Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question 7 : De la grâce du Christ considéré individuellement
Nous avons ensuite à considérer les choses qui ont été prises
simultanément par le Fils de Dieu dans la nature humaine ; nous parlerons : 1°
de ce qui appartient à la perfection de cette nature ; 2° de ce qui regarde ses
défauts. — Sur la première de ces considérations il y a trois choses à examiner
: 1° la grâce du Christ ; 2° sa science ; 3° sa puissance. — Pour la grâce du
Christ elle doit être étudiée à deux points de vue différents : 1° on peut la
considérer en lui comme individu ; 2° comme chef de l’Eglise. Car nous avons
déjà parlé de la grâce d’union (quest. 2). — Sur la grâce du Christ,
individuellement considéré, il y a treize questions à faire : 1° Y a-t-il eu
dans l’âme du Christ une grâce habituelle ? (Il y a quelques auteurs qui ont
nié que la grâce habituelle ait existé dans l’âme du Christ, supposant qu’elle
était superflue, parce qu’il avait été sanctifié par la grâce d’union. Mais ce
sentiment est généralement rejeté, et s’il n’est pas contraire à la foi, il est
au moins téméraire.) — 2° Y a-t-il eu dans le Christ des vertus ? (Saint Paul
dit (Héb., 7, 26) : Car il convenait que nous
eussions un tel pontife, saint, innocent, sans tache, séparé des pécheurs.) — 3° La foi a-t-elle existé en lui
? — 4° A-t-il eu l’espérance ? — 5° Les dons ont-ils existé en lui ? (Le
prophète dit (Is., 11, 2-3) : Et l’Esprit du
Seigneur se reposera sur lui : l’esprit de sagesse et d’intelligence, de
l’esprit de conseil et de force, l’esprit de science et de piété ; et il
sera rempli de l’esprit de la crainte du Seigneur.) — 6° Le Christ a-t-il eu le don de crainte ? (Cet article est
une réfutation de l’erreur d’Abeilard, qui prétendait
que l’esprit de crainte n’avait pas existé dans le Christ (Voir saint Bernard, Epist. 190). — 7° A-t-il eu les grâces
gratuitement données ? (Cet article n’est que l’explication de ces paroles de
l’Ecriture (Jean, 1, 14) : Nous avons vu sa gloire, gloire comme Fils
unique du Père, pleine de grâce et de vérité ; (ibid., 1, 16) : Nous
avons tous reçu de sa plénitude.)
— 8° La prophétie a-t-elle existé dans le Christ ? — 9° A-t-il eu la
plénitude de la grâce ? — 10° Cette plénitude est-elle propre au Christ ?
(Cet article a pour objet de préciser en quel sens on dit de la sainte Vierge
et des saints qu’ils sont pleins de grâce.) — 11° La grâce du Christ est-elle
infinie ? (Cet article a pour objet de démontrer que la grâce du Christ n’est
pas infinie physiquement, mais moralement.) — 12° Aurait-elle pu être augmentée
? (Cette question est controversée. Les scotistes et quelques thomistes
prétendent que la grâce habituelle du Christ ne peut être accrue d’aucune
manière. Saint Thomas et la plupart des thomistes soutiennent qu’elle pourrait
l’être absolument, mais qu’elle ne peut pas l’être d’après la puissance
ordinaire de Dieu.) — 13° De quelle manière cette grâce se rapporte à l’union ?
(Cet article est directement contraire à l’erreur de Nestorius, qui prétendait
que le Christ avait été homme d’abord, et qu’ensuite il avait été uni à Dieu,
en considération de ses mérites.)
Article 1 : Y
a-t-il eu dans l’âme du Christ une grâce habituelle ?
Objection N°1. Il semble que la grâce habituelle n’ait pas
existé dans l’âme que le Verbe a prise. Car la grâce est une participation de
la divinité dans la créature raisonnable, d’après ces paroles (2
Pierre, 1, 4) : Par elle il nous a communiqué les biens si
grands et si précieux qu’il avait promis, afin que par là nous soyons rendus
participants de la nature divine. Or, le Christ est Dieu non par
participation, mais véritablement. La grâce habituelle n’a donc pas existé en
lui.
Réponse à
l’objection N°1 : Le Christ est vrai Dieu selon la personne et la nature
divine. Mais parce que la distinction des natures subsiste avec l’unité de
personne, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 2, art. 1 et
2), l’âme du Christ n’est pas divine par son essence. Par conséquent il faut
qu’elle devienne divine par la participation qui résulte de la grâce.
Objection N°2. La grâce est nécessaire à l’homme pour qu’il fasse par elle des
bonnes œuvres, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 15, 10) : J’ai
travaillé plus que tous les autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec
moi. Elle est aussi nécessaire pour obtenir la vie éternelle, d’après cet
autre passage (Rom., 6, 23) : La grâce de Dieu est la vie éternelle.
Or, l’héritage de la vie éternelle était dû au Christ par cela seul qu’il était
le Fils naturel de Dieu ; et il avait la faculté de bien faire toutes choses
par là même qu’il était le Verbe par lequel tout a été fait. Il n’avait donc
pas besoin pour sa nature humaine d’une autre grâce que de son union avec le
Verbe.
Réponse
à l’objection N°2 :
L’héritage éternel (qui est la béatitude incréée) est dû au Christ, selon qu’il
est le Fils naturel de Dieu, par un acte incréé de connaissance et d’amour de
Dieu qui est le même que celui par lequel le Père se connaît et s’aime
lui-même. L’âme n’était pas capable de cet acte à cause de sa différence de
nature. Il fallait donc qu’elle s’élevât à Dieu par un acte créé de jouissance,
qui ne peut être produit que par la grâce. De même, comme Verbe de Dieu, il a
eu la faculté de faire bien toutes choses par l’opération divine. Mais parce
qu’indépendamment de l’opération divine il faut reconnaître en lui une
opération humaine, comme on le verra (quest. 19, art. 1), il a été nécessaire
qu’il eût la grâce habituelle, par laquelle cette dernière sorte d’opération
était en lui parfaite.
Objection N°3. Ce qui opère à la manière d’un instrument n’a pas besoin d’habitude
pour ses opérations propres, parce que l’habitude a son fondement dans l’agent
principal. Or, la nature humaine a été dans le Christ comme l’instrument de la
divinité, selon l’expression de saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 3, chap. 15). Le Christ n’a
donc dû avoir aucune grâce habituelle.
Réponse à l’objection N°3 : L’humanité du Christ est
l’instrument de la divinité, non pas un instrument inanimé qui n’agit d’aucune
manière, et qui est seulement mis en action ; mais un instrument animé par
une âme raisonnable, qui est mis en action et qui agit aussi. C’est pourquoi
pour que son action soit convenable il faut qu’il ait la grâce habituelle.
Mais
c’est le contraire. Le prophète dit (Is., 11, 2)
: L’Esprit du
Seigneur reposera en lui. Or, on dit que l’Esprit-Saint
est dans l’homme par la grâce habituelle, comme nous l’avons vu (1a pars,
quest. 8, art. 3, et quest. 43, art. 6). La grâce habituelle a donc existé dans
le Christ.
Conclusion Il a été nécessaire que la grâce habituelle
existât dans le Christ, puisque son âme a été unie au Verbe et que par lui la
grâce se répand sur les autres.
Il
faut répondre qu’il est nécessaire d’admettre dans le Christ une grâce
habituelle pour trois motifs : 1° A cause de l’union de son âme avec le Verbe
de Dieu. Car plus une chose qui reçoit est rapprochée de la cause qui influe
sur elle, et plus elle participe à son action. Or, l’influx de la grâce vient
de Dieu, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 83, 12) : Le Seigneur donnera la grâce et la gloire. C’est pourquoi il a été
très convenable que l’âme du Christ reçût l’influx de la grâce divine. 2° A
cause de la noblesse de l’âme du Christ, dont les opérations devaient le plus
approcher de Dieu par la connaissance et l’amour : et pour cela il est
nécessaire que la nature raisonnable soit élevée par la grâce. 3° A cause du
rapport du Christ avec le genre humain ; car le Christ, comme homme, est médiateur entre Dieu et les autres hommes,
ainsi que le dit saint Paul (1 Tim., chap. 2). C’est pourquoi il fallait qu’il eût une
grâce qui rejaillît sur les autres, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 1,
16) : Nous avons tous reçu de sa
plénitude, et grâce pour grâce (Il a eu cette grâce dès le premier instant
de sa conception, parce que, d’après ces raisons, on voit qu’elle résulte
moralement de l’union hypostatique.).
