Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
15 : Des défauts de l’âme que le Christ a pris
Après avoir parlé des défauts du corps, nous devons nous occuper des
défauts de l’âme. — A cet égard dix questions se présentent : 1° Le péché
a-t-il existé dans le Christ ? (II foi que le Christ a été sans péché. Les
conciles l’ont décidé, et l’Ecriture le dit dans une foule d’endroits : Il a été tenté comme nous en toutes choses,
sans commettre le péché (Héb., 4,
15) ; Le prince de ce monde vient, et il n’a aucun droit sur moi
(Jean, 14, 30) ; Car il convenait que nous eussions un tel pontife,
saint, innocent, sans tache, séparé des pécheurs (Héb., 7, 26) ; Lui
qui n’a pas commis de péché, et dans la bouche duquel ne s’est pas trouvée de
fraude (1 Pierre, 2, 22).) — 2° A-t-il eu en lui le foyer du péché ? (Ce
foyer est la concupiscence produite par le péché originel, qui consiste dans
l’inclination naturelle qui est contraire à la raison. Il est de foi que le
mouvement de l’appétit dans le Christ ne s’est pas porté et n’a pas pu se
porter vers ce qui est contraire à la raison. Ainsi le cinquième concile
œcuménique a condamné Théodore de Mopsueste, qui avait dit : Alium esse Dei Verbum, alium
Christum à passionibus
animæ et desideriis carnis molestias patientem.) — 3°
A-t-il eu en lui l’ignorance ? (Cet article est dirigé contre l’hérésie des agnoëtes, qui prétendaient que l’humanité du Christ, unie
hypostatiquement au Verbe, a ignoré beaucoup de choses.) — 4° Son âme a-t-elle
été passible ? (L’Ecriture nous montre dans une foule d’endroits que l’âme du
Christ a été passible : Maintenant mon
âme est troublée (Jean, 12, 27) ; Voyant
la ville il pleura sur elle (Luc, 19, 41) ; Alors, les regardant avec colère, contristé de l’aveuglement de leur
cœur (Marc, 3, 5) ; Puis donc
que les enfants ont en partage la chair et le sang, il y a également participé
lui-même (Héb., 2, 14).) — 5° A-t-il éprouvé la
douleur des sens ? (Cet article est contraire à l’hérésie de Manès, de Cerdon et des autres hérétiques qui ont prétendu que le
Christ n’a pas souffert véritablement, mais seulement d’une manière putative ou
fantastique.) — 6° Y a-t-il eu en lui la tristesse ? — 7° Y a-t-il eu en lui la
crainte ? (Il ne s’agit pas de la crainte selon qu’elle existe dans la volonté
et que par conséquent elle se rapporte au don de crainte, mais il s’agit de la
crainte qui est un acte de l’appétit sensitif, et qui consiste à fuir un mal
qu’il est difficile, mais cependant possible d’éviter.) — 8° Y a-t-il eu l’admiration
? — 9° Y a-t-il eu la colère ? (L’Ecriture nous montre la colère dans le Christ
: Les regardant avec colère (Marc, 3,
5), O race infidèle et perverse, jusques à quand serai-je avec vous et vous
supporterai-je ? (Matth., chap. 17, Marc,
chap. 9, Luc, chap. 9).) — 10° A-t-il été voyageur et voyant ? (Le texte porte
: Viator et comprehensor
; nous avons rendu cette dernière expression par le mot voyant, pour nous éviter une périphrase. Ainsi, partout où nous
emploierons cette expression, on saura que nous entendons par là celui qui voit
l’essence divine, et qui jouit par là même de la vie bienheureuse.)
Article 1 :
Le péché a-t-il existé dans Jésus-Christ ?
Objection N°1. Il
semble que le péché ait existé dans le Christ. Car le Psalmiste dit (Ps. 21, 1) : Mon Dieu, mon Dieu, jetez les yeux sur moi.
Pourquoi m’avez-vous abandonné ? les cris de mes
péchés ont éloigné de moi le salut. Or, on met ces paroles dans la bouche
du Christ, comme on le voit d’après ce qu’il a dit lui-même sur la croix. Il
semble donc que le Christ ait eu des péchés.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 25), on dit une chose du Christ de
deux manières : 1° selon sa propriété naturelle et hypostatique, comme on dit
que Dieu s’est fait homme et qu’il a souffert pour nous ; 2° selon sa propriété
personnelle et relative, c’est-à-dire qu’on dit de lui, selon qu’il nous
représente, des choses qui ne lui conviennent d’aucune manière, si on le
considère en lui-même. Ainsi parmi les sept règles de Triconius
(Triconius est un donatiste qui, dans un livre
intitulé Des règles, a donné des
règles pour l’explication des mystères cachés dans les saintes Ecritures. Saint
Augustin rapporte ces règles avec éloge (De
doct. christ.,
liv. 3, chap. 50).) que saint Augustin expose (De doct. christ., liv. 3, chap. 31), la
première se rapporte au Seigneur et à son corps, c’est-à-dire qu’on considère
le Christ et l’Eglise comme une seule et même personne. Ainsi le Christ,
parlant au nom de ses membres, dit (Ps.
21, 2) : Les cris de mes péchés, ce
qui ne suppose pas que le chef lui-même ait été coupable.
Objection N°2.
L’Apôtre dit (Rom., 5, 12) que
dans Adam tous ont péché, parce qu’ils
ont tous existé originellement en lui. Or, le Christ a été aussi originellement
dans Adam. Il a donc péché en lui.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme l’observe saint Augustin (Sup. Genes. ad litt., liv. 10, chap. 19 et 20), le Christ
n’a pas été absolument dans Adam et dans les autres patriarches de la même
manière que nous y avons été nous-mêmes. Car nous avons été dans Adam comme
dans notre principe générateur, et selon notre substance corporelle ; au lieu
que, selon la remarque du même docteur (ibid.),
le Christ a pris du sein de la Vierge la substance visible de son corps, et la
raison de sa conception n’est pas venue de l’homme, mais d’un autre principe
beaucoup plus élevé (Il a été conçu de l’Esprit-Saint.). Il n’a donc pas été
dans Adam comme dans sa cause génératrice ; il y a été seulement selon sa
substance corporelle. C’est pourquoi le Christ n’a pas reçu activement d’Adam
la nature humaine, mais il l’a reçue seulement d’une manière matérielle. C’est
de l’Esprit-Saint qu’il la tient activement ; comme le corps d’Adam a été
matériellement tiré du limon de la terre, et formé activement par Dieu. C’est
pourquoi le Christ n’a pas péché dans Adam, en qui il n’a existé que par
rapport à la matière (La raison que donne saint Thomas est excellente, mais il
est vrai de dire aussi que quand même le Christ serait né d’Adam, comme l’un de
nous, il n’en aurait pas moins été exempt de la tache originelle (Voy. Billuart, dissert, 15, art.
