Il semble donc qu’il n’ait
pas dû prendre la nature humaine de cette souche.
Réponse à
l’objection N°1 : Le Christ a dû être séparé des pécheurs,
quant à la faute qu’il était venu détruire, mais non quant à la nature qu’il
était venu sauver. Par rapport à elle il a dû ressembler en tout à ses frères,
comme le dit lui-même saint Paul (Héb., chap. 2).
Son innocence a été d’autant plus admirable qu’il a conservé dans la plus
grande pureté la nature qu’il a tirée d’une masse soumise au péché.
Objection N°2. Dans tout genre le principe est plus noble
que ce qui en découle. Si donc il a voulu prendre la nature humaine, il
eût dû la prendre plutôt dans Adam lui-même.
Réponse à
l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (Réponse N°1), il a
fallu que celui qui était venu effacer les péchés fût séparé des pécheurs,
quant à la faute qui pesa sur Adam et dont le Christ le racheta, selon l’expression de la Sagesse (chap. 10).
Celui qui venait purifier les autres ne devait pas avoir besoin d’être purifié
lui-même ; comme en tout genre de mouvement le premier moteur est immobile
relativement à ce mouvement, comme le premier principe du changement est
immuable. C’est pourquoi il n’a pas été convenable qu’il prît la nature humaine
dans Adam lui-même.
Objection N°3. Les gentils ont été plus pécheurs que les Juifs, comme le dit la
glose (interl.,
ad Gal., chap. 2 sup. illud, Nos naturâ Judæi et non ex gentibus peccatores). Si donc
il eût voulu prendre des pécheurs sa nature humaine, il eût dû la prendre des
nations plutôt que de la famille d’Abraham, qui fut juste.
Réponse à l’objection N°3 : Parce
que le Christ devait être surtout séparé des pécheurs, quant à la faute (C’est
pour ce motif qu’il ne voulut pas naître des gentils, qui étaient plus grands
pécheurs que les Juifs.), comme ayant l’innocence la plus élevée, il a été
convenable qu’on arrivât du premier pécheur jusqu’au Christ, par
l’intermédiaire de quelques justes dans lesquels on a vu briller certaines
marques de sa sainteté future. C’est pourquoi dans le peuple dont le Christ
devait naître, Dieu a établi des marques de sainteté (Les marques de sainteté
qui brillèrent principalement, dans les patriarches et les prophètes étaient
nécessaires pour maintenir visible au sein de l’humanité le peuple que Dieu
s’était choisi.) qui commencèrent à Abram, qui reçut le premier la promesse de l’Incarnation du
Christ et la circoncision en signe de la perpétuité de son alliance avec Dieu,
comme on le voit (Gen., chap.
17).
Mais
c’est le contraire. (Luc,
chap. 3) : La génération du Seigneur remonte jusqu’à Adam.
Conclusion.
Quoique Dieu eût pu prendre la nature humaine d’autre part que d’Adam,
cependant il a été plus convenable, pour satisfaire pleinement au péché, pour
sauvegarder la dignité humaine et pour montrer la puissance divine, qu’il la
prît de cette source.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
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théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
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