Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 8 : De la grâce du Christ, selon qu’il est le chef de l’Eglise

 

          Après avoir parlé de la grâce du Christ individuellement considéré, nous avons maintenant à l’examiner selon qu’il est le chef de l’Eglise. — A cet égard huit questions se présentent : 1° Le Christ est-il chef de l’Eglise ? (Il est de foi que le Christ est le chef de l’Eglise. L’Ecriture et les conciles le répètent dans une foule d’endroits.) — 2° Est-il le chef des hommes quant aux corps ou seulement quant aux âmes ? — 3° Est-il le chef de tous les hommes ? (Les donatistes au IVe siècle, ont voulu que le Christ et l’Eglise ne comprissent que les justes et les prédestinés. Jean Huss a renouvelé cette erreur, qui a été ensuite soutenue par Viclef, Luther et Calvin. Tous ces hérésiarques sont réfutés par cet article de saint Thomas.) — 4° Est-il le chef des anges ? (Il est certain que le Christ est le chef des anges, quoiqu’il y ait des auteurs qui aient nié qu’il le fût comme homme, sous prétexte qu’il doit y avoir homogénéité entre le chef et les membres.) — 5° La grâce du Christ selon laquelle il est chef de l’Eglise, est-elle la même que la grâce habituelle qu’il a comme individu ? (Vasquez et quelques autres théologiens modernes soutiennent que la grâce du Christ comme chef de l’Eglise est absolument la même que la grâce d’union, tandis que, d’après saint Thomas, elle est formellement la même que la grâce habituelle, quoiqu’elle présuppose radicalement dans la Christ la grâce d’union.) — 6° Est- il propre au Christ d’être le chef de l’Eglise ? (Les évêques sont les chefs de leurs diocèses, mais il n’y a que saint Pierre et ses successeurs qui soient les chefs universels de toute l’Eglise, comme étant les vicaires de Jésus-Christ. Le titre de chef de l’Eglise, caput Ecclesiæ, leur est donné par tous les Pères et par tous les conciles.) — 7° Le diable est-il le chef de tous les méchants ? (Le diable est appelé le chef des méchants, dans l’Ecriture et par les Pères. Quoique tous les péchés actuels découlent du péché originel, on ne peut dire qu’Adam soit le chef de tous les méchants, parce que cet effet n’est pas le résultat de son intention directe.) — 8° Peut-on appeler l’Antechrist le chef de tous les méchants ? (Les protestants ayant prétendu que l’antechrist dont parle saint Paul (2 Thess., chap. 2) était le pape, et qu’il était arrivé depuis longtemps, Bossuet réfute ces rêveries, et il fait voir en les réfutant ce que l’on doit entendre par l’antechrist et ce qu’ont entendu les Pères (Voy. Bossuet, edit. de Vers, tome 3, p. 655 et suiv.).)

 

Article 1 : Le Christ est-il le chef de l’Eglise ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne convienne pas au Christ, comme homme, d’être le chef de l’Eglise. Car le chef donne aux membres le sentiment et le mouvement. Or, le sentiment et le mouvement spirituel qui est l’effet de la grâce n’est pas produit en nous par le Christ, comme homme ; parce que selon la remarque de saint Augustin (De Trin., liv. 1, chap. 12, et liv. 15, chap. 24) : le Christ, comme homme, ne donne pas l’Esprit-Saint, il le donne seulement comme Dieu. Il ne lui convient donc pas, comme homme, d’être le chef de l’Eglise.

Réponse à l’objection N°1 : Il convient au Christ, comme Dieu, de donner la grâce ou l’Esprit-Saint de son autorité propre, mais il lui convient de la donner instrumentalement, comme homme, c’est-à-dire en tant que son humanité a été l’instrument de sa divinité (Ainsi, quand on dit que le Christ est le chef de l’Eglise, cette expression se rapporte à sa nature divine et à sa nature humaine, et ce titre lui est donné entant qu’il est tout à la fois homme et Dieu.). De même ses actions ont contribué à notre salut d’après la vertu de sa divinité, selon qu’elles produisent en nous la grâce, comme causes méritoires et efficientes. Saint Augustin nie seulement que le Christ, comme homme, donne l’Esprit-Saint de son autorité propre. Et quant aux autres saints, on dit qu’ils donnent l’Esprit-Saint, selon qu’ils sont les instruments ou les ministres de Dieu ; d après ces paroles de saint Paul (Gal., 3, 5) : Il vous a accordé l’Esprit, etc.

 

Objection N°2. Celui qui est chef n’en a pas un autre. Or, Dieu est le chef du Christ, comme homme, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 11, 3) : Dieu est le chef du Christ. Le Christ lui-même n’est donc pas chef.

Réponse à l’objection N°2 : Dans les expressions métaphoriques il ne faut pas considérer la ressemblance sous tous les aspects, parce qu’alors ce ne serait plus une image de la chose, mais sa réalité. Ainsi une tête naturelle n’en a pas une autre, parce que le corps humain n’est pas une partie d’un autre corps. Mais ce qu’on appelle corps par analogie, c’est-à-dire une société bien ordonnée, fait partie d’une autre société. C’est ainsi que la société domestique est une partie de la société civile. C’est pourquoi le père de famille qui est le chef de la société domestique a au-dessus de lui un chef qui est le gouverneur de la cité. De la sorte rien n’empêche que Dieu ne soit la tête du Christ, et que le Christ lui-même ne soit la tête ou le chef de l’Eglise.

