Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 16 : Des conséquences de l’union par rapport à ce qui convient au Christ selon l’être (Cette question a pour objet ce que les théologiens appellent la communication des idiomes ou des propriétés. Car il est de foi qu’en vertu de l’union hypostatique les attributs humains peuvent se dire de Dieu, et les attributs divins peuvent se dire de l’homme. Cette question est très importante, puisqu’elle a pour objet de déterminer comment l’on doit s’exprimer en parlant du mystère de l’Incarnation pour le faire d’une manière exacte et rigoureuse.)

 

            Après avoir parlé de l’union, nous devons nous occuper de ses conséquences : 1° quant à ce qui convient au Christ considéré en lui-même ; 2° quant à ce qui lui convient par rapport à Dieu son Père ; 3° quant à ce qui lui convient par rapport à nous. — Sur la première de ces trois choses il y a une double considération à faire. — Il faut examiner d’abord ce qui convient au Christ selon l’être et le devenir, et ensuite ce qui lui convient selon la raison de son unité. — La première de ces considérations nous présente douze questions : 1° Cette proposition est-elle vraie : Dieu est homme ? — 2° Est-il vrai de dire : l’homme est Dieu ? (Cette proposition n’est que la proposition précédente retournée ; elle est exacte, puisque le concret se dit du concret.) — 3° Peut-on dire que le Christ est un homme seigneurial ? (Homo dominicus. Saint Athanase est le premier qui ait employé cette expression (in Exposit. fid. et in disput. cont. Arian.). On la trouve aussi dans saint Epiphane (Ancor., § 95), dans Anastase (in Oδηγῶ, chap. 13) ; mais ces Pères ne l’ont pas prise dans le sens que saint Thomas indique ici et qu’il réfute d’après saint Augustin.) — 4° Ce qui convient au fils de l’homme peut-on le dire du Fils de Dieu et réciproquement ? (La communication des idiomes que saint Thomas établit dans cet article est de foi.) — 5° Les choses qui conviennent au fils de l’homme peuvent-elles se dire de la nature divine, et celles qui conviennent au Fils de Dieu peuvent-elles se dire de la nature humaine ? (Dans cet article, saint Thomas établit les règles qui regardent la communication des idiomes.) — 6° Cette proposition : le Fils de Dieu s’est fait homme est-elle vraie ? (Cet article a pour objet de démontrer 1 exactitude de cette expression qui est employée dans le symbole de Nicée : Et homo factus est.) — 7° Peut-on dire : l’homme est fait Dieu ? (Cette proposition ne parait que la proposition précédente convertie. Mais la conversion ne vaut rien, parce que tout le prédicat n’est pas converti. Il faudrait : Is qui est homo factus est Deus. Voyez la réponse au 4° argument.) — 8° Est-il vrai de dire : le Christ est une créature ? (Cet article est une réfutation de l’erreur d’Ebion, de Cérinthe, de Carpocrate, de Photin, d’Arius, de Nestorius, qui ont prétendu que le Christ n’était pas Dieu par nature.) — 9° Pourrait-on dire en montrant le Christ : Cet homme a commencé d’être ou bien il a toujours été ? — 10° Peut-on dire : le Christ comme homme est une créature ? — 11° Cette proposition : Le Christ comme homme est Dieu, est-elle vraie ? — 12° Est-il vrai de dire : Le Christ comme homme est une hypostase ou une personne ?

 

Article 1 : Cette proposition est-elle vraie : Dieu est homme ?

 

Objection N°1. Il semble que cette proposition : Dieu est homme soit fausse. Car toute proposition affirmative dans une matière éloignée est fausse. Or, cette proposition : Dieu est homme est dans une matière éloignée, parce que les formes signifiées par le sujet et le prédicat sont infiniment distinctes. Par conséquent cette proposition étant affirmative, il semble qu’elle soit fausse.

Réponse à l’objection N°1 : Quand des formes diverses ne peuvent se réunir dans un seul et même suppôt, alors il faut que la proposition soit en matière éloignée (Dans ce cas, quand la proposition est affirmative elle est fausse, comme quand on dit : Homo est equus.), que le sujet exprime l’une de ces formes et le prédicat l’autre. Mais quand deux formes peuvent convenir dans un seul et même suppôt, la matière n’est pas éloignée, mais naturelle ou contingente, comme quand je dis : Un musicien blanc (Dans cet exemple, la matière est contingente, parce que l’attribut est accidentel. Elle est naturelle quand l’attribut se dit du sujet par lui-même, comme l’espèce se dit de son hypostase, et c’est ce qui a lieu dans l’Incarnation.). Or, la nature divine et la nature humaine, quoiqu’elles soient infiniment distinctes, sont cependant réunies par le mystère de l’Incarnation dans un seul et même suppôt, dans lequel ni l’une ni l’autre n’est unie par accident, mais par elle-même. C’est pourquoi cette proposition : Dieu est homme, n’est ni en matière éloignée, ni en matière contingente, mais en matière naturelle, et l’homme se dit de Dieu non par accident, mais par lui-même ; comme l’espèce se dit de son hypostase, non en raison de la forme signifiée par le mot Dieu, mais en raison du suppôt qui est l’hypostase de la nature humaine.

