Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 9 : De la science du Christ en général

 

          Après avoir parlé de la grâce du Christ, nous devons nous occuper de sa science. — A ce sujet il y a deux considérations à faire. Nous rechercherons : 1° quelle science le Christ a eue ? 2° nous examinerons chacune de ses sciences. — Sur le premier point quatre questions se présentent : 1° Le Christ a-t-il eu une autre science que la science divine ? (Il est de foi que le Christ a eu une science créée, c’est-à-dire qu’il a eu une connaissance intellectuelle, indépendamment de la connaissance infinie qu’il avait de Dieu, et il serait téméraire de nier qu’il ait eu une science créée à l’état habituel, tel que les logiciens et les métaphysiciens l’entendent (Voy. Gotti, Tract.de scientiâ Christ., quest. 1, dub. 2).) — 2° A-t-il eu la science qu’ont les bienheureux ou ceux qui voient Dieu ? (Il est de foi que le Christ a actuellement la science des bienheureux, et qu’il voit Dieu face à face, puisqu’il est dit (Marc, 16, 19) : Le Seigneur Jésus, après qu’il leur eut parlé, fut élevé dans le ciel, et il s’est assis à la droite de Dieu. Mais la question qu’examine ici saint Thomas a pour objet de rechercher si, pendant qu’il était sur la terre, il a eu cette science.) — 3° A-t-il eu la science infuse ou innée ?  (On appelle science innée celle qui accompagne la nature dans laquelle elle se trouve comme sa propriété naturelle, et la science infuse est celle qui n’accompagne pas la nature, mais que Dieu répand dans le sujet comme un accident qui s’ajoute à lui. Ici saint Thomas unit ensemble ces deux expressions, parce que dans le Christ la science infuse accompagne la nature, à laquelle elle est due en raison de son union avec le Verbe.) — 4° A-t-il eu la science acquise ? (Les scotistes et plusieurs autres théologiens sont sur ce point d’un sentiment contraire à celui de saint Thomas.)

 

Article 1 : Le Christ a-t-il eu une autre science que la science divine ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas eu dans le Christ une autre science que la science divine. Car la science est nécessaire pour bien connaître certaines choses. Or, le Christ connaissait tout par la science divine. Il aurait donc été inutile qu’il y eût en lui une autre science.

Réponse à l’objection N°1 : Au moyen de la science divine le Christ a tout connu par une opération incréée, qui est l’essence même de Dieu ; car l’intelligence de Dieu est son essence, comme le prouve Aristote (Met., liv. 12, text. 39). Cet acte n’a donc pas pu appartenir à l’âme humaine du Christ, puisqu’il est d’une autre nature. Si donc il n’y avait pas eu dans l’âme du Christ une autre science que la science divine, elle n’aurait rien connu, et par conséquent il l’aurait prise en vain, puisque toute chose existe à cause de son opération.

 

Objection N°2. Une lumière moindre est obscurcie par une plus grande. Or, toute science créée est à la science incréée de Dieu ce qu’une lumière moindre est à une plus grande. Il n’y a donc pas eu dans le Christ une autre science que la science divine.

Réponse à l’objection N°2 : Si l’on reçoit deux lumières du même ordre, la moindre est obscurcie par la plus grande ; comme la lumière du soleil obscurcit celle d’un flambeau, quand on les prend l’une et l’autre pour éclairer. Mais si l’on prend deux lumières, de sorte que la plus grande éclaire et que la moindre soit éclairée, celle-ci n’est pas obscurcie par l’autre ; elle est au contraire augmentée, comme la lumière de l’air par celle du soleil. C’est ainsi que la lumière de la science créée n’est pas obscurcie, mais elle est plutôt rendue plus éclatante dans l’âme du Christ par la lumière de la science divine, qui est la véritable lumière illuminant tout homme venant en ce monde, selon l’expression de l’Evangile (Jean, 1, 9).

 

Objection N°3. L’union de la nature humaine avec la nature divine s’est faite dans la personne, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 2, art. 2). Or, il y en a qui mettent dans le Christ une science d’union, par laquelle le Christ a su plus pleinement que tout autre ce qui appartient au mystère de l’Incarnation. Par conséquent, puisque l’union personnelle contient les deux natures, il semble que dans le Christ il n’y ait pas eu deux sciences, mais une seule appartenant à l’une et à l’autre nature.

