Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question 9 : De la science du Christ en général
Après avoir parlé de la grâce du Christ, nous devons nous occuper de
sa science. — A ce sujet il y a deux considérations à faire. Nous rechercherons
: 1° quelle science le Christ a eue ? 2° nous examinerons chacune de ses
sciences. — Sur le premier point quatre questions se présentent : 1° Le Christ
a-t-il eu une autre science que la science divine ? (Il est de foi que le
Christ a eu une science créée, c’est-à-dire qu’il a eu une connaissance
intellectuelle, indépendamment de la connaissance infinie qu’il avait de Dieu,
et il serait téméraire de nier qu’il ait eu une science créée à l’état
habituel, tel que les logiciens et les métaphysiciens l’entendent (Voy. Gotti, Tract.de scientiâ Christ., quest. 1, dub. 2).) — 2° A-t-il eu la science qu’ont les bienheureux
ou ceux qui voient Dieu ? (Il est de foi que le Christ a actuellement la
science des bienheureux, et qu’il voit Dieu face à face, puisqu’il est dit
(Marc, 16, 19) : Le Seigneur Jésus, après
qu’il leur eut parlé, fut élevé dans le ciel, et il s’est assis à la droite de
Dieu. Mais la question qu’examine ici saint Thomas a pour objet de
rechercher si, pendant qu’il était sur la terre, il a eu cette science.) — 3°
A-t-il eu la science infuse ou innée ? (On appelle science innée celle qui accompagne
la nature dans laquelle elle se trouve comme sa propriété naturelle, et la
science infuse est celle qui n’accompagne pas la nature, mais que Dieu répand
dans le sujet comme un accident qui s’ajoute à lui. Ici saint Thomas unit
ensemble ces deux expressions, parce que dans le Christ la science infuse
accompagne la nature, à laquelle elle est due en raison de son union avec le
Verbe.) — 4° A-t-il eu la science acquise ? (Les scotistes et plusieurs autres
théologiens sont sur ce point d’un sentiment contraire à celui de saint
Thomas.)
Article 1 :
Le Christ a-t-il eu une autre science que la science divine ?
Objection N°1. Il semble
qu’il n’y ait pas eu dans le Christ une autre science que la science divine.
Car la science est nécessaire pour bien connaître certaines choses. Or, le
Christ connaissait tout par la science divine. Il aurait donc été inutile qu’il
y eût en lui une autre science.
Réponse à l’objection N°1 : Au moyen de la science
divine le Christ a tout connu par une opération incréée, qui est l’essence même
de Dieu ; car l’intelligence de Dieu est son essence, comme le prouve Aristote
(Met., liv. 12, text.
39). Cet acte n’a donc pas pu appartenir à l’âme humaine du Christ, puisqu’il
est d’une autre nature. Si donc il n’y avait pas eu dans l’âme du Christ une
autre science que la science divine, elle n’aurait rien connu, et par
conséquent il l’aurait prise en vain, puisque toute chose existe à cause de son
opération.
Objection N°2. Une
lumière moindre est obscurcie par une plus grande. Or, toute science créée est
à la science incréée de Dieu ce qu’une lumière moindre est à une plus grande.
Il n’y a donc pas eu dans le Christ une autre science que la science divine.
Réponse à l’objection N°2 : Si l’on reçoit deux
lumières du même ordre, la moindre est obscurcie par la plus grande ; comme la
lumière du soleil obscurcit celle d’un flambeau, quand on les prend l’une et
l’autre pour éclairer. Mais si l’on prend deux lumières, de sorte que la plus
grande éclaire et que la moindre soit éclairée, celle-ci n’est pas obscurcie
par l’autre ; elle est au contraire augmentée, comme la lumière de l’air par
celle du soleil. C’est ainsi que la lumière de la science créée n’est pas
obscurcie, mais elle est plutôt rendue plus éclatante dans l’âme du Christ par
la lumière de la science divine, qui est
la véritable lumière illuminant tout homme venant en ce monde, selon
l’expression de l’Evangile (Jean, 1, 9).
