Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 5 : Du mode de l’union considéré par rapport aux parties de la nature humaine

 

          Nous avons maintenant à considérer l’assomption des parties de la nature humaine. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Le Fils de Dieu a-t-il dû prendre un corps véritable ? (Cette proposition est de foi. Elle a été définie aux conciles de Nicée, d’Ephèse, de Constantinople, de Chalcédoine, contre les marcionites et les manichéens, qui prétendaient que le Christ n’avait qu’un corps fantastique ; contre Simon, Saturnin, Basilide et d’autres gnostiques, qui admettaient également cette erreur.) — 2° A-t-il dû prendre un corps terrestre, c’est-à-dire de chair et de sang ? (Il est de foi que le Verbe a pris dans le sein de la bienheureuse Vierge un corps terrestre comme le nôtre. Valentin ayant avancé le contraire, son erreur a été condamnée par le concile d’Ephèse (sess. 1, can. 1), par celui de Constantinople (5, chap. 6) ; et le pape Eugène IV a renouvelé on ces termes cette condamnation au concile de Florence : Sacrosancta Ecclesia anathematizat Valentinum asserentem Dei Filium nihil de Virgine matre cepisse, sed corpus cæleste sumpsisse, atque ità, transisse per uterum virginis, sicut per aquæductum defluens aqua transcurrit.) — 3° A-t-il pris une âme ? (Apollinaire nia d’abord que le Christ eût pris une âme, et ensuite il l’accorda ; mais il ne voulait pas que cette âme fut intelligente. Arius nia positivement qu’il eût pris une âme, prétendant que la divinité lui en tenait lieu. Ces erreurs ont été condamnées au concile d’Ephèse (sess. 1, can. 15), à celui de Chalcédoine, et le pape Eugène IV s’exprime ainsi à cet égard au concile de Florence : Sacrosancta Ecclesia anathematizat Arium, qui asserens corpus ex virgine assumptum animâ caruisse, voluit, loco animæ fuisse deitatem.) — 4° A-t-il dû prendre un intellect ? (Cet article est directement opposé à Apollinaire qui, en accordant qu’il y avait dans le Christ une âme, voulait que cette âme fût purement sensitive ; ce qui a été condamné par l’Eglise. Le concile de Vienne, sous Clément V, définit : Unigenitum Dei Filium corpus humanum passibile et animam intellectivam, seu rationalem ipsum corpus verè per se et essentialiter informantem assumpsisse.)

 

Article 1 : Le fils de Dieu a-t-il dû prendre un corps véritable ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu n’ait pas pris un corps véritable. Car il est dit (Philip., 2, 7) qu’il s’est rendu semblable aux hommes. Or, on ne dit pas que ce qui est selon la vérité est selon la ressemblance. Le Fils de Dieu n’a donc pas pris un corps véritable.

Réponse à l’objection N°1 : Cette ressemblance exprime la vérité de la nature humaine dans le Christ à la manière dont on dit que tous ceux qui existent véritablement dans la nature humaine se ressemblent pour l’espèce ; mais on n’entend pas par là une ressemblance fantastique. Pour preuve évidente l’Apôtre ajoute qu’il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix ; ce qui aurait été impossible, s’il n’avait eu qu’une ressemblance fantastique.

 

Objection N°2. L’incarnation n’a dérogé en rien à la dignité de la Divinité. Car le pape saint Léon dit (Serm. de Nativ., 1) que la glorification n’a pas absorbé la nature inférieure, et que l’incarnation n’a pas amoindri la nature supérieure. Or, il appartient à la dignité de Dieu d’être absolument séparé du corps. Il semble donc qu’en prenant notre nature Dieu n’ait pas été uni au corps.

