Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
10 : De la science bienheureuse de l’âme du Christ
Nous avons maintenant à nous occuper en particulier de chacune des
sciences dont nous venons de constater l’existence. Comme nous avons déjà parlé
de la science divine (1a pars, quest. 14), il nous reste
actuellement à nous occuper des trois autres : 1° de la science bienheureuse ;
2° de la science infuse ; 3° de la science acquise. — Nous avons déjà dit
plusieurs choses de la science bienheureuse, qui consiste dans la vision de
Dieu (1a pars, quest. 12) ; nous n’avons plus à parler ici que de ce
qui appartient en propre à l’âme du Christ. — A cet égard quatre questions sont
à examiner : 1° L’âme du Christ a-t-elle compris le Verbe, ou l’essence divine
? (Le concile de Bâle a condamné la proposition suivante d’Augustin de Rome : Anima Christi videt Deum tam clarè et intensè, sicut Deus videt seipsum, et cette condamnation a été approuvée
par le pape Nicolas V.) — 2° A-t-elle tout connu dans le Verbe ? (Celse a
prétendu que le Christ n’avait pas su à l’avance qu’il devait souffrir (Orig., liv. 2, cont. Cels.) ; les agnoètes, d’après saint Grégoire (Ep. 39) et saint Isidore (Etym.,
liv. 8, chap. 9), ont cru que le Christ avait ignoré, au moins comme homme, le
jour du jugement universel. Luther, Zuingle et Calvin
sont tombés dans cette même erreur, qui a été condamnée.) — 3° A-t-elle connu
dans le Verbe des choses infinies ? (Pour l’intelligence de cet article, il
faut observer que l’infini n’est pas toujours pris dans un sens absolu, mais
que souvent il ne désigne comme ici que ce que nous appelons l’indéfini.) — 4°
Voit-elle le Verbe, ou l’essence divine, plus clairement que toute autre
créature ? (Cet article est une réfutation de l’erreur d’Origène, qui avait
prétendu que le Fils ne peut voir le Père, et que l’Esprit-Saint ne peut voir
le Fils ; ce que l’Eglise a condamné, et ce qui se trouve en opposition avec
ces paroles de l’Evangile (Matth., 11, 27) : Personne ne connaît le Fils si ce n’est le
Père, et personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils.)
Article 1 : L’âme
du Christ a-t-elle compris le Verbe ou l’essence divine ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme du Christ ait compris et qu’elle comprenne le Verbe ou
l’essence divine. Car saint Isidore dit (De
summ. bon., liv. 1, chap. 3) que la Trinité n’est connue qu’à
elle seule et à l’Homme-Dieu. L’Homme-Dieu a donc de
commun avec la sainte Trinité la connaissance qu’elle a d’elle- même et qui lui
est propre. Cette connaissance supposant une compréhension parfaite, il
s’ensuit que l’âme du Christ a compris l’essence divine.
Réponse
à l’objection N°1 : L’Homme-Dieu est semblable à la Trinité divine pour la
connaissance qu’elle a d’elle-même, non en raison de la compréhension, mais
parce qu’il en a une connaissance plus élevée que les autres créatures (Sylvius
pense que l’on peut entendre ce passage de l’humanité en raison de la divinité,
selon l’interprétation de saint Thomas lui-même (in 3, dist. 14, quest. 1, art.
2, quest, 1 ad 1). Nicolas croit que saint Isidore a
ainsi parlé d’après le sentiment de ceux qui prétendaient que l’âme du Christ
comprenait au moyen de l’intellect divin.).
Objection
N°2. C’est une plus grande chose d’être uni à Dieu personnellement que selon la
vision. Or, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid.,
liv. 3, chap. 6) : Toute la divinité dans l’une des personnes a été unie à la
nature humaine dans le Christ. A plus forte raison la nature divine entière
est-elle vue par l’âme du Christ, et par conséquent il semble qu’elle comprenne
son essence.