Objection N°3. L’union
de la nature humaine avec la nature divine s’est faite dans la personne, comme
on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 2, art. 2). Or, il y en a qui
mettent dans le Christ une science d’union, par laquelle le Christ a su plus
pleinement que tout autre ce qui appartient au mystère de l’Incarnation. Par
conséquent, puisque l’union personnelle contient les deux natures, il semble
que dans le Christ il n’y ait pas eu deux sciences, mais une seule appartenant
à l’une et à l’autre nature.
Réponse à l’objection N°3 : De la part des
choses unies on reconnaît une science dans le Christ, et quant à la nature
divine et quant à la nature humaine ; de telle sorte qu’à cause de l’union qui
fait que l’hypostase de Dieu et de l’homme est la même, on attribue à l’homme
ce qui est de Dieu, et à Dieu ce qui est de l’homme (C’est ce que les
théologiens appellent la communication des idiomes. Cette question doit se
présenter pour être traitée ex professo
(quest. 16, art. 4 et 5).), comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 4, in arg. et respons. et art. 6, Objection
N°3). Mais de la part de l’union on ne peut pas supposer qu’il y ait dans le
Christ une science quelconque. Car cette union est l’être personnel ; au lieu
que la science ne convient à la personne qu’en raison de l’une de ses natures.
Mais
c’est le contraire. Saint Ambroise dit (Lib.
de incarn., chap. 7)
: Dieu a pris la perfection de la nature humaine dans sa chair ; il a pris le
sens et l’esprit de l’homme, mais non l’esprit charnel et plein d’enflure. Or,
la science créée appartient à l’esprit de l’homme. Elle a donc existé dans le
Christ.
Conclusion Il a été nécessaire en raison de la nature
humaine qui a été parfaite dans le Christ, qu’il y eût en lui une autre science
que la science divine.
Il
faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 5),
le Fils de Dieu a pris la nature humaine entière, c’est-à-dire non seulement le
corps, mais encore l’âme ; non seulement l’âme sensitive, mais encore l’âme
raisonnable. C’est pourquoi il a fallu qu’il eût la science créée, pour trois
motifs : 1° A cause de la perfection de son âme. En effet, l’âme considérée en
elle-même est en puissance à l’égard de la connaissance des choses
intelligibles. Car elle est comme une table sur laquelle il n’y a rien d’écrit.
Cependant il est possible d’y écrire, à cause de l’intellect possible qui peut
devenir toutes choses, selon l’expression d’Aristote (De an., liv. 3, text. 18). Or, ce qui est en puissance est imparfait, si on
ne le fait pas passer à l’acte. C’est pourquoi il a fallu que l’âme du Christ
fût parfaite au moyen d’une science qui fût sa propre perfection. Il a donc été
nécessaire qu’il y eût en lui une autre science que la science divine ;
autrement son âme serait plus imparfaite que celles des autres hommes. 2° Parce
que toute chose existant à cause de son opération, selon la remarque du
philosophe (De cælo,
liv. 2, text. 17), le Christ aurait eu en vain une
âme intelligente, s’il n’avait rien compris par elle ; ce qui appartient à
la science créée. 3° Parce qu’il y a une science créée qui appartient à la
nature de l’âme humaine ; c’est celle par laquelle nous connaissons
naturellement les premiers principes. Car nous entendons ici, dans un sens
large, par science toute connaissance de l’intellect humain. Or, le Christ n’a
manqué d’aucune des choses naturelles, parce qu’il a reçu la nature humaine
tout entière, comme nous l’avons dit (quest. 5). C’est pourquoi le sixième
concile général (Const. 3, gen. 6, act. 4, in epist. Agath. ad Imp., etc.) a-t-il condamné l’opinion de ceux qui ne voulaient pas qu’il
y eût dans le Christ deux sciences ou deux sagesses (Cette hérésie fat celle de
Macaire et de quelques-uns de ses disciples, qui ne voulaient admettre dans le
Christ ni deux opérations intellectuelles, ni deux volontés.).