Réponse à l’objection N°2 : En prenant un corps véritable, le Fils de Dieu n’a amoindri en rien sa dignité. D’où saint Augustin dit (Fulgence, Lib. de fid. ad Pet., chap. 2) : Il s’est anéanti, en prenant la forme d’un serviteur pour devenir serviteur, mais il n’a pas perdu la plénitude de la forme de Dieu. En effet le Fils de Dieu n’a pas pris un corps véritable de manière à devenir la forme du corps ; ce qui répugne à la simplicité et à la pureté divine. Car c’eût été prendre un corps de manière à ne faire qu’une nature avec lui, ce qui est impossible, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 2, art. 1). Mais, tout en conservant la distinction des natures, il a pris le corps dans l’unité de la personne.

 

Objection N°3. Les signes doivent répondre aux choses signifiées. Or, les apparitions de l’Ancien Testament, qui furent les signes de l’apparition du Christ, ne furent pas véritablement corporelles ; mais elles se passèrent en vision imaginaire, comme on le voit par ces paroles du prophète (Is., 6, 1) : J’ai vu le Seigneur assis, etc. Il semble donc que l’apparition du Fils de Dieu en ce monde n’ait pas été véritablement corporelle, mais qu’elle se soit faite seulement en imagination.

Réponse à l’objection N°3 : La figure doit répondre à la chose quant à la ressemblance, mais non quant à la réalité. Car si la ressemblance existait sous tous les points, elle ne serait plus le signe, mais la chose elle-même, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 26). Il a donc été convenable que les apparitions de l’Ancien Testament fussent seulement selon l’apparence, comme étant des figures ; au lieu que l’apparition du Fils de Dieu en ce monde devait être selon la vérité et la réalité du corps, comme la chose que ces figures représentent. D’où saint Paul dit (Col., 2, 17) : Toutes ces choses ne sont qu’une ombre de celles qui devaient arriver, mais le corps et la vérité ne se trouvent qu’en Jésus- Christ.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quest. 13) : Si le corps du Christ a été un fantôme, le Christ a trompé, et s’il a trompé il n’est pas la vérité. Or, le Christ est la vérité. Son corps n’a donc pas été un fantôme. Par conséquent il est évident qu’il a pris un corps véritable.

 

Conclusion Puisque le Christ est véritablement mort pour le salut des hommes et que Dieu l’a ressuscité, il s’ensuit qu’il a pris un corps véritable.

Il faut répondre que, comme on le dit (Cet ouvrage est de Gennade de Marseille, et saint Thomas le dit lui-même dans sa Catena aurea (Matth., super illud : Genuit Joseph virum Mariæ).) (Lib. de Eccles. dogm., chap. 2), le Fils de Dieu n’est pas né d’une manière fictive, comme s’il avait eu un corps imaginaire, mais il a pris un corps véritable. On peut en donner trois sortes de raison. 1° La première se tire de l’essence de la nature humaine à laquelle il appartient d’avoir un corps véritable. En supposant, d’après ce que nous avons dit (quest. préc., art. 1), qu’il a été convenable que le Fils de Dieu prît la nature humaine, il en résulte qu’il a pris un vrai corps. 2° La seconde raison peut se tirer de ce qui s’est passé dans le mystère de l’Incarnation. Car si son corps n’a pas été véritable, mais fantastique, il n’a donc pas souffert une mort réelle, et aucune des choses que les évangélistes racontent de lui ne s’est donc passée en réalité, mais seulement en apparence. Par conséquent il s’ensuivrait qu’il n’aurait pas véritablement sauvé les hommes (Notre salut n’aurait été qu’apparent, comme la cause qui l’aurait produit.) ; car l’effet doit être proportionné à la cause. 3° La troisième raison peut se prendre de la dignité même de la personne qui s’est incarnée ; puisqu’elle est la vérité, il n’a pas été convenable qu’il y eût quelque chose de feint dans ses actions. Aussi le Seigneur a daigné repousser par lui-même cette erreur (Luc, 24, 39), quand ses disciples troublés et effrayés pensaient voir un esprit et non un corps véritable. C’est pourquoi il se donna à eux pour être palpé en disant : Touchez et considérez qu’un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai.