Article 2 : Y
a-t-il eu dans le Christ des vertus ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas eu de vertus dans
le Christ. Car le Christ a eu la grâce en abondance. Or, la grâce suffit pour
tout faire droitement, d’après ces paroles de saint Paul (2
Cor., 12, 9) : Ma grâce vous suffit. Il n’y a donc pas
eu de vertus dans le Christ.
Objection N°2. D’après Aristote (Eth., liv. 7, chap.
1), la vertu se distingue par opposition d’une habitude héroïque ou divine
qu’on attribue aux hommes divins (Homère emploie cette épithète pour
caractériser ses héros.). Or, ces habitudes conviennent éminemment au Christ.
Il n’a donc pas eu des vertus, mais quelque chose de plus élevé qu’une vertu.
Réponse à l’objection N°2 : Cette habitude héroïque ou
divine ne diffère pas de ce qui reçoit communément le nom de vertu, sinon en ce
que son mode est plus parfait, c’est-à-dire que l’on est disposé à un bien d’un
ordre plus élevé que celui qui convient communément à tout le monde. Ainsi cela
ne prouve pas que le Christ n’ait pas eu de vertus, mais qu’il les a possédées
le plus parfaitement, d’une manière plus élevée qu’on ne les possède
communément. C’est ainsi que Plotin a supposé un mode sublime de vertus qu’il
appelle les vertus de l’âme purifiée, comme le rapporte (Voyez ce que nous
avons dit de ces vertus (1a 2æ, quest. 61, art. 5).)
Macrobe (liv. 1, in Somn.
Scip., chap. 8).
Objection N°3. Comme
nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 65, art. 1 et 2) : On
possède toutes les vertus simultanément. Or, il n’a pas été convenable que le
Christ eût toutes les vertus, comme on le voit au sujet de la libéralité et de
la magnificence qui s’exercent à l’égard des richesses qu’il a méprisées,
d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 8, 20) : Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. La tempérance et la
continence ont pour objet les mauvaises concupiscences qui n’ont point existé
dans le Christ. Il n’a donc pas eu de vertus.
Réponse
à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième,
que la libéralité et la magnificence ont pour objet les richesses, dans le sens
qu’on ne les apprécie pas au point de vouloir les conserver, en omettant ce que
l’on doit faire. Mais il ne les apprécie point du tout, celui qui les méprise
absolument et qui les rejette par amour pour la perfection. C’est pourquoi, par
le mépris qu’il a eu pour les richesses, le Christ a montré le degré le plus
élevé de libéralité et de magnificence : et il a d’ailleurs été libéral, comme
il lui convenait de l’être, en faisant distribuer aux pauvres ce qu’on lui
donnait. Ainsi quand le Seigneur dit à Judas (Jean, 13, 27) : Faites au plus tôt ce que vous avez à faire, les disciples
comprirent qu’il avait ordonné de donner quelque chose aux pauvres. — A la
vérité, le Christ n’a point eu du tout de concupiscences mauvaises, comme on le
verra (quest. 15, art. 1 et 2). Cependant cela n’empêche pas qu’il n’ait eu la
tempérance, qui est d’autant plus parfaite que l’on éprouve moins de
convoitises dépravées. Ainsi, d’après Aristote (Eth., liv. 7, chap. 7), le tempérant diffère du continent en ce que le
premier n’a pas les mauvais désirs que le second éprouve. Par conséquent en
prenant la continence, comme le philosophe l’entend, par là même que le Christ
a eu toutes les vertus, il n’a pas eu la continence, qui n’est pas une vertu,
mais quelque chose de moins que la vertu (Voyez sur la continence ce que dit
saint Thomas lui-même (2a 2æ, quest. 155, art. 2).).
Mais
c’est le contraire. Sur ces paroles (Ps. 1, 2) : Sa volonté est soumise à la loi de Dieu, la glose dit (ordin. Cassiod.) :
Par là on montre que le Christ est rempli de tous les biens. Or, la vertu est
une bonne qualité de l’esprit. Le Christ a donc été rempli de toutes les vertus.
Conclusion
Puisque le Christ a eu toute plénitude, il a été nécessaire que toutes les
vertus existassent en lui.
Il
faut répondre qu’ainsi que nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 110, art. 3 et 4), comme la grâce se rapporte à l’essence de l’âme, de
même la vertu se rapporte à ses puissances. Par conséquent, il faut que, comme
les puissances de l’âme découlent de son essence, de même il est nécessaire que les vertus soient des
dérivations de la grâce. Or, plus un principe est parfait, et plus il imprime profondément
ses effets. Ainsi puisque la grâce du Christ a été la plus parfaite, il
s’ensuit qu’il en est résulté les vertus nécessaires pour perfectionner chacune
des puissances de son âme relativement à tous leurs actes et que par conséquent
il a eu toutes les vertus (Du moins toutes celles qui sont compatibles avec sa
dignité ; car les autres auraient été en lui des imperfections.).
Article 3 : La
foi a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il
semble que la foi ait existé dans le Christ. Car la foi est une vertu plus
noble que les vertus morales, telles que la tempérance et la libéralité. Or,
ces vertus ont existé dans le Christ, comme nous l’avons dit (art. préc.). A plus forte raison la foi y a-t-elle existé aussi.
Réponse à l’objection N°1 : La foi est une vertu plus
noble que les vertus morales, parce qu’elle a pour objet une matière plus
noble. Cependant elle implique un défaut (Ce défaut consiste en ce que l’on ne
voit qu’obscurément, et comme à travers des énigmes, les choses qui sont de
foi.) par rapport à cette matière, et ce défaut n’a pas existé dans le Christ.
C’est pourquoi la foi n’a pas pu exister en lui, quoiqu’il ait eu les vertus
morales, qui n’impliquent pas de défaut semblable dans leur essence par rapport
à leurs matières.
Objection N°2. Le Christ
n’a pas enseigné les vertus qu’il n’a pas eues, d’après ces paroles (Actes, 1, 1) : Il a commencé à faire et à enseigner. Or, il est dit du Christ (Héb., chap. 12)
qu’il est l’auteur et le consommateur de
la foi. Il a donc eu éminemment cette vertu.
Réponse à l’objection N°2 : Le mérite de la foi
consiste en ce que l’homme par obéissance pour Dieu donne son assentiment à ce
qu’il ne voit pas, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 1, 5) : Pour soumettre à la foi toutes les nations à
la gloire de son nom. Or, le Christ a pratiqué l’obéissance envers Dieu de
la manière la plus parfaite, d’après ces autres paroles du même Apôtre (Phil., 2, 8) : Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort (Ainsi, sans avoir la foi,
il a eu ce qui la rend méritoire.). Par conséquent, il n’a rien enseigné de ce
qui appartient au mérite, sans l’avoir accompli de la manière la plus
excellente.
Objection N°3. Tout ce
qui est imparfait est exclu des bienheureux. Or, la foi existe dans les
bienheureux ; car sur ces paroles de saint Paul (Rom., 1, 17) : La justice de
Dieu nous est révélée en lui comme venant de la foi et se perfectionnant par
elle, la glose dit (ord. loc. cit. in
respons.) : il semble donc que la foi ait existé
dans le Christ, puisqu’elle n’implique aucune imperfection.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit la
glose (Aug., liv. 2, Quæst. evang., quest. 39, in princ.), la foi proprement dite est une vertu par laquelle
on croit ce qu’on ne voit pas. Mais on appelle foi dans un sens impropre l’acte
de l’intelligence qui a pour objet les choses que l’on voit, et on se sert de
ce nom par analogie relativement à la certitude ou à la fermeté de l’adhésion.
Mais
c’est le contraire. Saint Paul dit (Héb., 11, 1)
que la foi est l’argument des choses que
l’on ne voit pas. Or, il n’y a rien eu de caché pour le Christ d’après ce
que lui dit saint Pierre (Jean, 21, 17) : Vous
savez tout. La foi n’a donc pas existé dans le Christ.
Conclusion Puisque le Christ a vu Dieu pleinement dans son
essence dès le premier instant de sa conception, la foi n’a donc pas dû exister
en lui d’aucune manière.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (2a
2æ, quest. 1, art. 4), l’objet de la foi est une chose divine que
l’on ne voit pas. L’habitude d’une vertu, comme toute autre, tirant son espèce
de son objet, il s’ensuit que si l’on suppose que l’essence divine est vue, on
détruit la nature de la foi. Or, le Christ a vu pleinement Dieu dans son
essence dès le premier instant de sa conception, comme nous le dirons (quest. 34,
art. 4). La foi n’a donc pas pu exister en lui.
Article 4 : L’espérance
a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il semble que l’espérance ait existé dans le
Christ. Car David lui fait dire (Ps. 30, 1) : J’ai espéré en vous, Seigneur. Or, la vertu d’espérance est celle
par laquelle l’homme espère en Dieu. Cette vertu a donc existé dans le Christ.