Réponse à l’objection N°2 : Dans l’union qui s’est faite selon l’être personnel, la nature
humaine ne comprend pas le Verbe de Dieu ou la nature divine, qui, quoiqu’elle
ait été unie tout entière à la nature humaine dans la seule personne du Fils,
n’a cependant pas été comprise ou renfermée par elle dans toute sa vertu
divine. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Epist. ad Volus. 136) : Je veux que vous
sachiez que l’enseignement chrétien n’admet pas que Dieu ait été renfermé dans
le corps au point d’avoir abandonné ou perdu le soin qu’il prenait du
gouvernement de l’univers, ou que sa sollicitude se soit concentrée ou
resserrée pour ainsi dire dans cet espace étroit. De même l’âme du Christ voit
l’essence de Dieu tout entière, cependant elle ne la comprend pas ; parce
qu’elle ne la voit pas totalement, c’est-à-dire aussi parfaitement qu’elle
pourrait être vue, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 12, art.
7).
Objection
N°3. Ce qui convient au Fils de Dieu par nature, convient au fils de l’homme
par grâce, comme le dit saint Augustin (De
Trin., liv. 1, chap. 13). Or, il convient au Fils de Dieu par nature de
comprendre l’essence divine. Cette même chose convient donc au fils de l’homme
par grâce, et par conséquent il semble que l’âme du Christ ait compris le Verbe
par la grâce.
Réponse à l’objection N°3 : Ce passage de saint Augustin doit s’entendre de la
grâce d’union, d’après laquelle tout ce que l’on dit du Fils de Dieu selon la
nature divine, on le dit aussi du fils de l’homme à cause de l’identité du
suppôt. D’après cela on peut dire véritablement que le fils de l’homme comprend
l’essence divine, non en raison de son âme, mais selon sa nature divine ; et on
peut dire aussi de la même manière que le fils de l’homme est créateur.
Conclusion
Puisque l’âme du Christ a été créée et qu’elle est finie, elle ne comprend
d’aucune manière le Verbe ou l’essence divine, qui est incréée et infinie.
Il faut répondre que,
comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 2, art. 1 et 6), l’union
des natures s’est faite dans la personne du Christ, de manière cependant que
les propriétés de l’une et de l’autre n’ont point été confuses. Ainsi ce qui
est incréé reste incréé, et ce qui est créé doit rester dans les limites de la
créature, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 3 et 4). Or, il est impossible qu’une
créature comprenne l’essence divine, comme nous l’avons démontré (1a
pars, quest. 12, art. 1, 4 et 7) ; parce que l’infini n’est pas compris par le
fini. C’est pourquoi on doit dire que l’âme du Christ ne comprend d’aucune
manière l’essence divine.
Article 2 : L’âme
du Christ a-t-elle connu toutes choses dans le Verbe ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme du Christ ne connaisse pas toutes choses dans le
Verbe. Car il est dit (Marc, 13, 32) : Quant à ce jour personne n’en a
connaissance, ni les anges qui sont dans le ciel, ni le Fils, mais le Père
seul. Elle ne sait donc pas tout dans le Verbe.
Réponse à l’objection N°1 : Arius et Eunomius ont entendu ce passage, non de la science de
l’âme qu’ils n’admettaient pas dans le Christ, comme nous l’avons dit (quest.
9, art. 1), mais de la connaissance divine du Fils, qu’ils prétendaient
inférieur au Père quant à la science. Mais cette opinion est insoutenable ;
parce que tout a été fait par le Verbe de Dieu, selon l’expression de saint
Jean ; et entre autres choses il a fait tous les temps et il n’ignore rien
de ce qu’il a fait. Par conséquent s’il est dit qu’il ne connaît pas le jour et
l’heure du jugement, c’est parce qu’il ne le fait pas connaître. Car interrogé
à ce sujet par les apôtres (Actes,
chap. 1), il ne voulut pas le leur révéler. C’est ainsi qu’il est dit (Gen., 22, 12) : Maintenant je sais que vous craignez Dieu ; c’est-à-dire maintenant
je vous ai fait connaître que vous le craignez. L’Ecriture dit que le Père
sait, parce qu’il a transmis cette connaissance au Fils. Par conséquent par là
même qu’on dit : à l’exception du Père,
on donne à entendre que le Fils le connaît, non seulement quant à la nature
divine, mais encore quant à la nature humaine : parce que, comme l’observe
saint Chrysostome (Hom. 78 in Matth.),
s’il a été donné au Christ comme homme de savoir de quelle manière il faut
juger, ce qui est la chose la plus grave, à plus forte raison lui a-t-il été
donné de savoir ce qui est moins important, c’est-à-dire l’époque du jugement.