 

Objection N°2. Les trois personnes divines conviennent mieux entre elles que la nature humaine et la nature divine. Or, dans le mystère de la Trinité une personne ne se dit pas d’une autre : car nous ne disons pas que le Père est le Fils, ou réciproquement. Il semble donc que la nature humaine ne puisse pas se dire de Dieu au point de pouvoir affirmer que Dieu est homme.

Réponse à l’objection N°2 : Les trois personnes divines ont la même nature ; mais elles sont distinctes à l’égard du suppôt, et c’est pour ce motif qu’elles ne se disent pas les unes des autres. Dans le mystère de l’Incarnation, les natures étant distinctes ne se disent pas l’une de l’autre, selon qu’on les exprime in abstracto (car la nature divine n’est pas la nature humaine). Mais, parce qu’elles sont unies dans le même suppôt, elles se disent l’une de l’autre in concreto.

 

Objection N°3. Saint Athanase dit (Symb. fid.) que, comme l’âme et le corps ne forment qu’un seul homme, de même Dieu et l’homme ne forment qu’un seul Christ. Or, il est faux de dire : l’âme est le corps ; il est donc faux aussi de dire : Dieu est homme.

Réponse à l’objection N°3 : L’âme et le corps sont pris là in abstracto, comme la divinité et l’humanité. On dit in concreto ce qui est animé et ce qui est corporel, comme on dit Dieu et homme. Par conséquent, de part et d’autre, l’abstrait ne se dit pas de l’abstrait, mais c’est seulement le concret qui se dit du concret.

 

Objection N°4. Comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 39, art. 3), ce qui est dit de Dieu non relativement, mais absolument, convient à la Trinité entière et à chaque personne. Or, le mot homme n’est pas un nom relatif, mais un nom absolu. Si donc on le disait de Dieu véritablement, il s’ensuivrait que la Trinité entière et chacune des personnes serait homme, ce qui est évidemment faux.

Réponse à l’objection N°4 : Le mot homme se dit de Dieu en raison de l’union personnelle. Cette union implique une relation. C’est pourquoi ce mot ne suit pas la règle des noms (Ce n’est pas un nom essentiel, mais un nom relatif.) qui se disent de Dieu absolument de toute éternité.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Phil., 2, 6) : Que le Christ ayant la forme de Dieu… s’est néanmoins anéanti lui-même en prenant la forme d’un serviteur, en se rendant semblable aux hommes et en se faisant reconnaître pour tel par tout ce qui a paru de lui au dehors. Par conséquent celui qui a la forme de Dieu est homme, et comme celui qui a la forme de Dieu est Dieu, il s’ensuit que Dieu est homme.

 

Conclusion Puisque la personne du Fils de Dieu, qui est à juste titre désignée par le mot Dieu, est un suppôt de la nature humaine que ce mot homme exprime d’une manière concrète, il est évident que cette proposition : Dieu est homme, est vraie et propre, non-seulement à cause de la vérité des termes, mais encore parce qu’elle est vraie en ce qu’elle énonce.