Article 2 : Le
christ a-t-il eu la science qu’ont les bienheureux ou ceux qui voient Dieu ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ n’ait pas eu la science des bienheureux ou de ceux qui
voient Dieu. Car la science des bienheureux existe par la participation de la
lumière divine, d’après ces paroles (Ps., 35, 10) : Nous verrons la lumière dans votre lumière. Or, le Christ n’a pas
eu la lumière divine comme une chose participée, mais il a eu en lui la
divinité elle-même substantiellement immanente, d’après ce que dit saint Paul (Colos., 2, 9) : Toute la plénitude de la divinité réside véritablement et
substantiellement dans le Christ. Il n’y a donc pas eu dans le Christ la
science des bienheureux.
Réponse à
l’objection N°1 : La divinité a été unie à l’humanité du Christ selon la
personne, mais non selon l’essence ou la nature ; et avec l’unité de personne
subsiste la distinction des natures. C’est pourquoi l’âme du Christ, qui est
une partie de la nature humaine, recevait pleinement, par une lumière
participée de la nature divine, la science des bienheureux par laquelle on voit
Dieu dans son essence.
Objection N°2. La science des bienheureux fait leur bonheur, selon ces paroles de
l’Evangile (Jean, 17, 3) : La vie
éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable, et
Jésus-Christ que vous avez envoyé. Or, l’Homme-Dieu
a été heureux par là même qu’il a été uni personnellement à la Divinité,
d’après ce que dit le Psalmiste (Ps.,
64, 5) : Heureux celui que vous avez
choisi et pris. On ne doit donc pas supposer en lui la science des
bienheureux.
Réponse
à l’objection N°2 :
D’après l’union l’Homme-Dieu est heureux d’une
béatitude incréée, comme d’après l’union il est Dieu ; mais indépendamment de
la béatitude incréée, il a fallu qu’il y eût dans la nature humaine du Christ
une béatitude créée, par laquelle son âme fût établie dans la fin dernière de
la nature humaine.
Réponse à l’objection N°3 : La vision ou la
science des bienheureux est d’une certaine manière supérieure à la nature de
l’âme raisonnable, dans le sens qu’elle ne peut y parvenir par sa propre
vertu ; mais d’une autre manière elle est selon sa nature, dans le sens
qu’elle en est capable naturellement, c’est-à-dire selon qu’elle a été faite à
l’image de Dieu, ainsi que nous avons dit (dans le corps de cet article.) : au
lieu que la science incréée est de toutes les manières supérieure à la nature de
l’âme humaine.
Conclusion Puisque les hommes sont conduits par l’humanité
du Christ à la fin de la béatitude, il a fallu que la connaissance des
bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, convint au Christ, comme
homme, de la manière la plus excellente.
Il
faut répondre que ce qui est en puissance est réduit en acte par ce qui est en
acte, car il faut que ce qui échauffe d’autres corps soit d’abord chaud
lui-même. Or, l’homme est en puissance à l’égard de la science des bienheureux
qui consiste dans la vision de Dieu, et il s’y rapporte comme à sa fin ; car il
est une créature raisonnable capable de la connaissance des bienheureux, selon
qu’il a été fait à l’image de Dieu. De plus les hommes sont amenés à la béatitude,
qui est leur fin, par l’humanité du Christ, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 2, 10) :
Il était bien convenable que Dieu pour
qui et par qui sont toutes choses, et qui voulait conduire à la gloire ses
enfants en si grand nombre, élevât par ses souffrances au comble de l’honneur
celui qui devait être l’auteur de leur salut. C’est pourquoi il a fallu que
la connaissance des bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, convînt
au Christ comme homme de la manière la plus excellente ; parce que la cause
doit toujours l’emporter sur l’effet (Tons les catholiques admettent le
sentiment de saint Thomas, et s’il n’est pas de foi, on doit le regarder comme
très voisin de la foi, et le soutenir comme implicitement révélé dans
l’Ecriture et comme confirmé dans la tradition. Cependant les Pères sont peu
explicites sur ce point (Voy. le P. Pétau, De incarn.,
liv. 11, 4, 5).).
Article 3 :
Le Christ a-t-il eu la science innée ou infuse ?