Toutefois Origène (Tract. 30 in Matth.) entend ces paroles du Christ quant à son corps
qui est l’Eglise et qui ignore ce temps. Enfin il y en a qui disent qu’on doit
les entendre du Fils adoptif de Dieu et non de son Fils naturel.
Réponse
à l’objection N°2 : Dieu connaît plus parfaitement son essence que l’âme
du Christ ne la connaît, puisqu’il la comprend. C’est pourquoi il connaît
toutes choses, non seulement celles qui existent en acte à une époque
quelconque, et qu’on dit qu’il connaît de sa science de vision, mais il connaît
encore tout ce qu’il peut faire, c’est-à-dire les choses qu’on dit qu’il
connaît par sa simple intelligence, comme nous l’avons vu (1a pars,
quest. 14, art. 9). L’âme du Christ sait donc tout ce que Dieu connaît en
lui-même par la science de vision ; mais non tout ce qu’il connaît en lui-même
par la science de simple intelligence ; et par conséquent Dieu sait en lui-même
plus de choses que l’âme du Christ.
Réponse à l’objection N°3 : L’étendue de la science ne se considère pas
seulement d’après le nombre des choses que l’on peut savoir, mais encore
d’après la clarté de la connaissance. Ainsi quoique la science de l’âme du
Christ qu’elle possède dans le Verbe soit égale à la science de vision que Dieu
a en lui-même, relativement au nombre des choses qu’elle embrasse ; néanmoins
la science de Dieu la surpasse infiniment quant à la clarté de la connaissance
; parce que la lumière incréée de l’entendement divin surpasse infiniment toute
lumière créée qui est reçue dans l’âme du Christ. D’ailleurs, absolument
parlant, la science divine l’emporte sur la science de l’âme du Christ, non
seulement quant au mode de la connaissance, mais encore quant au nombre des
objets qu’elle embrasse, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet
article.).
Mais c’est le
contraire. Sur ces paroles (Apoc., 5, 12) : L’Agneau
qui a été égorgé est digne de recevoir la divinité et la sagesse ; la glose
dit (ord.) :
c’est-à-dire la connaissance de toutes choses.
Conclusion
L’âme du Christ a connu dans le Verbe tout ce qui existe, tout ce qui a existé
ou tout ce qui existera d’une manière quelconque, et tout ce qui est dans la
puissance de la créature, mais il n’a cependant pas connu en lui ce qui est
dans la puissance du Dieu créateur, car ce serait comprendre la vertu et
l’essence divine.
Il faut répondre que
quand on demande si Dieu connaît tout dans le Verbe, le mot tout peut s’entendre de deux manières :
1° Proprement, de telle sorte qu’on embrasse tout ce qui existe, tout ce qui
existera ou tout ce qui a existé de quelque manière ; tout ce qui a été dit, ou
fait, ou pensé par quelqu’un, à quelque époque que ce soit. Dans ce sens on
doit dire que l’âme du Christ connaît toutes choses dans le Verbe. En effet
tout intellect créé ne connaît pas dans le Verbe toutes choses absolument, mais
il en connaît d’autant plus qu’il voit le Verbe plus parfaitement. Cependant il
n’y a pas d’intellect bienheureux qui ne connaisse dans le Verbe tout ce qui le
regarde. Or, tout regarde le Christ et sa dignité d’une certaine manière, dans
le sens que tout lui est soumis. Dieu l’a établi le juge de toutes choses,
parce qu’il est le fils de l’homme,
comme le dit l’Evangile (Jean, chap. 5).