 

Objection N°3. Le chef dans l’homme est un membre particulier sur lequel le cœur agit. Or, le Christ est le principe universel de toute l’Eglise. Il n’en est donc pas le chef.

Réponse à l’objection N°3 : La tête a une supériorité manifeste par rapport à tous les autres membres extérieurs, au lieu que le cœur n’a qu’une influence occulte. C’est pourquoi on compare au cœur l’Esprit-Saint qui vivifie et unit invisiblement l’Eglise ; tandis qu’on compare à la tête le Christ d’après sa nature visible qui fait que comme homme il est placé au- dessus des autres hommes.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Eph., 1, 22) : Dieu l’a donné pour chef à toute l’Eglise (Et ailleurs (ibid., 4, 15-16) : Nous croissions à tout égard en celui qui est le chef, le Christ. C’est de lui que le corps entier, bien harmonisé et bien assemblé ; (ibid., 5, 23) : Le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Eglise ; (Col., 1, 18) : C’est lui aussi qui est le chef du corps de l’Eglise.).

 

Conclusion Comme on dit que l’Eglise est un corps par analogie, de même on dit avec raison que le Christ est le chef de ce corps, soit à cause de la sublimité et de la plénitude parfaite de la grâce qu’il a eue, soit à cause de la vertu de son influence.

Il faut répondre que comme on dit que l’Eglise entière est un corps mystique par analogie au corps naturel de l’homme qui produit des actes différents selon la diversité de ses membres, ainsi que l’Apôtre l’enseigne (Rom., chap. 12 et 1 Cor., chap. 12) ; de même on dit que le Christ est le chef de l’Eglise par analogie avec la tête de l’homme, dans laquelle on peut considérer trois choses, l’ordre, la perfection et la vertu. D’abord l’ordre, parce que la tête est la première partie de l’homme, en commençant par ce qu’il y a de plus élevé. D’où il résulte qu’on a l’habitude do donner le nom de tête à tout principe ou à tout commencement. Vous avez dressé à la tête de tous les chemins, dit le prophète, le signe de votre prostitution (Ez., 16, 25). Ensuite la perfection, parce que c’est dans la tête que tous les sens intérieurs et extérieurs ont le plus d’activité, puisque dans les autres membres il n’y a que le tact. C’est pourquoi Isaïe dit (9, 15) : Les vieillards et les personnes vénérables sont la tête. Enfin la vertu, parce que la vertu et le mouvement des autres membres et ce qui les dirige dans leurs actes vient de la tête, à cause de la puissance sensitive et motrice qui y domine. C’est ce qui fait qu’on appelle la tête ou le chef d’un peuple celui qui le dirige, d’après ces paroles (1 Rois, 15, 17) : Lorsque vous étiez petit à vos yeux n’avez-vous pas été mis à la tête des tribus d’Israël ? Or, ces trois choses conviennent au Christ spirituellement. En effet : 1° En raison de sa proximité à l’égard de Dieu sa grâce est la plus élevée et elle est la première, quoiqu’elle ne le soit pas selon l’ordre du temps : parce que tous les autres ont reçu la grâce par rapport à la sienne, d’après ce passage de saint Paul (Rom., 8, 29) : Ceux qu’il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il fût l’aîné entre plusieurs frères. 2° Il a la perfection quant à la plénitude de toutes les grâces, selon ce que dit l’Evangile (Jean, 1, 14) : Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité, comme nous l’avons d’ailleurs prouvé (quest. préc., art. 9). 3° Il a la vertu de répandre sa grâce sur tous les membres de l’Eglise, comme le dit saint Jean (Jean, 1, 16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. Ainsi il est évident qu’il est convenable de dire que le Christ est le chef de l’Eglise.

 

Article 2 : Le Christ est-il le chef des hommes quant aux corps, ou seulement quant aux âmes ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ ne soit pas le chef des hommes quant aux corps. Car on dit que le Christ est le chef de l’Eglise, selon qu’il répand en elle le sentiment et le mouvement spirituel de la grâce. Or, le corps n’est pas capable de ce sentiment et de ce mouvement spirituel. Le Christ n’est donc pas le chef des hommes quant aux corps.

Réponse à l’objection N°1 : Le sens spirituel de la grâce n’arrive pas au corps immédiatement et principalement, mais d’une manière secondaire et instrumentale, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. Nous avons le corps de commun avec les animaux. Si donc le Christ était le chef des hommes quant aux corps, il s’ensuivrait qu’il serait aussi le chef des animaux irraisonnables : ce qui répugne.

Réponse à l’objection N°2 : Le corps de l’animal n’a pas avec l’âme raisonnable un rapport comme celui qu’a le corps humain ; c’est pourquoi il n’y a pas de ressemblance (Le Christ n’est le chef des autres créatures qu’autant qu’elles se rapportent à l’ordre surnaturel, puisque le Verbe ne s’est pas incarné pour créer, niais pour racheter et sauver les créatures qui existaient déjà.).

 

Objection N°3. Le Christ a tiré son corps des autres hommes, comme on le voit (Matth., chap. 1, Luc, chap. 3). Or, la tête est le premier de tous les membres, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°3). Le Christ n’est donc pas le chef de l’Eglise quant aux corps.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique le Christ ait tiré la matière de son corps des autres hommes, néanmoins tous les hommes tirent de lui la vie immortelle de leur propre corps, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 15, 22) : Comme tous sont morts dans Adam, de même tous revivront dans le Christ.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Phil., 3, 21) : Il transformera notre corps vil et abject, afin de le rendre conforme à son corps glorieux.

