Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 6 : De l’ordre de l’assomption

 

          Nous avons maintenant à nous occuper de l’ordre de l’assomption. — A ce sujet six questions sont à examiner : 1° Le Fils de Dieu a-t-il pris la chair par l’intermédiaire de l’âme ? (Durand nie tout ordre dans le mystère de l’Incarnation ; Scot et ses partisans admettent un ordre, mais ils l’entendent autrement que saint Thomas (Sent. 3, sect. dist. 2, quest. 2). On peut voir dans Cajétan la discussion de ces divers sentiments.) — 2° A-t-il pris l’âme par l’intermédiaire de l’esprit ou de l’intelligence ? (Tous les Pères ont appuyé fortement sur l’esprit et l’intelligence, comme servant d’intermédiaire entre le Verbe et le corps. Voyez leurs divers passages dans le P. Pétau (De incarn., liv. 4, chap. 15).) — 3° L’âme a-t-elle été prise par le Verbe avant la chair ? (Cet article est une réfutation de l’erreur d’Origène, qui a été condamnée en ces termes par le cinquième concile général : Si quis dicit aut sentit animam Domini prœexistere, unitamque esse Dei Verbo ante incarnationem et nativitatem ex Virgine, anathema sit.) — 4° La chair du Christ a-t-elle été prise par le Verbe avant d’être unie à l’âme ? (L’erreur que saint Thomas réfute dans cet article a été ainsi condamnée dans le cinquième concile général de Constantinople : Si quis dicit aut sentit : priùs formatum esse corpus Domini nostri Jesu Christi in utero Virginis sanctæ, et deinceps unitum esse in Deum Verbum, atque animam, ut quod priùs extiterit : anathema sit.) — 5° La nature humaine entière a-t-elle été prise au moyen de ses parties ? (Cet article explique ces paroles du concile de Florence : Sacrosancta Ecclesia credit, profitetur et prædicat unam ex Trinitate personam, Dei Filium, veram hominis integramque naturam assumpsisse.) — 6° A-t-elle été prise par l’intermédiaire de la grâce ? (Cet article se trouve opposé à l’erreur des nestoriens, qui prétendaient que le Fils de Dieu a pris la nature humaine par la grâce ; ce que le concile de Florence condamne ainsi expressément : Sacrosancta Ecclesia anathematizat Theodorum Mopsuestanum ac Nestorium asserentes, humanitatem Dei Filio unitam esse per gratiam.)

 

Article 1 : Le fils de Dieu a-t-il pris la chair par le moyen de l’âme ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu n’ait pas pris la chair par le moyen de l’âme. Car le mode par lequel le Fils de Dieu est uni à la nature humaine et à ses parties est plus parfait que celui par lequel il existe dans toutes les créatures. Or, il existe immédiatement dans toutes les créatures par son essence, sa puissance et sa présence. Donc à plus forte raison le Fils de Dieu s’est-il uni immédiatement à la chair et non par l’intermédiaire de l’âme.

Réponse à l’objection N°1 : On peut considérer deux sortes d’ordre entre la créature et Dieu. Le premier d’après lequel les créatures sont produites par Dieu et en dépendent comme du principe de leur être. C’est ainsi qu’à cause de l’infinité de sa puissance, Dieu atteint immédiatement toutes choses, en les produisant et en les conservant. Pour cela il faut que Dieu soit immédiatement en tout par son essence, sa présence et sa puissance. Le second d’après lequel les choses sont ramenées à Dieu comme à leur fin. A cet égard il y a un milieu entre Dieu et la créature, parce que les créatures inférieures sont ramenées à Dieu par les créatures supérieures, comme le dit saint Denis (Lib. eccles. hier., chap. 5). C’est à cet ordre que se rapporte l’assomption de la nature humaine par le Verbe qui en est le terme, et c’est pour cela qu’il est uni à la chair par l’âme.