C’est pourquoi l’âme du Christ connaît dans le Verbe tout ce qui existe, dans
tous les temps, et elle sait même les pensées des hommes dont il est le juge ;
de telle sorte que ces paroles (Jean, 2, 25) : Il connaissait par lui-même ce qu’il y avait dans le cœur de l’homme,
peuvent s’entendre non seulement de la science divine, mais encore de la
science que l’âme du Christ possède dans le Verbe (Parmi les catholiques, il y
en a qui admettent que le Christ a vu dans le Verbe tous les futurs dont la
succession doit avoir une fin, comme les substances dont la génération doit
avoir un terme, mais qu’il n’a pas connu les futurs dont la succession est
indéfinie, comme les passions des hommes et des anges. Cette opinion est celle
de Richard de Saint-Victor (in 3, dist. 14, art. 2, quest. 3), et il semble
qu’elle soit partagée par saint Bonaventure.). — 2° Le mot tout peut s’entendre plus largement, de manière à s’étendre non seulement
à toutes les choses qui existent en acte, peu importe à quelle époque, mais
encore à toutes celles qui sont en puissance, qui ne doivent jamais être
réduites en acte ou qui n’y ont point été. Parmi ces choses il y en a qui
n’existent que dans la puissance divine : pour celles-là l’âme du Christ ne les
connaît pas toutes dans le Verbe. Car ce serait comprendre tout ce que Dieu
peut faire, et par là même comprendre la vertu divine et par conséquent son
essence (Ainsi la connaissance de l’âme du Christ n’a été infinie ni dans son
mode ni dans son objet.). Car toute vertu se connaît par la connaissance de
toutes les choses sur lesquelles elle a de la puissance. Il y en a d’autres qui
n’existent pas seulement dans la puissance divine, mais encore dans la
puissance de la créature : l’âme du Christ sait toutes celles-là dans le Verbe
: car elle comprend dans le Verbe l’essence de toute créature et par conséquent
la puissance et la vertu et tout ce qui est au pouvoir des choses créées.
Article 3 : L’âme
du christ a-t-elle connu dans le Verbe des choses infinies ?
Objection N°1. Il
semble que l’âme du Christ ne puisse pas connaître dans le Verbe des choses
infinies. Car il répugne à la définition de l’infini qu’on le connaisse, selon
la remarque d’Aristote (Phys., liv. 3,
text. 63) : L’infini est tel que quelle que soit
l’étendue qu’on en perçoive, il reste toujours quelque chose au delà. Or, il
est impossible que la définition soit séparée de l’objet défini ; parce que ce
serait établir en même temps deux choses contradictoires. Il est donc
impossible que l’âme du Christ sache des choses infinies.
Réponse
à l’objection N°1 : L’infini, comme nous l’avons dit (1a pars,
quest. 7, art. 1), s’entend de deux manières : 1° Selon la nature de la forme.
On l’emploie ainsi négativement, c’est-à-dire qu’on appelle infini ce qui est
la forme (Cette forme étant la plus élevée, elle est l’être absolu qui n’est
rien autre chose que Dieu.) ou l’acte qui n’est pas limité par la matière ou le
sujet dans lequel il est reçu. Cet infini est par lui-même le plus cognoscible
à cause de la perfection de l’acte, quoiqu’il ne puisse pas être compris par la
puissance finie de la créature. Car c’est Dieu qui est infini de cette manière.
L’âme du Christ connaît cet infini, quoiqu’elle ne le comprenne pas. 2° On dit
qu’une chose est infinie en raison de la matière. On le dit alors dans un sens
privatif ; parce que ce qui est ainsi infini n’a pas la forme qu’il devrait
naturellement avoir. De cette manière l’infini s’applique à la quantité. Cet
infini est inconnu en lui-même, parce qu’il est comme la matière privée de la
forme, selon l’expression d’Aristote (Phys.,
liv. 3, text. 65). Or, toute connaissance se fait par
la forme ou l’acte. Par conséquent si l’on doit connaître cet infini selon le
mode de l’objet connu, il est impossible qu’on le connaisse. Car son mode c’est
qu’on en perçoive une partie après une autre, comme le dit Aristote (Phys., liv. 3, text.