 

Conclusion L’humanité entière du Christ influe sur tous les hommes, quant à l’âme principalement et quant au corps secondairement.

Il faut répondre que le corps humain a un rapport naturel avec l’âme raisonnable, qui est sa propre forme et son moteur ; selon qu’elle est sa forme, il reçoit d’elle la vie et les autres propriétés qui conviennent au corps humain selon son espèce ; et selon qu’elle est le moteur du corps, le corps la sert à la manière d’un instrument. On doit donc dire que l’humanité du Christ a la vertu d’influer sur les hommes, selon qu’elle est jointe au Verbe de Dieu, auquel le corps est uni par l’âme, comme nous l’avons dit (quest. 6, art. 1). Par conséquent l’humanité entière du Christ, c’est-à-dire son âme et son corps, influe sur les hommes et quant à l’âme et quant au corps ; elle y influe principalement quant à l’âme et secondairement quant au corps. Elle y influe d’une manière en ce que les membres du corps sont les armes de la justice que le Christ a conférées à notre âme, comme le dit l’Apôtre (Rom., chap. 6), et elle y influe d’une autre manière en ce que la vie de la gloire rejaillit de l’âme sur le corps, d’après ces autres paroles de saint Paul (Rom., 8, 2) : Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts, vivifiera aussi vos corps mortels, à cause de son esprit qui habite en vous.

 

Article 3 : Le Christ est-il le chef de tous les hommes ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ ne soit pas le chef de tous les hommes. Car le chef n’a de rapport qu’avec les membres de son corps. Or, les infidèles ne sont d’aucune manière les membres de l’Eglise, qui est le corps du Christ, selon l’expression de l’Apôtre (Eph., chap. 1). Le Christ n’est donc pas le chef de tous les hommes.

Réponse à l’objection N°1 : Les infidèles, quoiqu’ils ne soient pas de l’Eglise en acte en sont cependant en puissance (Le concile de Constance a condamné cette proposition de Jean Huss : Unica est sancta universalis Ecclesia, quæ est prœdestinatorum universitas.). Cette puissance repose sur deux choses : premièrement et principalement sur la vertu du Christ qui suffit pour le salut de tout le genre humain ; secondairement sur le libre arbitre.

 

Objection N°2. Saint Paul dit que (Eph., 5, 25) : Le Christ s’est livré lui-même pour l’Eglise, afin de la faire paraître devant lui pleine de gloire, n’ayant ni tache, ni ride, ni aucun défaut semblable. Or, il y a beaucoup de fidèles dans lesquels on trouve la tache ou les rides du péché. Le Christ n’est donc pas même le chef de tous les fidèles.

Réponse à l’objection N°2 : La fin dernière à laquelle la passion du Christ nous conduit, c’est que l’Eglise soit glorieuse, qu’elle n’ait ni tache, ni ride. Par conséquent ceci existera dans le ciel, mais non sur la terre ; car ici-bas si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous faisons illusion à nous-mêmes, comme le dit saint Jean (1 Jean, 1, 8). Cependant il y a des péchés, par exemple les péchés mortels, qui ne se trouvent pas dans ceux qui sont les membres du Christ parce qu’ils lui sont actuellement unis par la charité. Quant à ceux qui sont dans le péché, ils ne sont pas les membres du Christ en acte, mais ils le sont en puissance ; à moins qu’on ne dise qu’ils le sont imparfaitement par la foi informe qui les unit au Christ sous un rapport, mais non d’une manière absolue, c’est-à-dire au point d’obtenir par lui la vie de la grâce. Car la foi sans les œuvres est morte, comme le dit saint Jacques (2, 20). Cependant ils tiennent du Christ un acte vital qui consiste à croire (C’est une branche rompue qui tient encore à l’arbre par une partie d’elle-même.). C’est comme si un homme pouvait mouvoir un de ses membres de quelque manière.

 

Objection N°3. Les sacrements de l’ancienne loi sont au Christ ce que l’ombre est au corps, comme le dit l’Apôtre (Col., chap. 2). Or, les saints de l’Ancien Testament étaient dans leur temps les ministres de ces sacrements, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 8, 5) : Leur ministère a pour objet ce qui n’est que la figure et l’ombre des choses célestes. Ils n’appartenaient donc pas au corps du Christ, et par conséquent le Christ n’est pas le chef de tous les hommes.

Réponse à l’objection N°3 : Les patriarches ne s’attachaient pas aux sacrements de la loi comme à des choses réelles, mais comme à des images et à des ombres de l’avenir. Or, quand on se porte vers une image comme telle, c’est comme si on se portait vers la chose qu’elle représente, ainsi que le prouve Aristote (Lib. de memor. et reminisc., chap. 2). C’est pourquoi les anciens patriarches, en observant les sacrements de la loi, se portaient vers le Christ par la foi et l’amour, comme nous nous y portons nous-mêmes ; et par conséquent ils appartenaient au corps de l’Eglise comme nous y appartenons aussi.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Tim., 4, 10) : Il est le sauveur de tous les hommes et surtout des fidèles, et saint Jean (1 Jean, 2, 2) : Il est la victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais encore pour ceux du monde entier. Or, il convient au Christ, comme chef, de sauver les hommes et d’être victime de propitiation pour leurs péchés. Il est donc le chef de tout le monde.

 

Conclusion Le Christ est le chef de tous les hommes, quoique ce ne soit pas de la même manière.