1 De incarnat.).).
Objection N°3.
L’Apôtre dit (Héb., 2, 18) que c’est parce qu’il a souffert lui-même et
qu’il a été tenté et éprouvé, qu’il est puissant pour secourir ceux qui sont
tentés et éprouvés. Or, c’est surtout contre le péché que nous avons besoin
de son secours.
Réponse à l’objection
N°3 : Le Christ nous a été d’un grand
secours par sa tentation et sa passion, en satisfaisant pour nous. Mais le
péché ne contribue pas à la satisfaction, il l’empêche plutôt, comme nous
l’avons dit (dans le corps de cet article et quest. 4, art. 6, Réponse N°2).
C’est pourquoi il n’a pas été nécessaire que le péché existât en lui, mais il a
dû au contraire en être absolument exempt ; autrement la peine qu’il a
supportée lui aurait été due pour son péché propre.
Objection N°4. Saint
Paul dit encore (2 Cor., 5, 21)
que Dieu a fait péché pour nous celui qui
ne connaissait point le péché, c’est-à-dire le Christ. Or, ce que Dieu fait
existe véritablement. Le péché a donc existé véritablement dans le Christ.
Réponse à l’objection
N°4 : Dieu a fait le
Christ péché, non pour qu’il eût le péché en lui, mais parce qu’il l’a fait
victime pour le péché, selon cette expression du prophète (Osée, 4, 8) : Ils
mangent les péchés de mon peuple, c’est-à-dire que les prêtres sous
l’ancienne loi mangeaient les victimes offertes pour le péché c’est aussi dans ce
sens qu’il est dit (Is., 53, 6) que Dieu
a mis l’iniquité de tous en lui, c’est-à-dire qu’il l’a livré pour être
victime pour les péchés de tous les hommes, ou bien il l’a fait péché,
c’est-à-dire qu’il lui a donné la
ressemblance de la chair du péché, selon l’expression de saint Paul (Rom., chap. 8). Et cela à cause du corps
passible et mortel qu’il a pris.
Objection N°5. Selon
l’expression de saint Augustin (Lib. de agon. Christ., chap.
11), le Fils de Dieu s’est donné à nous pour exemple dans le Christ. Or,
l’homme a besoin d’exemple, non seulement pour bien vivre, mais aussi pour se
repentir de ses péchés. Il semble donc que le péché ait dû exister dans le
Christ, afin qu’en faisant pénitence pour nos péchés, il nous donnât l’exemple
de cette vertu.
Mais c’est le
contraire. Le Christ dit (Jean, 8, 46) : Qui de vous m’accusera de péché ?
Conclusion Le Christ ayant pris
nos défauts pour satisfaire pour nous, pour nous montrer la vérité de la nature
humaine et nous servir d’exemple, il n’a pris nullement la tache ni du péché
originel, ni du péché actuel.
Il faut répondre que,
comme nous l’avons dit (art. 1 et 2), le Christ a pris nos défauts pour
satisfaire pour nous, pour nous prouver que sa nature humaine était véritable
et pour nous servir d’exemple de vertu Sous ces trois rapports il est évident
qu’il n’a pas dû prendre la tâche du péché : 1° Parce que le péché n’opère rien
pour la satisfaction ; au contraire, il en empêche la vertu ; car, selon
l’expression du Sage (Ecclésiastique, 34, 23)
: Le Très-Haut n’approuve pas les dons
des impies. 2° Le péché ne démontre pas non plus la vérité de la nature
humaine, parce qu’il n’appartient pas à notre nature, dont Dieu est la cause.
Il lui est plutôt opposé, ayant été introduit par les suggestions du démon, comme
le dit saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 2, chap.
30, et liv. 3, chap. 20). 3° Parce qu’en péchant il n’eût pu donner un exemple
de vertu, puisque le péché est contraire à la vertu. C’est pourquoi le Christ
n’a pris d’aucune manière le défaut ni du péché originel, ni du péché actuel,
d’après ces paroles de saint Pierre (1 Pierre, 2, 22) : Il n’a point commis de péché.
Article 2 : Y
a-t-il eu dans le Christ le foyer du péché ?
Objection N°1. Il
semble qu’il y ait eu dans le Christ le foyer du péché. Car le foyer du péché
et la passibilité du corps ou la mortalité découlent du même principe,
c’est-à-dire de la soustraction de la justice originelle, par laquelle
simultanément les puissances inférieures de l’âme étaient soumises à la raison,
et le corps à l’âme. Or, dans le Christ il y a eu la passibilité du corps et la
mortalité. Par conséquent le foyer du péché a existé en lui.
Réponse
à l’objection N°1 : Les puissances inférieures qui appartiennent à
l’appétit sensible doivent naturellement obéir à la raison, mais il n’en est
pas de même des puissances corporelles qui se rapportent aux humeurs du corps ou
à l’âme végétative, comme on le voit (Eth., liv. 1,
chap. ult.). C’est pourquoi la perfection de la vertu qui est conforme à la
droite raison, n’exclut pas la passibilité du corps ; mais elle exclut le foyer
du péché dont l’essence consiste dans la résistance de l’appétit sensuel à la
raison.
Objection
N°2. Comme le dit saint
Jean Damascène (De orth. fid.,
liv. 3, chap. 14 et 15) : Par le bon plaisir de la volonté divine il était
permis à la chair du Christ de souffrir et d’opérer les choses qui lui sont
propres. Or, le propre de la chair est de désirer ce qui lui est agréable. Par
conséquent le foyer du péché n’étant rien autre chose que la concupiscence,
selon la remarque de la glose (Rom.,
chap. 7, interl, et ord. Sup. illud : Nam concupiscentiam nesciebam), il
semble qu’il ait existé dans le Christ.
Réponse à l’objection
N°2 : La chair désire naturellement
ce qui lui est agréable d’après le désir de l’appétit sensitif, mais la chair
de l’homme qui est un animal raisonnable le désire selon le mode et l’ordre de
la raison. Ainsi le Christ désirait naturellement, par son appétit sensitif,
manger, boire, dormir et les autres choses qu’on recherche conformément à la
droite raison, comme on le voit dans saint Jean Damascène (De fid. orth., liv. 3, chap.
14). Mais il ne résulte pas de là que le Christ ait eu le foyer du péché qui
implique le désir des choses agréables contrairement à l’ordre de la raison.