62 et 63). De cette manière il est vrai que pour ceux qui en perçoivent une quantité
(c’est-à-dire qui perçoivent une partie après une autre), il y a toujours
quelque chose à percevoir au delà. Mais comme l’intellect peut percevoir d’une
manière immatérielle les choses matérielles et d’une manière une celles qui
sont multiples ; de même il peut percevoir ce qui est infini non à la manière
de l’infini (C’est-à-dire de ce qui n’est pas fini. Cette expression doit se
prendre ici négativement.), mais, pour ainsi dire, d’une façon finie ; de sorte
que les choses qui sont infinies en elles-mêmes soient finies dans
l’entendement de celui qui les connaît. L’âme du Christ sait ainsi des choses
infinies dans le sens qu’elle les sait, non en examinant chacune d’elles en
particulier, mais en les considérant dans un seul sujet, par exemple dans une
créature en puissance de laquelle ces infinis existent et principalement dans
le Verbe lui-même.
Réponse à l’objection N°2 : Rien n’empêche que ce qui est infini d’une manière soit fini
d’une autre ; comme si nous imaginions dans les quantités une surface qui soit
infinie en longueur et finie en largeur. Par conséquent, si les hommes étaient
infinis en nombre, ils auraient l’infinité sous un rapport, c’est-à-dire selon
la multitude, mais selon la nature de leur essence ils seraient finis, parce
que l’essence de tous serait limitée sous la raison d’une seule espèce. Mais ce
qui est absolument infini, selon la nature de l’essence, est Dieu, comme nous
l’avons vu (1a pars, quest. 7, art. 2). Or, l’objet propre de
l’intellect c’est l’essence, comme le dit Aristote (De an.,
liv. 3, text. 26), à laquelle appartient la nature de
l’espèce. Ainsi l’âme du Christ, par là même qu’elle a une capacité finie,
atteint ce qui est absolument infini dans son essence, c’est-à-dire Dieu ; mais
elle ne le comprend pas, comme nous l’avons dit (art. 1). Cependant elle peut
comprendre l’infini qui est en puissance dans les créatures, parce qu’il se à
elle en raison de l’essence (L’âme du Christ le comprend par là même qu’il
comprend l’essence des créatures qui n’est pas infinie.), et que sous ce
rapport il n’a pas d’infinité. Car notre entendement comprend aussi
l’universel ; par exemple, la nature du genre ou de l’espèce qui a une
certaine infinité, dans le sens qu’il peut se dire d’une multitude infinie
d’individus.
Objection
N°3. Rien ne peut être plus
grand que l’infini. Or, il y a plus de choses contenues dans la science divine,
absolument parlant, que dans la science de l’âme du Christ, comme nous l’avons
dit (art. préc.). L’âme du Christ ne connaît donc pas les infinis.
Réponse à l’objection N°3 : Ce qui est infini de toutes les manières ne peut
être qu’un (Dans ce cas l’infini est absolu, mais les infinis relatifs dont
parle ensuite saint Thomas ne sont que des infinis potentiels.). D’où Aristote
dit (De cælo, liv. 1, text. 2 et
3) qu’un corps ayant des dimensions sous tous ses aspects, il est impossible
qu’il y ait plusieurs corps infinis. Si cependant il y avait quelque chose qui
ne fût infini que d’une manière, rien n’empêcherait qu’il n’y eût plusieurs
infinis de cette nature ; comme si nous concevions plusieurs lignes infinies,
tirées en longueur sur une surface finie en largeur. — Comme l’infini n’est pas
une substance, mais un accident propre aux choses que l’on dit infinies, selon
la remarque du philosophe (Phys.,
liv. 3, text. 37 et 38), et que l’infini se multiplie
selon les divers sujets ; il est nécessaire que la propriété de l’infini se
multiplie aussi, et que par conséquent elle convienne à chacun d’eux, selon son
sujet. Or, une propriété de l’infini, c’est qu’il n’y ait rien de plus grand.