Objection N°1. Il
semble qu’il n’y ait pas eu dans le Christ une autre science innée ou infuse
que celle des bienheureux. Car toute autre science est à la science des
bienheureux ce que l’imparfait est au parfait. Or, la présence de la connaissance
parfaite exclut l’imparfaite, comme la vision éclatante de l’essence divine
exclut la vision énigmatique de la foi, ainsi qu’on le voit (1
Cor., chap. 13). Par
conséquent, puisqu’il y a eu dans le Christ la science des bienheureux, comme
nous l’avons dit (art. préc.), il semble qu’il n’ait
pas pu y avoir une science infuse.
Réponse à
l’objection N°1 : La vision imparfaite de la foi implique dans son essence
quelque chose d’opposé à la vision manifeste de l’essence divine, parce qu’il
est de l’essence de la foi d’avoir pour objet ce qu’on ne voit pas, comme nous
l’avons dit (2a 2æ, quest. 1, art. 4). Mais la
connaissance qui a lieu par des espèces infuses ne renferme rien d’opposé à la
connaissance des bienheureux. C’est pourquoi il n’y a pas de parité.
Réponse à l’objection N°2 : La
disposition se rapporte à la perfection de deux manières : 1° comme le chemin
qui y conduit ; 2° comme l’effet qui en résulte. Car la chaleur dispose la
matière à recevoir la forme du feu, et quand cette forme arrive, la chaleur ne
cesse pas, mais elle reste, comme un effet de cette forme. De même l’opinion
produite par le syllogisme dialectique est un moyen qui mène à la science qu’on
acquiert par la démonstration. Cette science acquise, la connaissance qu’on
obtient par le syllogisme dialectique (Dans le langage péripatéticien on
appelle syllogisme dialectique celui qui n’aboutit qu’à une conclusion probable
et douteuse (Voy. les
premiers analytiques, liv. 1, ch. 1 ; Top.,
liv. 1, chap. 2).) peut néanmoins subsister comme résultant de la science
démonstrative qui est produite par la cause. Car celui qui connaît la cause
peut, par là même, connaître à plus forte raison les signes probables d’après
lesquels le syllogisme dialectique procède. De même dans le Christ la science
infuse subsiste simultanément avec la science de la béatitude, non comme, un
moyen d’arriver à la béatitude, mais comme un effet de cette vision qui la
confirme.
Objection N°3. Comme la
matière corporelle est en puissance par rapport à la forme sensible, de même
l’intellect possible est en puissance par rapport à la forme intelligible. Or,
la matière corporelle ne peut pas recevoir simultanément deux formes sensibles,
l’une plus parfaite et l’autre qui l’est moins. L’âme ne peut donc pas non plus
recevoir simultanément deux sortes de science, l’une plus parfaite et l’autre
qui l’est moins ; ce qui nous ramène à la même conséquence que précédemment.
Réponse à l’objection N°3 : La connaissance des
bienheureux n’est pas produite par l’espèce qui est une ressemblance de
l’essence divine, ou des choses que l’on connaît dans cette essence, comme on
le voit d’après ce que nous avons dit (1a pars, quest. 12, art. 2).
Mais cette connaissance appartient immédiatement à l’essence divine, parce que
l’essence divine est unie à l’entendement des bienheureux, comme l’intelligible
au sujet qui le comprend. Cette essence divine est une forme qui surpasse la
proportion de toute créature. Par conséquent, rien n’empêche qu’avec cette
forme suréminente il y ait simultanément dans l’âme raisonnable des espèces
intelligibles proportionnées à sa nature.
Mais
c’est le contraire. Saint Paul dit (Col., 2, 3) : que tous les trésors de sagesse et de science sont renfermés dans le
Christ.
Conclusion
Puisque l’âme du Christ a été parfaite, indépendamment de la science divine et
incréée qui a existé en lui, il a été nécessaire que son âme eût la science
infuse qui lui fit connaître les choses telles qu’elles sont dans leur propre
nature par des espèces intelligibles, proportionnées à l’entendement humain, et
c’est là ce qui fait la perfection de l’âme du Christ.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), il était convenable que la
nature humaine prise par le Verbe de Dieu ne fût pas imparfaite. Or, tout ce
qui est en puissance est imparfait, à moins qu’il ne soit ramené à l’acte.