Réponse à l’objection N°3 : De la part des choses unies on reconnaît une science dans le Christ, et quant à la nature divine et quant à la nature humaine ; de telle sorte qu’à cause de l’union qui fait que l’hypostase de Dieu et de l’homme est la même, on attribue à l’homme ce qui est de Dieu, et à Dieu ce qui est de l’homme (C’est ce que les théologiens appellent la communication des idiomes. Cette question doit se présenter pour être traitée ex professo (quest. 16, art. 4 et 5).), comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 4, in arg. et respons. et art. 6, Objection N°3). Mais de la part de l’union on ne peut pas supposer qu’il y ait dans le Christ une science quelconque. Car cette union est l’être personnel ; au lieu que la science ne convient à la personne qu’en raison de l’une de ses natures.

 

Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (Lib. de incarn., chap. 7) : Dieu a pris la perfection de la nature humaine dans sa chair ; il a pris le sens et l’esprit de l’homme, mais non l’esprit charnel et plein d’enflure. Or, la science créée appartient à l’esprit de l’homme. Elle a donc existé dans le Christ.

 

Conclusion Il a été nécessaire en raison de la nature humaine qui a été parfaite dans le Christ, qu’il y eût en lui une autre science que la science divine.

Il faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 5), le Fils de Dieu a pris la nature humaine entière, c’est-à-dire non seulement le corps, mais encore l’âme ; non seulement l’âme sensitive, mais encore l’âme raisonnable. C’est pourquoi il a fallu qu’il eût la science créée, pour trois motifs : 1° A cause de la perfection de son âme. En effet, l’âme considérée en elle-même est en puissance à l’égard de la connaissance des choses intelligibles. Car elle est comme une table sur laquelle il n’y a rien d’écrit. Cependant il est possible d’y écrire, à cause de l’intellect possible qui peut devenir toutes choses, selon l’expression d’Aristote (De an., liv. 3, text. 18). Or, ce qui est en puissance est imparfait, si on ne le fait pas passer à l’acte. C’est pourquoi il a fallu que l’âme du Christ fût parfaite au moyen d’une science qui fût sa propre perfection. Il a donc été nécessaire qu’il y eût en lui une autre science que la science divine ; autrement son âme serait plus imparfaite que celles des autres hommes. 2° Parce que toute chose existant à cause de son opération, selon la remarque du philosophe (De cælo, liv. 2, text. 17), le Christ aurait eu en vain une âme intelligente, s’il n’avait rien compris par elle ; ce qui appartient à la science créée. 3° Parce qu’il y a une science créée qui appartient à la nature de l’âme humaine ; c’est celle par laquelle nous connaissons naturellement les premiers principes. Car nous entendons ici, dans un sens large, par science toute connaissance de l’intellect humain. Or, le Christ n’a manqué d’aucune des choses naturelles, parce qu’il a reçu la nature humaine tout entière, comme nous l’avons dit (quest. 5). C’est pourquoi le sixième concile général (Const. 3, gen. 6, act. 4, in epist. Agath. ad Imp., etc.) a-t-il condamné l’opinion de ceux qui ne voulaient pas qu’il y eût dans le Christ deux sciences ou deux sagesses (Cette hérésie fat celle de Macaire et de quelques-uns de ses disciples, qui ne voulaient admettre dans le Christ ni deux opérations intellectuelles, ni deux volontés.).

 

Article 2 : Le christ a-t-il eu la science qu’ont les bienheureux ou ceux qui voient Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas eu la science des bienheureux ou de ceux qui voient Dieu. Car la science des bienheureux existe par la participation de la lumière divine, d’après ces paroles (Ps., 35, 10) : Nous verrons la lumière dans votre lumière. Or, le Christ n’a pas eu la lumière divine comme une chose participée, mais il a eu en lui la divinité elle-même substantiellement immanente, d’après ce que dit saint Paul (Colos., 2, 9) : Toute la plénitude de la divinité réside véritablement et substantiellement dans le Christ. Il n’y a donc pas eu dans le Christ la science des bienheureux.