Objection N°3. En
raison du foyer du péché, la chair a des
désirs contraires à ceux de l’esprit, d’après saint Paul (Gal., 5, 17). Or, l’esprit se montre
d’autant plus fort et d’autant plus digne d’être couronné qu’il surpasse
davantage l’ennemi, c’est-à-dire la concupiscence de la chair, suivant ces
autres paroles du même Apôtre (2 Tim.,
2, 5) : Il n’y aura de couronné que celui
qui aura légitimement combattu. Le Christ ayant eu l’esprit le plus fort,
le plus victorieux et le plus digne d’être couronné, d’après saint Jean qui dit
(Apoc., 6, 2) qu’on lui donna une couronne et qu’il partit en vainqueur pour remporter
des triomphes, il s’ensuit que le foyer du péché a dû surtout exister en
lui.
Réponse à l’objection
N°3 : La force d’un
esprit quelconque se montre par là même qu’il résiste au désir de la chair qui
lui est contraire. Mais il montre encore mieux sa force si par sa vertu il
comprime totalement la chair et l’empêche de pouvoir lutter contre lui. C’est
pourquoi c’était là ce qui convenait au Christ dont l’esprit avait atteint le
degré de force le plus élevé. Et quoiqu’il n’ait pas eu à lutter intérieurement
contre la concupiscence, cependant il a eu à supporter extérieurement les
attaques du monde et du démon, et en les surmontant il a mérité la palme du
triomphe.
Mais c’est le
contraire. L’Evangile dit (Matth., 1, 20) : Ce qui est né en elle vient de l’Esprit-Saint.
Or, l’Esprit-Saint exclut le péché et l’inclination au péché que le mot de
foyer implique. Le foyer du péché n’a donc pas existé dans le Christ.
Conclusion
Puisque la vertu et la grâce ont existé dans le Christ au degré le plus
parfait, le foyer du péché n’a existé en lui d’aucune manière.
Il
faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 7, art. 2 et 9), le Christ a
eu de la manière la plus parfaite la grâce et toutes les vertus. La vertu
morale qui réside dans la partie irraisonnable de l’âme fait qu’elle est
soumise à la raison, et cette soumission est d’autant plus complète que la
vertu est plus parfaite. C’est ainsi que la tempérance soumet le concupiscible,
la force et la douceur l’irascible, comme nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 56, art. 4). L’inclination de l’appétit sensuel vers ce qui est
contraire à la raison appartenant à l’essence du foyer de la concupiscence, il
est évident que plus la vertu est parfaite dans quelqu’un et plus la force de
ce foyer s’affaiblit en lui. Ainsi la vertu ayant été dans le Christ au degré
le plus parfait, il s’ensuit que le foyer du péché n’a point existé en lui ;
puisque ce défaut n’est pas de nature à se rapporter à la satisfaction, mais
qu’il lui est plutôt contraire.
Article 3 : L’ignorance
a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il
semble que l’ignorance ait existé dans le Christ. Car il y a eu dans le Christ
ce qui lui convenait par rapport à sa nature humaine, quoique ces deux choses
ne lui aient pas convenu relativement à sa nature divine. Telles furent sa
passion et sa mort. Or, l’ignorance a convenu au Christ selon sa nature
humaine, puisque saint Jean Damascène dit (De
orth. fid., liv. 3, chap.
21) qu’il a pris une nature ignorante et servile. L’ignorance a donc existé
véritablement dans le Christ.
Réponse
à l’objection N°1 : La nature prise par le Christ peut être considérée de
deux manières : 1° selon la nature de son espèce. C’est dans ce sens que saint
Jean Damascène dit qu’elle est ignorante et servile. Car, ajoute-t-il, la
nature de l’homme est l’esclave de celui qui l’a faite, c’est-à-dire de Dieu,
et elle n’a pas la connaissance des choses futures. 2° On peut la considérer
suivant ce qu’elle possède par suite de son union avec la personne divine,
C’est de là que lui vient sa plénitude de science et de grâce, d’après ces
paroles de saint Jean (Jean, 1, 14) : Nous
l’avons vu, comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. De
la sorte la nature humaine n’a pas été ignorante dans le Christ.
Objection
N°2. On dit qu’on est
ignorant par défaut de connaissance. Or, le Christ a manqué d’une connaissance
; car l’Apôtre dit (2 Cor., 5, 21) : Il a péri victime du péché pour nous, celui
qui n’a pas connu le péché. L’ignorance a donc existé en lui.
Réponse à l’objection
N°2 : On dit que le Christ n’a pas
connu le péché, parce qu’il ne l’a pas su par expérience, mais il l’a su par la
simple connaissance.
Objection N°3. Le
prophète dit (Is., 8, 4) : Avant que
l’enfant sache appeler son père et sa mère, la force de Damas sera dissipée. Or,
cet enfant est le Christ. Il a donc ignoré certaines choses.
Réponse à l’objection
N°3 : Le prophète parle
là de la science humaine du Christ (Voyez sur la science du Christ ce qui a été
dit plus haut (quest 12, art. 2).). Car il dit : Avant que l’enfant sache, il s’agit là de l’humanité, appeler son père, c’est-à-dire saint
Joseph qui était son père putatif, et sa
mère, qui était Marie, la force de
Damas sera détruite. Ce qui ne doit pas s’entendre comme s’il avait été
homme et qu’il eût ignoré cela ; mais avant
qu’il sache, c’est-à-dire avant qu’il se soit fait homme, ayant la science
humaine, littéralement la force de Damas
sera détruite et les dépouilles de Samarie seront enlevées par le roi des
Assyriens, ou bien dans le sens spirituel, n’étant pas encore né il sauvera
son peuple par sa seule invocation, d’après la glose (interl. Hieron.). Saint Augustin dit (Serm. Epiph. 32)
que cela s’est accompli dans l’adoration des mages. Car, dit-il, avant que sa
bouche ne prononce aucune parole, il a reçu la force de Damas, c’est-à-dire les
richesses, parce que c’est là ce qui faisait l’orgueil de cette ville, et que
parmi les richesses, c’est à l’or qu’on donne le premier rang. Quant aux
dépouilles de Samarie ce sont les habitants de cette ville. Car Samarie désigne
en cet endroit l’idolâtrie, parce que c’est là que le peuple d’Israël, après
s’être éloigné de Dieu, s’est réuni pour adorer les idoles. Enfant il a donc
enlevé à la domination de l’idolâtrie ses premières dépouilles. Ainsi ces
paroles : Avant de savoir,
signifient avant de montrer qu’il sait.
Mais c’est le
contraire. L’ignorance n’est pas détruite par l’ignorance. Or, le Christ est
venu pour nous délivrer de notre ignorance, car il est venu pour éclairer ceux qui sont assis dans les
ténèbres et à l’ombre de la mort (Luc,
1, 79). Il n’y a donc pas eu d’ignorance en lui.