 

Article 2 : Le fils de Dieu a-t-il dû prendre un corps terrestre, c’est-à-dire de chair et de sang ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas eu un corps charnel, ou terrestre, mais un corps céleste. Car L’Apôtre dit (1 Cor., 15, 47) : Le premier homme formé de terre est terrestre, le second homme venu du ciel est céleste. Or, le premier homme, c’est-à-dire Adam, fut fait de terre quant au corps, comme on le voit (Gen., chap. 1). Le second homme, qui est le Christ, eut donc un corps céleste.

Réponse à l’objection N°1 : On dit que le Christ est descendu du ciel de deux manières : 1° en raison de la nature divine, ce qui ne signifie pas que cette nature a cessé d’exister dans le ciel ; mais parce qu’elle a commencé d’être ici-bas d’une manière nouvelle, c’est-à-dire selon la nature qu’elle a prise, d’après ces paroles de saint Jean (3, 13) : Personne n’est monté au ciel, sinon celui qui en est descendu, le Fils de l’homme qui est dans le ciel. 2° En raison du corps, non parce que le corps du Christ est descendu du ciel substantiellement (C’est ce qu’a supposé à tort un autre hérésiarque, Apollinaire.), mais parce qu’il a été formé par la vertu céleste, c’est-à-dire par l’Esprit-Saint. D’où saint Augustin (alius auctor ad Orosium in Dial. Quæst. 65, quest. 4) expliquant le passage cité dit : J’appelle céleste le Christ parce qu’il n’a pas été conçu de la semence de l’homme. C’est aussi ce que dit saint Hilaire (De Trin., liv. 10).

 

Objection N°2. Il est dit (1 Cor., 15, 10) : La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu. Or, le royaume de Dieu existe principalement dans le Christ. Il n’y a donc pas en lui la chair et le sang, mais son corps est plutôt céleste.

Réponse à l’objection N°2 : La chair et le sang ne se prennent pas en cet endroit pour la substance de la chair et du sang, mais pour la corruption de l’un et de l’autre. Cette corruption n’a pas existé dans le Christ quant à la faute, mais elle a existé temporairement quant à la peine, pour accomplir l’œuvre de notre rédemption.

 

Objection N°3. Tout ce qu’il y a de mieux doit être attribué à Dieu. Or, parmi tous les corps, le corps céleste est le plus noble. Le Christ a donc dû prendre un corps de cette nature.

Réponse à l’objection N°3 : Il appartient à la plus grande gloire de Dieu que le corps infirme et terrestre soit parvenu à une si grande élévation. C’est pour cela qu’on lit dans le concile d’Ephèse (gener. 3, part. 2, act. 1) ces paroles de saint Théophile : Comme on n’admire pas seulement les artisans habiles qui montrent leur art dans des matières précieuses, mais qu’on loue surtout ceux qui déploient la vertu de leur savoir en se servant de la terre et de la boue la plus vile ; de même le Verbe de Dieu, le plus habile et le plus excellent de tous les artisans, sans prendre la matière précieuse du corps céleste est descendu vers nous, et il a montré sous ce limon terrestre toute la grandeur de son art.

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Luc, 24, 39) : Un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai. Or, la chair et les os ne sont pas de la matière du corps céleste, mais ils sont formés des éléments inférieurs. Le corps du Christ ne fut donc pas un corps céleste, mais un corps charnel et terrestre (L’Ecriture dit (Rom., 1, 3) : Qui lui est né de la race de David, selon la chair ; (Gal., 4, 4) : Dieu a envoyé son Fils, formé d’une femme ; (Luc, 1, 31) : Voilà que vous concevrez dans votre sein et vous enfanterez un fils, et vous l’appellerez du nom de Jésus.).

 

Conclusion Comme le Christ a pris un corps véritable, de même on doit croire qu’il a pris un corps terrestre et non un corps céleste qui est impassible et incorruptible.