Il faut répondre qu’il y a cette différence entre le corps naturel de l’homme et le corps mystique de l’Eglise, c’est que les membres d’un corps naturel existent tous simultanément, au lieu que les membres du corps mystique n’existent pas tous de la sorte : ni quant à l’être naturel, parce que le corps de l’Eglise se compose d’hommes qui ont existé depuis le commencement du monde jusqu’à la fin ; ni quant à l’être de la grâce, parce que parmi ceux qui existent dans le même temps, il y en a qui n’ont pas la grâce, mais qui doivent cependant l’avoir plus tard. Par conséquent les membres du corps mystique se considèrent non seulement selon qu’ils existent en acte, mais selon qu’ils existent en puissance. Toutefois il y en a qui sont en puissance et qui ne sont jamais réduits à l’acte ; mais il y en a qui doivent être réduits à l’acte, et on en distingue de trois sortes : ceux qui sont unis au Christ par la foi ; ceux qui lui sont unis ici-bas par la charité, et ceux qui lui sont unis par la jouissance dans la gloire. Ainsi on doit donc dire que si l’on prend dans toute sa généralité tout le temps que le monde existe, le Christ est le chef de tous les hommes, mais à des degrés différents. En effet, il est le chef : 1° et principalement de ceux qui lui sont unis en acte par la gloire ; 2° de ceux qui lui sont unis en acte par la charité ; 3° de ceux qui lui sont unis en acte par la foi (Les théologiens admettent tous que les schismatiques et les hérétiques connus sont retranchés du corps de l’Eglise, mais il y a controverse entre eux au sujet des hérétiques occultes. Pour nous, nous croyons que tant qu’ils ne sont pas séparés de l’Eglise par une condamnation ou par un acte quelconque, ils sont du corps de l’Eglise, sans appartenir à son âme.) ; 4° de ceux qui ne lui sont unis qu’en puissance, mais qui doivent lui être unis en acte d’après la prédestination divine (Tels sont les pécheurs qui doivent se convertir.) ; 5° de ceux qui lui ont été unis en puissance et qui ne doivent jamais lui être unis en acte ; comme les hommes qui vivent en ce monde et qui ne sont pas prédestinés. Du moment qu’ils sortent de cette vie, ces derniers cessent totalement d’être les membres du Christ (Ainsi le Christ n’est pas le chef des réprouvés, ni des enfants qui sont dans les limbes.), parce qu’ils ne sont plus en puissance de lui être unis.

 

Article 4 : Le Christ est-il le chef des anges ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ comme homme ne soit pas le chef des anges. Car le chef et les membres sont de la même nature. Or, le Christ comme homme n’a pas la même nature que les anges, mais il a seulement la même nature que les hommes ; puisque, comme le dit saint Paul (Héb., 2, 16) : Il ne s’est point uni aux anges, mais il s’est uni à la race d’Abraham. Le Christ, comme homme, n’est donc pas le chef des anges.

Réponse à l’objection N°1 : Le Christ agit sur les hommes principalement quant à l’âme, et sous ce rapport ils sont du même genre que les anges, quoiqu’ils ne soient pas de la même espèce. En raison de cette conformité, le Christ peut être appelé le chef des anges, quoiqu’il ne leur soit pas conforme sous le rapport du corps.

 

Objection N°2. Le Christ est le chef de ceux qui appartiennent à l’Eglise qui est son corps, comme le dit l’Apôtre (Eph., chap. 1). Or, les anges n’appartiennent pas à l’Eglise : car l’Eglise est l’assemblée de ceux qui croient. Or, la foi n’existe pas dans les anges, puisqu’ils ne marchent pas à la lumière de la foi, mais à celle de l’essence divine. Autrement ils seraient loin du Seigneur, comme le prouve saint Paul (2 Cor., chap. 5). Le Christ comme homme n’est donc pas le chef des anges.

Réponse à l’objection N°2 : L’Eglise ici-bas est l’assemblée des fidèles, mais elle est dans le ciel l’assemblée de ceux qui voient Dieu. Or, le Christ n’a pas été seulement voyageur, mais il a encore été voyant. C’est pourquoi il n’est pas seulement le chef des fidèles, mais il est encore celui des élus, selon qu’il possède la grâce et la gloire de la manière la plus pleine.

 

Objection N°3. Saint Augustin dit (Sup. Joan., tract. 19 et tract. 22) : que comme le Verbe qui était dans le commencement avec le Père, vivifie les âmes, de même le Verbe fait chair vivifie les corps. Or, les anges n’ont pas de corps, et le Verbe fait chair est le Christ considéré comme homme. Le Christ comme homme ne communique donc pas la vie aux anges, et par conséquent, comme homme, il n’est pas leur chef.

Réponse à l’objection N°3 : Saint Augustin parle en cet endroit d’après la ressemblance qu’il y a de la cause à l’effet, c’est-à-dire selon que ce qui est corporel agit sur le corps et ce qui est spirituel sur les choses spirituelles. Cependant l’humanité du Christ, d’après la vertu de sa nature spirituelle, c’est-à-dire divine, peut produire quelque chose non seulement dans les esprits des hommes, mais encore dans ceux des anges, à cause de son étroite union avec Dieu, qui est une union personnelle.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit que (Col., 2, 10) : Le Christ est le chef de toute Principauté et de toute Puissance (Il dit encore (Eph., 1, 20-23) : En le faisant asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toutes les Principautés, de toutes les Puissances, de toutes les Vertus, de toutes les Dominations, et de tout ce qui porte un nom glorieux non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle futur ; et il a pris toutes ses choses sous ses pieds, et il l’a donné pour chef à toute l’Eglise, qui est son corps.). On peut en dire autant des anges des autres ordres. Le Christ est donc leur chef.