 

Objection N°2. L’âme et la chair ont été unies au Verbe de Dieu dans l’unité de l’hypostase ou de la personne. Or, le corps appartient immédiatement à la personne de l’homme ou à son hypostase, ainsi que l’âme : et même le corps qui est la matière paraît se rapprocher de l’hypostase de l’homme plus que l’âme qui est la forme : parce que le principe de l’individualisation qu’implique le mot d’hypostase paraît être la matière. Le Fils de Dieu n’a donc pas pris la chair par le moyen de l’âme.

Réponse à l’objection N°2 : Si l’hypostase du Verbe de Dieu était absolument constituée par la nature humaine, il s’ensuivrait que le corps serait plus rapproché d’elle, puisqu’il est la matière qui est le principe de l’individualisation ; comme l’âme qui est la forme spécifique est ce qu’il y a de plus proche par rapport à la nature humaine. Mais comme l’hypostase du Verbe est antérieure à la nature humaine et qu’elle est plus noble qu’elle, ce qu’il y a de plus parfait dans la nature humaine est ce qu’il y a de plus proche de l’hypostase. C’est pourquoi l’âme est plus proche du Verbe de Dieu que le corps.

 

Objection N°3. En écartant le moyen on sépare ce que le moyen unit ; comme en ôtant la surface on enlèverait au corps la couleur qui ne lui est adhérente que par la surface. Or, l’âme ayant été séparée par la mort, l’union du Verbe avec la chair a subsisté encore, comme on le verra plus loin (quest. 50, art. 2 et 3). Le Verbe n’est donc pas uni à la chair par le moyen de l’âme.

Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche qu’une chose soit cause d’une autre, quant à l’aptitude et la convenance, et que cette cause enlevée l’effet n’en reste pas moins. Car quoiqu’une chose dépende d’une autre pour être produite, cependant après qu’elle est produite elle n’en dépend plus. Ainsi, par exemple, quand l’amitié a été excitée entre quelques personnes par un intermédiaire, celui-ci peut s’éloigner sans que l’amitié soit pour cela détruite. De même si l’on épouse une femme à cause de sa beauté, ce qui rend l’alliance qu’on contracte avec elle convenable, l’union conjugale n’en persévère pas moins, lorsque la beauté a disparu. De même l’âme étant séparée, l’union du Verbe avec la chair subsiste.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Epist. ad Volusian., 136) : La grandeur de la vertu divine s’est unie à une âme raisonnable et par cette âme au corps humain, et elle a opéré dans l’homme entier un changement qui l’ennoblit.

 

Conclusion Puisque l’âme tient le milieu par sa noblesse entre Dieu et la chair et qu’elle est en quelque sorte la cause de l’union de la chair avec le Fils de Dieu, on doit reconnaître que le Fils de Dieu a pris la chair humaine par le moyen de l’âme.

Il faut répondre que le milieu se dit par rapport au commencement et à la fin. Par conséquent comme le principe et la fin impliquent l’ordre, de même aussi le milieu. Or, il y a deux sortes d’ordre : l’un qui se rapporte au temps et l’autre à la nature. Selon l’ordre du temps, on ne dit pas qu’il y a un milieu dans le mystère de l’Incarnation : parce que le Verbe de Dieu s’est uni tout à la fois la nature humaine entière, comme on le verra plus loin (quest. 33, art. 3). Quant à l’ordre de nature, on peut le considérer de deux façons : 1° selon le degré de dignité ; c’est ainsi que nous disons que les anges tiennent le milieu entre les hommes et Dieu ; 2° selon la raison de causalité ; comme on dit que la cause moyenne est celle qui existe entre la cause première et le dernier effet. Ce second ordre découle d’une certaine manière du premier ; car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4, et De cœlest. hier., chap. 12 et 13), Dieu agit par les substances qui sont les plus rapprochées de lui sur celles qui en sont le plus éloignées. — Par conséquent si nous considérons le degré de dignité, l’âme tient le milieu entre Dieu et la chair, et en ce sens on peut dire que le Fils de Dieu s’est uni la chair par l’intermédiaire de l’âme. Selon l’ordre de causalité l’âme est aussi en quelque façon la cause de l’union de la chair avec le Fils de Dieu. Car elle n’a pu être prise que par suite du rapport qu’elle a avec l’âme raisonnable qui fait qu’elle est une chair humaine : puisque nous avons dit (quest. 4, art. 1) que la nature humaine devait être prise plutôt que les autres.