Il faut répondre que les raisons pour lesquelles on a démontré (art. préc.) que le corps du Christ n’a pas dû être fantastique, prouvent également qu’il n’a pas dû être céleste. En effet, 1° comme la nature humaine ne serait pas véritable dans le Christ, si son corps était fantastique, ainsi que l’a supposé Manès ; de même elle ne le serait pas non plus, si on le supposait céleste, comme l’a prétendu Valentin. Car puisque la forme de l’homme est une chose naturelle, elle demande la matière déterminée que l’on doit faire entrer dans la définition de l’homme, c’est-à-dire la chair et les os, comme on le voit dans Aristote (Met., liv. 7, text. 39). 2° Parce que ce serait déroger à la vérité des actes que le Christ a accomplis dans son corps. Car puisque le corps céleste est impassible et incorruptible, comme le prouve le philosophe (De cælo, liv. 1, text. 20), si le Fils de Dieu eût pris un corps céleste, il n’aurait eu véritablement ni faim, ni soif ; il n’aurait enduré ni la passion, ni la mort. 3° On dérogerait encore à la vérité divine. Car, puisque le Fils de Dieu s’est montré aux hommes, comme ayant un corps charnel et terrestre, cet acte aurait été faux, s’il eût eu un corps céleste. C’est pourquoi on dit (Lib. de ecclesiast. dogm., chap. 2) : Le Fils de Dieu est né, prenant un corps de chair dans le sein de la Vierge ; mais il ne l’a pas apporté avec lui du ciel.

 

Article 3 : Le fils de Dieu a-t-il pris une âme ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu n’ait pas pris dame. Car saint Jean dit en parlant du mystère de l’Incarnation (Jean, 1, 14) : Le Verbe s’est fait chair, sans faire aucune mention de l’âme. Or, on ne dit pas qu’il s’est fait chair, parce qu’il a été changé en chair, mais parce qu’il a pris un corps. Il ne semble donc pas qu’il ait pris une âme.

Réponse à l’objection N°1 : Quand on dit : Le Verbe s’est fait chair, la chair se prend pour l’homme tout entier ; comme si l’on disait : le Verbe s’est fait homme. C’est ce qui fait dire au prophète (Is., 40, 5) : Toute chair verra en même temps que c’est la bouche du Seigneur qui a parlé. C’est pourquoi l’homme tout entier est désigné par la chair, parce que, comme on le voit dans le passage cité, le Fils de Dieu s’est rendu visible par la chair qu’il a prise ; c’est pourquoi on ajoute : Nous avons vu sa gloire. C’est pour cela que, comme l’observe saint Augustin (Quæst., liv. 83, quæst. 80), dans l’union de l’incarnation la chose principale est le Verbe et la chose extrême et dernière la chair. C’est pourquoi l’évangéliste, voulant faire ressortir l’amour de Dieu pour nous dans son humiliation, a nommé le Verbe et la chair, sans parler de l’âme qui est inférieure au Verbe et qui l’emporte sur la chair. Il a été aussi raisonnable de nommer la chair qui paraissait le moins digne d’être prise, parce que c’est elle qui est la plus éloignée du Verbe.

 

Objection N°2. L’âme est nécessaire au corps pour le vivifier. Or, elle n’a pas été nécessaire au corps du Christ à cette fin, comme on le voit, parce que c’est du Verbe de Dieu qu’il est dit (Ps., 35, 10) : Seigneur, la source de la vie est en vous. Il aurait donc été superflu que le Christ eût une âme, le Verbe étant en lui. Et parce que Dieu et la nature ne font rien en vain, comme le dit Aristote (De cælo, liv. 1, text. 32, et liv. 2, text. 56), il semble que le Fils de Dieu n’ait pas pris une âme.