Réponse à l’objection N°1 : La divinité a été unie à l’humanité du Christ selon la personne, mais non selon l’essence ou la nature ; et avec l’unité de personne subsiste la distinction des natures. C’est pourquoi l’âme du Christ, qui est une partie de la nature humaine, recevait pleinement, par une lumière participée de la nature divine, la science des bienheureux par laquelle on voit Dieu dans son essence.

 

Objection N°2. La science des bienheureux fait leur bonheur, selon ces paroles de l’Evangile (Jean, 17, 3) : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé. Or, l’Homme-Dieu a été heureux par là même qu’il a été uni personnellement à la Divinité, d’après ce que dit le Psalmiste (Ps., 64, 5) : Heureux celui que vous avez choisi et pris. On ne doit donc pas supposer en lui la science des bienheureux.

Réponse à l’objection N°2 : D’après l’union l’Homme-Dieu est heureux d’une béatitude incréée, comme d’après l’union il est Dieu ; mais indépendamment de la béatitude incréée, il a fallu qu’il y eût dans la nature humaine du Christ une béatitude créée, par laquelle son âme fût établie dans la fin dernière de la nature humaine.

 

Objection N°3. Il y a deux sortes de science qui conviennent à l’homme ; l’une est conforme à sa nature et l’autre lui est supérieure. Or, la science des bienheureux, qui consiste dans la vision divine, n’est pas selon la nature de l’homme, mais elle lui est supérieure. Et comme il y a eu dans le Christ une autre science surnaturelle beaucoup plus élevée, qui est la science divine, il n’a donc pas fallu que la science des bienheureux existât en lui.

Réponse à l’objection N°3 : La vision ou la science des bienheureux est d’une certaine manière supérieure à la nature de l’âme raisonnable, dans le sens qu’elle ne peut y parvenir par sa propre vertu ; mais d’une autre manière elle est selon sa nature, dans le sens qu’elle en est capable naturellement, c’est-à-dire selon qu’elle a été faite à l’image de Dieu, ainsi que nous avons dit (dans le corps de cet article.) : au lieu que la science incréée est de toutes les manières supérieure à la nature de l’âme humaine.

 

Mais c’est le contraire. La science des bienheureux consiste dans la connaissance de Dieu. Or, le Christ a pleinement connu Dieu, même comme homme, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 8, 55) : Je le connais et je garde sa parole. Il y a donc eu dans le Christ la science des bienheureux.

 

Conclusion Puisque les hommes sont conduits par l’humanité du Christ à la fin de la béatitude, il a fallu que la connaissance des bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, convint au Christ, comme homme, de la manière la plus excellente.

Il faut répondre que ce qui est en puissance est réduit en acte par ce qui est en acte, car il faut que ce qui échauffe d’autres corps soit d’abord chaud lui-même. Or, l’homme est en puissance à l’égard de la science des bienheureux qui consiste dans la vision de Dieu, et il s’y rapporte comme à sa fin ; car il est une créature raisonnable capable de la connaissance des bienheureux, selon qu’il a été fait à l’image de Dieu. De plus les hommes sont amenés à la béatitude, qui est leur fin, par l’humanité du Christ, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 2, 10) : Il était bien convenable que Dieu pour qui et par qui sont toutes choses, et qui voulait conduire à la gloire ses enfants en si grand nombre, élevât par ses souffrances au comble de l’honneur celui qui devait être l’auteur de leur salut. C’est pourquoi il a fallu que la connaissance des bienheureux, qui consiste dans la vision de Dieu, convînt au Christ comme homme de la manière la plus excellente ; parce que la cause doit toujours l’emporter sur l’effet (Tons les catholiques admettent le sentiment de saint Thomas, et s’il n’est pas de foi, on doit le regarder comme très voisin de la foi, et le soutenir comme implicitement révélé dans l’Ecriture et comme confirmé dans la tradition. Cependant les Pères sont peu explicites sur ce point (Voy. le P. Pétau, De incarn., liv. 11, 4, 5).).