Conclusion Comme le foyer du
péché n’a pas existé dans le Christ par suite de sa plénitude de vertu et de
grâce, de même l’ignorance n’a pu exister en lui d’aucune manière à cause de la
perfection de la science qu’il a possédée.
Article 4 : L’âme
du Christ a-t-elle été passible ?
Objection N°1. Il
semble que l’âme du Christ n’ait pas été passible. Car rien ne souffre que par
l’action d’un être plus fort ; parce que l’agent l’emporte toujours sur le
patient, comme le disent saint Augustin (Sup.
Gen. ad litt., liv. 12, chap. 16) et Aristote (De anim., liv. 3, text. 19). Or, aucune créature n’a été supérieure à l’âme
du Christ. Elle n’a donc rien pu souffrir de la part d’une créature. Par
conséquent elle n’a pas été passible ; car elle aurait eu en vain la puissance
de souffrir, si rien n’avait pu mettre en acte cette puissance.
Réponse
à l’objection N°1 : L’âme du Christ pouvait à la vérité résister aux
passions et les empêcher de l’atteindre, surtout par la vertu divine ; mais
elle se soumettait par sa volonté propre aux passions corporelles aussi bien
qu’aux passions animales.
Objection
N°2. Cicéron dit (De Tusc., liv. 3) : que les passions de l’âme sont des maladies.
Or, dans l’âme du Christ il n’y a pas eu de maladie. Car la maladie de l’âme
est une suite du péché, comme on le voit par ces paroles (Ps. 40, 5) : Guérissez
mon âme, parce que j’ai péché contre vous. Il n’y a donc pas eu de passions
dans l’âme du Christ.
Réponse à l’objection
N°2 : Cicéron parle en cet endroit
d’après l’opinion des stoïciens, qui ne donnaient pas le nom de passions à tous
les mouvements de l’appétit sensitif, mais seulement à ceux qui étaient
déréglés (C’est ainsi qu’il faut entendre les passages des Pères, où ils disent
que le Christ n’a pas eu de passions.). Il est évident que ces sortes de passions
n’ont pas existé dans le Christ.
Objection N°3. Les
passions de l’âme paraissent être la même chose que le foyer de la
concupiscence : d’où l’Apôtre les appelle (Rom., chap. 7) des passions
de péchés. Or, le foyer de la concupiscence n’a pas existé dans le Christ,
comme nous l’avons dit (art. 2). Il semble donc qu’il n’y ait point eu de
passions en lui et que par conséquent son âme n’ait pas été passible.
Réponse à l’objection
N°3 : Les passions des
péchés sont des mouvements de l’appétit sensitif qui tendent vers ce qui est
illicite : ce qui n’a pas existé dans le Christ (Le sixième concile œcuménique
a décidé ce point de doctrine (act. 11).), pas plus que le
foyer de la concupiscence.
Mais c’est le
contraire. Le Psalmiste fait dire au Christ (Ps. 87,
4) : Mon âme a été remplie de maux,
non de péchés, mais de souffrances et de douleurs, comme le dit la glose (interl. Aug.). L’âme
du Christ a donc été passible.
Conclusion L’âme du Christ a été
passible par rapport aux souffrances corporelles, elle a eu des passions
animales, mais non à la façon des autres hommes ; car elles ne se portaient pas
vers les choses défendues, elles ne prévenaient pas le jugement de l’âme
raisonnable, mais elles le suivaient et n’entravaient la raison d’aucune
manière.
Il faut répondre
qu’il arrive que l’âme pâtit de deux manières : 1° d’une passion corporelle ;
2° d’une passion animale. Elle pâtit d’une passion corporelle quand le corps
éprouve une blessure. Car l’âme étant la forme du corps, il s’ensuit que son
être et celui du corps est un. C’est pourquoi le corps étant troublé par une
passion corporelle, il est nécessaire que l’âme soit troublée par accident,
c’est-à-dire quant à l’être qu’elle a dans le corps. Ainsi le corps du Christ
ayant été passible et mortel, comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 2), il a
été nécessaire que son âme fût passible de cette manière. — On dit que l’âme
pâtit de la passion animale selon l’opération qui est propre à l’âme ou qui
appartient plus à l’âme qu’au corps. Quoique dans l’intelligence et le
sentiment on dise que l’âme pâtit de cette manière, cependant, comme nous
l’avons vu (1a 2æ, quest. 22), on donne plus proprement
le nom de passions aux affections de l’appétit sensitif, qui ont existé dans le
Christ, comme les autres choses qui appartiennent à la nature humaine. D’où
saint Augustin dit (De civ., liv. 14, chap. 9) : Le
Seigneur ayant daigné mener la vie humaine sous la forme d’un esclave, a
employé les passions où il a jugé devoir le faire ; car par là même qu’il avait
un corps d’homme véritable et une âme véritablement comme la nôtre, les
affections humaines ne devaient pas être fausses en lui. Cependant il faut
savoir que ces passions ont été dans le Christ d’une autre manière qu’en nous,
sous trois rapports : 1° Quant à leur objet : parce qu’en nous ces passions se
portent ordinairement vers ce qui est illicite, ce qui n’a pas eu lieu dans le
Christ. 2° Quant à leur principe ; parce que ces passions préviennent souvent
en nous le jugement de la raison ; tandis que dans le Christ tous les
mouvements de l’appétit sensitif s’élevaient conformément à la disposition de
cette faculté. D’où le même docteur remarque (loc. cit.) que grâce à leur dispensation certaine, le Christ n’a
reçu ces affections dans son cœur d’homme que quand il l’a voulu, comme il
s’est fait homme quand il l’a voulu aussi. 3° Quant à leur effet, parce qu’en
nous quelquefois ces mouvements ne s’arrêtent pas à l’appétit sensitif, mais
ils entraînent la raison, ce qui ne s’est pas fait dans le Christ ; car les
mouvements qui conviennent naturellement au corps s’arrêtaient dans l’appétit
sensitif, de sorte que la raison n’était empêchée par là d’aucune manière de
faire ce qui convenait. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme (Sup. Matth.,
sup. illud chap. 26 : Cœpit contristari),
que Notre-Seigneur, pour prouver qu’il s’était fait homme véritablement,
s’attrista en réalité ; mais de peur qu’on ne croie que la passion a pris
l’empire sur son esprit, on dit, par propassion
(Nous avons ici conservé cette expression, qui se trouve d’ailleurs définie, et
nous la reproduirons toutes les fois qu’il sera nécessaire, parce qu’elle n’a
pas d’équivalent dans notre langue.), qu’il commença à s’attrister. Car il y a
passion parfaite quand l’esprit ou la raison se trouve dominé, et il y a propassion quand l’affection est
commencée dans l’appétit sensitif, mais qu’elle ne s’étend pas au delà.