 

Article 2 : Le fils de Dieu a-t-il pris l’âme par l’intermédiaire de l’esprit ou de l’intelligence ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu n’ait pas pris l’âme par l’intermédiaire de l’esprit. Car la même chose ne tient pas le milieu entre soi et une autre chose. Or, l’esprit ou l’intelligence n’est pas autre chose dans son essence que l’âme elle-même, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 77, art. 1, Réponse N°1). Le Fils de Dieu n’a donc pas pris l’âme par l’intermédiaire de l’esprit ou de l’intelligence.

Réponse à l’objection N°1 : Quoique l’intellect ne soit pas autre chose que l’âme selon son essence, cependant elle se distingue de ses autres parties comme puissance, et à cet égard il lui convient de servir d’intermédiaire.

 

Objection N°2. L’intermédiaire par lequel s’est faite l’assomption paraît devoir être épousé plutôt que le reste. Or, l’esprit ou l’intelligence ne doit pas être pris plutôt que l’âme ; ce qui est évident parce que les esprits angéliques ne sont pas susceptibles d’être pris, comme nous l’avons vu (quest. 4, art. 1). Il semble donc que le Fils de Dieu n’ait pas pris l’âme par l’intermédiaire de l’esprit.

Réponse à l’objection N°2 : S’il ne convient pas à l’esprit de l’ange d’être pris, ce n’est pas parce qu’il n’en est pas digne, mais c’est parce que sa chute est irréparable ; ce qui ne peut se dire de l’esprit humain, comme on le voit d’après ce que nous avons vu (1a pars, quest. 62, art. 8, et quest. 64, art. 2).

 

Objection N°3. Le dernier est pris par le premier, au moyen de ce qui lui est antérieur. Or, l’âme désigne l’essence elle-même, qui est naturellement antérieure à sa puissance, qui est l’entendement. Il semble donc que le Fils de Dieu n’ait pas pris l’âme par l’intermédiaire de l’esprit ou de l’intelligence.

Réponse à l’objection N°3 : Quand on dit que l’intelligence tient le milieu entre le Verbe de Dieu et l’âme, on ne prend pas l’âme pour l’essence qui est commune à toutes les puissances, mais pour les puissances inférieures qui sont communes à toute âme, quelle qu’elle soit.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de Agon. christ., chap. 18) : La vérité invisible et immuable a pris l’âme par l’esprit et le corps par l’âme.

 

Conclusion Comme le Fils de Dieu a pris la chair par l’intermédiaire de l’âme, de même on doit croire qu’il a pris l’âme par l’intermédiaire de l’intelligence et de l’entendement.

Il faut répondre que, comme nous l’avons vu (art. préc.), on dit que le Fils a pris la chair par l’intermédiaire de l’âme, soit à cause de l’ordre de dignité, soit parce qu’il était convenable que cet ordre fût gardé dans l’incarnation. Or, on trouve ces deux choses, si nous comparons l’entendement qu’on appelle l’esprit aux autres parties de l’âme. Car il n’était convenable de prendre la nature humaine que parce qu’elle est capable de s’unir à Dieu et qu’elle est à son image, ce qui se rapporte à l’intelligence, qu’on appelle l’esprit, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 4, 23) : Renouvelez-vous dans l’esprit de votre intelligence. De même l’entendement est de toutes les parties de l’âme la plus élevée, la plus noble et la plus semblable à Dieu. C’est pourquoi, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 3, chap. 6), le Verbe de Dieu a été uni à la chair par le moyen de l’intelligence ; car l’intelligence est ce qu’il y a de plus pur dans l’âme. Or, Dieu est l’être intelligent le plus pur (L’édition de Venise porte : Sed et Deus est intellectus.).