 

Article 3 : Le Christ a-t-il eu la science innée ou infuse ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas eu dans le Christ une autre science innée ou infuse que celle des bienheureux. Car toute autre science est à la science des bienheureux ce que l’imparfait est au parfait. Or, la présence de la connaissance parfaite exclut l’imparfaite, comme la vision éclatante de l’essence divine exclut la vision énigmatique de la foi, ainsi qu’on le voit (1 Cor., chap. 13). Par conséquent, puisqu’il y a eu dans le Christ la science des bienheureux, comme nous l’avons dit (art. préc.), il semble qu’il n’ait pas pu y avoir une science infuse.

Réponse à l’objection N°1 : La vision imparfaite de la foi implique dans son essence quelque chose d’opposé à la vision manifeste de l’essence divine, parce qu’il est de l’essence de la foi d’avoir pour objet ce qu’on ne voit pas, comme nous l’avons dit (2a 2æ, quest. 1, art. 4). Mais la connaissance qui a lieu par des espèces infuses ne renferme rien d’opposé à la connaissance des bienheureux. C’est pourquoi il n’y a pas de parité.

 

Objection N°2. Un mode plus imparfait de connaissance dispose à un plus parfait ; comme l’opinion qui repose sur le syllogisme dialectique dispose à la science qui repose sur le syllogisme démonstratif. Or, quand on possède la perfection, on n’a plus besoin de la disposition qui y mène, comme quand on est arrivé au terme, le mouvement n’est plus nécessaire. Par conséquent, puisque toute autre connaissance créée est à la connaissance des bienheureux ce que l’imparfait est au parfait, et ce que la disposition est au terme, il semble que le Christ ayant eu la connaissance des bienheureux, il ne lui a pas été nécessaire d’en avoir une autre.

Réponse à l’objection N°2 : La disposition se rapporte à la perfection de deux manières : 1° comme le chemin qui y conduit ; 2° comme l’effet qui en résulte. Car la chaleur dispose la matière à recevoir la forme du feu, et quand cette forme arrive, la chaleur ne cesse pas, mais elle reste, comme un effet de cette forme. De même l’opinion produite par le syllogisme dialectique est un moyen qui mène à la science qu’on acquiert par la démonstration. Cette science acquise, la connaissance qu’on obtient par le syllogisme dialectique (Dans le langage péripatéticien on appelle syllogisme dialectique celui qui n’aboutit qu’à une conclusion probable et douteuse (Voy. les premiers analytiques, liv. 1, ch. 1 ; Top., liv. 1, chap. 2).) peut néanmoins subsister comme résultant de la science démonstrative qui est produite par la cause. Car celui qui connaît la cause peut, par là même, connaître à plus forte raison les signes probables d’après lesquels le syllogisme dialectique procède. De même dans le Christ la science infuse subsiste simultanément avec la science de la béatitude, non comme, un moyen d’arriver à la béatitude, mais comme un effet de cette vision qui la confirme.

 

Objection N°3. Comme la matière corporelle est en puissance par rapport à la forme sensible, de même l’intellect possible est en puissance par rapport à la forme intelligible. Or, la matière corporelle ne peut pas recevoir simultanément deux formes sensibles, l’une plus parfaite et l’autre qui l’est moins. L’âme ne peut donc pas non plus recevoir simultanément deux sortes de science, l’une plus parfaite et l’autre qui l’est moins ; ce qui nous ramène à la même conséquence que précédemment.

Réponse à l’objection N°3 : La connaissance des bienheureux n’est pas produite par l’espèce qui est une ressemblance de l’essence divine, ou des choses que l’on connaît dans cette essence, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a pars, quest. 12, art. 2). Mais cette connaissance appartient immédiatement à l’essence divine, parce que l’essence divine est unie à l’entendement des bienheureux, comme l’intelligible au sujet qui le comprend. Cette essence divine est une forme qui surpasse la proportion de toute créature. Par conséquent, rien n’empêche qu’avec cette forme suréminente il y ait simultanément dans l’âme raisonnable des espèces intelligibles proportionnées à sa nature.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Col., 2, 3) : que tous les trésors de sagesse et de science sont renfermés dans le Christ.