Réponse à
l’objection N°1 : On ne dit pas que le Christ a eu l’espérance qui est une
vertu théologale, mais on dit seulement qu’il a espéré certaines choses qu’il
n’avait pas encore, comme nous l’avons observé (dans le corps de cet article.).
Réponse à l’objection N°2 : La
gloire du corps n’appartient pas à la béatitude, comme l’objet dans lequel la
béatitude consiste principalement, mais elle n’existe que comme un reflet de la
gloire de l’âme, ainsi que nous l’avons vu (1a 2æ, quest.
4, art. 6). Par conséquent, l’espérance, en tant que vertu théologale, ne se
rapporte pas à la béatitude du corps (La vertu d’espérance a pour objet premier
et formel la possession de Dieu, et pour objet secondaire, la gloire du corps,
son immortalité, etc.), mais à la béatitude de l’âme qui consiste dans la
jouissance divine.
Objection N°3. Chacun
peut espérer ce qui appartient à sa perfection, si c’est une chose à venir. Or,
il y avait quelque chose à venir qui appartient à la perfection du Christ,
d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 4, 12) : Afin qu’ils travaillent à la perfection des saints, qu’ils s’appliquent
aux fonctions de leur ministère, et qu’ils édifient le corps du Christ. Il
semble donc qu’il convenait au Christ d’avoir l’espérance.
Réponse
à l’objection N°3 : L’édification de l’Eglise par la
conversion des fidèles n’appartient pas à la perfection propre du Christ, mais
elle lui appartient selon qu’il porte les autres à participer à sa perfection.
Et parce que l’espérance proprement dite se rapporte à une chose que celui qui
espère s’attend à posséder, on ne peut pas dire que la vertu d’espérance
convienne proprement au Christ dans le sens que l’on allègue.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 8, 24) : Comment espérerait-on ce qu’on voit déjà ? Ainsi il est évident
que, comme la foi a pour objet ce qu’on ne voit pas, de même aussi l’espérance.
Or, la foi n’a pas existé dans le Christ, ainsi que nous l’avons vu (art. préc.). Donc l’espérance non plus.
Conclusion
Puisque le Christ a eu pleinement la jouissance dès le commencement de sa
conception, il a été impossible qu’il eut l’espérance, sinon pour les choses
qu’il n’avait pas pleinement obtenues : ainsi il espérait l’immortalité et la
gloire de son corps.
Article 5 : Les
dons ont-ils existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il
semble qu’il n’y ait pas eu de dons dans le Christ. Car, comme on le dit communément,
les dons sont accordés pour être les auxiliaires des vertus. Or, ce qui est
parfait en soi n’a pas besoin de secours extérieur. Par conséquent, puisque
dans le Christ il y a eu des vertus parfaites, il semble qu’il n’y ait pas eu
de dons.
Réponse à l’objection N°1 : Ce qui est parfait selon
l’ordre de sa nature, a besoin d’être aidé par ce qui est d’une nature plus
élevée. Ainsi l’homme, quelque parfait qu’il soit, a besoin d’être aidé par
Dieu. C’est aussi de la sorte que les vertus qui perfectionnent les puissances
de l’âme selon qu’elles sont conduites par la raison, quelque parfaites
qu’elles soient, ont besoin d’être aidées par les dons qui perfectionnent les
puissances de l’âme, selon qu’elles sont mues par l’Esprit-Saint.
Objection N°2. Il ne semble
pas qu’il appartienne au même de donner les dons et de les recevoir : parce que
donner est le propre de celui qui a, et recevoir est le propre de celui qui n’a
pas. Or, il convient au Christ de les donner, d’après ces paroles (Ps. 67, 19) : Il a accordé aux hommes les dons. Il ne lui convient donc pas de
recevoir les dons de l’Esprit-Saint.
Réponse
à l’objection N°2 :
Ce n’est pas sous le même rapport que le Christ reçoit et donne les dons de l’Esprit-Saint. Il les donne comme Dieu et les reçoit comme
homme. D’où saint Grégoire dit (Mor., liv. 2,
chap. ult.) que l’humanité du Christ n’a jamais été abandonnée
par l’Esprit-Saint qui procède de sa divinité.
Objection N°3. Il y a quatre dons qui paraissent appartenir à la contemplation
ici-bas, ce sont : la sagesse, la science, l’intellect et le conseil qui
appartient à la prudence. D’où Aristote (Eth., liv. 6, chap.
3) les compte parmi les vertus intellectuelles. Or, le Christ a eu la
contemplation céleste. Il n’a donc pas eu ces dons.
Réponse à l’objection N°3 : Le Christ
n’a pas eu seulement la connaissance du ciel, mais il a encore eu celle de la
voie qui y mène (Il a été tout à la fois voyant et voyageur, comprehensor et viator.),
comme nous le dirons (quest. 15, art. 10). D’ailleurs les dons de l’Esprit-Saint existent d’une certaine manière dans le ciel,
comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 86, art. 6).
Mais
c’est le contraire. Le prophète dit (Is., 4, 1) : Sept femmes
prendront un homme, c’est-à-dire d’après la glose (interl. et ord. Hier.) : Les sept dons de l’Esprit-Saint
reposeront sur le Christ.
Conclusion
Puisque le Christ était mû de la manière la plus parfaite par l’Esprit-Saint, les dons de cet Esprit ont été en lui de la
manière la plus excellente.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 18,
art. 1), les dons sont proprement des perfections des puissances de l’âme,
selon qu’elles sont aptes à être mues par l’Esprit-Saint. Or, il
est évident que l’âme du Christ était mue de la manière la plus parfaite par l’Esprit-Saint, d’après ces paroles (Luc, 4, 1) : Jésus étant plein de l’Esprit-Saint s’éloigna
du Jourdain, et cet Esprit le poussa dans le désert. D’où il est manifeste
que les dons ont été dans le Christ de la manière la plus excellente.
Article 6 : Y
a-t-il eu dans le Christ le don de crainte ?
Objection N°1. Il
semble que le don de crainte n’ait pas existé dans le Christ. Car l’espérance
paraît l’emporter sur la crainte ; puisque l’objet de l’espérance est le bien,
tandis que celui de la crainte est le mal, comme nous l’avons vu (1a
2æ, quest. 40, art. 1, et quest. 42, art. 1). Or, la vertu de
l’espérance n’a pas existé dans le Christ, comme nous l’avons dit (art. 4). Le
don de crainte n’a donc pas existé non plus en lui.
Réponse à l’objection N°1 : Les habitudes des vertus et
des dons se rapportent proprement et par elles-mêmes au bien, mais elles se
rapportent au mal par voie de conséquence. Car il appartient à l’essence de la
vertu de rendre bonne l’œuvre qu’on fait, comme le dit Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). C’est pourquoi le
don de crainte ne se rapporte pas essentiellement au mal que la crainte a pour
objet, mais il se rapporte au bien éminent, c’est-à-dire au bien divin, qui a
le pouvoir d’infliger quelque mal. Au contraire, l’espérance, comme vertu, ne
se rapporte pas seulement à l’auteur du bien, mais encore au bien lui-même
selon qu’on ne le possède pas. C’est pour cela qu’on n’attribue pas la vertu
d’espérance, mais le don de crainte au Christ qui était déjà en possession du
bien parfait de la béatitude.
Objection N°2. Par le
don de crainte on craint ou d’être séparé de Dieu, ce qui appartient à la
crainte chaste, ou d’être puni par lui, ce qui appartient à la crainte servile,
comme le dit saint Augustin (Sup. canonic. Joan., tract. 9). Or, le Christ n’a pas craint
d’être séparé de Dieu par le péché, ni d’être puni de lui à cause de ses
fautes, puisqu’il lui était impossible de pécher, comme nous le dirons (quest. 15,
art. 1 et 2). La crainte n’ayant pas pour objet ce qui est impossible, il n’y a
donc pas eu de don de crainte.
Réponse à l’objection N°2 : Ce
raisonnement s’appuie sur la crainte, selon qu’elle a le mal pour objet.
Objection N°3. Saint
Jean dit (1 Jean, 4,
18) : Que la charité parfaite met dehors
la crainte. Or, le Christ est la charité la plus parfaite, d’après ces
paroles de saint Paul (Ephes., 3, 19) : La charité du Christ surpasse toute connaissance. Le don de crainte
n’a donc pas existé en lui.
Réponse
à l’objection N°3 : La charité parfaite met de côté
la crainte servile qui a la peine pour objet principal. Cette sorte de crainte
n’a pas existé dans le Christ.