 

Article 3 : Le fils de Dieu a-t-il pris l’âme avant la chair ?

 

Objection N°1 : Il semble que l’âme du Christ ait été prise par le Verbe de Dieu avant la chair. Car le Fils de Dieu a pris la chair par l’intermédiaire de l’âme, comme nous l’avons dit (art. 1). Or, on arrive au milieu avant d’arriver à l’extrême. Le Fils de Dieu a donc pris l’âme avant le corps.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons vu (art. 1), on dit que l’âme du Christ tient le milieu, dans l’union de la chair, avec le Verbe, selon l’ordre de la nature ; mais il n’est pas nécessaire pour cela qu’elle ait tenu le milieu sous le rapport du temps.

 

Objection N°2. L’âme du Christ est plus noble que les anges, d’après ces paroles (Ps. 96, 8) : Adorez-le, vous tous qui êtes ses anges. Or, les anges ont été créés dès le commencement, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 46, art. 3, et quest. 61, art. 2 et 3). Donc aussi l’âme du Christ qui n’a pas été créée avant que d’être prise. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 2, 3 et 9) que ni l’âme, ni le corps du Christ n’ont eu jamais d’hypostase propre, indépendamment de l’hypostase du Verbe. Par conséquent il semble que l’âme ait été prise avant la chair, qui a été conçue dans le sein de la Vierge.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit le pape saint Léon (loc. cit.), l’âme du Christ l’emporte sur nos âmes, non par la diversité du genre, mais par la sublimité de la vertu. Car elle est du même genre que nos âmes, mais elle l’emporte sur les anges par sa plénitude de grâce et de vérité. D’ailleurs le mode de la création répond à l’âme selon son genre propre, qui fait qu’étant la forme du corps, elle est créée aussitôt qu’elle est mise en lui et qu’elle lui est unie ; ce qui ne convient pas aux anges qui sont des substances absolument séparées des corps.

 

Objection N°3. L’Evangile dit (Jean, 1, 14) : Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité ; puis il ajoute que nous avons tous reçu de sa plénitude, c’est-à-dire tous les fidèles de tous les temps, comme l’explique saint Chrysostome (Hom. 13 in Joan.). Or, il n’en serait pas ainsi, si l’âme du Christ n’avait eu la plénitude de la grâce et de la vérité, avant tous les saints qui ont existé depuis l’origine du monde ; parce que la cause n’est pas postérieure à l’effet. Ainsi, puisque la plénitude de la grâce et de la vérité a été dans l’âme du Christ par suite de son union avec le Verbe, d’après ces paroles : Nous avons vu sa gloire qui est celle du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, il semble en résulter que l’âme du Christ a été prise par le Verbe de Dieu, dès le commencement du monde.

Réponse à l’objection N°3 : Tous les hommes reçoivent de la plénitude du Christ, selon la foi qu’ils ont en lui. Car saint Paul dit (Rom., 3, 22) : La justice de Dieu se répand par la foi en Jésus-Christ, dans tous ceux et sur tous ceux qui croient en lui. Or, comme nous croyons en lui comme ayant déjà paru, de même les anciens y ont cru comme en celui qui devait paraître. Car nous croyons ayant un même esprit de foi, selon l’expression du même Apôtre (2 Cor., 4, 13). La foi que l’on a dans le Christ a la vertu de justifier d’après le dessein de la grâce de Dieu, suivant ces autres paroles de saint Paul (Rom., 4, 5) : Lorsqu’un homme, sans faire des œuvres, croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice, suivant le décret de la grâce de Dieu. Par conséquent ce décret étant éternel, rien n’empêche que des hommes n’aient été justifiés par la foi de Jésus-Christ, même avant que son âme fût remplie de grâce et de vérité.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 4, chap. 6) : L’intellect n’a pas été uni au vrai Dieu, comme quelques-uns l’ont faussement prétendu, avant l’incarnation qui a eu lieu dans le sein de la Vierge, et c’est de là qu’il a reçu le nom de Christ.

