Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
12 : De la science acquise de l’âme du Christ
Après avoir parlé de la science infuse du Christ, nous devons nous
occuper de sa science acquise ou expérimentale. — A cet égard quatre questions
se présentent : 1° A-t-il tout connu par cette science ? — 2° Y a-t-il fait des
progrès ? (Cette question est controversée parmi les théologiens Los uns
prétendent que la science acquise du Christ a été parfaite dès le commencement
; les autres le nient. Mais ce qui peut se soutenir à l’égard de la science
acquise ne pourrait être avancé à l’égard de la science bienheureuse et de la
science infuse sans hérésie.) — 3° A-t-il appris des hommes quelque chose ? — 4° A-t-il reçu quelque chose des anges ?
Article 1 :
Le Christ a-t-il tout connu par sa science acquise ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ n’ait pas tout connu par cette science. Car elle
s’acquiert par l’expérience. Or, le Christ n’a pas tout expérimenté. Il n’a
donc pas tout su d’une science expérimentale.
Réponse
à l’objection N°1 : On peut acquérir la science des choses non seulement
par leur expérience, mais encore en en expérimentant d’autres, puisque par la
vertu de la lumière de l’intellect agent l’homme peut arriver à l’intelligence
des effets par leurs causes, des causes par les effets, des semblables par les
semblables, et des contraires par les contraires. Par conséquent quoique le
Christ n’ait pas tout éprouvé, cependant d’après les choses qu’il a éprouvées
il est arrivé à la connaissance de toutes les autres (Il n’a pas eu besoin, dit
Sylvius, d’étudier les sciences, de parcourir les livres des philosophes et de
faire des expériences à la façon des physiciens.).
Réponse à l’objection N°2 : Quoique toutes les choses sensibles n’aient pas été soumises aux
sens corporels du Christ, cependant il a perçu par ses sens des choses
sensibles, d’après lesquelles il a pu par la force supérieure de sa raison
arriver à la connaissance des autres choses, comme nous l’avons dit (Réponse
N°2). C’est ainsi qu’en voyant les corps célestes, il a pu comprendre leurs
vertus et les effets qu’ils produisent dans les corps inférieurs qui n’étaient
pas soumis à ses sens. Pour la même raison il a pu arriver par d’autres choses
à la connaissance du reste.
Réponse à l’objection N°3 : L’âme du Christ ne connaît pas absolument toutes
choses par cette science, mais elle connaît tout ce que l’homme peut connaître
par la lumière de l’intellect agent. Elle n’a donc pas connu par cette science
les essences des substances séparées, ni toutes les choses passées, présentes
et futures qu’il a individuellement connues par sa science infuse, ainsi que
nous l’avons dit (dans le corps de cet article et quest. préc.).
Conclusion
Comme par la science infuse le Christ a su toutes tes choses à l’égard
desquelles l’intellect possible est en puissance d’une manière quelconque, de
même par la science acquise il a possédé toutes celles auxquelles s’étend la
vertu de l’intellect agent.
Il faut répondre
qu’on admet la science acquise dans l’âme du Christ, comme nous l’avons dit
(quest. 9, art. 4), par convenance pour l’intellect agent, dans la crainte que
son action, qui rend les choses intelligibles en acte, ne soit oisive ; comme
la science infuse existe dans son âme pour la perfection de son intellect
possible. Car comme l’intellect possible peut tout devenir, de même l’intellect
agent peut tout faire (C’est-à dire il peut rendre intelligible tout ce qui est
susceptible de l’être. C’est eu quelque sorte une virtualité, dit Aristote,
pareille à la lumière ; car la lumière, en un certain sens, fait des couleurs
qui ne sont qu’en puissance, des couleurs en réalité (Traduct. de Barthélémy Saint-
Hilaire, liv. 3, ch. 5).), selon l’expression d’Aristote (De an., liv. 3, text. 18). C’est pourquoi
comme par la science infuse l’âme du Christ a su toutes les choses relativement
auxquelles l’intellect possible est en puissance de quelque manière ; de même
par la science acquise elle a su toutes les choses que l’on peut savoir par
l’action de l’intellect agent (Par conséquent, tout ce qu’on peut connaître par
les espèces abstraites des sens.).