Mais
c’est le contraire. Le prophète
dit (Is., 11, 3)
: Il sera rempli de l’esprit de la crainte du Seigneur.
Conclusion Quoique le Christ n’ait craint ni la faute, ni la
peine, il a mieux possédé que tous les autres hommes la crainte par laquelle il
révérait la majesté divine.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 42,
art. 1), la crainte se rapporte à deux objets, dont l’un est le mal qui est
redoutable et l’autre celui qui a le pouvoir de faire du tort, comme on craint
un roi, parce qu’il a le pouvoir d’ôter la vie. Or, on ne craindrait pas celui
qui peut nuire, s’il n’avait une supériorité de puissance à laquelle on ne peut
pas facilement résister ; car nous ne craignons pas de repousser ce qui ne nous
offre pas de difficulté. Par conséquent il est évident qu’on n’est craint que
parce qu’on l’emporte sur les autres en puissance. Ainsi on doit dire que la
crainte de Dieu a été dans le Christ, non selon qu’elle a pour objet
l’appréhension d’être séparé de Dieu par le péché, ni selon qu’elle se rapporte
à la peine que le péché mérite, mais selon qu’elle regarde l’éminente Majesté
de Dieu (Cette crainte se trouve dans les bienheureux et dans tous les anges
eux-mêmes ; c’est ce que l’Eglise chante (in prœfat.) : Majestatem tuam… tremunt Potestates.) ; en ce
sens l’âme du Christ était pénétrée par l’Esprit-Saint
du sentiment le plus profond de révérence envers Dieu. C’est ce qui fait dire à
l’Apôtre (Héb., 5, 7) qu’il a été exaucé à cause de son humble respect pour son Père. Car le
Christ, comme homme, a eu ce sentiment de respect pour Dieu plus pleinement que
tous les autres hommes. Et c’est pour ce motif que l’Ecriture lui attribue la
plénitude de la crainte du Seigneur.
Article 7 : Y
a-t-il dans le Christ des grâces gratuitement données ?
Objection N°1. Il
semble qu’il n’y ait pas eu dans le Christ de grâces gratuitement données. Car
il ne convient pas à celui qui a une chose dans la plénitude de la posséder par
participation. Or, le Christ a eu la grâce selon la plénitude, d’après
l’Evangile qui dit (Jean, 1, 14) : qu’il
était plein de grâce et de vérité. Comme les grâces gratuitement données
paraissent des participations divines accordées d’une manière particulière et
séparée à divers individus, d’après ces paroles de saint Paul (1
Cor., 12, 4) : Les grâces sont divisées, il semble que
les grâces gratuitement données n’aient pas existé en lui.
Réponse à
l’objection N°1 : Comme la grâce sanctifiante a pour but les actes
méritoires intérieurs aussi bien qu’extérieurs ; de même la grâce gratuitement
donnée se rapporte à des actes extérieurs qui manifestent la foi, tels que le
don des miracles et les autres. Or, le Christ a eu la plénitude de ces sortes
de grâces. Car, selon que son âme était unie à la divinité, elle avait plein
pouvoir pour produire tous ces actes ; au lieu que les autres saints qui sont
mus par Dieu, non comme des instruments qui lui sont unis, mais comme des
instruments séparés, reçoivent en particulier le pouvoir de faire tels ou tels
actes. C’est pourquoi dans les autres saints ces
grâces sont divisées, tandis qu’il n’en est pas de même dans le Christ.
Objection N°2. Il semble qu’on ne donne pas gratuitement une chose à quelqu’un,
quand elle lui est due. Or, il était dû au Christ, comme homme, d’être rempli
de sagesse et de science dans ses discours, de se montrer puissant par ses
œuvres et de faire toutes les autres choses qui appartiennent aux grâces
gratuitement données ; puisqu’il est lui-même la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, selon les expressions de
saint Paul (1 Cor., chap. 1). Il
n’était donc pas convenable que le Christ eût les grâces gratuitement données.
Réponse
à l’objection N°2 :
Il est dit que le Christ est la vertu de
Dieu et la sagesse de Dieu selon qu’il est le Fils éternel de Dieu. Sous ce
rapport il ne lui convient pas de recevoir la grâce, mais plutôt de la donner ;
mais il lui convient de la recevoir selon sa nature humaine.
Objection N°3. Les grâces gratuitement données ont pour but l’intérêt des fidèles,
d’après ces paroles de saint Paul (1
Cor., 12, 7) : Les dons visibles de
l’Esprit-Saint sont donnés à chacun pour l’utilité de
l’Eglise. Or, il semble que les habitudes ou toute autre disposition ne
soient utiles aux autres qu’autant que celui qui les a en fait usage, suivant
ce mot du Sage (Ecclésiastique, 20,
32) : Si la sagesse demeure cachée et que
le trésor ne soit pas visible, quel fruit tirera-t-on de l’un et de l’autre ?
Or, on ne voit pas que le Christ ait fait usage de toutes les grâces
gratuitement données, surtout par rapport aux dons des langues. Toutes ces
sortes de grâce n’ont donc pas existé en lui.
Réponse
à l’objection N°3 : Le don des langues a été accordé
aux apôtre s parce qu’ils étaient envoyés pour enseigner toutes les nations ;
au lieu que le Christ n’a voulu prêcher en personne qu’à la seule nation des
Juifs, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 15, 24) : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui sont perdues ;
et L’Apôtre dit (Rom.,
15, 8) : Je dis que Jésus-Christ a été le
ministre de la circoncision (C’est-à-dire du peuple circoncis, qui était le
peuple juif.). C’est pourquoi il n’a pas été nécessaire qu’il parlât plusieurs
langues. Toutefois il n’a pas manqué de les connaître toutes, puisqu’il savait
les secrets des cœurs, comme nous le dirons plus loin (quest. 10, art. 2, et
quest. 12, art. 1), dont les paroles sont les signes. Néanmoins cette
connaissance ne lui fut pas inutile ; comme il n’est pas inutile d’avoir une
habitude dont on ne fait pas usage dans un temps inopportun.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Epist. ad Dardanum 287) : que
comme dans la tête il y a tous les sens, de même toutes les grâces ont existé
dans le Christ.
Conclusion Puisque le Christ a été le premier et le
principal docteur de la foi, il a fallu que toutes les grâces gratuitement
données fussent en lui.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 111,
art. 1 et 4), les grâces gratuitement données ont pour but la manifestation de
la foi et de l’enseignement spirituel. Car il faut que celui qui enseigne ait
le moyen de manifester sa doctrine ; autrement sa science serait inutile. Or,
le Christ est le premier et le principal maître de l’enseignement spirituel et
de la foi, d’après ce passage de saint Paul (Héb., 2, 3) : La parole du salut ayant été d’abord annoncée par le Seigneur, a été
ensuite confirmée parmi nous par ceux qui l’ont entendue, Dieu appuyant leur
témoignage par des miracles, des prodiges, etc. D’où il est évident que
toutes les grâces gratuitement données ont existé dans le Christ, de la manière
la plus excellente, comme dans le premier et principal docteur de la foi.
Article 8 : Le
Christ a-t-il eu le don de prophétie ?
Objection N°1. Il
semble que la prophétie n’ait pas existé dans le Christ. Car la prophétie
implique une connaissance obscure et imparfaite, d’après ces paroles de
l’Ecriture (Nom., 12, 6) : S’il se
trouve parmi vous un prophète du Seigneur, je me ferai connaître à lui en
vision et je lui parlerai en songe. Or, le Christ a eu une connaissance
pleine et entière beaucoup plus parfaitement que Moïse, dont il est dit (ibid.) : qu’il a vu Dieu clairement et non en énigmes. Le don de prophétie n’a
donc pas dû se trouver dans le Christ.
Réponse à
l’objection N°1 : Ce passage ne prouve pas qu’il est de l’essence de la
prophétie que la connaissance soit énigmatique, comme celle que l’on a en songe
et par vision ; mais il établit seulement un parallèle entre les autres
prophètes qui ont reçu les choses divines en songe et par vision, et Moïse qui
a vu Dieu ouvertement et en énigme. Il n’en est pas moins appelé un prophète,
d’après ces paroles de la loi (Deut., 34. 10) : Depuis il ne s’est pas élevé dans Israël de
prophète comme Moïse. Toutefois, on peut dire que quoique le Christ ait eu
une connaissance pleine et entière quant à la partie intellectuelle, il a eu
néanmoins, dans la partie imaginative, des images dans lesquelles il pouvait
aussi contempler les choses divines ; parce qu’il n’était pas seulement en
possession de la gloire, mais il était encore voyageur.