Article 5 : La
douleur sensible a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il
semble que la douleur sensible n’ait pas existé véritablement dans le Christ.
Car saint Hilaire dit (De Trin., liv.
10) : Puisque mourir pour le Christ c’est vivre, que doit-on penser qu’il ait
voulu dans le sacrement de sa mort, lui qui a donné la vie à ceux qui meurent
pour lui ? Et plus loin il ajoute : Le Fils unique de Dieu, sans rien déroger à
sa divinité, s’est fait véritablement homme ; malgré les coups qui sont tombés
sur lui, malgré les blessures qu’il a reçues, malgré les nœuds qui l’ont serré,
malgré son élévation en croix, toutes ces choses qui soulevaient l’impétuosité
des passions, n’ont cependant pas produit en lui la douleur, pas plus qu’un
trait qui passerait à travers de l’eau. Le Christ n’a donc pas éprouvé une
véritable douleur.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans ce passage et dans les autres semblables saint
Hilaire n’a pas voulu montrer que la douleur du Christ n’avait pas été
véritable, mais il a voulu prouver seulement qu’elle n’avait pas été nécessaire
(Saint Thomas interprète ici d’une manière bienveillante ce passage de saint
Hilaire ; Bellarmin, Vasquez, le P. Pétau, pensent
qu’il n’est pas possible de le justifier pleinement. Saint Bonaventure rapporte
(3, dist., art. 1 et quest. 1) qu’il a entendu
Guillaume de Paris dire qu’il avait lu un ouvrage dans lequel saint Hilaire s’est
rétracte. Voyez à cet égard Sylvius. Gotti observe
que saint Hilaire écrit contre les ariens, et qu’il parle là du Christ comme
étant le Verbe.). Aussi après les paroles citées dans l’objection il ajoute :
Car quand le Seigneur a eu soif, ou faim, ou qu’il a pleuré, on ne l’a pas vu
boire, manger ou se plaindre. Mais pour prouver que son corps est véritable, il
a-accepté la loi qui régit le nôtre, de sorte qu’il a satisfait aux habitudes
de notre nature. Ainsi quand il a bu et quand il a mangé, il ne l’a point fait
par nécessité, mais il s’est soumis à la coutume. Il n’a pas été forcé de
prendre sur soi nos douleurs par rapport à leur cause première, qui est le
péché, comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 1, et art. 3, Réponse N°2).
Ainsi on dit que le corps du Christ n’a pas été nécessairement soumis à ces
défauts, parce que le péché n’a pas existé en lui. C’est pourquoi saint Hilaire
ajoute : Il a eu un corps, mais un corps propre à son origine, qui n’existe pas
d’après les vices de la conception humaine, mais qui subsiste sous la forme du
nôtre par la vertu de sa puissance. Cependant, quant à la cause prochaine de
ces défauts qui est la composition d’éléments contraires, le corps du Christ a
été soumis nécessairement à ces défauts, comme nous
l’avons vu (quest. 14, art. 2).
Réponse à l’objection N°2 : La chair conçue dans le péché est soumise à la douleur, non
seulement parce que ses principes naturels lui en font une nécessité, mais
encore parce qu’elle doit y être soumise à cause du péché. Cette dernière
nécessité n’a pas existé dans le Christ, il n’y a eu que la première.
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 1 ad 2),
par la vertu de la divinité du Christ la béatitude était contenue dans l’âme,
de manière qu’elle ne rejaillissait pas sur le corps, et qu’elle ne détruisait
ni sa passibilité, ni sa mortalité. Pour la même raison, la délectation de la
contemplation était retenue dans l’âme, de telle sorte qu’elle ne s’étendait
pas aux facultés sensitives et qu’elle n’excluait pas la douleur sensible.
Mais c’est le
contraire. Le prophète dit (Is., 53, 1) : Il a véritablement porté nos douleurs.
Conclusion Puisque le corps du
Christ a été passible et mortel et que son âme a eu toutes ses puissances
naturelles d’une manière parfaite, il ne doit être douteux pour personne que le
Christ a éprouvé véritablement la douleur.
Article 6 : La
tristesse a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il
semble que la tristesse n’ait pas existé dans le Christ. Car le prophète dit
(Is., 42, 4) : Il ne sera ni triste, ni
turbulent.
Réponse
à l’objection N°1 : La tristesse n’a pas existé dans le Christ
comme passion parfaite ; elle a seulement eu en lui un commencement, comme
propassion. C’est pourquoi il est dit (Matth.,
26, 37) : qu’il commença à s’attrister et
à être affligé. Car autre chose est de s’attrister et autre chose de
commencer à s’attrister, selon la remarque de saint Jérôme.
Objection
N°2. Le Sage dit (Prov., 12, 21) : Rien ne
contristera le juste, quelque chose qu’il lui arrive. Les stoïciens en
donnaient pour raison qu’on ne s’attriste que de la perte de ses biens, et que
le juste ne regarde comme ses biens que la justice et la vertu qu’il ne peut
perdre. Autrement le juste serait soumis à la fortune, s’il s’attristait de la
perte des biens matériels. Or, le Christ a été éminemment juste, d’après ces
paroles du prophète (Jérem., 23, 6) : Voici le nom qu’ils lui donneront, le
Seigneur qui est notre justice. Il n’y a donc pas eu en lui de tristesse.
Réponse à l’objection N°2 :
Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei,
liv. 14, chap. 8), au lieu de ces trois causes de perturbation, la cupidité, la
joie et la crainte, les stoïciens ont supposé dans l’âme du sage trois bonnes
passions -, ainsi ils y mettent la volonté pour la cupidité, la joie pour le
plaisir, la prudence pour la crainte. Mais ils ont nié qu’il
pût y avoir dans l’âme du sage quelque chose qui remplaçât la tristesse
; parce que la tristesse a pour objet le mal qui est déjà arrivé, et qu’ils
pensent qu’il ne peut arriver au sage aucun mal. Ils avaient cette opinion,
parce qu’ils croyaient qu’il n’y avait de bon (Il faut distinguer deux sortes
de bien dans l’homme, le bien physique et le bien moral, puisqu’il y a en lui
deux substances, le corps et la raison. C’est pour avoir confondu ces deux
choses que les stoïciens sont tombés dans l’erreur.) que
l’honnête qui rend les hommes vertueux, et qu’il n’y avait de mauvais que ce
qui est déshonnête et ce qui rend les hommes méchants. Mais quoique l’honnête
soit le bien principal de l’homme et le déshonnête son mal principal, parce que
ces choses appartiennent à la raison qui est ta faculté principale dans l’homme
; cependant il y a pour nous des biens secondaires qui appartiennent au corps
lui-même ou aux choses extérieures qui le servent. A cet égard il peut y avoir
dans l’âme du sage une tristesse qui se rapporte à l’appétit sensitif, selon
qu’il perçoit ces sortes de maux, mais qui cependant n’est pas telle qu’elle
trouble la raison. C’est en ce sens que quelque chose qu’il lui arrive, rien ne
déconcerte le juste, parce que sa raison n’est troublée par aucun événement.