Il faut répondre que cette proposition : Dieu est homme est admise par tous les chrétiens, mais elle ne l’est cependant pas par tous sous le même rapport. En effet, il y en a qui l’admettent non pas selon l’acception propre de ces termes. Car les manichéens disent que le Verbe de Dieu est homme (Ils prennent le mot Dieu dans son sens propre, et le mot homme dans un sens impropre.), non pas un homme véritable, mais une ressemblance d’homme, dans le sens qu’ils disent que le Fils de Dieu a pris un corps fantastique. Ainsi ils prétendent que Dieu est homme, comme on donne le nom d’homme à une figure de cuivre, parce qu’elle en a la ressemblance. De même ceux qui ont supposé que dans le Christ l’âme et le corps n’ont pas été unis, ne peuvent pas dire que Dieu soit un homme véritable, mais ils doivent dire que c’est un homme figurativement en raison de ses parties. Ces deux opinions ont été rejetées plus haut l’une et l’autre (quest. 2, art. 5 et 6, et quest. 5, art. 1 et 2). — D’autres au contraire supposent que l’homme a été véritable, mais ils nient qu’il en soit de même de Dieu. Car ils disent que le Christ qui est Dieu et homme est Dieu non par nature, mais par participation, c’est-à-dire par grâce. C’est ainsi qu’on appelle tous les saints des dieux. Seulement le Christ aurait mérité ce titre plus essentiellement que tous les autres, parce que sa grâce a été plus abondante. D’après ce système, quand on dit : Dieu est homme, le mot Dieu ne suppose pas un Dieu véritable et naturel (Ainsi, dans cette phrase : Dieu est homme, Photin prend le mot homme dans son sens propre, et le mot Dieu dans un sens impropre. C’est le contraire de Manès.). Cette hérésie a été celle de Photin que nous avons réfutée (quest. 2, art. 6). — D’autres, accordant cette proposition et admettant la vérité des deux termes, reconnaissent que le Christ est vrai Dieu et qu’il est vrai homme ; mais ils ne veulent pas qu’elle soit véritable en la manière dont on l’énonce. Car ils prétendent que l’homme se dit de Dieu par une certaine union, soit de dignité, soit d’autorité, soit d’affection, ou d’habitation. C’est de la sorte que Nestorius a supposé que Dieu était homme, ne désignant par là rien autre chose que cette union de l’homme avec Dieu, d’après laquelle Dieu habite dans l’homme et lui est unie par l’affection et par la participation à l’autorité et aux honneurs divins (Quand Nestorius disait que Dieu est homme, il donnait à cette proposition un sens moral, comme quand nous disons d’un ami qu’il est un autre nous-même.). Tous ceux qui mettent deux hypostases ou deux suppôts dans le Christ tombent dans une erreur semblable : parce qu’il n’est pas possible de comprendre que de deux choses qui sont distinctes par rapport au suppôt ou à l’hypostase, l’une se dise proprement de l’autre. Elles ne peuvent se dire qu’au figuré par rapport au sujet dans lequel elles s’unissent, comme si l’on disait que Pierre est Jean, parce qu’ils sont unis entre eux. Nous avons encore rejeté ces erreurs (quest. 2, art. 6). Par conséquent, en supposant d’après la vérité de la foi catholique que la vraie nature divine a été unie à la véritable nature humaine, non-seulement dans la personne, mais encore dans le suppôt ou l’hypostase, nous disons que cette proposition : Dieu est homme, est vraie et propre, non seulement à cause de la vérité des termes (c’est-à-dire, parce que le Christ est vrai Dieu et vrai homme), mais encore à cause de la vérité de ce qu’elle énonce (C’est-à-dire qu’il y a union réelle et substantielle entre le sujet et le prédicat.). Car le mot qui signifie une nature commune in concreto peut être employé pour chacun des individus contenus sous cette nature commune. Ainsi le mot homme peut désigner tout homme en particulier. Et c’est ainsi que le mot Dieu d’après le mode de sa signification peut être employé pour désigner la personne du Fils, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 39, art. 4). Le mot qui désigne une nature in concreto peut se dire véritablement et proprement de tous les suppôts de cette nature ; comme le mot homme se dit proprement et véritablement de Socrate et de Platon. Par conséquent la personne du Fils de Dieu pour laquelle on emploie le mot Dieu, étant le suppôt de la nature humaine, le mot homme peut se dire véritablement et proprement du mot Dieu, selon que ce dernier désigne la personne du Fils de Dieu (A l’égard de la communication des idiomes, on donne pour règle générale, que les noms concrets des natures et des propriétés peuvent se dire l’un de l’autre, comme Dieu est homme ; que les noms abstraits ne peuvent se dire ainsi réciproquement, comme l’humanité est la divinité ; et qu’on ne peut pas dire un nom abstrait d’un nom concret, comme l’humanité est Dieu, ou la divinité est l’homme.).

 

Article 2 : Cette proposition est-elle vraie : L’homme est Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble que cette proposition soit fausse : L’homme est Dieu. Car le nom de Dieu est un nom incommunicable. D’où le Sage (Sag., chap. 13 et 14) reprend les idolâtres de ce qu’ils ont donné au bois et à la pierre le nom de Dieu qui est incommunicable. Pour la même raison il semble donc répugner que ce mot se dise de l’homme.

Réponse à l’objection N°1 : Les idolâtres attribuaient le nom de la divinité à la pierre et au bois considérés dans leur nature, parce qu’ils pensaient qu’il y avait en eux quelque chose de divin. Pour nous, nous n’attribuons pas le nom de Dieu au Christ, par rapport à sa nature humaine, mais par rapport au suppôt éternel, qui est aussi, par le moyen de l’union, le suppôt de la nature humaine, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. Tout ce qui se dit du prédicat se dit du sujet. Ainsi cette proposition est vraie : Dieu est Père ou Dieu est Trinité. Si donc il est vrai de dire : l’homme est Dieu, il semble qu’il soit vrai de dire : l’homme est Père ; ou l’homme est Trinité. Ces dernières propositions étant fausses, la première l’est aussi.

Réponse à l’objection N°2 : Le mot Père se dit du nom de Dieu, selon que ce nom désigne la personne du Père. Mais il ne se dit pas ainsi de la personne du Fils, parce que la personne du Fils n’est pas la personne du Père, et, par conséquent, il ne faut pas que le mot de Père se dise du mot homme (Ainsi on ne peut pas dire l’homme est Père, comme on dit l’homme est Dieu, parce que dans cette dernière proposition le mot Dieu se rapporte à la personne du Fils.), dont on dit le nom de Dieu, selon que le mot homme désigne la personne du Fils.