L’intellect possible humain est en puissance à l’égard de tout ce qui est
intelligible, mais il est réduit à l’acte par les espèces intelligibles qui
sont pour lui des formes complétives, comme on le voit d’après ce que dit
Aristote (De animâ, liv. 3, text. 32 et 38). C’est pourquoi il faut reconnaître dans le
Christ une science infuse, en tant que le Verbe de Dieu imprime à l’âme du
Christ qui lui est personnellement unie des espèces intelligibles pour toutes
les choses à l’égard desquelles l’intellect possible est en puissance, comme il
a imprimé les espèces intelligibles dans l’entendement des anges au
commencement de la création, ainsi qu’on le voit d’après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 8). C’est pourquoi, comme dans les
anges, suivant le même docteur (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap.
22, 24 et 30), il y a deux sortes de connaissance, l’une matutinale par
laquelle ils connaissent les choses dans le Verbe, et l’autre vespertinale (Voyez à l’égard de ces deux sortes de
connaissance ce que nous avons dit 1a pars, quest. 58, art. 6) par
laquelle ils les connaissent dans leur propre nature au moyen d’espèces qui
leur sont innées ; de même, indépendamment de la science divine et incréée, il
y a dans l’âme du Christ la science des bienheureux par laquelle elle connaît
le Verbe et les choses dans le Verbe ; et la science infuse, par laquelle il
connaît les choses dans leur propre nature par des espèces intelligibles
proportionnées à l’entendement humain.
Article 5 :
Le Christ a-t-il eu quelque science acquise ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas eu dans le Christ
de science expérimentale acquise. En effet, tout ce qui a convenu au Christ, il
l’a eu de la manière la plus excellente. Or, le Christ n’a pas eu la science
acquise de la manière la plus excellente ; car il ne s’est pas appliqué à
l’étude des lettres, par laquelle on acquiert la science la plus parfaite,
puisqu’il est dit dans l’Evangile (Jean, 7, 15) : Que tous les
Juifs étonnés disaient : Comment connaît-il les lettres, lui qui ne les a point
étudiées ? Il semble donc qu’il n’y ait pas eu dans le Christ de
science acquise.
Réponse à
l’objection N°1 : Il y a deux manières d’acquérir la science :
on peut le faire en la découvrant et en l’apprenant ; le mode qui la découvre
est le principal, celui par lequel on l’apprend est secondaire. C’est ce qui
fait dire à Aristote (Eth., liv. 1, chap. 4) : Il est
excellent celui qui comprend tout par lui-même, et il est bon celui qui est
bien docile au maître qui l’instruit (Aristote parle ainsi lui-même d’après
Hésiode. Voyez le poème des Œuvres et des
Jours, 5, 95. On trouve la même pensée dans l’Antigone de Sophocle, 5, 720.). C’est pourquoi il convenait mieux
au Christ d’avoir la science acquise en la découvrant qu’en l’apprenant, d’autant
plus que Dieu l’envoyait pour être le docteur de tout le monde, d’après ces
paroles du prophète (Joël, 2, 23) : Réjouissez-vous
dans le Seigneur votre Dieu, parce qu’il vous a donné le docteur de la justice.
Objection N°2. On ne peut pas ajouter quelque chose à ce qui est plein. Or, la
puissance de l’âme du Christ a été remplie par les espèces intelligibles que la
divinité lui a communiquées, comme nous l’avons dit (art. préc.). Son âme n’a donc pas pu recevoir par surcroît des
espèces acquises.
Réponse à l’objection N°2 : L’âme humaine soutient deux
sortes de rapport. L’un à l’égard de ce qui est au-dessus d’elle ; l’âme du
Christ a été remplie sous ce rapport par la science infuse. L’autre à l’égard
de ce qui est au-dessous, c’est-à-dire à l’égard des images sensibles qui sont
naturellement aptes à mouvoir l’entendement humain par la vertu de l’intellect
agent. Or, il a fallu que l’âme du Christ fût encore remplie de science à cet
égard, non parce que la première plénitude suffisait à l’intelligence humaine
par elle-même, mais parce qu’il fallait encore qu’elle fût rendue parfaite,
relativement aux images sensibles.