Objection N°2. Comme la foi a pour objet les choses qu’on ne voit pas et l’espérance
celles qu’on ne possède pas ; de même la prophétie a pour
objet celles qui ne sont pas présentes, mais éloignées. Car on appelle prophète
celui qui parle de loin (Procul fans, par allusion à la signification
du mot, plutôt qu’à son étymologie. Voyez ce que nous avons dit à ce sujet (2a
2æ, quest. 171, art. 1).), pour ainsi dire. Or, dans le Christ il
n’y a ni la foi, ni l’espérance, comme nous l’avons vu (art. 3 et 4). On ne
doit donc pas supposer le don de prophétie en lui.
Réponse à l’objection N°2 : La
foi a pour objet les choses que ne voit pas celui qui croit, et l’espérance
celles que ne possède pas celui qui espère ; au lieu que la prophétie a pour
objet les choses qui sont loin du sentiment commun des hommes, au milieu
desquels le prophète vit et avec lesquels il communique ici-bas. C’est pourquoi
la foi et l’espérance répugnent à la perfection de la béatitude du Christ,
tandis qu’il n’en est pas de même de la prophétie (D’ailleurs ce qui démontre
que le Christ fut un prophète, ce sont les prophéties mêmes qu’il a faites au
sujet de sa résurrection, de la ruine de Jérusalem, de la prédication de ses
apôtre s et de la fin du monde.).
Objection N°3. Le
prophète est d’un ordre inférieur à l’ange. C’est pour cela qu’il est dit de
Moïse (Actes, chap. 7), qui fut le premier des prophètes, comme nous
l’avons vu (2a 2æ, quest. 174, art. 4), qu’il s’entretint
avec l’ange dans la solitude. Or, le Christ n’est pas au-dessous des anges
relativement à la connaissance de son âme, il ne l’est que par rapport à la
passibilité de son corps, comme on le voit (Héb., chap. 2). Il semble donc qu’il n’ait pas été un prophète.
Réponse
à l’objection N°3 : L’ange étant en possession de
la gloire, est au-dessus du prophète, qui est un simple voyageur ; mais il
n’est pas au-dessus du Christ, qui est tout à la fois voyageur et voyant.
Mais
c’est le contraire. Il est dit du Christ (Deut., 18, 15) : Le Seigneur votre Dieu vous
suscitera un prophète, comme lui, d’entre vos frères. Et le Christ
dit de lui-même (Matth., 13, 57, et Jean, chap. 4) : Un
prophète n’est sans honneur que dans son pays.
Conclusion
Puisque le Christ a été tout à la fois en possession de la vision de Dieu et
voyageur, il a été nécessaire que la lumière de la prophétie fût en lui par
rapport aux choses qu’ignoraient ceux au milieu desquels il se trouvait.
Il
faut répondre que le prophète est ainsi appelé parce qu’il parle ou qu’il voit
de loin, dans le sens qu’il connaît et qu’il dit ce qui est loin des sens ou
des perceptions des hommes, comme l’observe saint Augustin (Cont. Faustum, liv. 16,
chap. l8). Or, il est à remarquer qu’on ne peut pas donner à quelqu’un le nom
de prophète, parce qu’il connaît et qu’il annonce des choses qui sont loin des
autres hommes et qui vont où il ne se trouve pas. Ce qui est évident par
rapport au lieu et par rapport au temps. Car si un individu qui se trouve dans
la Gaule, connaissait et annonçait à ses compatriotes ce qui se passe alors en
Syrie, ce serait une prophétie. C’est ainsi qu’Elisée dit à Giézi
(4 Rois, chap. 5) comment l’homme
était descendu de son char et comment il était allé à sa rencontre. Mais si
quelqu’un qui est en Syrie disait ce qui se fait là, il n’y aurait en cela rien
de prophétique. La même chose est manifeste relativement au temps. En effet, ce
fut une prophétie quand Isaïe annonça à l’avance que Cyrus, le roi des Perses,
devait rebâtir le temple de Dieu (Is., chap. 44).
Mais il n’y en eut pas quand Esdras raconta cet évènement au temps où il
s’accomplit. Par conséquent si Dieu ou les anges ou les bienheureux connaissent
et annoncent ce qui est loin de notre connaissance, il n’y a point en cela de
prophétie (Du, moins il n’y a pas de prophétie par rapport à eux.), parce
qu’ils ne sont nullement dans notre état. Mais le Christ était dans notre état
avant sa passion ; car non seulement il était en possession de l’essence
divine, mais il était encore voyageur. C’est pourquoi la connaissance qu’il
avait des choses qui sont loin de la connaissance des autres hommes ici-bas et
ce qu’il en disait étaient autant de prophéties. C’est
dans ce sens qu’on dit qu’il a été prophète.
Article 9 :
La plénitude de la grâce a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il semble que la plénitude de la grâce n’ait
pas existé dans le Christ. Car les vertus découlent de la grâce, comme nous
l’avons dit (1a 2æ, quest. 110, art. 4, Réponse N°1). Or,
toutes les vertus n’ont pas existé dans le Christ, car il n’a eu ni la foi, ni
l’espérance, comme nous l’avons prouvé (art. 3 et 4). Il n’a donc pas eu la
plénitude de la grâce.
Réponse à l’objection N°1 : La foi et l’espérance
désignent des effets de la grâce qui existent avec une certaine imperfection
dans celui qui les reçoit ; ainsi la foi a pour objet ce qu’on ne voit pas, et
l’espérance ce qu’on ne possède pas. Par conséquent il ne faut pas que dans le
Christ, qui est l’auteur de la grâce, il y ait eu les défauts que la foi et
l’espérance impliquent. Mais tout ce qu’il y a de perfection dans la foi et
l’espérance (Ce qu’il y a de perfection dans la foi, c’est la certitude, et ce
qu’il y a de perfection dans l’espérance, c’est la fermeté. Ces deux choses se
sont rencontrées éminemment dans le Christ.), a existé d’une manière beaucoup
plus parfaite en lui ; comme dans le feu on ne trouve pas tous les modes de
chaleur dont l’imperfection tient à la nature imparfaite du sujet, mais il y a
tout ce qui appartient à la perfection de la chaleur.
Objection N°2. Comme on
le voit d’après ce que nous avons dit (1a 2æ, quest. 111,
art. 2), la grâce se divise en grâce opérante et coopérante. Or, on appelle
opérante celle par laquelle l’impie est justifié ; ce qui n’a pas eu lieu dans
le Christ, qui n’a été sujet à aucun péché. La plénitude de la grâce n’a donc
pas existé en lui.
Réponse à l’objection N°2 : Il
appartient à la grâce opérante par elle-même de rendre juste ; mais que d’un
impie elle fasse un juste, c’est un accident qui tient au sujet dans lequel le
péché se trouve. Par conséquent l’âme du Christ a été justifiée par la grâce
opérante (Il s’agit là de la grâce opérante habituelle.), dans le sens que par
elle a été rendue juste et sainte dès le commencement de sa conception ; mais
cela ne signifie pas qu’auparavant elle était dans l’état de péché ou qu’elle
n’était pas juste.
Objection N°3. Saint
Jacques dit (1, 17) : Toute grâce
excellente et tout don parfait vient d’en haut et descend du Père des lumières.
Or, on possède d’une manière particulière et non d’une manière pleine ce
qui descend d’en haut. Par conséquent aucune créature et l’âme du Christ
elle-même ne peut avoir la plénitude des dons de la grâce.
Réponse à l’objection N°3 : La plénitude de la grâce est
attribuée à l’âme du Christ, selon la capacité de la créature, mais non pas de
manière que cette plénitude puisse être comparée à la plénitude infinie de la
bonté divine (Le Christ possédait cette plénitude comme Dieu, amis non comme
homme.).
Mais
c’est le contraire. Saint Jean dit (Jean, 1, 14) : Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité.
Conclusion Puisque l’âme du Christ a été unie à la divinité
dès le commencement de sa conception et qu’elle a été le principe universel de
tous ceux qui ont la grâce, il a été nécessaire que la plénitude de toutes les
grâces se trouvât en lui.