 

Objection N°3. Le Psalmiste dit (Ps. 80, 9) : Il n’y aura pas de Dieu récent parmi vous. Or, l’homme est quelque chose de récent, car le Christ n’a pas toujours été homme. Il est donc faux de dire : l’homme est Dieu.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique la nature humaine soit dans le Christ quelque chose de récent, cependant il n’en est pas de même du suppôt de cette nature, puisqu’il est éternel. Et comme le nom de Dieu ne se dit pas de l’homme en raison de la nature humaine, mais en raison du suppôt, il ne s’ensuit pas que nous admettions un Dieu récent. Mais cette conséquence serait inévitable, si nous pensions que l’homme désigne un suppôt créé (Et que dans cette hypothèse nous maintenions la communication des idiomes.), comme sont obligés de le faire ceux qui admettent dans le Christ deux suppôts.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Rom., 9, 5) : C’est des patriarches qu’est sorti selon la chair le Christ qui est Dieu au-dessus de tout, béni dans tous les siècles. Or, le Christ est homme selon la chair. Il est donc vrai de dire : l’homme est Dieu.

 

Conclusion Supposé la vérité des deux natures et leur union personnelle et hypostatique : comme il est vrai de dire : Dieu est homme, de même aussi : l’homme est Dieu.

Il faut répondre qu’en supposant la vérité des deux natures, c’est-à-dire de la nature divine et de la nature humaine, et leur union dans la personne et l’hypostase, cette proposition est vraie et propre : L’homme est Dieu, aussi bien que celle-ci : Dieu est homme. Car le mot homme peut désigner toute hypostase de la nature humaine, et, par conséquent, il peut désigner la personne du Fils de Dieu, que nous disons être l’hypostase de la nature humaine. Or, il est évident que le mot Dieu se dit véritablement et proprement de la personne du Fils de Dieu, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 39, art. 3 et 4). D’où il résulte que cette proposition : L’homme est Dieu, est vraie et propre.

 

Article 3 : Peut-on dire que le Christ est un homme seigneurial ?

 

Objection N°1. Il semble que l’on puisse dire que le Christ est un homme seigneurial. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quæst. 36) : On doit avertir les chrétiens d’attendre les biens qui ont été dans cet homme seigneurial. Or, il parle ainsi du Christ. Il semble donc que le Christ soit un homme seigneurial.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin a rétracté ces paroles et d’autres semblables (Retr., liv. 1, chap. 17). Aussi, après le passage que nous avons cité, il ajoute : Partout où j’ai dit que Jésus-Christ est un homme seigneurial, je voudrais ne pas l’avoir dit ; car j’ai vu ensuite qu’on ne devait, pas s’exprimer ainsi, quoiqu’on puisse défendre cette locution de quelque manière (Saint Augustin s’était servi de cette expression (Quæst., liv. 83, quest. 36 et 37, et liv. 2 De serm. Dei in monte, chap. 6). Plusieurs autres Pères se sont élevés contre elle, parce que les hérétiques en pouvaient abuser. Nous citerons particulièrement saint Grégoire de Nazianze (Orat., 51, p. 758).). Ainsi on pourrait dire qu’on l’appelle homme seigneurial, en raison de la nature humaine que le mot homme désigne, mais non en raison du suppôt.

 

Objection N°2. Comme la domination convient au Christ en raison de la nature divine, de même l’humanité appartient aussi à la nature humaine. Or, on dit que Dieu s’est humanisé, comme on le voit par saint Jean Damascène, qui dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 2) que l’incarnation démontre l’union qui se rapporte à l’homme. Donc, pour la même raison, on peut dire du Christ qu’il est seigneurial.

Réponse à l’objection N°2 : Ce suppôt unique, qui appartient à la nature divine et à la nature humaine, a d’abord appartenu à la nature divine, c’est-à-dire de toute éternité, et il est ensuite devenu dans le temps le suppôt delà nature humaine, au moyen de l’Incarnation. C’est pour ce motif qu’on dit qu’il s’est humanisé (Le mot humanatio a été employé par les Latins pour désigner l’Incarnation.), non parce qu’il a pris l’homme, mais parce qu’il a pris la nature humaine. Mais il n’est pas vrai que le suppôt de la nature humaine ait pris la nature divine. Par conséquent, on ne peut pas dire que l’homme a été déifié ou qu’il est seigneurial.

 

Objection N°3. Comme le mot seigneurial se dit dénominativement du Seigneur, de même le mot divin se dit de Dieu de la sorte. Or, saint Denis appelle le Christ (De cœl. hier., chap. 4) le très divin Jésus. Pour la même raison, on peut donc dire que le Christ est un homme seigneurial.