Ainsi la tristesse a donc été dans le Christ à l’étât
de propassion, mais non comme passion parfaite.
Objection N°3.
Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. 13 et 14) : que
toute tristesse est un mal et qu’on doit la fuir. Or, il n’y a pas de mal dans
le Christ que l’on doive fuir. Il n’y a donc pas eu de tristesse en lui.
Réponse à l’objection N°3 : Toute tristesse est une peine, mais elle n’est pas toujours un
péché ; elle ne l’est que quand elle provient d’une affection déréglée. D’où
saint Augustin dit (De civ. Dei, liv.
14, chap. 9) : Quand ces affections suivent la droite raison, et qu’on les
applique dans le temps et le lieu convenables, qui oserait dire alors qu’elles
sont des maladies ou des passions vicieuses ?
Objection
N°4. Saint Augustin dit (De civ. Dei,
liv. 14, chap. 6) : que la tristesse a pour objet les choses qui nous arrivent
malgré nous. Or, le Christ n’a rien souffert contre sa volonté. Car il est dit
(Is., 53, 7) : Il a été immolé parce
qu’il l’a voulu. Il n’y a donc pas eu de tristesse en lui.
Réponse à l’objection N°4 : Rien n’empêche qu’une chose ne soit contraire à la
volonté considérée en elle-même, et que cependant on la veuille en raison de la
fin à laquelle elle se rapporte. Ainsi on ne veut pas une médecine amère pour
elle-même, mais on la veut seulement selon qu’elle se rapporte à la santé.
C’est de cette manière que la mort du Christ et sa passion ont été
involontaires considérées en elles-mêmes, et qu’elles lui ont causé de la
tristesse ; quoiqu’elles aient été volontaires par rapport à leur fin qui est
la rédemption du genre humain.
Mais c’est le
contraire. Le Seigneur dit (Matth., 26, 38) : Mon âme est triste jusqu’à la mort. Et
saint Ambroise s’écrie (De Trin., liv.
2, seu de fide ad Grat., chap. 3) : Comme
homme il a eu de la tristesse, car il a reçu la mienne. Je me sers avec
confiance du mot de tristesse, puisque je prêche la croix sur laquelle il est
mort.
Conclusion L’âme du Christ ayant
pu intérieurement ressentir quelque chose de sensible, comme il a pu éprouver
une véritable douleur, de même on doit reconnaître qu’il y a eu en lui de la
tristesse.
Il faut répondre que,
comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°3), la
délectation de la contemplation de Dieu était retenue dans l’intelligence du
Christ par la vertu divine, de telle sorte qu’elle ne rejaillissait pas sur les
puissances sensitives pour les empêcher d’éprouver la douleur sensible. Or,
comme la douleur sensible est dans l’appétit sensitif, de même aussi la
tristesse. Mais il y a une différence par rapport à leur motif et à leur objet.
Car l’objet et le motif de la douleur est la lésion perçue par le sens du tact,
comme quand on est blessé ; au lieu que l’objet ou le motif de la
tristesse est ce qui nuit, ou le mal intérieur perçu soit par la raison, soit
par l’imagination (C’est ce que nous appelons une peine morale, au lieu que la
douleur est une peine physique.), ainsi que nous l’avons dit (1a 2æ,
quest. 33, art. 2), comme quand quelqu’un s’attriste d’une perte de grâce ou
d’une perte d’argent. L’âme du Christ a pu percevoir intérieurement quelque
chose de nuisible, soit par rapport à lui-même, telle que sa mort et sa
passion, soit par rapport aux autres, tel que le péché de ses disciples, et
aussi celui des Juifs qui le mettaient à mort. C’est
pourquoi comme le Christ a pu éprouver une douleur véritable, de même une
véritable tristesse a pu se trouver en lui ; mais toutefois d’une autre manière
qu’en nous, d’après les trois réserves que nous avons faites (art. 4), lorsque
nous parlions en général des passions de l’âme du Christ.
Article 7 : La
crainte a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il
semble que la crainte n’ait pas existé dans le Christ. Car il est dit (Prov., 28, 1) : Le juste
est hardi comme un lion et ne craint rien. Or, le Christ a été infiniment
juste. Il n’a donc pas eu de crainte.
Réponse à l’objection N°1 :
On dit que le juste est sans crainte, selon que la crainte implique une passion
parfaite qui détourne l’homme de ce qui appartient à la raison. La crainte n’a
pas ainsi existé dans le Christ, elle ne s’y est trouvée qu’à l’état de
propassion. C’est pourquoi il est dit que Jésus commença à craindre ; ce qui se rapporte à la propassion, d’après
saint Jérôme (Sup. illud Matth., chap. 26, Cœpit contristari).
Réponse à l’objection N°2 : Saint Hilaire exclut du Christ la crainte de la même manière
qu’il en a exclu la tristesse, c’est-à-dire quant à la nécessité. Cependant,
pour prouver la vérité de sa nature humaine, il a pris sur lui volontairement
la crainte, comme il a pris aussi la tristesse.
Réponse à l’objection N°3 : Quoique le Christ ait pu éviter les maux futurs par
la vertu de sa divinité, cependant ils étaient inévitables, ou du moins il ne
pouvait pas les éviter facilement, selon l’infirmité de la chair (C’est-à-dire
si on le considère dans sa nature humaine.).
Mais c’est le
contraire. L’Evangile dit (Marc, 14, 33) :
Il commença à être rempli de frayeur et
d’ennui.
Conclusion Le Christ a eu de la
crainte pour le mal futur qui était imminent, mais il n’y a rien eu en lui de
cette crainte qui tient à l’incertitude de l’événement.
Il faut répondre que
comme la tristesse est produite par l’appréhension du mal présent, de même la
crainte résulte de l’appréhension du mal futur. Mais l’appréhension du mal
futur, s’il est absolument certain, ne produit pas la crainte. C’est ce qui
fait dire à Aristote (Rhet., liv. 2, chap. 5)
qu’il n’y a crainte que là où l’on a l’espérance d’échapper. Car quand on n’a
pas d’espérance, on considère le mal comme présent, et par conséquent il
produit la tristesse plutôt que la crainte. Ainsi on peut donc considérer la
crainte sous deux aspects : 1° relativement à ce que l’appétit sensitif fuit
naturellement ce qui blesse le corps ; il le fuit par la tristesse, si le mal
est présent, et par la crainte, s’il est à venir. De la sorte la crainte a été
dans le Christ aussi bien que la tristesse. 2° On peut considérer la crainte
par rapport à l’incertitude de l’événement futur, comme quand nous avons peur
pendant la nuit d’un bruit sans savoir ce que c’est. Cette espèce de crainte
n’a pas existé dans le Christ, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 23).