Il
faut répondre que l’on dit qu’on a pleinement ce qu’on possède parfaitement et
totalement. Or, la totalité et la perfection peuvent se considérer de deux
manières : 1° Quant à l’étendue de l’intensité ; par exemple, je dirai qu’une
chose est parfaitement blanche, si elle l’est autant qu’elle peut l’être. 2°
Selon la vertu (ou l’extension.) ; ainsi on dit que quelqu’un est pleinement vivant,
parce qu’il a la vie selon tous ses effets ou toutes ses opérations. De cette
façon on dit qu’un homme est pleinement vivant, mais on ne le dit pas d’un
animal ou d’une plante. Le Christ a eu la plénitude de la grâce de ces deux
manières : D’abord il l’a eue au souverain degré, de la manière la plus
parfaite qu’on puisse la posséder. Ce qui est évident : 1° parce que l’âme du
Christ était le plus rapprochée de la cause de la grâce. Car nous avons dit
(art. 1) que plus ce qui reçoit est près de la cause qui donne et plus ce qu’il
en retire est abondant. C’est pourquoi l’âme du Christ, qui est plus
étroitement unie à Dieu que toutes les créatures raisonnables, reçoit les plus
riches influences de sa grâce. 2° C’est aussi ce qui résulte de la comparaison
de la grâce du Christ avec l’effet qu’elle a produit. Car l’âme du Christ
recevait la grâce de manière qu’elle se répandît d’elle d’une certaine manière
sur les autres (Il avait ainsi la grâce, comme chef de l’humanité qu’il était
venu racheter.). C’est pourquoi il a fallu qu’elle eût la plus grande grâce ;
comme le feu qui est la cause de la chaleur dans tout ce qui est échauffé, est
ce qu’il y a de plus chaud. — De même quant à la vertu de la grâce, il l’a eue
pleinement (Ainsi il l’a eue pleinement, et quant à l’intensité et quant à l’extension.),
parce qu’il l’a eue pour en produire toutes les opérations et tous les effets,
et cela parce qu’elle lui était conférée comme au principe universel dans
l’ordre ou le genre de tous ceux qui devaient la posséder. Or, la vertu du
premier principe d’un genre quelconque s’étend universellement à tous les
effets de ce genre. Ainsi le soleil étant la cause universelle de la
génération, comme le dit saint Denis (De
div. nom., chap. 4),
sa vertu s’étend à tout ce qui peut être engendré. C’est de la sorte que la
seconde plénitude de grâce se considère dans le Christ, selon qu’elle s’étend à
tous les effets de la grâce, qui sont les vertus, les dons (Les grâces
gratuites, les béatitudes et les fruits.), etc.
Article 10 :
La plénitude de la grâce est-elle propre au Christ ?
Objection N°1. Il
semble que la plénitude de la grâce ne soit pas propre au Christ. Car ce qui
est propre à quelqu’un ne convient qu’à lui seul. Or, on attribue à d’autres
d’être pleins de grâce ; car il est dit de la bienheureuse Vierge (Luc, 1, 28) : Je vous salue, pleine de grâce. On dit aussi de saint Etienne (Actes, 6, 8) qu’il était plein de grâce et de force. La plénitude de la grâce
n’est donc pas propre au Christ.
Réponse à
l’objection N°1 : Il est dit que la bienheureuse Vierge est pleine de
grâce, non par rapport à la grâce elle-même, parce qu’elle n’a pas eu la grâce
au degré le plus élevé où l’on puisse la posséder ; elle ne l’a pas eue non
plus par rapport à tous ses effets. Mais on dit qu’elle a été pleine de grâce
par rapport à elle, ce qui signifie qu’elle avait la grâce suffisante pour
l’état pour lequel Dieu l’avait choisie, c’est-à-dire pour être la mère de son
Fils unique. De même on dit que saint Etienne était plein de grâce, parce qu’il
avait la grâce suffisante pour être un ministre capable et pour être le témoin
de Dieu, c’est-à-dire pour les choses pour lesquelles il avait été choisi. On
doit en dire autant des autres. Cependant l’une de ces plénitudes l’emporte sur
l’autre, selon que l’on a été destiné par Dieu à un état plus ou moins élevé
(Il suit de là que la grâce habituelle du Christ a surpassé en intensité toute
la grâce des anges et des hommes pris ensemble.).
Objection N°2. Ce qui peut être communiqué aux autres par le Christ ne semble pas
lui être propre. Or, il peut leur communiquer la plénitude de la grâce ; car L’Apôtre dit (Eph., 3, 19) : Afin que vous soyez remplis dans toute la
plénitude de Dieu. La plénitude de la grâce n’est donc pas propre au
Christ.
Réponse
à l’objection N°2 :
L’Apôtre parle en cet endroit de la plénitude de la
grâce, que l’on considère par rapport au sujet, comparativement au but que Dieu
lui a marqué à l’avance. Ce but est ou une chose commune à laquelle tous les
saints sont destinés à l’avance, ou quelque chose de spécial qui appartient à
la supériorité de quelques-uns. D’après cela il y a une plénitude de grâce qui
est commune à tous les saints, et qui fait qu’ils ont la grâce suffisante pour
mériter la vie éternelle, qui consiste dans la pleine jouissance de Dieu. Et
c’est cette plénitude que l’Apôtre désire aux fidèles auxquels il écrit.
Objection N°3. L’état de cette vie paraît être proportionné à l’état du ciel. Or,
dans le ciel il y aura une certaine plénitude ; et comme dans cette patrie où
se trouve la plénitude de tout bien, quoiqu’il y ait des dons qui l’emportent
sur d’autres, on ne possède rien d’une manière particulière, comme le dit saint
Grégoire (Hom. 34 in Evang.),
il s’ensuit qu’ici-bas, chaque homme a la plénitude de la grâce, et que par
conséquent cette plénitude n’est pas propre au Christ.
Réponse à l’objection N°3 : Les dons qui sont
communs dans le ciel, c’est-à-dire la vision, la compréhension, la jouissance
et les autres choses semblables, ont des dons qui leur correspondent ici-bas et
qui sont, aussi communs à tous les saints. Néanmoins, dans le ciel et sur la
terre, il y a des saints qui ont certaines prérogatives que tous ne possèdent
pas (Car le degré de gloire n’est pas égal dans tous les saints : Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup
de demeures (Jean, 14, 2).).
Mais
c’est le contraire. La plénitude de la grâce est attribuée au Christ, selon
qu’il est le Fils unique du Père, d’après ces paroles de l’Evangile (Jean, 1, 14) : Nous le voyons comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de
vérité. Or, il est propre au Christ d’être le Fils unique du Père. Par
conséquent il lui est propre d’être plein de grâce et de vérité.
Conclusion La
plénitude de la grâce quant à son essence et quant à sa vertu relativement à
ses effets est propre au Christ : on ne l’attribue aux autres qu’en raison
d’une certaine intensité et d’une certaine extension de la grâce conforme à la
condition du sujet.
Il
faut répondre que la plénitude de la grâce peut se considérer de deux manières
: 1° par rapport à la grâce elle-même ; 2° par rapport à celui qui la possède.
Du côté de la grâce, on dit qu’il y a plénitude quand on est parvenu au degré
le plus élevé, et quant à l’essence et quant à la vertu, c’est- à-dire quand on a la grâce d’une manière aussi
éminente qu’on peut l’avoir, et dans sa plus grande extension relativement à
tous ses effets. Cette plénitude de grâce est propre au Christ. — Par rapport
au sujet on dit qu’il a la plénitude de la grâce, quand il la possède
pleinement selon sa condition, soit en intensité, selon qu’elle existe en lui
jusqu’au terme que Dieu lui a fixé, d’après ces paroles de saint Paul (Eph., 4, 7) : La grâce a
été donnée à chacun de nous, selon la mesure du don du Christ ; soit en
vertu ou en extension dans le sens que la grâce lui donne la faculté de faire
tout ce qui appartient à son office ou à son état. C’est ainsi que l’Apôtre
disait (Eph., 3, 8) : Cette grâce m’a été conférée à moi qui suis le plus petit d’entre les
saints, d’annoncer, etc. Cette plénitude de grâce n’est pas propre au
Christ, mais il la communique aux autres.
Article 11 :
La grâce du Christ est-elle infinie ?
Objection N°1. Il
semble que la grâce du Christ soit infinie. Car tout ce qui est immense est
infini. Or, la grâce du Christ est immense, puisqu’il est dit (Jean, 3, 34) que ce n’est pas par mesure que Dieu donne l’Esprit à son Fils,
c’est-à-dire au Christ. La grâce du Christ est donc infinie.
Réponse à
l’objection N°1 : S’il est dit que le
Père ne donne pas au Fils l’Esprit avec mesure, ces paroles peuvent
s’entendre : 1° du don que Dieu le Père a fait à son Fils de toute éternité,
c’est-à-dire de la nature divine qui est un don infini. D’où la glose dit (interl.) : Pour que le Fils soit aussi grand
que le Père. 2° On peut les rapporter au don qui a été fait à la nature
humaine, pour qu’elle soit unie à la personne divine. Ce don est aussi infini.