Réponse à l’objection N°3 : Le mot divin se dit ordinairement des choses dont le nom de Dieu se dit essentiellement. Car nous disons que l’essence divine est Dieu, en raison de l’identité, et que l’essence est de Dieu, ou qu’elle est divine, à cause du divers mode de signification. Ainsi nous disons le Verbe divin, quoique le Verbe soit Dieu. De même nous disons la personne divine, comme nous disons la personne de Platon, à cause du divers mode de signification. Mais le mot seigneurial ne se dit pas des choses dont le mot seigneur se dit. Car on n’a pas coutume de dire qu’un homme qui est seigneur soit seigneurial ; mais on donne ce nom à ce qui appartient de quelque manière au seigneur. Ainsi on dit la volonté seigneuriale, la main seigneuriale, la passion seigneuriale. C’est pourquoi le Christ, qui est Seigneur, ne peut pas être appelé seigneurial ; mais on peut donner cette qualification à sa chair et à sa passion (Nous disons en français l’Oraison dominicale ; c’est la seule application directe du mot dominicus, que nous traduisons ici par seigneurial, qui subsiste dans notre langue.).

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Retract., liv. 1, chap. 19) : Je ne vois pas que l’on ait raison d’appeler Jésus-Christ un homme seigneurial, puisqu’il est véritablement Seigneur.

 

Conclusion Puisque le mot Dieu et le mot Seigneur se disent essentiellement de la personne du Fils de Dieu, tandis que le mot seigneurial se dit dénominativement du Seigneur, le Christ ne doit pas être appelé proprement et véritablement un homme seigneurial, mais on doit lui donner le nom de Seigneur.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°3), quand on appelle homme Jésus-Christ on désigne le suppôt éternel, qui est la personne du Fils de Dieu, parce qu’il n’y a qu’un suppôt pour les deux natures. Les mots Dieu et Seigneur se disent essentiellement de la personne du Fils de Dieu. C’est pourquoi ils ne doivent pas se dire d’elle dénominativement, parce que ce serait déroger à la vérité de l’union. Ainsi, puisque le mot seigneurial se dit dénominativement du Seigneur, on ne peut pas dire dans un sens vrai et propre que le Christ soit seigneurial, mais on doit dire plutôt qu’il est seigneur. Toutefois si en disant homme Jésus- Christ, on désignait un suppôt créé, comme le font ceux qui mettent en lui deux suppôts, on pourrait dire que cet homme est seigneurial, en tant qu’il est élevé à la participation de l’honneur divin, ainsi que l’ont prétendu les nestoriens. D’ailleurs on ne dit pas que la nature humaine est essentiellement Dieu, mais qu’elle est déifiée, non qu’elle soit changée en la nature divine, mais parce qu’elle est unie avec elle dans une seule et même hypostase, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 11 et 17).

 

Article 4 : Les choses qui conviennent au fils de l’homme peuvent- elles se dire du fils de Dieu et réciproquement ?

 

Objection N°1. Il semble que les choses qui appartiennent à la nature humaine ne puissent se dire de Dieu. Car il est impossible que des choses opposées se disent du même sujet. Or, les choses qui appartiennent à la nature humaine sont contraires à celles qui sont propres à Dieu. En effet, Dieu est incréé, immuable et éternel, au lieu qu’il appartient à la nature humaine d’être créée, temporelle et changeante. Ce qui appartient à la nature humaine ne peut donc se dire de Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : Il est impossible que des choses opposées se disent du même sujet sous le même rapport, mais rien n’empêche qu’on ne les dise sous des rapports divers. C’est ainsi que les contraires se disent du Christ, non sous le même rapport, mais relativement à ses natures diverses.

 

Objection N°2. Il semble que ce soit déroger à la gloire de Dieu et le blasphémer, que de lui attribuer ce qui appartient à un défaut. Or, ce qui appartient à la nature humaine renferme un défaut, comme souffrir, mourir, etc. Il semble donc que les choses qui appartiennent à la nature humaine ne puissent se dire de Dieu d’aucune manière.

Réponse à l’objection N°2 : Si l’on attribuait à Dieu selon la nature divine ce qui est un défaut, ce serait un blasphème, parce qu’on diminuerait par là l’honneur qui lui est dû ; mais il n’y a rien d’injurieux pour Dieu, si on le lui attribue par rapport à la nature humaine qu’il a prise. D’où il est dit dans un discours du concile d’Ephèse (Serm. 2 de Nativ. in hoc conc., part. 3, chap. 10) : Dieu ne considère jamais comme une injure ce qui est une occasion de salut pour les hommes. Car aucune des choses abjectes qu’il a choisies à cause de nous ne fait injure à sa nature, qui ne peut pas être injuriée, mais il s’est approprié ces humiliations pour nous sauver. Par conséquent, puisque ces choses viles et abjectes ne sont pas une injure pour la nature divine, mais qu’elles opèrent le salut des hommes, comment dites-vous que ce qui est cause de notre salut a été une occasion d’injure pour Dieu (C’est la réponse faite par le concile à l’objection de Nestorius.) ?