Objection N°3. Celui
qui a déjà l’habitude de la science n’en acquiert pas une nouvelle au moyen des
choses qu’il reçoit des sens (parce qu’alors il y aurait simultanément dans le
même sujet deux formes de la même espèce). Mais l’habitude qui existait
auparavant, est confirmée et s’accroît. Puisque le Christ a eu l’habitude de la
science infuse, il ne semble donc pas qu’il ait acquis une autre science par
les choses que ses sens ont perçues.
Réponse à l’objection N°3 : L’habitude acquise et
l’habitude infuse ne sont pas de même nature ; car l’habitude de la science
acquise s’acquiert par le rapport de l’intelligence humaine avec les images sensibles
; par conséquent on ne peut acquérir de nouveau une autre habitude semblable ;
au lieu que l’habitude de la science infuse est d’une autre nature, selon
qu’elle descend dans l’âme en partant de ce qu’il y a de plus élevé, et non en
proportion des images sensibles. C’est pourquoi ces deux habitudes ne sont pas
de même nature.
Mais
c’est le contraire. Saint Paul dit (Héb., 5, 8) : Quoiqu’il fût le Fils de Dieu, il a appris
l’obéissance d’après ce qu’il a souffert ; la glose observe (interl. Haym.), c’est-à-dire
d’après ce qu’il a éprouvé. Il y a donc eu dans le Christ une science
expérimentale qui est la science acquise.
Conclusion Puisqu’il y a eu dans l’âme du Christ l’intellect
agent dont l’opération propre est de rendre les espèces intelligibles en acte,
en les abstrayant des images sensibles, il y a eu en elle, indépendamment de la
science infuse, une science acquise par la lumière naturelle de l’intellect
agent, c’est-à-dire par l’abstraction des images sensibles.
Il faut répondre que,
comme le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1), aucune des choses que
Dieu a mises dans notre nature n’a manqué à la nature humaine que le Verbe de
Dieu a prise. Or, il est évident que dans la nature humaine Dieu a mis non seulement
l’intellect possible, mais encore l’intellect agent. Par conséquent, il est
nécessaire de dire que dans l’âme du Christ il y a eu non seulement un
intellect possible, mais encore un intellect agent. Or, si ailleurs Dieu et la
nature ne font rien en vain, selon la remarque d’Aristote (De cælo, liv. 1, text. 31, et liv. 2, text. 59), à
plus forte raison n’y a-t-il rien eu d’inutile dans l’âme du Christ. Et comme
ce qui n’a pas d’opération propre existe en vain, puisque toute chose existe à
cause de son opération, selon l’expression du philosophe (De cælo, liv. 2, text.
17), et que d’ailleurs l’opération propre de l’intellect agent est de rendre
les espèces intelligibles en acte, en les abstrayant des images, ce qui est
cause qu’on dit (De animâ,
liv. 3, text. 18) qu’il lui appartient de faire
toutes choses ; il s’ensuit qu’il est nécessaire de dire que dans le Christ il
y a eu des espèces intelligibles reçues dans son intellect possible par
l’action de son intellect agent ; ce qui revient à dire qu’il y a en lui la
science acquise à laquelle quelques-uns donnent le nom de science
expérimentale. — C’est pourquoi, quoique j’aie dit le contraire ailleurs (3 Sent.,
quest. 3, art. 3, quest. 5), il faut répondre qu’il y a eu dans le Christ la
science acquise, qui est la science proprement dite selon le mode de l’homme,
non seulement de la part du sujet qui la reçoit, mais encore de la part de la
cause qui la produit. Car cette science existe dans l’âme du Christ selon la
lumière de l’intellect agent qui est naturelle à l’âme humaine. Au contraire la
science infuse est attribuée à l’âme d’après la lumière qui lui vient d’en haut
; et ce mode de connaître est proportionné à la nature angélique. Quant à la
science des bienheureux par laquelle Dieu est vu dans son essence, elle est
propre et naturelle à Dieu seul, comme nous l’avons dit (1a pars,
quest. 12, art. 4).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques,
par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à
Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de
Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du
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