Ainsi la glose dit (ord.) : Comme le
Père a engendré le Verbe qui est plein et parfait, de même le Verbe s’est uni
pleinement et parfaitement à la nature humaine. 3° Elles peuvent s’entendre de
la grâce habituelle, selon que la grâce du Christ s’étend à tout ce qui
appartient à la grâce. C’est pourquoi saint Augustin, expliquant ce passage,
dit (Tract. 14) : La mesure est une division des dons. Car par l’Esprit-Saint l’un reçoit le don de sagesse et l’autre le
don de science. Mais le Christ qui donne ne reçoit pas avec mesure.
Objection N°2. Un effet infini démontre une vertu infinie, qui ne peut avoir de
fondement que dans une essence infinie. Or, l’effet de la grâce du Christ est
infini ; car il s’étend au salut de tout le genre humain, puisqu’il est une
victime de propitiation pour nos péchés et pour ceux de tout le monde, comme on
le voit (1 Jean, chap. 2). La grâce du Christ est donc infinie.
Réponse
à l’objection N°2 :
La grâce du Christ produit un effet infini, soit à cause de l’infinité de la
grâce (Cette infinité potentielle dont nous avons parlé dans le corps de
l’article.), soit à cause de l’unité de la personne divine à laquelle l’âme du
Christ a été unie.
Objection N°3. Tout fini peut, par l’addition d’un autre fini, s’élever à la
quantité d’un fini, quel qu’il soit. Si donc la grâce du Christ était finie, la
grâce d’un autre homme pourrait croître au point de parvenir à égaler la grâce
du Christ, contrairement à ces paroles de Job (28, 17) : Ni l’or, ni le cristal ne l’égalera, d’après l’explication de saint
Grégoire (Mor., liv. 18, chap. 27). La grâce
du Christ est donc infinie.
Réponse à l’objection N°3 : Une chose moindre peut
parvenir à égaler une plus grande, supposé qu’elle soit du même genre. Or, la
grâce d’un autre homme est à la grâce du Christ ce qu’une vertu particulière
est à une vertu universelle. Par conséquent, comme la vertu du feu, quel que
soit son accroissement, ne peut pas égaler la vertu du soleil ; de même la
grâce d’un autre homme, quel que soit son accroissement (Parce qu’elle reste
toujours à l’état de grâce particulière, tandis que la grâce du Christ est
universelle.), ne peut pas égaler la grâce du Christ.
Mais
c’est le contraire. La grâce est quelque chose de créé dans
l’âme. Or, tout ce qui a été créé est fini, d’après ces paroles du Sage (Sag., 11, 21) :
Vous avez tout disposé avec nombre, poids
et mesure. La grâce du Christ n’est donc pas infinie.
Conclusion La grâce d’union a été infinie dans le Christ,
mais la grâce habituelle, qui a été dans son âme comme un être, a été quelque
chose de fini ; cependant, selon qu’elle a été dans le Christ sans mesure, on
dit avec raison qu’elle est infinie.
Il
faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 2,
art. 10), on peut considérer dans le Christ deux sortes de grâce. L’une est la
grâce d’union qui, comme nous l’avons vu (quest. 6, art. 6), consiste à unir
personnellement la nature humaine au Fils de Dieu, ce qui a été accordé à cette
nature gratuitement. Il est évident que cette grâce est infinie, selon que la
personne elle-même du Verbe est infinie. L’autre est la grâce habituelle que
l’on peut considérer de deux manières : 1° Selon qu’elle est un être, et
dans ce sens il est nécessaire qu’elle soit un être fini. Car elle est dans
l’âme du Christ comme dans son sujet. Or, l’âme du Christ est une créature qui
a une capacité finie. Par conséquent, puisque l’être de la grâce n’excède pas
son sujet, il ne peut être infini. 2° On peut la considérer selon sa propre
nature (C’est-à-dire quant à son essence et quant à ses effets.). De la sorte
on peut dire la grâce du Christ infinie, parce qu’elle n’est pas limitée ;
c’est-à-dire qu’il a tout ce qui peut appartenir à l’essence de la grâce, et il
ne l’a pas reçue d’après une certaine mesure ; parce que, selon le dessein de
Dieu à qui il appartient de déterminer cette mesure, la grâce a été accordée à
l’âme du Christ comme au principe universel de toutes les grâces que devait
obtenir la nature humaine (Ainsi la grâce du Christ s’est étendue à tontes les
opérations et à tous les effets que la grâce peut produire, et comme ces effets
sont potentiellement infinis, la grâce du Christ est infinie en ce sens-là.),
d’après ces paroles de saint Paul (Eph., 1, 6) : Il nous a accordé sa grâce dans son Fils bien-aimé. C’est comme si
nous disions que la lumière du soleil est infinie, non selon son être, mais
selon la nature de la lumière, parce qu’il a tout ce qui peut appartenir à
l’essence de la lumière.
Article 12 :
La grâce du Christ a-t-elle pu être augmentée ?
Objection N°1. Il
semble que la grâce ait pu s’accroître. Car on peut ajouter à tout ce qui est
fini. Or, la grâce du Christ a été finie, comme nous l’avons dit (art. préc.). Elle a donc pu être augmentée.
Réponse à l’objection N°1 : S’il s’agit des quantités
mathématiques, on peut toujours ajouter à une quantité finie, parce que de la
part d’une quantité finie il n’y a rien qui répugne à une addition. Mais s’il
s’agit d’une quantité naturelle, il peut se faire qu’il y ait répugnance du
côté de la forme, qui est susceptible d’une quantité déterminée, comme de tout
autre accident positif. D’où Aristote dit (De
animâ, liv. 2, text.
41) que pour tout ce qui existe dans la nature, il y a un terme et une raison
de grandeur et d’accroissement. De là il résulte qu’on ne peut pas ajouter à
l’étendue du ciel entier. A plus forte raison y a-t-il dans les formes
elles-mêmes un terme qu’on ne peut dépasser. C’est pour cela qu’il n’est pas
nécessaire que l’on puisse ajouter à la grâce du Christ, quoiqu’elle soit finie
selon son essence.
Objection N°2.
L’accroissement de la grâce est produit par la vertu divine, d’après ces
paroles de saint Paul (2 Cor., 9, 8) : Dieu est
tout-puissant pour rendre toutes ses grâces abondantes en vous. Or, la
vertu divine n’est circonscrite par aucun terme, puisqu’elle est infinie. Il
semble donc que la grâce du Christ ait pu être plus grande.
Réponse
à l’objection N°2 :
Quoique la vertu divine puisse faire quelque chose de plus grand et de mieux que
la grâce habituelle du Christ (Cette réponse prouve que saint Thomas n’a pas
entendu parler dans cet article de la puissance absolue de Dieu, mais seulement
de sa puissance ordinaire.), cependant elle ne pourrait pas faire qu’elle eût
un but plus élevé que l’union personnelle avec le Fils unique du Père. La
mesure de cette grâce correspond suffisamment à cette union, d’après le décret
de la sagesse divine.
Objection N°3. Il est dit (Luc, 2, 52) que Jésus
enfant croissait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les
hommes. La grâce du Christ a donc pu s’accroître.
Mais
c’est le contraire. L’Evangile dit (Jean, 1, 14) : Nous l’avons vu comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de
vérité. Or, il ne peut rien y avoir, et on ne peut rien concevoir de plus
grand que d’être le Fils unique du Père. Il ne peut donc pas y avoir, et l’on
ne peut concevoir une grâce plus grande que celle dont le Christ fut rempli.
Conclusion
Puisque toute la plénitude de la grâce a existé dans le Christ et qu’il a été
tout à la fois voyant et voyageur, il a été impossible que la grâce s’accrût en
lui de quelque manière.
Il
faut répondre qu’il arrive qu’une forme ne peut être augmentée de deux manières
: 1° de la part du sujet ; 2° de la part de la forme elle-même. — De la part du
sujet, quand il atteint le degré le plus élevé auquel il puisse participer à
cette forme, selon son mode ; comme si l’on disait que la chaleur de l’air ne
peut plus s’accroître, du moment qu’il est arrivé au degré de chaleur le plus
élevé que sa nature puisse comporter, quoiqu’il puisse y avoir dans la nature
des choses une chaleur plus grande, telle que celle du feu. De la part de la
forme, il n’y a pas possibilité d’accroissement quand un sujet arrive à la plus
haute perfection que cette forme puisse avoir dans la nature ; comme si nous
disions que la chaleur du feu n’est pas susceptible d’accroissement, parce
qu’il ne peut pas y avoir un degré de chaleur plus élevé que celui que le feu
atteint. Or, comme la sagesse divine détermine la mesure propre des autres
formes, de même elle détermine celle de la grâce, d’après ce passage de
l’Ecriture (Sag., 11, 21) : Vous avez tout disposé avec nombre, poids et mesure. La mesure de
chaque forme est déterminée en raison de sa fin. Ainsi il n’y a pas de gravité
plus grande que celle de la terre, parce qu’il ne peut pas y avoir de lieu
au-dessous de celui qu’elle occupe (Cette idée empruntée aux erreurs du temps
n’a ici de valeur qu’à titre de comparaison, pour mieux faire comprendre le
raisonnement.). La fin de la grâce étant l’union de la créature raisonnable
avec Dieu, il ne peut pas y avoir et l’on ne peut comprendre une union plus
grande de la créature raisonnable avec Dieu que celle qui est dans la personne.