 

Conclusion Puisque l’âme du Christ a été parfaite, indépendamment de la science divine et incréée qui a existé en lui, il a été nécessaire que son âme eût la science infuse qui lui fit connaître les choses telles qu’elles sont dans leur propre nature par des espèces intelligibles, proportionnées à l’entendement humain, et c’est là ce qui fait la perfection de l’âme du Christ.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), il était convenable que la nature humaine prise par le Verbe de Dieu ne fût pas imparfaite. Or, tout ce qui est en puissance est imparfait, à moins qu’il ne soit ramené à l’acte. L’intellect possible humain est en puissance à l’égard de tout ce qui est intelligible, mais il est réduit à l’acte par les espèces intelligibles qui sont pour lui des formes complétives, comme on le voit d’après ce que dit Aristote (De animâ, liv. 3, text. 32 et 38). C’est pourquoi il faut reconnaître dans le Christ une science infuse, en tant que le Verbe de Dieu imprime à l’âme du Christ qui lui est personnellement unie des espèces intelligibles pour toutes les choses à l’égard desquelles l’intellect possible est en puissance, comme il a imprimé les espèces intelligibles dans l’entendement des anges au commencement de la création, ainsi qu’on le voit d’après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 2, chap. 8). C’est pourquoi, comme dans les anges, suivant le même docteur (Sup. Gen. ad litt., liv. 4, chap. 22, 24 et 30), il y a deux sortes de connaissance, l’une matutinale par laquelle ils connaissent les choses dans le Verbe, et l’autre vespertinale (Voyez à l’égard de ces deux sortes de connaissance ce que nous avons dit 1a pars, quest. 58, art. 6) par laquelle ils les connaissent dans leur propre nature au moyen d’espèces qui leur sont innées ; de même, indépendamment de la science divine et incréée, il y a dans l’âme du Christ la science des bienheureux par laquelle elle connaît le Verbe et les choses dans le Verbe ; et la science infuse, par laquelle il connaît les choses dans leur propre nature par des espèces intelligibles proportionnées à l’entendement humain.

 

Article 5 : Le Christ a-t-il eu quelque science acquise ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas eu dans le Christ de science expérimentale acquise. En effet, tout ce qui a convenu au Christ, il l’a eu de la manière la plus excellente. Or, le Christ n’a pas eu la science acquise de la manière la plus excellente ; car il ne s’est pas appliqué à l’étude des lettres, par laquelle on acquiert la science la plus parfaite, puisqu’il est dit dans l’Evangile (Jean, 7, 15) : Que tous les Juifs étonnés disaient : Comment connaît-il les lettres, lui qui ne les a point étudiées ? Il semble donc qu’il n’y ait pas eu dans le Christ de science acquise.

Réponse à l’objection N°1 : Il y a deux manières d’acquérir la science : on peut le faire en la découvrant et en l’apprenant ; le mode qui la découvre est le principal, celui par lequel on l’apprend est secondaire. C’est ce qui fait dire à Aristote (Eth., liv. 1, chap. 4) : Il est excellent celui qui comprend tout par lui-même, et il est bon celui qui est bien docile au maître qui l’instruit (Aristote parle ainsi lui-même d’après Hésiode. Voyez le poème des Œuvres et des Jours, 5, 95. On trouve la même pensée dans l’Antigone de Sophocle, 5, 720.). C’est pourquoi il convenait mieux au Christ d’avoir la science acquise en la découvrant qu’en l’apprenant, d’autant plus que Dieu l’envoyait pour être le docteur de tout le monde, d’après ces paroles du prophète (Joël, 2, 23) : Réjouissez-vous dans le Seigneur votre Dieu, parce qu’il vous a donné le docteur de la justice.

 

Objection N°2. On ne peut pas ajouter quelque chose à ce qui est plein. Or, la puissance de l’âme du Christ a été remplie par les espèces intelligibles que la divinité lui a communiquées, comme nous l’avons dit (art. préc.). Son âme n’a donc pas pu recevoir par surcroît des espèces acquises.