Ainsi donc, si nous prenons une ligne infinie, il n’y a rien en elle de plus
grand que l’infini ; et de même si nous prenons une des autres lignes infinies,
quelle qu’elle soit, il est évident que les parties de chacune d’elles seront
infinies. Il faut donc que dans une ligne il n’y ait rien de plus grand que
toutes ses parties infinies ; cependant dans une seconde ligne et dans une
troisième, il y aura plus de parties infinies que celles fournies par la
première. Nous voyons arriver la même chose dans les nombres. Car les espèces
des nombres pairs sont infinies ; celles des nombres impairs le sont aussi, et
cependant les nombres pairs et impairs s’élèvent plus haut que les nombres
pairs seuls. On doit donc dire qu’il n’y a rien de plus grand que ce qui est
infini absolument ; et sous tous les rapports ; il n’y a pas non plus
quelque chose de plus grand que l’infini relatif dans un ordre déterminé, mais
on peut concevoir quelque chose de plus grand hors de cet ordre. C’est donc de
cette manière que les infinis sont dans la puissance de la créature, et
cependant il y en a plus dans la puissance de Dieu que dans celle de la
créature. Et quoique l’âme du Christ connaisse des choses infinies d’une
science de simple intelligence, néanmoins Dieu en sait plus selon ce même mode
de science ou d’intelligence (L’âme du Verbe ne connaît que les choses futures
qui sont dans la puissance des créatures ; ces choses ne sont infinies que sous
un rapport, tandis que la science de Dieu embrasse tout ce qui est en sa propre
puissance ; ce qui est l’infini absolu ou son essence.).
Conclusion
L’âme du Christ ne connaît pas de choses infinies en acte, puisqu’il n’y en a
pas, mais elle sait dans le Verbe des choses infinies en puissance, et elle les
sait d’une science de simple intelligence et non d’une science de vision.
Il faut répondre que
la science n’a pour objet que l’être, parce que l’être et le vrai se prennent
l’un pour l’autre. Or, on dit qu’une chose est un être : 1° absolument, c’est
l’être en acte ; 2° sous un rapport, c’est l’être en puissance. Et parce que,
selon la pensée d’Aristote (Met., liv.
9, text. 20), une chose est connue selon qu’elle est en acte, mais
non selon qu’elle est en puissance : la science a pour objet premier et
principal l’être en acte, et pour objet secondaire l’être en puissance, qui à
la vérité n’est pas cognoscible par lui-même, mais selon que l’on connaît celui
au pouvoir duquel il existe. — Quant au premier mode de science, l’âme du
Christ ne connaît pas d’infinis, parce qu’il n’y a pas d’infinis en acte (Voyez
à cet égard 1a pars, quest. 7).), quand même on embrasserait tout ce
qui existe en acte à toutes les époques, parce que l’état de la génération et
de la corruption n’a pas une durée infinie. Par conséquent le nombre non seulement
des choses qui existent sans génération et sans corruption, mais encore de
celles qui peuvent être engendrées et corrompues, est un nombre déterminé. —
Quant au second mode de science, l’âme du Christ sait dans le Verbe des choses
infinies (Il est évident que le mot infinies
signifie tout bonnement qui ne finissent pas ; ce qui revient à l’indéfini
ou à l’infini potentiel.) ; car elle sait, comme nous l’avons dit (art. préc.), tout ce qui est dans la puissance de la créature.
Par conséquent, puisqu’il y a dans la puissance de la créature une infinité de
choses, elle sait de cette manière des choses infinies ; elle les sait, pour
ainsi dire, d’une science de simple intelligence, mais non d’une science de
vision (La science de vision suppose la présence actuelle de son objet. Voyez
d’ailleurs ce que nous avons dit sur ces deux sortes de science (1a
pars, quest. 14, art. 6) (?).).