C’est pourquoi la grâce du Christ s’est élevée à la mesure la plus haute que la
grâce puisse atteindre. — Ainsi donc il est évident que la grâce du Christ ne
peut être augmentée, ni par rapport à la grâce elle-même, ni par rapport au
sujet ; parce que le Christ, comme homme, a vu véritablement et pleinement
l’essence divine depuis le premier instant de sa conception (Ce raisonnement
prouve que la grâce ne peut pas s’accroître d’après la puissance ordinaire de
Dieu ; mais Billuart prouve parfaitement qu’il n’en
est pas de même, si l’on considère sa puissance absolue (Voir De incarn., dissert. 8, art. 6).). La grâce n’a donc pas pu s’accroître
en lui, comme elle ne peut pas non plus s’accroître dans les autres
bienheureux, parce qu’ils sont arrivés au terme. Mais dans les hommes, qui sont
purement voyageurs, la grâce peut s’accroître et du côté de la forme, parce
qu’ils n’atteignent pas le degré de grâce le plus élevé, et du côté du sujet,
parce qu’ils ne sont pas encore parvenus au terme.
Réponse
à l’objection N°3 : On peut croître en sagesse et
en grâce de deux manières : 1° Selon que les habitudes de la sagesse et de la
grâce augmentent elles-mêmes. Le Christ ne croissait pas de la sorte. 2° Selon
les effets, en tant que l’on fait des œuvres plus sages et plus vertueuses. Le
Christ croissait ainsi en sagesse et en grâce aussi bien qu’en âge, parce qu’à
mesure qu’il avançait en âge il faisait des œuvres plus parfaites, en ce qui
regarde Dieu et en ce qui regarde les hommes, pour montrer qu’il était
véritablement homme.
Article 13 :
Comment la grâce habituelle se rapporte-t-elle a l’union ?
Objection N°1. Il semble que la grâce habituelle dans le
Christ ne résulte pas de l’union. Car la même chose n’est pas subséquente à
elle-même. Or, cette grâce habituelle paraît être la même que la grâce d’union.
Car saint Augustin dit (Lib. de prædest. sanct., chap. 15) :
Tout homme devient chrétien par la grâce, par laquelle le Christ a été fait Homme-Dieu dès le commencement de sa conception. De ces
deux choses, l’une appartient à la grâce habituelle et l’autre à la grâce
d’union. Il semble donc que la grâce habituelle ne soit pas postérieure à
l’union.
Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin appelle
grâce en cet endroit la volonté gratuite de Dieu qui distribue gratuitement ses
bienfaits. C’est pourquoi il dit que l’on devient chrétien par la même grâce
qui fait que le Christ est homme et Dieu : parce que ces deux choses sont
l’effet de la volonté gratuite de Dieu sans qu’elles aient été méritées.
Objection N°2. La
disposition est antérieure à la perfection d’une priorité de temps, ou au moins
d’une priorité de raison. Or, la grâce habituelle paraît être comme une
disposition de la nature humaine à l’union personnelle. Il semble donc que la
grâce habituelle ne soit pas postérieure à l’union, mais qu’elle lui soit
plutôt antérieure.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme la disposition dans la voie de la génération précède la perfection à
laquelle elle dispose, quand il s’agit de choses qui se perfectionnent
successivement ; de même elle est naturellement postérieure à la perfection que
l’on possède déjà ; comme la chaleur qui a été une disposition à la forme du
feu est un effet qui découle de cette même forme quand le feu est déjà
préexistant. Or, la nature humaine a été unie dans le Christ à la personne du
Verbe dès le commencement sans succession. La grâce habituelle ne se conçoit
donc pas comme antérieure à l’union, mais comme postérieure à elle, à la
manière d’une propriété naturelle. C’est pourquoi saint Augustin dit (Ench., chap. 40) : que la grâce est en
quelque sorte naturelle au Christ comme Homme-Dieu.
Objection N°3. Ce qui
est commun est antérieur à ce qui est propre. Or, la grâce habituelle est
commune au Christ et aux autres hommes ; au lieu que la grâce d’union est
propre au Christ. La grâce habituelle est donc antérieure à l’union elle-même
d’une priorité de raison, et par conséquent elle ne lui est pas postérieure.
Réponse à l’objection N°3 : Ce qui est commun est
antérieur à ce qui est propre, s’ils sont l’un et l’autre du même genre. Mais
dans les choses qui sont de divers genres, rien n’empêche que ce qui est propre
ne soit antérieur à ce qui est commun. Or, la grâce d’union n’est pas du genre
de la grâce habituelle, mais elle est au-dessus de tout genre, comme la
personne divine elle-même. Ainsi il n’y a pas de répugnance que ce qui est
propre ne soit antérieur à ce qui est commun ; parce que ce qui est propre ne
s’ajoute pas à ce qui est commun, mais qu’il en est plutôt le principe et
l’origine.
Mais
c’est le contraire. Le prophète dit (Is., 42, 1) : Voici mon
serviteur, je le recevrai, puis il ajoute : J’ai envoyé mon esprit sur lui : ce qui appartient au don de la
grâce habituelle. Il faut donc que l’union de la nature humaine avec la
personne ait précédé la grâce habituelle dans le Christ.
Conclusion Comme
la mission du Fils est par nature antérieure à la mission de l’Esprit-Saint, de même la grâce d’union à laquelle se
rapporte la mission du Fils, précède non pas d’une priorité de temps, mais
d’une priorité de nature, la grâce habituelle du Christ, à laquelle se rapporte
la mission de l’Esprit-Saint.
Il faut répondre que
l’union de la nature humaine avec la personne divine, que nous avons appelée
plus haut (quest. 2, art. 10, et quest. 6, art. 6) la grâce d’union, précède la
grâce habituelle dans le Christ, non d’une priorité de temps (Ainsi Nestorius
voulait que l’homme eût réellement existé le premier ; saint Thomas
établit au contraire que l’homme et Dieu ont existé simultanément, mais que le
Verbe a eu une priorité de nature et de raison.), mais d’une priorité de nature
et de raison, et cela pour un triple motif. 1° Selon l’ordre des principes de
l’un et de l’autre. Car le principe de l’union est la personne du Fils qui a pris
la nature humaine, et on dit qu’elle a été envoyée dans le monde selon qu’elle
a revêtu cette nature. Le principe de la grâce habituelle qu’on reçoit avec la
charité, est l’Esprit-Saint qu’on dit
aussi envoyé, selon qu’il habite dans l’âme par la charité. Or, la mission du
Fils selon l’ordre de nature est antérieure à la mission de l’Esprit-Saint ; comme dans l’ordre de nature l’Esprit-Saint procède du Fils, et l’amour procède de la
sagesse. Par conséquent l’union personnelle à laquelle se rapporte la mission
du Fils est antérieure d’une priorité de nature à la grâce habituelle à
laquelle se rapporte la mission de l’Esprit-Saint. 2°
Une autre raison de cet ordre se déduit du rapport de la grâce avec sa cause.
Car la grâce est produite dans l’homme d’après la présence de la Divinité,
comme la lumière dans l’air à la présence du soleil. D’où il est dit (Ez., 43, 2) : La gloire du Dieu d’Israël entrait par la voie orientale, et la terre
était éclairée par la présence de sa majesté (Saint Jérôme applique ce passage
à Jésus-Christ, quoiqu’il ne s’y rapporte pas littéralement.). Or, la présence
de Dieu dans le Christ se conçoit d’après l’union de la nature humaine avec la
personne divine. Par conséquent la grâce habituelle du Christ se conçoit comme
résultat de cette union, comme la splendeur vient du soleil. 3° On peut tirer
une raison de cet ordre de la fin de la grâce. Car son but est de faire faire
de bonnes actions ; or, les actions appartiennent aux suppôts et aux individus.
Ainsi l’action et par conséquent la grâce qui s’y rapporte présuppose
l’hypostase qui opère. Et comme l’hypostase ne se présuppose pas dans la nature
humaine avant l’union, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit
(quest. 4, art. 2), il s’ensuit que rationnellement la grâce d’union précède la
grâce habituelle.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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