 

Conclusion Puisque les hommes et les anges sont destinés à jouir de la gloire divine, c’est avec raison qu’on dit que le Christ est le chef des anges et des hommes.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°2), où il n’y a qu’un corps il est nécessaire de ne reconnaître qu’un chef. Or, on dit par analogie qu’une société qui tend par des actes et des emplois divers à une même fin n’est qu’un seul et même corps. Il est évident que les anges et les hommes sont tous destinés à une même fin qui est la gloire de la jouissance divine. Par conséquent, le corps mystique de l’Eglise ne se compose pas seulement d’hommes, mais d’anges. Le Christ est le chef de toute cette société, parce qu’il se rapproche le plus de Dieu et qu’il participe à ses dons plus parfaitement non seulement que les hommes, mais encore que les anges ; et parce qu’il n’y a pas que les hommes qui soient soumis à son influence, mais que les anges le sont aussi (Quelle grâce le Christ a-t-il répandue sur les anges ? Cette question est controversée, non seulement entre les thomistes et les autres théologiens, mais entre les thomistes eux-mêmes. Il nous semble plus probable et plus conforme à la doctrine de saint Thomas de dire que les anges n’ont pas été justifiés par la foi en Jésus-Christ et qu’ils n’ont pas obtenu la gloire par ses mérites, mais qu’ils ne lui doivent que des grâces et des gloires accidentelles.). Car il est dit (Eph., 1, 20) : Que Dieu le Père a établi le Christ à sa droite dans le ciel, au-dessus de toutes les Principautés, de toutes les Puissances, de toutes les Vertus, de toutes les Dominations, et de tout ce qui porte un nom glorieux non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle futur ; et il a pris toutes ces choses sous ses pieds. C’est pourquoi le Christ n’est pas seulement le chef des hommes, mais il est encore celui des anges. C’est pour cela que l’Evangile dit (Matth., 4, 2) : que les anges s’approchaient du Christ et qu’ils le servaient.

 

Article 5 : La grâce du Christ comme chef de l’Eglise est-elle la même que la grâce habituelle qu’il a comme individu ?

 

Objection N°1. Il semble que la grâce par laquelle le Christ est chef de l’Eglise ne soit pas la même que la grâce particulière qu’il a comme individu. Car l’Apôtre dit (Rom., 5, 15) : Si par le péché d’un seul plusieurs sont morts, à plus forte raison le don tout gratuit de Dieu s’est-il répandu abondamment sur plusieurs par la grâce d’un seul homme qui est Jésus-Christ. Or, le péché actuel d’Adam est autre que le péché originel qui est passé à ses descendants. Donc la grâce personnelle qui est propre au Christ lui-même est autre que la grâce qu’il a comme chef de l’Eglise et qui découle de lui sur les autres hommes.

Réponse à l’objection N°1 : Le péché originel dans Adam, qui est le péché de nature, est dérivé de son péché actuel qui est un péché personnel ; parce que la personne a corrompu en lui la nature, et par le moyen de cette corruption, le péché du premier homme est passé à ses descendants, selon que la nature souillée a corrompu la personne. Mais la grâce n’est pas venue du Christ en nous par l’intermédiaire de la nature humaine, elle y vient uniquement par l’action personnelle du Christ. Par conséquent il n’est pas nécessaire de distinguer dans le Christ deux sortes de grâce, dont l’une réponde à la nature et l’autre à la personne, comme dans Adam on distingue le péché de la nature et le péché de la personne.

 

Objection N°2. Les habitudes se distinguent d’après les actes. Or, la grâce personnelle qui est dans le Christ ayant pour but la sanctification de son âme se rapporte à un autre acte que sa grâce de chef de l’Eglise qui a pour objet la sanctification des autres. Par conséquent la grâce personnelle du Christ est autre que sa grâce comme chef de l’Eglise.

Réponse à l’objection N°2 : Des actes différents dont l’un est la raison et la cause de l’autre ne changent pas l’habitude. Or, l’acte de la grâce personnelle qui consiste à rendre saint formellement celui qui la possède est la raison de la justification des autres (Le concile de Trente (sess. 6, chap. 7) ne distingue aussi qu’une seule cause formelle de la justification.), qui appartient à la grâce du Christ, comme chef. De là il résulte que cette différence ne change pas l’essence de l’habitude.

 

Objection N°3. Comme nous l’avons vu (quest. 6, art. 6), on distingue dans le Christ trois sortes de grâces : la grâce d’union, la grâce de chef de l’Eglise, et la grâce qu’il a comme individu. Or, cette dernière est autre que la grâce d’union. Elle est donc autre que la grâce qu’il a comme chef.

Réponse à l’objection N°3 : La grâce personnelle et la grâce de chef ont pour but un acte, au lieu que la grâce d’union ne se rapporte pas à un acte, mais à un être personnel. C’est pour cela que la grâce personnelle et la grâce de chef ont essentiellement la même habitude, tandis qu’il n’en est pas de même de la grâce d’union : quoique la grâce personnelle puisse d’une certaine manière être appelée grâce d’union, dans le sens qu’elle rend la nature apte à être unie à la personne. De la sorte la grâce d’union, la grâce de chef, et la grâce personnelle sont essentiellement la même, elles ne diffèrent que rationnellement.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean dit (Jean, 1, 16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. Or, il est notre chef en raison de ce que nous avons reçu de lui. Par conséquent il l’est selon qu’il a eu la plénitude de la grâce. Et comme il a eu cette plénitude, selon que la grâce personnelle a existé parfaitement en lui, ainsi que nous l’avons dit (quest. 7, art. 9), il s’ensuit qu’il est notre chef selon sa grâce personnelle. Ainsi la grâce du chef n’est donc pas différente de la grâce personnelle.