Article 8 : L’admiration
a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il
semble que l’admiration n’ait pas existé dans le Christ. Car Aristote dit (Met., liv. 1, chap. 2) que l’admiration
provient de ce qu’on voit un effet et qu’on en ignore la cause ; par conséquent
il n’y a que celui qui ignore qui admire. Or, il n’y a pas eu d’ignorance dans
le Christ, comme nous l’avons dit (art. 3). Il n’y a donc pas eu en lui
d’admiration.
Réponse
à l’objection N°1 : Quoique le Christ n’ignorât rien, il pouvait cependant
se présenter quelque chose de nouveau à sa science expérimentale qui excitât
son admiration.
Objection
N°2. Saint Jean Damascène
dit (De orth. fid.,
liv. 2, chap. 15) que l’admiration est la crainte qui résulte d’une grande
imagination. C’est pourquoi Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 3) que le magnanime n’est pas susceptible
d’admiration. Or, le Christ a été éminemment magnanime. Il n’y a donc pas eu en
lui d’admiration.
Réponse à l’objection N°2 : Le Christ n’admirait pas la foi du centurion parce qu’elle était
grande par rapport à lui, mais parce qu’elle était grande par rapport aux
autres (En voyant une chose grande et extraordinaire, quoiqu’on la connaisse
préalablement, on ne la loue pas moins, et on n’en admire pas moins la cause.
Ce fut cette espèce d’admiration que ressentit le Christ à la vue de la foi du
centurion.).
Réponse à l’objection N°3 : Il pouvait tout faire par sa vertu divine
relativement à laquelle l’admiration n’avait pas lieu en lui (L’âme du Christ
ne pouvait pas ainsi tout faire par ses forces ; c’est pourquoi il y avait des
choses qui excitaient son admiration.). Car elle n’y existait que par rapport à
sa science humaine expérimentale, comme nous l’avons vu (dans le corps de cet article.).
Mais c’est le
contraire. L’Evangile dit (Matth., 8, 10) : Que Jésus entendant les paroles du centurion
fut dans l’admiration.
Conclusion Puisqu’il n’y a rien
eu de nouveau pour le Christ ni par rapport à sa science divine, ni par
rapporta sa science infuse, il n’a pu avoir de l’admiration que relativement à
sa science expérimentale.
Il faut répondre que
l’admiration proprement dite a pour objet ce qui est nouveau et insolite. Or,
pour le Christ il ne pouvait rien y avoir de nouveau et d’insolite, quant à sa
science divine par laquelle il connaissait les choses dans le Verbe, ni quant à
sa science humaine par laquelle il connaissait les choses au moyen d’espèces
infuses. Cependant il a pu se faire qu’une chose fût pour lui nouvelle et
extraordinaire par rapport à sa science expérimentale, à l’égard de laquelle de
nouvelles choses pouvaient se présenter à lui tous les jours. C’est pourquoi si
nous parlons de lui quant à la science divine et à la science bienheureuse, ou
quant à la science infuse, il n’y a pas eu d’admiration dans le Christ ; mais
si nous en parlons quant à la science expérimentale, il a pu s’étonner et
admirer. Il a pris ce sentiment pour notre instruction, afin de nous apprendre
à admirer ce qu’il admirait lui-même. D’où saint Augustin dit (Sup. Gen. cont. Man., liv. 1, chap. 8) : Ce que le Seigneur admirait nous
montre ce que nous devons admirer. Par conséquent tous ces
mouvements qui apparaissent on lui ne sont pas les marques d’un esprit
qui se trouble, mais les signes d’un maître qui instruit.
Article 9 : La
colère a-t-elle existé dans le Christ ?
Objection N°1. Il
semble qu’il n’y ait pas eu de colère dans le Christ. Car saint Jacques dit (1,
20) : La colère de l’homme n’opère point
la justice de Dieu. Or, tout ce qui a existé dans le Christ a appartenu à
la justice de Dieu : Car il nous a été
donné de Dieu pour être notre justice, selon l’expression de saint Paul (1 Cor., 1, 30). Il semble donc que la colère n’ait pas existé
dans le Christ.
Réponse à l’objection N°1 :
Comme le dit saint Grégoire (Mor.,
liv. 5, chap. 30), la colère se produit de deux manières dans l’homme. Car
tantôt elle prévient la raison et l’entraîne avec elle pour agir ; et alors on
dit que c’est la colère proprement dite qui opère, car l’opération s’attribue à
l’agent principal. C’est dans ce sens qu’il est dit que la colère de l’homme n’opère pas la justice de Dieu. Mais d’autres
fois la colère suit la raison et en est comme l’instrument. Dans ce cas
l’opération qui appartient à la justice ne s’attribue pas à la colère, mais à
la raison.
Objection N°2. La
colère est opposée à la mansuétude, comme on le voit (Eth., liv. 4, chap.
5). Or, le Christ a été doux. Il n’y a donc pas eu de colère en lui.
Réponse à l’objection N°2 : La colère qui transgresse l’ordre de la raison est opposée à la
douceur, mais il n’en est pas de même de la colère qui est modérée et qui est
maintenue dans de sages limites par cette faculté ; car la mansuétude tient le
milieu dans la colère.
Réponse à l’objection N°3 : En nous selon l’ordre naturel les puissances de
l’âme s’entravent mutuellement, de sorte que quand l’opération d’une puissance
est intense, l’opération de l’autre se trouve affaiblie. D’où il résulte que le
mouvement de la colère, quoiqu’il soit modéré conformément à la raison, trouble
toujours de quelque manière l’œil de l’âme qui se livre à la contemplation.
Mais dans le Christ sous l’action modératrice de la vertu divine il était
permis à chaque puissance de faire ce qui lui était propre, de telle sorte
qu’une puissance n’était point entravée par une autre. C’est pourquoi comme la
délectation de l’intelligence qui contemplait n’empêchait pas la tristesse ou
la douleur de la partie inférieure ; de même les passions de la partie
inférieure de l’âme n’entravaient en rien l’acte de la raison.
Mais c’est le
contraire. D’après saint Jean (Jean, chap. 2) le Christ a accompli en lui ces
paroles du Psalmiste (Ps. 68, 10) : Le zèle de votre maison me dévore.