 

Conclusion Puisque l’âme du Christ n’a jamais eu une subsistance propre sans le Verbe, et qu’elle est de même nature que les nôtres, il est clair qu’elle a été prise simultanément avec la chair.

Il faut répondre que Origène a supposé (Periarch., liv. 1, chap. 7 et 8 ; liv. 2, chap. 8) que toutes les âmes avaient été créées dès le commencement, et que parmi ces âmes l’âme du Christ avait été créée aussi. Mais il répugne d’admettre qu’elle ait été alors créée sans être immédiatement unie au Verbe, parce qu’il suivrait de là que cette âme aurait eu dans un temps sa subsistance propre sans le Verbe. Dans ce cas, quand elle aurait été prise par le Verbe, ou l’union ne se serait pas faite dans la subsistance du Verbe, ou bien la subsistance préexistante de l’âme aurait été détruite. — De même il répugne de supposer que cette âme ait été unie au Verbe dès le commencement, et qu’elle se soit ensuite incarnée dans le sein de la Vierge, parce qu’alors son âme paraîtrait n’être pas de même nature que les nôtres qui sont créées au moment même où elles s’unissent au corps. D’où le pape saint Léon dit (Epist., ad Julian., 35) que sa chair n’était pas d’une autre nature que la nôtre, et qu’il n’a pas reçu une âme différente de celle des autres hommes.

 

Article 4 : La chair du Christ a-t-elle été prise par le Verbe avant d’être unie à l’âme ?

 

Objection N°1. Il semble que la chair du Christ ait été prise par le Verbe avant d’être unie à l’âme. Car saint Augustin (Fulgence) dit (Lib. de fid. ad Pet., chap. 18) : Soyez très sûr et ne doutez nullement que la chair du Christ n’a pas été conçue sans la divinité, dans le sein de la Vierge, avant d’être reçue par le Verbe. Or, la chair du Christ paraît avoir été conçue avant d’être unie à l’âme raisonnable, parce que la matière ou la disposition est en voie de génération avant la forme qui la complète. La chair du Christ a donc été prise avant d’être unie à l’âme.

Réponse à l’objection N°1 : Le corps humain reçoit l’être par l’âme. C’est pourquoi avant l’avènement de l’âme il n’existe pas, mais il peut être disposé à exister ; au lieu que dans la conception du Christ, l’Esprit-Saint, qui est un agent d’une vertu infinie, a disposé la matière et l’a conduite simultanément à son être parfait.

 

Objection N°2. Comme l’âme est une partie de la nature humaine, de même aussi le corps. Or, l’âme humaine n’a pas un autre principe de son être dans les autres hommes, comme on le voit d’après le passage du pape saint Léon, cité (art. préc.). Il semble donc que le corps du Christ n’ait pas commencé à exister autrement que notre propre corps. Or, en nous la chair est conçue avant que l’âme raisonnable ne l’anime. Par conséquent il en a été de même dans le Christ, et ainsi la chair a été prise par le Verbe avant d’être unie à l’âme.

Réponse à l’objection N°2 : La forme donne en acte l’espèce, au lieu que la matière est par elle-même en puissance à l’égard de l’espèce. C’est pourquoi il serait contraire à la nature de la forme qu’elle existât avant la nature de l’espèce, qui est rendue parfaite par l’union de la forme avec la matière. Mais il n’est pas contraire à la nature de la matière de devancer la nature de l’espèce. C’est pourquoi la différence qu’il y a entre notre origine et celle du Christ, et qui consiste en ce que notre chair est conçue avant d’être animée, tandis qu’il n’en est pas de même de la chair du Christ, provient de ce que nous sommes conçus du sang de l’homme ; au lieu que le Christ ne l’a pas été. Mais une différence qui existerait quant à l’origine de l’âme, remonterait jusqu’à une diversité de nature.