Article 2 :
Le Christ a-t-il progressé dans cette science ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ n’ait pas progressé dans cette science. Car comme le
Christ a tout connu par la science de la béatitude et par la science infuse, de
même il a aussi tout connu par la science acquise, ainsi qu’on le voit d’après
ce que nous avons dit (art. préc.). Or, il n’a pas
progressé dans ces sciences, par conséquent il n’a donc pas non plus progressé
dans la science acquise.
Réponse
à l’objection N°1 : La science infuse de l’âme du Christ, aussi bien que
la science bienheureuse, a été l’effet d’un agent d’une vertu infinie, qui peut
simultanément tout opérer : par conséquent le Christ n’a progressé ni dans
l’une ni dans l’autre de ces sciences ; mais dès le commencement il les a possédées
parfaitement l’une et l’autre. Au contraire la science acquise est produite par
l’intellect agent qui ne produit pas son œuvre entière simultanément, mais
successivement. C’est pourquoi le Christ n’a pas su toutes choses par cette
science dès le commencement, mais peu à peu et après quelque temps,
c’est-à-dire à l’époque de la perfection de son âge. Ce qui est évident d’après
l’évangéliste qui dit qu’il croissait en science et en âge.
Réponse à l’objection N°2 : La science acquise a été toujours parfaite dans le Christ selon
le temps, quoiqu’elle ne l’ait pas toujours été absolument et selon la nature.
C’est pourquoi elle a pu s’accroître.
Objection
N°3. Saint Jean Damascène
dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 22) : Ceux qui disent que le Christ
progresse en sagesse et en grâce, comme s’il recevait un accroissement de sens,
ne respectent pas l’union hypostatique de ses deux natures. Or, c’est une
impiété que de ne pas respecter cette union. C’en est donc une aussi que de
supposer dans sa science un accroissement.
Réponse à l’objection N°3 : Ce passage de saint Jean Damascène se rapporte à
ceux qui prétendent (Cette erreur a été celle des partisans de Nestorius et
d’Eutychès et des hérétiques que l’on a appelés agnoëtes.) absolument que la science
du Christ s’est accrue, et qui entendent cet accroissement de toute espèce de
science et surtout de la science infuse qui est produite dans son âme par suite
de son union avec le Verbe ; mais il ne faut pas l’appliquer à l’accroissement
de la science qui résulte d’un agent naturel.
Mais c’est le
contraire. L’Evangile dit (Luc, 2, 52) : Que Jésus croissait en sagesse, en âge et en
grâce devant Dieu et devant les hommes, et saint Ambroise observe (Lib. de incarn.
Dom., chap. 7) qu’il croissait selon la sagesse humaine. Or, la sagesse
humaine est celle qui s’acquiert d’une manière humaine, c’est-à-dire par la
lumière de l’intellect agent. Par conséquent le Christ a progressé par rapport
à cette sagesse.
Conclusion On dit que le Christ
croissait en sagesse, en âge et en grâce, non parce que l’habitude de la
science a été ensuite plus parfaite en lui, mais parce qu’à mesure qu’il
avançait en âge, il faisait des œuvres qui démontraient une science et une
grâce plus grande.
Article 3 : Le
Christ a-t-il appris des hommes quelque chose ?
Objection
N°1. Il semble que le Christ ait appris des hommes quelque chose.
Car l’Evangile dit (Luc, chap. 2) que
ses parents le trouvèrent dans le temple au milieu des docteurs, les interrogeant et leur répondant. Or,
c’est à celui qui apprend qu’il appartient d’interroger et de répondre. Le
Christ a donc appris des hommes quelque chose.