Réponse à l’objection N°2 : Le Verbe est la source de la vie, comme sa première cause efficiente ; au lieu que l’âme est le principe de la vie du corps, comme sa forme. Or, la forme est l’effet de l’agent. On pourrait donc plutôt conclure de la présence du Verbe que le corps était animé (C’est-à-dire qu’il y avait en lui une âme qui le faisait vivre.), comme on peut conclure de la présence du feu que le corps auquel il adhère est chaud.

 

Objection N°3. L’union de l’âme et du corps constitue une nature commune qui est l’espèce humaine. Or, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, il n’y a pas lieu d’admettre une espèce commune, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 3). Il n’a donc pas pris une âme.

Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième, qu’il ne répugne pas et même qu’il est nécessaire de dire que dans le Christ il y a eu une nature résultant de l’union de l’âme et du corps (Cette nature est simplement la nature humaine, qui est commune à l’âme et au corps.). Mais saint Jean Damascène nie que dans le Seigneur Jésus-Christ il y ait une espèce commune qui soit comme une troisième chose résultant de l’union de la divinité et de l’humanité.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib.de Agone christ, chap. 21) : N’écoutons pas ceux qui disent que le Verbe de Dieu n’a pris que le corps de l’homme et qui entendent ces paroles : Le Verbe s’est fait chair, de manière qu’ils nient qu’il ait eu une âme ou quelque autre chose de l’homme que la chair.

 

Conclusion Comme le Christ a pris une chair véritable, de même il a pris une âme, afin que l’âme du premier homme qui avait été blessée par le péché fût guérie par le Fils de Dieu qui est venu en ce monde pour sauver la nature humaine.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (Lib. de Hæres., hæres. 69 et 55), ce fut le sentiment d’Arius d’abord, puis d’Apollinaire, que le Fils de Dieu a pris la chair seule sans âme, supposant que le Verbe avait été uni à la chair au lieu de l’âme. D’où il résultait que dans le Christ il n’y a pas eu deux natures, mais une seulement ; car la nature humaine se compose de l’âme et du corps. Mais cette supposition ne peut se soutenir pour trois motifs : 1° parce qu’elle est contraire à l’autorité de l’Ecriture où le Seigneur parle de son âme. (Matth., 26, 38) : Mon âme est triste jusqu’à la mort. (Jean, 10 ; 18) : J’ai le pouvoir de quitter mon âme et de la reprendre. Apollinaire répondait à cela que dans ces passages le mot âme se prend métaphoriquement. C’est ainsi que Dieu parle de son âme dans l’Ancien Testament (Is., 1, 14) : Mon âme a ouï vos calendes et vos solennités. Mais, comme l’observe saint Augustin (Quæst., liv. 83, quæst. 80), les évangélistes rapportent dans leur récit que Jésus s’est étonné, fâché, consisté et qu’il a eu faim. Ces choses démontrent qu’il a eu une âme véritable, comme on démontre, par là même qu’il a mangé, qu’il a dormi et qu’il s’est fatigué, qu’il a eu un corps véritable tel que le nôtre : autrement, si l’on prenait toutes ces choses métaphoriquement, sous prétexte qu’on lit de semblables choses sur Dieu dans l’Ancien Testament, le récit évangélique ne pourrait plus être cru. Car autre chose est ce que l’on annonce prophétiquement en figures, et autre chose ce que les évangélistes racontent historiquement dans le sens propre. 2° Cette erreur dérogerait à l’utilité de l’incarnation qui a eu pour effet la délivrance de l’homme. Car, comme le dit saint Augustin (Vigile de Tapse, Lib. contrà Felic., chap. 13), si le Fils de Dieu en prenant un corps n’eût pas pris d’âme ; ou bien, supposant notre âme innocente, il n’aurait pas cru qu’elle avait besoin de remède ; ou bien la considérant comme étrangère à lui, il ne l’eût pas gratifiée du bienfait de la rédemption, ou bien la jugeant absolument incurable il n’eût pas pu la guérir, ou il l’eût méprisée comme une chose vile qui ne paraîtrait propre à aucun usage. Deux de ces hypothèses impliquent un blasphème contre Dieu. Car comment le dire tout-puissant, s’il n’a pas pu guérir un mal désespéré ? Et comment est-il le Dieu de tous, s’il n’a pas lui-même créé notre âme ? Pour les deux autres, dans l’une on ignore la cause de l’âme, dans l’autre on ne tient pas compte de son mérite. Doit-on croire qu’il comprend la cause de l’âme, celui qui s’efforce de la séparer du péché de transgression volontaire, comme si elle avait été formée par l’habitude de la raison naturelle à recevoir la loi ? Ou comment connaît-il son élévation celui qui dit que l’abaissement du vice l’a rendue méprisable ? Si on considère l’origine de l’âme, sa substance est plus noble que le corps ; mais si on regarde à la faute de la transgression elle est encore supérieure à la chair à cause de son intelligence. Pour moi qui sais que le Christ est la sagesse parfaite et qui ne doute pas de sa piété et de son amour infini, je dis que pour le premier motif il n’a pas méprisé la partie de nous-même qui est la meilleure et qui est capable de prudence ; et que pour le second il s’est uni d’autant plus volontiers à elle qu’elle avait été plus profondément blessée. 3° Cette hypothèse est contraire à la vérité même de l’incarnation. Car la chair et les autres parties de l’homme doivent à l’âme leur espèce. Par conséquent du moment qu’il n’y a pas d’âme, il n’y a ni os, ni chair, sinon d’une manière équivoque, comme on le voit dans Aristote (De animâ, liv. 2, text. 9, et Met., liv. 7, text. 34).