 

Objection N°3. Comme on le dit (Lib. de causis, proposit. 1) (Ce livre des Causes, qui a joué un si grand rôle au moyen âge, et que saint Thomas a commenté lui-même, se trouve placé ordinairement après la Métaphysique d’Aristote dans les anciens exemplaires du Stagyrite, quoiqu’il soit d’un auteur arabe.), la cause première influe davantage sur l’effet et lui est unie avant la cause seconde. Or, l’âme du Christ est au Verbe ce que la cause seconde est à la cause première. Le Verbe a donc été uni à la chair avant l’âme.

Réponse à l’objection N°3 : Le Verbe de Dieu est uni à la chair avant de l’être à l’âme de cette manière commune, selon laquelle il existe dans les autres créatures (Mais non selon la manière spéciale d’après laquelle il est uni à la nature humaine dans l’incarnation.) par son essence, sa puissance et sa présence. Je dis avant, non d’une priorité de temps, mais d’une priorité de raison. Car on conçoit la chair comme un être, ce qu’elle tient du Verbe, avant de la concevoir comme une chose animée, ce qu’elle tient de l’âme. Mais il faut que dans l’union personnelle la chair soit unie à l’âme avant de l’être au Verbe, parce que c’est par suite de son union avec l’âme qu’elle est susceptible d’être unie au Verbe en personne ; surtout parce que la personne n’existe que dans une nature raisonnable.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 3, chap. 2) : Le Verbe de Dieu s’est fait chair et il a pris tout à la fois une âme raisonnable et intelligente. L’union du Verbe avec la chair n’a donc pas précédé son union avec l’âme.

 

Conclusion Comme l’âme n’a pas été prise par le Verbe avant la chair, de même la chair n’a pas dû être prise avant l’âme, puisque c’est le corps humain que le Verbe devait prendre, et qu’un corps n’est un corps humain qu’autant qu’il est animé par une âme raisonnable.

Il faut répondre que le corps humain est susceptible d’être pris par le Verbe, selon le rapport qu’il a avec l’âme raisonnable, comme avec sa propre forme. Or, il n’a pas ce rapport avant que l’âme raisonnable s’unisse à lui ; parce qu’aussitôt qu’une matière est propre à une forme, elle la reçoit. Par conséquent l’altération qui tendait à cette forme se termine au moment où la forme substantielle est introduite dans le sujet. De là il résulte que la chair n’a pas dû être prise avant d’être une chair humaine ; ce qui a eu lieu à l’avènement de l’âme raisonnable. Ainsi, comme l’âme n’a pas été prise avant la chair, parce qu’il est contre sa nature d’exister avant d’être unie au corps, de même la chair n’a pas dû être prise avant l’âme, parce que le corps humain n’existe pas avant d’être animé par une âme raisonnable.

 

Article 5 : Toute la nature humaine a-t-elle été prise par le moyen de ses parties ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu ait pris la nature humaine tout entière par le moyen de ses parties. Car saint Augustin dit (Lib. de Agon. christ., chap. 18) : que la vérité invisible et immuable a pris l’âme par l’esprit, et le corps par l’âme, et ainsi l’homme tout entier. Or, l’esprit, l’âme et le corps sont des parties de l’homme entier. Il a donc pris tout l’homme par l’intermédiaire de ses parties.