 

Objection N°3. Il convient à la nature humaine d’être prise, tandis que cela ne convient pas à Dieu. On ne peut donc pas dire de Dieu ce qui appartient à la nature humaine.

Réponse à l’objection N°3 : Il convient à la nature humaine d’être prise par le Verbe, non en raison du suppôt, mais en raison d’elle-même (Les choses qui conviennent à la nature humaine, à raison du suppôt, comme souffrir et mourir, peuvent être appliquées au Fils de Dieu, mais celles qui lui sont propres ou qui se disent d’elle, abstraction faite du suppôt, ne conviennent pas à la nature divine. Ainsi elle peut être prise par la nature divine, mais elle ne peut pas la prendre, tandis que pour la nature divine c’est le contraire.). C’est pourquoi cette même chose ne convient pas à Dieu.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 4 et 6) que Dieu a pris ce qui est propre à la chair, puisqu’on dit que Dieu est passible, et que le Seigneur de la gloire a été crucifié.

 

Conclusion Puisqu’il n’y a qu’une seule et même hypostase pour les deux natures, il est évident que les choses qui appartiennent à la nature divine peuvent se dire de l’homme comme de l’hypostase de la nature divine, et que celles qui appartiennent à la nature humaine peuvent se dire de Dieu, comme de l’hypostase de la nature humaine.

Il faut répondre, qu’à l’égard de cette question, les nestoriens et les catholiques ont été divisés. Car les nestoriens voulaient séparer les mots qui se disent du Christ, de manière qu’on ne dît pas de Dieu ce qui appartient à la nature humaine, et qu’on ne dit pas de l’homme ce qui appartient à la nature divine. D’où. Nestorius a dit : Si quelqu’un veut attribuer au Verbe de Dieu les passions, qu’il soit anathème. Quant aux noms qui peuvent appartenir à l’une et à l’autre nature, ils les appliquaient seuls aux deux natures, comme le mot de Christ ou celui de Seigneur. Ainsi ils admettaient que le Christ est né de la Vierge et qu’il a existé de toute éternité ; mais ils ne disaient pas que Dieu est né de la Vierge ou que l’homme a existé de toute éternité (Nestorius prétendait qu’en s’exprimant ainsi on tombait dans l’erreur des païens sur la nature de la divinité, qu’on renouvelait les erreurs d’Apollinaire et d’Arius (Epist. ad Cyril).). Au contraire, les catholiques ont établi que ce qui se dit du Christ, soit par rapport à la nature divine, soit par rapport à la nature humaine, peut se dire de Dieu aussi bien que de l’homme. D’où saint Cyrille dit (Epist. ad Nest. de excom., can. 4, et hab., conc. Ephes., gen. 3, part. 1, chap. 26) : Si quelqu’un attribue à deux personnes ou à deux hypostases les expressions qui se trouvent dans les évangiles et dans les écrits des apôtres, ou ce qui est dit du Christ par les saints, ou ce que le Christ dit de lui-même, et qu’il croie que parmi ces choses les unes doivent se rapporter à l’homme et les autres au Verbe seul ; qu’il soit anathème. — La raison en est que la même hypostase appartenant aux deux natures, c’est de la même personne qu’on parle sous le nom de l’une et de l’autre. Ainsi, soit qu’on parle de l’homme, soit qu’on parle de Dieu, il s’agit de l’hypostase de la nature divine et de la nature humaine. C’est pourquoi on peut dire de l’homme ce qui appartient à la nature divine, comme de l’hypostase de cette nature, et on peut dire de Dieu ce qui appartient à la nature humaine, comme de l’hypostase de la nature humaine. — Cependant il faut observer que dans une proposition où l’on dit une chose d’une autre, on considère, non seulement ce qu’est le sujet dont on affirme le prédicat, mais encore la raison pour laquelle cette chose lui est attribuée. Ainsi, quoiqu’on ne distingue pas les choses que l’on dit du Christ, cependant on distingue le rapport sous lequel on les dit. Car ce qui appartient à la nature divine se dit du Christ par rapport à sa nature divine, et ce qui appartient à la nature humaine se dit de lui par rapport à sa nature humaine. D’où saint Augustin dit (De Trin., liv. 1, chap. 11) : Distinguons dans les Ecritures ce qui se rapporte à la forme de Dieu, par laquelle il est égal au Père, et ce qui se rapporte à la forme d’esclave qu’il a reçue, et par laquelle il est au-dessous de son Père. Et plus loin il ajoute (chap. 13) : Un lecteur prudent, sage et pieux, comprend ce qui est dit absolument et ce qui est dit relativement.

 

Article 5 : Ce qui convient au fils de l’homme peut-il se dire de la nature divine, et ce qui convient au fils de Dieu peut-il se dire de la nature humaine ?

 

Objection N°1. Il semble que ce qui appartient à la nature humaine puisse se dire de la nature divine. Car ce qui appartient à la nature humaine se dit du Fils de Dieu et de Dieu. Or, Dieu est sa nature. Par conséquent, ce qui appartient à la nature humaine peut se dire de la nature divine.