Objection N°1. Il
semble que l’âme du Christ ne voie pas le Verbe plus clairement que toute autre
créature. Car la perfection de la connaissance est en raison du moyen de
connaître. Ainsi la connaissance que l’on obtient par le moyen du syllogisme
démonstratif est plus parfaite que celle qu’on obtient par le moyen du
syllogisme dialectique. Or, tous les bienheureux voient le Verbe immédiatement
par l’essence divine elle-même, comme nous l’avons dit (1a pars,
quest. 12, art. 2). L’âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus parfaitement
que toute autre créature.
Réponse
à l’objection N°1 : La perfection de la connaissance, relativement à
l’objet connu, se considère d’après le moyen ; mais relativement au sujet qui
connaît, elle se considère d’après la puissance ou l’habitude. De là il arrive
que parmi les hommes, l’un connaît une conséquence
plus parfaitement qu’un autre, quoiqu’ils la connaissent par le même moyen.
C’est de cette manière que l’âme du Christ, qui est remplie d’une lumière plus
abondante, connaît plus parfaitement l’essence divine que les autres
bienheureux, quoique tous voient l’essence de Dieu par elle-même.
Objection
N°2. La perfection de la
vision ne surpasse pas la puissance de l’organe qui voit. Or, la puissance
rationnelle de l’âme, telle qu’est l’âme du Christ, est inférieure à la
puissance intellectuelle de l’ange, d’après saint Denis (De cœl. hier., chap. 4). L’âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus
parfaitement que les anges.
Réponse à l’objection N°2 : La vision de l’essence divine surpasse la puissance naturelle de
toute créature, comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 12, art. 4).
C’est pourquoi son degré se mesure plutôt selon l’ordre de la grâce, dans
lequel le Christ occupe le rang le plus élevé, que selon l’ordre de la nature,
d’après lequel la nature angélique est supérieure à la nature humaine.
Réponse à l’objection N°3 : Ce que nous avons dit de la grâce en prouvant
(quest. 7, art. 12) qu’il ne peut pas y en avoir de plus grande que celle du
Christ, par rapport à son union avec le Verbe, on peut le dire aussi de la
perfection de la vision divine, quoique absolument parlait il puisse y avoir un
degré plus élevé en raison de l’infinité de la puissance divine (Par rapport à sa
puissance extraordinaire et absolue ; car, par rapport à sa puissance morale,
la grâce d’union et la perfection de la vision divine ont été aussi élevées que
possible.).
Mais c’est le
contraire. L’Apôtre dit (Eph., 1, 20) : Dieu a fait asseoir le Christ à sa droite
dans le ciel, au-dessus de toutes les Principautés et de toutes les Puissances,
de toutes les Vertus, de toutes les Dominations et de tout ce qui peut être
relevé par des titres d’honneur, non seulement dans le siècle présent, mais
encore dans le siècle futur. Or, plus on est élevé dans la gloire céleste
et plus on connaît Dieu parfaitement. L’âme du Christ voit donc Dieu plus
parfaitement que toute autre créature.
Conclusion
Puisque l’âme du Christ est unie de la manière la plus parfaite au Verbe de
Dieu, c’est-à-dire en personne, elle voit l’essence divine plus parfaitement et
plus clairement que toutes les autres créatures.
Il faut répondre que la vision de l’essence
divine convient à tous les bienheureux, selon qu’ils participent à la lumière
qui découle en eux de la source du Verbe de Dieu, d’après ce mot de l’Ecriture
(Ecclésiastique, 1, 5) : Le Verbe de
Dieu au plus haut des deux est la source de la sagesse. L’âme du Christ qui
est unie au Verbe en personne, lui étant unie plus étroitement que toute autre
créature, il s’ensuit qu’elle reçoit, plus pleinement que toute autre créature,
l’influence de la lumière dans laquelle Dieu est vu par le Verbe lui-même.
C’est pour cela qu’elle voit plus parfaitement que toutes les autres créatures
la vérité première qui est l’essence de Dieu. D’où il est dit (Jean, 1, 14) : Nous voyons sa gloire qui est celle que le
Fils unique reçoit du Père, qui est plein, non seulement de grâce, mais encore de vérité.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
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