Réponse à l’objection N°1 : Ces paroles signifient seulement que le Verbe en prenant les parties de la nature humaine a pris la nature humaine tout entière. Ainsi selon l’ordre d’opération les parties ont été prises avant le tout, non d’une priorité de temps, mais d’une priorité de raison, tandis que selon l’ordre d’intention la nature a été prise la première, et c’est cette priorité qui est absolue, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. Le Fils de Dieu a pris la chair par l’intermédiaire de l’âme, parce que l’âme ressemble plus à Dieu que le corps. Or, les parties de la nature humaine étant plus simples que le corps, paraissent être plus semblables à Dieu, qui est l’être le plus simple, que le tout. Il a donc pris le tout par l’intermédiaire des parties.

Réponse à l’objection N°2 : Si Dieu est simple il est aussi très parfait : c’est pourquoi le tout ressemble plus à Dieu que les parties, parce qu’il est plus parfait.

 

Objection N°3. Le tout résulte de l’union des parties. Or, on comprend l’union comme le terme de l’assomption ; au lieu que les parties sont conçues préalablement avant cet acte. Il a donc pris le tout par les parties.

Réponse à l’objection N°3 : L’union personnelle est celle que l’incarnation a pour terme, mais non l’union de nature qui résulte de l’assemblage des parties.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 16) : En Jésus-Christ Notre-Seigneur nous ne voyons pas les parties des parties, mais les éléments les plus prochains dont il se compose, c’est-à-dire la divinité et l’humanité. Or, l’humanité est un tout qui se compose d’une âme et d’un corps, comme de ses parties. Le Fils de Dieu a donc pris les parties par l’intermédiaire du tout.

 

Conclusion On dit que le Verbe de Dieu a pris les parties de la nature humaine par l’intermédiaire du tout, parce que comme il a pris le corps selon qu’il se rapporte à l’âme, de même on dit qu’il a pris l’âme et le corps selon qu’ils se rapportent au tout, c’est-à-dire à la nature humaine.

Il faut répondre que quand on dit qu’une chose est intermédiaire dans l’incarnation, on ne désigne pas un ordre de temps, parce que l’assomption du tout et de toutes ses parties s’est faite simultanément. Car nous avons montré (art. 3 et 4) que l’âme et le corps ont été simultanément unis l’un à l’autre pour constituer la nature humaine dans le Verbe. Mais nous entendons par là l’ordre de la nature. Ainsi ce qui est postérieur est pris par ce qui a la priorité dans la nature. Or, on distingue dans la nature deux sortes de priorité : l’une du côté de l’agent et l’autre du côté de la matière (C’est ainsi que le grain de blé qui est semé en terre précède la tige et l’épi qu’il doit produire.). Car ces deux causes sont préexistantes à la chose qu’ils produisent. Du côté de l’agent ce qui est d’abord dans son intention est ce qu’il y a de premier absolument, au lieu que relativement la première chose est celle par laquelle son opération commence. Et il en est ainsi parce que l’intention est avant l’action. Du côté de la matière ce qu’il y a de premier, c’est ce qui existe d’abord dans la transformation de la matière. Or, dans l’incarnation il faut surtout considérer l’ordre qui existe du côté de l’agent, parce que, comme le dit saint Augustin (Epist. ad Volusian., 137), en pareil cas toute la raison du fait est la puissance de celui qui l’accomplit. Or, il est évident que d’après l’idée ou l’intention de celui qui agit le complet est avant l’incomplet, et par conséquent le tout avant les parties. C’est pourquoi on doit dire que le Verbe de Dieu a pris les parties de la nature humaine par le moyen du tout. Car comme il a pris le corps à cause du rapport qu’il a avec l’âme raisonnable, de même il a pris le corps et l’âme à cause du rapport qu’ils ont avec la nature humaine.

 

Article 6 : La nature humaine a-t-elle été prise par l’intermédiaire de la grâce ?

 

Objection N°1. Il semble que le Fils de Dieu ait pris la nature humaine par l’intermédiaire de la grâce. Car nous sommes unis à Dieu par la grâce. Or, la nature humaine a été unie à Dieu dans le Christ de la manière la plus étroite. Cette union a donc été produite par la grâce.