 

Conclusion La grâce personnelle du Christ par laquelle son âme a été justifiée, est essentiellement la même que celle d’après laquelle il est le chef de toute l’Eglise, justifiant les autres, quoiqu’elle en diffère rationnellement.

Il faut répondre que chaque chose agissant en tant qu’elle est un être en acte, il faut que l’acte par lequel une chose existe en acte soit la même chose que l’acte par lequel elle agit. Ainsi la chaleur par laquelle le feu est chaud est la même chose que celle par laquelle il échauffe. Cependant tout acte par lequel une chose est en acte ne suffit pas pour être un principe d’action sur le reste. Car puisque l’agent l’emporte sur le patient, comme le disent saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 16) et Aristote (De animâ, liv. 3, text. 19), il faut que l’agent exerce sur les autres son action avec une sorte de prééminence. Or, nous avons dit (art. 1 et quest. 7, art. 9) que dans l’âme du Christ la grâce a été reçue de la manière la plus éminente (La grâce habituelle n’est éminente en lui que parce qu’elle a pour fondement la grâce d’union.). C’est pourquoi par suite de la surabondance de la grâce qu’il a reçue, il lui convient de la répandre sur les autres ; ce qui lui appartient comme chef. C’est pour ce motif que la grâce personnelle par laquelle l’âme du Christ a été justifiée est essentiellement la même que la grâce qu’il a comme chef de l’Eglise justifiant les autres ; cependant elle en diffère rationnellement.

 

Article 6 : Est-il propre au Christ d’être le chef de l’Eglise ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas propre au Christ d’être le chef de l’Eglise. Car il est dit (1 Rois, 15, 17) : Lorsque vous étiez petit à vos yeux, vous êtes devenu le chef des tribus d’Israël. Or, il n’y a qu’une seule Eglise sous le Nouveau et sous l’Ancien Testament. Il semble donc que pour la même raison un autre homme, indépendamment du Christ, puisse être chef de l’Eglise.

Réponse à l’objection N°1 : Ces paroles s’entendent du chef chargé du gouvernement extérieur, et c’est ainsi qu’on dit qu’un roi est le chef de son royaume.

 

Objection N°2. On dit que le Christ est le chef de l’Eglise, parce qu’il répand sa grâce sur les membres de l’Eglise. Or, il appartient aussi aux autres de communiquer la grâce à leurs semblables, d’après ce passage de saint Paul (Eph., 4, 29) : Que nulle mauvaise parole ne sorte de votre bouche ; mais proférez-en de bonnes pour nourrir la foi et répandre la grâce dans ceux qui vous écoutent. Il semble donc qu’il convienne à d’autres qu’au Christ d’être le chef de l’Eglise.

Réponse à l’objection N°2 : L’homme ne donne pas la grâce en agissant intérieurement, mais il porte extérieurement par la persuasion (Les prédicateurs en sont la cause extérieure par leur éloquence, et les prêtres qui administrent les sacrements la communiquent, non par leur vertu propre, mais en raison des sacrements qu’ils confèrent.) aux choses qui appartiennent à la grâce.

 

Objection N°3. Par là même que le Christ est à la tête de l’Eglise, non seulement on dit qu’il en est le chef, mais on dit encore qu’il en est le pasteur et le fondement. Or, le Christ n’a pas exclusivement conservé pour lui le nom de pasteur, d’après ce passage de saint Pierre (1 Pierre, 5, 4) : Lorsque le prince des pasteurs paraîtra, vous remporterez une couronne de gloire qui ne se flétrira jamais. Pareillement il n’est pas le seul qui porte le nom de fondement, suivant saint Jean (Apoc., 21, 14) : Le mur de la cité a douze fondements. Il semble donc qu’il n’ait pas conservé pour lui seul le nom de chef.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (Sup. Joan., tract. 46), si les chefs de l’Eglise sont des pasteurs, comment n’y a-t-il qu’un seul pasteur, sinon parce qu’ils sont tous des membres d’un seul et même pasteur ? De même les autres peuvent être appelés les fondements et les chefs de l’Eglise, selon qu’ils sont les membres d’un seul et même chef et d’un seul et même fondement. Cependant, comme l’observe le même docteur (tract. 47), il a accordé à ses membres d’être pasteur, mais personne de nous ne dit qu’il est la porte ; il a conservé ce nom pour lui seul. Et il en est ainsi parce que la porte désigne l’autorité principale, dans le sens que c’est par la porte que tout le monde entre dans la maison, et que le Christ est le seul par lequel nous puissions avoir entrée en cette grâce dans laquelle nous demeurons fermes, selon l’expression de saint Paul (Rom., 5, 2) ; au lieu que les autres noms n’impliquent pas seulement l’autorité principale, mais ils désignent encore une autorité secondaire.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Col., 2, 19) : Le chef de l’Eglise est celui dont tout le corps recevant l’influence par des vaisseaux qui enjoignent et lient toutes les parties, s’affermit et s’augmente par l’accroissement que Dieu lui donne. Or, ces caractères ne conviennent qu’au Christ, et par conséquent il est le seul qui soit chef de l’Eglise.