Réponse à l’objection N°1 : En Dieu la personne est réellement la même chose que la nature, et en raison de cette identité la nature divine se dit du Fils de Dieu. Cependant le mode de signification n’est pas le même. C’est pourquoi il y a des choses qui se disent du Fils de Dieu et qui ne se disent pas de la nature divine. C’est ainsi que nous disons que le Fils de Dieu est engendré, tandis que nous ne le disons pas de la nature divine, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 39, art. 5). De même dans le mystère de l’Incarnation nous disons que le Fils de Dieu a souffert, mais nous ne disons pas que la nature divine a souffert.

 

Objection N°2. La chair appartient à la nature humaine. Or, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 6 et 8), nous disons que la nature du Verbe s’est incarnée, d’après saint Athanase et saint Cyrille. Il semble donc que, pour la même raison, ce qui appartient à la nature humaine puisse se dire de la nature divine.

Réponse à l’objection N°2 : L’Incarnation implique plutôt l’union avec la chair que la propriété de la chair. Les deux natures ayant été unies dans le Christ l’une à l’autre dans la personne ; en raison de cette union on dit que la nature divine s’est incarnée et que la nature humaine a été déifiée (Ce qui signifie que la nature humaine est unie à Dieu, niais cela ne signifie pas qu’elle a les propriétés de la nature divine.), comme nous l’avons dit (quest. 3, art. 2).

 

Objection N°3. Les choses qui appartiennent à la nature divine conviennent à la nature humaine dans le Christ, comme connaître l’avenir et avoir une vertu salutaire. Il semble donc que, pour la même raison, ce qui appartient à la nature humaine puisse se dire de la nature divine.

Réponse à l’objection N°3 : Les choses qui appartiennent à la nature divine se disent de la nature humaine, non selon qu’elles conviennent essentiellement à la nature divine, mais selon qu’elles en découlent par participation sur la nature humaine. Par conséquent on ne dit d’aucune manière de la nature humaine les choses auxquelles elle ne peut participer (comme d’être incréée ou toute-puissante). Mais la nature divine ne reçoit rien par participation de la nature humaine. C’est pourquoi ce qui appartient à la nature humaine, ne peut se dire d’aucune manière de la nature divine.

 

Mais c’est le contraire. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 4) : En parlant de la déité, nous ne disons pas d’elle les choses qui sont propres à l’humanité ; car nous ne disons pas que la déité est passible ou qu’elle est créée. Or, la déité est la nature divine. Par conséquent, ce qui est propre à la nature humaine ne peut pas se dire de la nature divine.

 

Conclusion Puisque la nature divine n’est pas la même que la nature humaine, il est évident que ce qui appartient à la nature humaine ne peut pas se dire in abstracto de la nature divine.

Il faut répondre que ce qui est propre à une chose ne peut se dire véritablement d’une autre qu’autant que celle-ci est la même chose qu’elle. Ainsi l’action de rire ne convient qu’à ce qui est homme. Or, dans le mystère de l’Incarnation, la nature divine n’est pas la même que la nature humaine ; mais la même hypostase appartient à l’une et à l’autre. C’est pourquoi ce qui appartient à une nature ne peut pas se dire d’une autre in abstracto (C’est la règle que nous avons donnée (art. 1). Elle repose sur ce que les noms abstraits se rapportent aux natures considérées en dehors de tout suppôt. Alors l’une ne se pourrait dire de l’autre qu’autant qu’on admettrait, avec Eutychès, la confusion des natures.). — Mais les noms concrets exprimant l’hypostase de la nature, on peut pour ce motif dire d’eux indifféremment ce qui appartient à l’une et à l’autre nature ; soit que le mot dont on dit ces choses donne à entendre les deux natures, comme le mot Christ dans lequel on comprend la divinité qui oint et l’humanité qui a été ointe ; soit, qu’il n’exprime que la nature divine, comme le mot Dieu ou Fils de Dieu ; soit qu’il n’exprime que la nature humaine, comme le mot homme ou Jésus. D’où le pape saint Léon dit (Epist. 83) : Peu importe d’après quelle substance on désigne le Christ, puisque l’unité de personne existant d’une manière inséparable, le même est tout entier Fils de l’homme à cause de son corps, et il est tout entier Fils de Dieu, parce qu’il a une seule et même déité avec le Père.

 

Article 6 : Cette proposition est-elle vraie : Dieu s’est fait homme ?

 

Objection N°1. Il semble que cette proposition soit fausse : Dieu s’est fait homme. Car puisque l’homme signifie la substance, être fait homme c’est être fait absolument. Or, cette proposition est fausse : Dieu s’est fait absolument. Cette proposition est donc fausse aussi : Dieu s’est fait homme.