Réponse à l’objection N°1 : Notre union avec Dieu se fait par l’opération, c’est-à-dire en tant que nous le connaissons et que nous l’aimons. C’est pourquoi cette union se fait par la grâce habituelle dans le sens que toute opération parfaite procède d’une habitude. Mais l’union de la nature humaine avec le Verbe de Dieu existe selon l’être personnel qui ne dépend pas d’une habitude (Les monothélites n’admettaient dans le Christ qu’une union habituelle ; ce qui a été condamné par le concile d’Ephèse (1, can. 5) et par le cinquième concile général de Constantinople (art. 1).), mais qui dépend immédiatement de la nature elle-même.

 

Objection N°2. Comme le corps vit par l’âme qui est sa perfection ; de même l’âme vit par la grâce. Or, la nature humaine est rendue apte à l’incarnation par l’âme, comme nous l’avons dit (art. 5). L’âme y est donc rendue apte elle-même par la grâce, et par conséquent le Fils de Dieu a pris l’âme par le moyen de la grâce.

Réponse à l’objection N°2 : L’âme est la perfection substantielle du corps, au lieu que la grâce est la perfection accidentelle de l’âme. C’est pourquoi la grâce ne peut pas ordonner l’âme à l’union personnelle qui n’est pas accidentelle, mais substantielle, comme l’âme et le corps.

 

Objection N°3. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 15, chap. 11) : que le Verbe incarné est à la chair ce que notre verbe est à la voix. Or, notre verbe est uni à la voix par le moyen de l’esprit. Le Verbe de Dieu est donc uni à la chair par le moyen de l’Esprit-Saint et par conséquent par le moyen de la grâce qui est attribuée à l’Esprit-Saint, d’après ce mot de saint Paul (1 Cor., 12, 4) : Les grâces sont divisées, mais l’esprit est le même.

Réponse à l’objection N°3 : Notre verbe est uni à la voix par le moyen de l’esprit, non comme par un moyen formel, mais comme par un moyen qui meut. Car de la parole conçue intérieurement procède un esprit par lequel la voix est formée. De même du Verbe éternel procède l’Esprit-Saint qui a formé le corps du Christ, comme on le verra (quest. 32, art. 1). Par conséquent il ne résulte donc pas de là que la grâce de l’Esprit-Saint soit un moyen formel dans l’union dont nous avons parlé.

 

Mais c’est le contraire. La grâce est un accident de l’âme, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 110, art. 2). Or, l’union du Verbe avec la nature humaine s’est faite selon la subsistance et non selon l’accident, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 2, art. 6). La nature humaine n’a donc pas été prise par le moyen de la grâce.

 

Conclusion Le Fils de Dieu n’a pris d’aucune manière la nature humaine par le moyen de la grâce, sinon comme cause efficiente, dans le sens que la volonté gratuite de Dieu a été la grâce elle-même par laquelle il a uni à lui cette nature.

Il faut répondre qu’il y a dans le Christ la grâce d’union et la grâce habituelle. On ne peut pas considérer la grâce comme un moyen par lequel il a pris la nature humaine, soit qu’il s’agisse de la grâce d’union, soit qu’il s’agisse de la grâce habituelle. Car la grâce d’union est l’être personnel lui-même qui est accordé par Dieu gratuitement à la nature humaine dans la personne du Verbe qui est le terme de l’assomption, au lieu que la grâce habituelle qui appartient à la sainteté spirituelle de l’Homme-Dieu est un effet qui résulte de l’union, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 1, 14) : Nous avons vu sa gloire qui est comme la gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. Ce qui nous donne à entendre que, de ce que le Christ comme homme est le Fils unique du Père (ce qui lui vient de l’union), il possède la plénitude de la grâce et de la vérité. — Mais si on entend par grâce la volonté de Dieu qui fait ou qui donne quelque chose gratuitement ; de la sorte l’union s’est faite par la grâce, non comme moyen, mais comme cause efficiente.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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