 

Conclusion Il est propre au Christ d’être le chef de l’Eglise selon l’action intérieure qu’il exerce en elle ; mais relativement au gouvernement extérieur, c’est une chose qui lui est commune avec d’autres.

Il faut répondre que la tête influe sur les autres membres de deux manières : 1° d’une influence intrinsèque, selon que la vertu motrice et sensitive va de la tête aux autres membres ; 2° d’après le gouvernement extérieur, selon que d’après la vue et les autres sens qui ont leur siège dans la tête, l’homme se dirige dans ses actes extérieurs. Or, l’influx intérieur de la grâce ne vient pas d’un autre que du Christ seul, dont l’humanité par là même qu’elle est unie à la divinité a la vertu de justifier ; mais l’influx sur les membres de l’Eglise quant à leur gouvernement extérieur peut convenir à d’autres. En ce sens il y en a d’autres que le Christ qui peuvent être appelés chefs de l’Eglise, d’après ces expressions du prophète (Amos, 6, 1) : Les premiers sont les chefs des peuples ; cependant ils ne le sont pas de la même manière que le Christ : 1° parce que le Christ est le chef de tous ceux qui appartiennent à l’Eglise dans tous les temps, tous les lieux et tous les états ; au lieu que les autres hommes ne sont chefs que pour certains lieux particuliers, comme les évêques le sont de leur diocèse ; ou bien ils ne le sont que dans un temps déterminé, comme le pape est chef de l’Eglise entière, pendant la durée de son pontificat ; et ils ne le sont que dans un état déterminé, c’est-à-dire tant qu’ils sont à l’état de voyageur. 2° Parce que le Christ est chef de son Eglise par sa vertu et son autorité propre ; tandis que les autres ne sont chefs qu’autant qu’ils tiennent la place du Christ, d’après saint Paul qui dit (2 Cor., 2, 10) : Car ce que j’ai accordé, si j’ai accordé quelque chose, je l’ai fait à cause de vous au nom du Christ. Et plus loin (2 Cor., 5, 20) : Nous accomplissons la fonction d’ambassadeurs pour Jésus-Christ, comme si Dieu lui-même vous exhortait par notre bouche.

 

Article 7 : Le diable est-il le chef de tous les méchants ?

 

Objection N°1. Il semble que le diable ne soit pas le chef des méchants. Car pour être chef il faut que l’on communique le sentiment et le mouvement à tous les membres, comme le dit la glose (Pet. Lombard.) à l’occasion de ces paroles (Eph., 1, 22, Il l’a donné pour chef). Or, le diable n’a pas la vertu de communiquer la malice du péché qui provient de la volonté du prochain. Il ne peut donc pas être appelé le chef des méchants.

Réponse à l’objection N°1 : Quoique le diable n’agisse pas intérieurement sur la raison (C’est ce qui a été démontré (1a 2æ, quest. 80, art. 3).), cependant il la porte au mal par ses suggestions.

 

Objection N°2. L’homme devient mauvais par toute espèce de péché. Or, tous les péchés ne viennent pas du démon : ce qui est évident pour les péchés des démons eux-mêmes qui n’ont pas prévariqué à la persuasion d’un autre. De même tous les péchés de l’homme ne viennent pas du démon. Car il est dit (Lib. eccles. Dogmat., chap. 82) : Toutes nos pensées mauvaises ne sont pas toujours produites par le démon ; elles viennent quelquefois du mouvement de notre libre arbitre. Le diable n’est donc pas le chef de tous les méchants.

Réponse à l’objection N°2 : Le chef ne suggère pas toujours à chacun de ses sujets d’obéir à sa volonté ; mais il leur propose à tous ce qui en est le signe, et les uns le suivent parce qu’ils y sont poussés ; les autres le font de leur propre gré, comme on le voit pour un chef d’armée dont les soldats suivent l’étendard, sans que personne le leur persuade. Ainsi donc le premier péché du diable, qui a péché dès le commencement, comme le dit l’Apôtre saint Jean (1 Jean, chap. 3), est proposé à l’imitation de tout le monde ; les uns le suivent parce qu’il le leur suggère, les autres le font de leur plein gré, sans aucune suggestion de sa part. Le diable est de la sorte le chef de tous les méchants, dans le sens qu’ils l’imitent, d’après ces paroles du Sage (Sag., 2, 24) : La mort est entrée dans le monde par l’envie du diable, et ceux qui sont de son parti l’imitent.

 

Objection N°3. Un chef est uni à un corps. Or, il semble que la société des méchants ne puisse être unie en rien ; car le mal peut être contraire au mal, et il résulte d’ailleurs de divers défauts, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4). On ne peut donc pas dire que le démon soit le chef des méchants.

Réponse à l’objection N°3 : Tous les péchés ont cela de commun, c’est qu’ils détournent de Dieu, quoiqu’ils diffèrent les uns des autres, par rapport aux divers biens changeants vers lesquels ils portent.

 

Mais c’est le contraire. A l’occasion de ces paroles de Job (18, 17) : Que sa mémoire périsse de dessus la terre, la glose observe (ord. Greg., Mor. liv. 14, chap. 11) qu’il est dit de tous les impies, qu’ils retournent vers leur chef, c’est-à-dire vers le démon.