Réponse à l’objection N°1 :
Comme le dit Origène (Sup. Luc., hom. 18 et 19), le Seigneur interrogeait non pour apprendre
quelque chose, mais pour instruire par ses questions (C’est ainsi que les
maîtres interrogent leurs élèves pour leur faire connaître ce qu’ils ignorent
et les instruire ensuite en leur donnant la solution des questions qu’ils leur
ont adressées.). Aussi l’évangéliste ajoute que tous ceux qui l’entendaient étaient étonnés de sa prudence et de ses
réponses.
Objection N°2. Il
paraît plus noble d’acquérir la science d’un maître que de la devoir aux choses
sensibles. Car dans l’âme de l’homme qui enseigne, les espèces intelligibles
sont en acte, au lieu qu’elles ne sont qu’en puissance dans les choses
sensibles. Or, le Christ recevait la science expérimentale des choses
sensibles, comme nous l’avons dit (art. préc.),
il pouvait donc à plus forte raison recevoir la science, en l’apprenant des
autres hommes.
Réponse à l’objection N°2 : Celui qui est instruit par un homme ne reçoit pas
immédiatement la science des espèces intelligibles qui sont dans son esprit,
mais il la reçoit par le moyen des paroles sensibles qui sont comme les signes
des conceptions intelligibles. Mais, comme les paroles que les hommes forment
sont les signes de leur science intellectuelle ; de même les créatures que
Dieu a produites sont les signes de sa sagesse. D’où il est dit (Ecclésiastique, 1, 10) que Dieu a
répandu sa sagesse sur toutes ses œuvres. Ainsi, comme il est plus noble
d’être enseigné par Dieu que par les hommes ; de même il est plus noble de
recevoir la science au moyen des créatures sensibles que par l’enseignement
humain.
Objection
N°3. Le Christ n’a pas tout
su par sa science expérimentale dès le commencement, mais il y a fait des
progrès, comme nous l’avons prouvé (art. préc.). Or, celui qui entend une
parole de quelqu’un qui est significative peut apprendre ce qu’il ne sait pas.
Par conséquent, le Christ a pu apprendre des hommes des choses qu’il ne savait
pas expérimentalement.
Réponse
à l’objection N°3 : Jésus progressait dans la science
expérimentale à mesure qu’il croissait en âge, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, comme il y a un âge convenable pour que
l’homme acquière la science par l’invention, de même il y a un moment favorable
pour qu’il la reçoive par l’enseignement. Et, parce que le Seigneur n’a rien
fait qui ne convînt à son âge, il n’a prêté l’oreille aux discours des savants
qu’à l’époque où il pouvait par la voie de l’expérience atteindre ce degré de
connaissance (Origène observe qu’il a appris par là aux enfants leurs
devoirs.). D’où saint Grégoire dit (Sup. Ezech., hom. 2) : Il a daigné
interroger les hommes sur la terre dans la douzième année de son âge ; parce
que, selon l’usage de la raison, l’enseignement de la doctrine ne convient que
dans un âge parfait (Il a attendu sa trentième année pour commencer le
ministère public de la prédication évangélique.).
Mais c’est le
contraire. Le prophète dit (Is., 55, 4) : Je l’ai donné pour témoin aux peuples, pour
chef et pour maître aux gentils. Or, le maître enseigne, mais il n’est pas
enseigné. Le Christ n’a donc été instruit par personne.
Conclusion Puisque le Christ a
été établi par Dieu pour que tous reçussent de lui l’enseignement de la vérité,
il n’était point du tout convenable qu’il fût instruit par qui que ce fût.
Il faut répondre
qu’en tout genre ce qui est le premier moteur n’est pas mû selon l’espèce de
mouvement qu’il communique, comme le premier principe du changement ne change
pas lui-même. Or, le Christ a été établi de Dieu pour être le chef de son
Eglise et même de tous les hommes, ainsi que nous l’avons dit (quest. 8, art.