 

Article 4 : Le fils de Dieu a-t-il dû prendre l’entendement humain ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu n’ait pas pris l’intelligence humaine ou l’intellect. Car où se trouve présente une chose, on ne requiert pas son image. Or, l’homme est à l’image de Dieu par son intelligence, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 14, chap. 3 et 6). Par conséquent, puisque la présence du Verbe divin lui-même a été dans le Christ, il n’a pas fallu que l’intelligence humaine y fût.

Réponse à l’objection N°1 : Là où une chose est présente on ne demande pas que son image vienne se mettre à sa place ; comme là où se trouve l’empereur, les soldats ne vénèrent pas son image. Mais on demande avec la présence de la chose son image, pour que celle-ci soit perfectionnée par la présence même de l’objet ; comme une image en cire est perfectionnée par l’impression du sceau et comme l’image d’un homme se reflète dans un miroir par sa présence. Or, pour que l’entendement humain fût parfait il a été nécessaire que le Verbe de Dieu lui fût uni.

 

Objection N°2. Une plus grande lumière en obscurcit une moindre. Or, le Verbe de Dieu, qui est la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde, selon l’expression de saint Jean (chap. 1), est à l’entendement ce qu’une plus grande lumière est à une moindre ; car l’entendement est une lumière, c’est une sorte de flambeau illuminé par la lumière première. La lampe du Seigneur, dit l’Ecriture, est l’esprit de l’homme (Prov., 20, 27). Il n’a donc pas été nécessaire que l’entendement humain existât dans le Christ qui est le Verbe de Dieu.

Réponse à l’objection N°2 : Une plus grande lumière obscurcit la lumière moindre d’un autre corps lumineux ; cependant elle ne détruit pas, mais elle perfectionne plutôt la lumière du corps qui est éclairé. Car la lumière des étoiles est obscurcie à la présence du soleil, tandis que la lumière de l’air n’en est que plus parfaite. Ainsi l’entendement ou l’intelligence de l’homme étant comme une lumière produite par la lumière du Verbe divin, il s’ensuit que la présence du Verbe ne l’anéantit pas, mais qu’elle la perfectionne plutôt.