 

Conclusion Le diable est le chef de tous les méchants quant à leur gouvernement extérieur.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), le chef n’agit pas seulement intérieurement sur les membres, mais il les gouverne encore extérieurement, en dirigeant leurs actes vers une fin. On peut donc dire de quelqu’un qu’il est le chef d’une société, sous deux rapports, c’est-à-dire selon qu’il agit sur elle intérieurement et qu’il la gouverne extérieurement. Le Christ est de la sorte le chef de l’Eglise, comme nous l’avons dit (art. préc.). Ou bien on peut dire de quelqu’un qu’il est chef d’une société seulement par rapport au gouvernement extérieur. Tout prince ou tout prélat est ainsi chef de la société qui lui est soumise. — C’est de cette manière qu’on dit que le diable est le chef des méchants. Car, comme le dit Job (41, 25) : Il est le roi qui règne sur tous les enfants de l’orgueil. Or, il appartient à celui qui gouverne d’amener à sa fin ceux qu’il régit. Le diable a pour fin de détourner de Dieu la créature raisonnable. Ainsi dès le commencement il a tenté d’éloigner l’homme de l’obéissance au précepte divin. L’homme peut avoir pour fin de s’éloigner de Dieu, parce que cet acte se présente à lui sous une apparence de liberté, d’après ces paroles du prophète (Jérem., 2, 20) : Vous avez brisé dès le commencement votre joug ; vous avez rompu vos liens et vous avez dit : Je ne servirai pas. Selon qu’on est amené à cette fin par le péché, on tombe donc sous le régime et sous le gouvernement du démon, et par conséquent on dit qu’il est le chef de tous ceux qui sont dans cet état.

 

Article 8 : L’antechrist peut-il être aussi appelé le chef des méchants ?

 

Objection N°1. Il semble que l’antechrist ne soit pas le chef des méchants. Car un même corps n’a pas plusieurs têtes différentes. Or, le diable est le chef de la société des méchants. L’antechrist n’est donc pas leur chef.

Réponse à l’objection N°1 : Le diable et l’antechrist ne sont pas deux chefs, mais un seul ; parce qu’on donne le nom de chef à l’antechrist, dans le sens qu’on trouve en lui imprimée, de la manière la plus pleine, la malice du démon. C’est pourquoi, sur ces paroles (2 Thess., 2, 4) : Se faisant lui-même passer pour Dieu, la glose dit (ord. Haym.) : Il aura en lui le chef de tous les méchants, c’est-à-dire le diable, qui est le roi de tous les enfants de l’orgueil. Mais on ne dit pas que le démon est en lui par une union personnelle, ni qu’il y habite intrinsèquement ; parce qu’il n’y a que la Trinité qui pénètre ainsi dans l’âme, comme on le voit (Lib. de eccles. dogm., chap. 83) ; seulement il y est par l’effet de sa malice.

 

Objection N°2. L’antechrist est un membre du diable. Or, le chef se distingue des membres. L’antechrist n’est donc pas le chef des méchants.

Réponse à l’objection N°2 : Comme Dieu est le chef du Christ et que le Christ est néanmoins le chef de l’Eglise, ainsi que nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°2) ; de même l’antechrist est le membre du diable, et cependant il est le chef des méchants.

 

Objection N°3. La tête a de l’influence sur les membres. Or, l’antechrist n’a aucune influence sur les méchants qui l’ont précédé. Il n’en est donc pas le chef.

Réponse à l’objection N°3 : On ne dit pas que l’antechrist est le chef de tous les méchants à cause d’une ressemblance d’influence, mais à cause d’une ressemblance de perfection. Car le diable poussera en lui sa malice jusqu’au plus haut degré, comme on dit que quelqu’un a mené ton dessein à son plus haut point, du moment qu’il l’a consommé.

 

Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Job, 21, 29) : Interrogez quelqu’un des voyageurs, la glose dit (ord. Greg., Mor. liv. 15, chap. 36) : Tandis qu’il parlait du corps de tous les méchants, tout à coup il tourne ses paroles vers l’antechrist, le chef de tous les impies.

 

Conclusion L’antechrist est le chef de tous les méchants ; non selon l’ordre des temps ou la vertu d’influence, mais selon la perfection de la malice.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), dans la tête il y a naturellement trois choses : l’ordre, la perfection et la vertu d’influence. Quant à l’ordre des temps, on ne dit pas que l’antechrist est le chef des méchants, comme si son péché eût été le premier de tous, tel que le péché du démon a été antérieur à tous les autres. On ne dit pas non plus qu’il est leur chef à cause de sa vertu d’influence ; car quoique de son temps il doive en entraîner plusieurs au mal, en les y poussant extérieurement, cependant ceux qui ont existé avant lui n’y ont pas été précipités par lui, et n’ont pas non plus imité sa malice. Par conséquent, sous ce rapport on ne pourrait pas dire qu’il est le chef de tous les méchants, mais de quelques-uns. Il reste donc à dire qu’il est leur chef à cause de la perfection de sa malice. Ainsi à l’occasion de ces paroles de saint Paul (2 Thess., 2, 4) : Se faisant lui-même passer pour Dieu, la glose dit (ord. Haym.) : Comme toute la plénitude de la divinité a habité dans le Christ, de même toute la plénitude de la malice habitera dans l’antechrist. Ce qui ne signifie pas que son humanité sera prise par le diable, de manière à ne faire qu’une personne avec elle, comme l’humanité du Christ a été prise par le Fils de Dieu ; mais que le diable, par ses suggestions, lui inspirera sa malice plus éminemment qu’à tous les autres. Ainsi tous les méchants qui ont paru auparavant, sont comme une figure de l’antechrist, d’après ces paroles de saint Paul (2 Thess., 2, 7) : Le mystère d’iniquité se forme dès à présent.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

JesusMarie.com