3), afin que non seulement tous reçussent par lui la grâce, mais encore qu’ils
reçussent tous de lui la doctrine de vérité. D’où le Christ lui-même dit (Jean, 18, 37) : C’est
pour cela que je suis né et que je suis venu dans le monde, afin de rendre
témoignage à la vérité. C’est pourquoi il n’eût pas été convenable à sa
dignité qu’il fût enseigné par un homme quel qu’il fût.
Article 4 : Le
Christ a-t-il appris quelque chose des anges ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ ait reçu des anges la science. Car l’Evangile dit (Luc, 22, 43) : Alors
il lui apparut un ange venu du ciel qui le fortifia. Or, on est fortifié
par les paroles rassurantes de celui qui enseigne, d’après ces paroles de Job
(4, 3) : Vous en avez autrefois instruit
plusieurs, vous avez fortifié tous ceux qui étaient fatigués, et vos paroles
ont affermi ceux qui étaient chancelants. Le Christ a donc été instruit par
les anges.
Réponse à l’objection N°1 :
Les anges n’ont pas fortifié le Christ en l’instruisant, mais ils l’ont fait
pour prouver ce qu’il y avait en lui de propre à la nature humaine (Assurément
le Christ n’avait pas besoin d’être fortifié par un ange, mais il voulut l’être
pour mieux manifester la vérité de sa nature humaine, et, d’après Cajétan et
Jean de Saint-Thomas, ce ministère eut pour objet de lui donner les soins
extérieurs qui sont capables en cette circonstance.). D’où le vénérable Bède
dit (Sup. Luc., chap. 92) : Pour nous
apprendre qu’il y avait dans le Christ deux natures, il est dit que les anges
l’ont aidé et fortifié. Car le Créateur n’a pas eu besoin du secours de sa
créature, mais s’étant fait homme, comme il est triste à cause de nous, de même
il est fortifié à cause de nous ; c’est-à-dire qu’il a permis qu’il en fût
ainsi pour affermir en nous la foi de son incarnation.
Objection N°2. Saint
Denis dit (De cœl. hier., chap.
4) : Je vois que Jésus, la substance suréminente des substances célestes,
descendant vers notre nature s’est soumis par obéissance aux instructions de
son Père et de Dieu par l’intermédiaire des anges. Il semble donc que le Christ
ait voulu se soumettre à l’ordre de la loi divine qui fait que les hommes sont
instruits par l’intermédiaire des anges.
Réponse à l’objection N°2 : Saint Denis dit que le Christ s’est soumis aux instructions des
anges, non par rapport à lui, mais en raison des choses qui se passaient à
l’égard de son incarnation, et qui regardaient le soin qu’on prenait de son
corps pendant son enfance. C’est pourquoi il ajoute que saint Joseph apprit du
Père par l’intermédiaire des anges qu’il devait se retirer avec l’enfant en
Egypte, et qu’ensuite ils lui dirent de s’en retourner en Judée.
Réponse à l’objection N°3 : Le Fils de Dieu a pris un corps passible, comme
nous le verrons (quest. 14, art. 1), mais une âme parfaite du côté de la
science et de la grâce. C’est pourquoi il a été convenable que son corps fût
soumis à l’impression des corps célestes, tandis que son âme ne l’a pas été à
celle des esprits célestes.
Mais c’est le
contraire. Saint Denis dit (De cœl. hier., chap. 7) que les anges supérieurs font à Jésus des
questions, qu’ils en apprennent la science de son œuvre divine et de son
incarnation, et que Jésus les enseigne sans intermédiaire. Or, il n’appartient
pas au même d’enseigner et d’être enseigné. Le Christ n’a donc pas reçu des
anges la science.
Conclusion
L’âme du Christ a possédé parfaitement la science expérimentale sans le
ministère ou la lumière des anges et sans la science divine, mais par la seule
lumière de la divinité dont elle a été remplie.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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