Réponse à l’objection N°2 : L’âme humaine soutient deux sortes de rapport. L’un à l’égard de ce qui est au-dessus d’elle ; l’âme du Christ a été remplie sous ce rapport par la science infuse. L’autre à l’égard de ce qui est au-dessous, c’est-à-dire à l’égard des images sensibles qui sont naturellement aptes à mouvoir l’entendement humain par la vertu de l’intellect agent. Or, il a fallu que l’âme du Christ fût encore remplie de science à cet égard, non parce que la première plénitude suffisait à l’intelligence humaine par elle-même, mais parce qu’il fallait encore qu’elle fût rendue parfaite, relativement aux images sensibles.

 

Objection N°3. Celui qui a déjà l’habitude de la science n’en acquiert pas une nouvelle au moyen des choses qu’il reçoit des sens (parce qu’alors il y aurait simultanément dans le même sujet deux formes de la même espèce). Mais l’habitude qui existait auparavant, est confirmée et s’accroît. Puisque le Christ a eu l’habitude de la science infuse, il ne semble donc pas qu’il ait acquis une autre science par les choses que ses sens ont perçues.

Réponse à l’objection N°3 : L’habitude acquise et l’habitude infuse ne sont pas de même nature ; car l’habitude de la science acquise s’acquiert par le rapport de l’intelligence humaine avec les images sensibles ; par conséquent on ne peut acquérir de nouveau une autre habitude semblable ; au lieu que l’habitude de la science infuse est d’une autre nature, selon qu’elle descend dans l’âme en partant de ce qu’il y a de plus élevé, et non en proportion des images sensibles. C’est pourquoi ces deux habitudes ne sont pas de même nature.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Héb., 5, 8) : Quoiqu’il fût le Fils de Dieu, il a appris l’obéissance d’après ce qu’il a souffert ; la glose observe (interl. Haym.), c’est-à-dire d’après ce qu’il a éprouvé. Il y a donc eu dans le Christ une science expérimentale qui est la science acquise.

 

Conclusion Puisqu’il y a eu dans l’âme du Christ l’intellect agent dont l’opération propre est de rendre les espèces intelligibles en acte, en les abstrayant des images sensibles, il y a eu en elle, indépendamment de la science infuse, une science acquise par la lumière naturelle de l’intellect agent, c’est-à-dire par l’abstraction des images sensibles.

Il faut répondre que, comme le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1), aucune des choses que Dieu a mises dans notre nature n’a manqué à la nature humaine que le Verbe de Dieu a prise. Or, il est évident que dans la nature humaine Dieu a mis non seulement l’intellect possible, mais encore l’intellect agent. Par conséquent, il est nécessaire de dire que dans l’âme du Christ il y a eu non seulement un intellect possible, mais encore un intellect agent. Or, si ailleurs Dieu et la nature ne font rien en vain, selon la remarque d’Aristote (De cælo, liv. 1, text. 31, et liv. 2, text. 59), à plus forte raison n’y a-t-il rien eu d’inutile dans l’âme du Christ. Et comme ce qui n’a pas d’opération propre existe en vain, puisque toute chose existe à cause de son opération, selon l’expression du philosophe (De cælo, liv. 2, text. 17), et que d’ailleurs l’opération propre de l’intellect agent est de rendre les espèces intelligibles en acte, en les abstrayant des images, ce qui est cause qu’on dit (De animâ, liv. 3, text. 18) qu’il lui appartient de faire toutes choses ; il s’ensuit qu’il est nécessaire de dire que dans le Christ il y a eu des espèces intelligibles reçues dans son intellect possible par l’action de son intellect agent ; ce qui revient à dire qu’il y a en lui la science acquise à laquelle quelques-uns donnent le nom de science expérimentale. — C’est pourquoi, quoique j’aie dit le contraire ailleurs (3 Sent., quest. 3, art. 3, quest. 5), il faut répondre qu’il y a eu dans le Christ la science acquise, qui est la science proprement dite selon le mode de l’homme, non seulement de la part du sujet qui la reçoit, mais encore de la part de la cause qui la produit. Car cette science existe dans l’âme du Christ selon la lumière de l’intellect agent qui est naturelle à l’âme humaine. Au contraire la science infuse est attribuée à l’âme d’après la lumière qui lui vient d’en haut ; et ce mode de connaître est proportionné à la nature angélique. Quant à la science des bienheureux par laquelle Dieu est vu dans son essence, elle est propre et naturelle à Dieu seul, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 12, art. 4).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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