 

Objection N°3. On appelle incarnation l’acte par lequel la nature humaine a été prise par le Verbe de Dieu. Or, l’entendement ou l’intelligence humaine n’est ni la chair, ni son acte, parce qu’elle n’est l’acte d’aucun corps, comme le prouve Aristote (De animâ, liv. 3, text. 6). Il semble donc que le Fils de Dieu n’ait pas pris l’entendement humain.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique la puissance intellectuelle ne soit l’acte d’aucun corps, cependant l’essence même de l’âme humaine, qui est la forme du corps, demande qu’elle soit plus noble pour qu’elle ait la puissance de comprendre. C’est pourquoi il est nécessaire que le corps qu’elle anime soit lui-même mieux disposé.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin (Fulgence) dit (Lib. de fid. ad Pet., chap. 14) : Soyez parfaitement sûr et ne doutez nullement que le Christ, le Fils de Dieu a une chair véritable et une âme raisonnable comme les n être s. Car il dit de sa chair : Touchez et voyez, parce qu’un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous voyez que j’en ai (Luc, 24, 39). Il montre qu’il a une âme en disant : Je donne mon âme et je la reprends (Jean, 10, 18). Il prouve qu’il a une intelligence par ces paroles : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (Matth., 11, 29). Dieu dit du Christ par le prophète : Voilà que mon serviteur sera plein d’intelligence (Is., 52, 13).

 

Conclusion Comme il est certain que le Christ a eu une âme et un corps véritables, de même on doit croire qu’il a eu une intelligence ou un entendement du même genre que le nôtre.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (Lib. de hæres., 49-55), les apollinaristes se sont écartés de l’Eglise catholique au sujet de l’âme du Christ, en disant, comme les ariens, que le Christ Dieu n’a reçu que la chair sans l’âme. Ayant été vaincus sur ce point par les témoignages des évangélistes, ils ont prétendu que l’âme du Christ était sans intelligence et que le Verbe tenait sa place (C’est ce que le concile de Florence rapporte en le condamnant : Sacrosancta Ecdesin anathematizat Apollinarem : qui in Christo solam posuit animam sensitivam et deitatem Verbi vim rationalis animæ tenuisse.). Or, cette hypothèse se réfute par les mêmes raisons que la précédente. Car d’abord elle est contraire au récit de l’Evangile qui rappelle que le Christ fut dans l’admiration (Matth., chap. 8). Or, l’admiration ne peut exister sans la raison ; parce qu’elle implique un rapport de l’effet à la cause ; comme quand on voit un effet dont on ignore la cause et qu’on la cherche, selon la remarque d’Aristote (Met., chap. 2). 2° Elle répugne à l’utilité de l’incarnation qui a pour effet de justifier l’homme du péché. Car l’âme humaine n’est capable de pécher, ni de recevoir la grâce sanctifiante que par l’entendement. Il a donc dû surtout prendre l’intelligence humaine. C’est ce qui fait dire à saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 6), que le Verbe de Dieu a pris un corps et une âme intelligente et raisonnable. Puis il ajoute : il s’est uni tout entier à ma nature humaine tout entière pour me sauver totalement ; car ce qu’il n’a pas pris ne peut être guéri. 3° Elle est contraire à la vérité de l’incarnation. Car puisque le corps est proportionné à l’âme, comme la matière à sa propre forme, le corps qui n’est pas perfectionné par une âme humaine, c’est-à-dire par une âme raisonnable, n’est pas véritablement un corps humain. C’est pourquoi si le Christ avait eu une âme sans intelligence, il n’aurait pas eu un véritable corps d’homme, mais un corps de bête ; puisque c’est par l’intelligence seule que notre âme diffère de celle des animaux. D’où saint Augustin remarque (Quæst., liv. 83, quest. 80) que d’après cette erreur il s’ensuivrait que le Fils de Dieu se serait uni à une bête sous la figure d’un corps humain : ce qui répugne à la vérité divine qui est absolument incompatible avec la fausseté d’une pareille fiction.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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