Conclusion Puisqu’il y a eu dans
le Christ de la tristesse et un désir de vengeance qui n’était pas contraire à
l’ordre de la raison, ni en dehors de cet ordre, il n’y a pas eu en lui la
colère qui est l’effet du vice, mais il y a eu celle qui est produite par le
zèle de la gloire de Dieu.
Il faut répondre que,
comme nous l’avons dit (1a 2æ, quest. 46, art. 3 ad 3, et 2a 2æ, quest. 158, art. 1, 2 et 3), la colère est l’effet de la
tristesse. Car la tristesse produit dans celui qui
l’éprouve à l’égard de la partie sensitive de l’âme le désir de repousser
l’injure faite à lui ou aux autres. Par conséquent la colère est une passion
composée de la tristesse et du désir de la vengeance. Or, nous avons dit (art.
6) que la tristesse a pu exister dans le Christ. Quant au désir de la vengeance,
il est quelquefois accompagné de péché ; par exemple
quand on cherche à se venger sans suivre l’ordre de la raison. La colère n’a pu
exister de la sorte dans le Christ, et c’est cette espèce de colère qu’on dit
produite par le vice. Mais d’autres fois ce désir est sans péché et même il est
louable ; comme quand on désire se venger selon l’ordre de la justice, et c’est
ce qu’on appelle la colère excitée par le zèle (Ce fut la colère que le Christ
éprouva quand il chassa les vendeurs du temple. C’est pourquoi, après avoir
raconté ce fait, l’Evangile ajoute (Jean, 2, 17) : Or, ses disciples se rappelèrent qu’il est écrit : Le zèle de
votre maison me dévore.). Car saint Augustin dit (Sup. Joan., tract. 10) : Qu’il est dévoré par
le zèle de la maison de Dieu, celui qui cherche à corriger toutes les mauvaises
choses qu’il voit et qui, quand il n’y réussit pas, les tolère et en gémit.
Cette espèce de colère a existé dans le Christ.
Article 10 :
Le Christ a-t-il été tout à la fois voyageur et voyant ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ n’ait pas été tout à la fois voyageur et voyant. Car il
convient au voyageur de se mouvoir vers la fin de la béatitude, au lieu qu’il
convient au voyant de s’y reposer. Or, il ne peut pas se faire que le même
individu se meuve vers sa fin et qu’il s’y repose en même temps. Le Christ n’a
donc pas pu être simultanément voyageur et voyant.
Réponse
à l’objection N°1 : Il est impossible de se mouvoir vers la fin et de s’y
reposer sous le même rapport ; mais rien n’empêche de le faire sous des
rapports différents : comme un homme est savant par rapport aux choses qu’il
connaît et il est en même temps étudiant par rapport à celles qu’il ne connaît
pas.
Objection
N°2. Il ne convient pas à
l’homme de se mouvoir vers la béatitude ou de l’obtenir par rapport à son
corps, mais par rapport à son âme. D’où saint Augustin dit (Ep. 118 ad Diosc.) qu’il rejaillit de l’âme sur la nature inférieure,
c’est-à-dire sur le corps, non la béatitude qui est propre à celui qui est
capable de jouissance et d’intelligence, mais une plénitude de santé et une
vigueur qui le rend incorruptible. Or, quoique le Christ ait eu un corps
passible, cependant il jouissait pleinement de Dieu par l’esprit. Il n’a donc
pas été voyageur, mais simplement voyant.
Réponse à l’objection N°2 : La béatitude consiste principalement et proprement dans l’âme
par rapport à l’intelligence, mais elle requiert secondairement et
instrumentalement les biens du corps ; c’est ainsi qu’Aristote dit (Eth., liv. 1, chap. 8) que les biens
extérieurs servent instrumentalement à la béatitude.
Objection
N°3. Les saints dont les âmes sont dans le ciel et les corps dans le tombeau
jouissent de la béatitude par leur âme, quoique leurs corps soient soumis à la
mort. Cependant on ne dit pas qu’ils sont voyageurs, mais seulement voyants.
Donc pour la même raison, quoique le corps du Christ ait été mortel, cependant
comme son âme jouissait de Dieu, il semble qu’il ait été purement voyant et
qu’il n’ait été voyageur d’aucune manière.
Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre au troisième, qu’il n’y a pas lieu
de raisonner de la même manière sur les âmes des saints et sur le Christ, pour
deux motifs : 1° parce que les âmes des saints ne sont plus passibles, comme
l’a été l’âme du Christ ; 2° parce que leurs corps ne font plus rien qui soit
pour eux un moyen de tendre à la béatitude (Arrivés au terme, ils ne peuvent
plus mériter, tandis que le Christ était véritablement in viâ.), comme le Christ y
tendait relativement à la gloire du corps par les souffrances sensibles qu’il
endurait.
Mais c’est le
contraire. Le prophète dit (Jérem., 14, 8) : Pourquoi devez-vous être comme un étranger
sur la terre ou comme un voyageur qui entre dans une hôtellerie pour y passer
une nuit.
Conclusion
Le Christ a été voyant selon qu’il possédait la béatitude propre à son âme, et
il a été en même temps voyageur, selon qu’il tendait à la béatitude
relativement à ce qui lui manquait à cet égard.
Il faut répondre qu’on dit de quelqu’un
qu’il est voyageur, parce qu’il tend à la béatitude, et on dit qu’il est
voyant, parce qu’il la possède déjà, d’après ces passages de saint Paul (1 Cor., 9, 24) : Courez de
telle sorte que vous remportiez le prix. (Philip., 3, 12) : Je poursuis
ma course pour tâcher d’atteindre le but (Dans ces deux textes, saint
Thomas s’appuie sur le mot comprehendere, d’où vient comprehensor. Sic currite ut comprehendatis
; sequor autem si quo modo comprehendam.).
Mais la béatitude parfaite de l’homme consiste dans l’âme et le corps, comme
nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 4, art. 6). Elle consiste
dans l’âme quant à ce qui lui est propre, selon que l’intelligence voit Dieu et
qu’elle en jouit ; elle consiste dans le corps, selon qu’il ressuscitera
spirituel, fort, glorieux et incorruptible, comme le dit saint Paul (1 Cor., chap. 15). Or, le Christ avant
sa passion voyait Dieu pleinement par son intelligence ; et par conséquent il
avait la béatitude quant à ce qui est propre à l’âme ; mais par rapport aux
autres choses il ne l’avait pas, parce que son âme était passible, et que son
corps était passible et mortel, comme on le voit d’après ce que nous avons dit
(art. 4 et quest. 14, art. 1 et 2). C’est pourquoi il était voyant en tant
qu’il avait la béatitude propre à l’âme, et il était en même temps voyageur, en
tant qu’il tendait à la béatitude par rapport à ce qui lui manquait à cet
égard.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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