Réponse à l’objection N°1 : Etre fait homme, c’est être fait absolument pour tous ceux dans lesquels la nature humaine commence à être dans un suppôt nouvellement créé. Mais on dit que Dieu s’est fait homme, parce que la nature humaine a commencé à exister dans le suppôt de la nature divine qui préexistait de toute éternité. C’est pourquoi on dit que Dieu s’est fait homme, mais non qu’il a été fait absolument.

 

Objection N°2. Se faire homme c’est changer. Or, Dieu ne peut être le sujet d’aucun changement, d’après ces paroles du prophète (Malach., 3, 6) : Je suis le Seigneur et je ne change pas. Il semble donc que cette proposition soit fausse : Dieu s’est fait homme.

Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), être fait implique que l’on dise d’une chose ce que l’on n’en disait pas auparavant. Par conséquent, quand on dit une chose nouvelle d’une autre avec changement dans le sujet dont on la dit, le mot faire suppose alors un changement. Et c’est ce qui arrive dans tout ce qui se dit absolument. Car une chose ne peut devenir de nouveau noire ou blanche que parce qu’elle subit de nouveau un changement qui lui fait prendre l’une ou l’autre de ces couleurs. Mais pour les choses qui se disent relativement, on peut les dire nouvellement d’une chose sans qu’elle soit changée. Ainsi un homme se trouve à droite sans avoir changé, mais par le mouvement seul de celui qui se met à sa gauche. Dans ce cas il ne faut donc pas que tout ce qui est fait soit soumis à un changement, parce que cela peut arriver par le changement d’un autre. C’est ainsi que nous disons à Dieu : Seigneur, vous vous êtes fait notre refuge (Ps. 89, 1). Or, il a convenu à Dieu d’être homme en raison de l’union qui est une relation. C’est pourquoi on dit de Dieu nouvellement qu’il est homme (Cette expression n’est qu’une expression relative, et pour qu’il y ait changement dans une relation, il suffit que l’un des deux termes change.), sans qu’il y ait eu changement de sa part, mais par le changement de la nature humaine, qui est prise pour être unie à la personne divine. C’est pour ce motif que quand on dit : Dieu s’est fait homme, on n’entend pas qu’il y a eu changement de la part de Dieu, mais seulement de la part de la nature humaine.

 

Objection N°3. L’homme selon qu’on le dit du Christ désigne la personne du Fils de Dieu. Or, cette proposition est fausse : Dieu s’est fait la personne du Fils de Dieu ; celle-ci est donc fausse aussi : Dieu s’est fait homme.

Réponse à l’objection N°3 : L’homme ne s’entend pas simplement de la personne du Fils de Dieu, mais de cette personne selon qu’elle subsiste dans la nature humaine. C’est pourquoi bien que cette proposition soit fausse : Dieu s’est fait la personne du Fils de Dieu, néanmoins celle-ci est vraie : Dieu s’est fait homme, parce qu’il a été uni à la nature humaine.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Jean, 1, 13) : Le Verbe s’est fait chair. Et comme l’observe saint Athanase (Epist. ad Epitectum) en disant : Le Verbe s’est fait chair, c’est comme si l’on disait que : Dieu s’est fait homme.

 

Conclusion Puisqu’il est dit de Dieu, non de toute éternité, mais dans le temps, qu’il est homme, on doit avouer que cette proposition : Dieu s’est fait homme, est vraie.

Il faut répondre qu’on dit avoir été fait tout ce qui commence à se dire d’une chose et qui ne s’en disait pas auparavant. Or, on dit de Dieu qu’il est véritablement homme, comme nous l’avons vu (art. 1). Cependant il n’a pas convenu à Dieu d’être homme de toute éternité, mais cela ne lui a convenu que depuis le temps qu’il a pris la nature humaine. C’est pourquoi cette proposition est vraie : Dieu s’est fait homme ; néanmoins elle n’est pas comprise de la même manière par tout le monde (Les manichéens, les photiniens et les nestoriens, la prennent chacun dans une acception particulière, différente du sens catholique.), comme celle-ci : Dieu est homme, ainsi que nous l’avons dit (art. 1).

 

Article 7 : Cette proposition est-elle vraie : L’homme a été fait Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble que cette proposition soit vraie : L’homme a été fait Dieu. Car il est dit (Rom., 1, 2) : que Dieu avait fait auparavant des promesses par ses prophètes, dans les saintes Ecritures, au sujet de son Fils qui lui a été fait de la race de David selon la chair. Or, le Christ comme homme est issu de David selon la chair. L’homme a donc été fait Fils de Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : Dans ce passage de saint Paul, le qui relatif qui se rapporte à la personne du Fils de Dieu, ne doit pas s’entendre du prédicat ; comme si quelqu’un qui était de la race de David selon la chair, eût été fait Fils de Dieu. C’est dans ce sens que l’objection le prend. Mais on doit l’entendre du sujet, de telle sorte qu’il signifie : que le Fils de Dieu s’est fait homme pour la gloire de son Père, comme l’explique la glose, étant de la race de David selon la chair. C’est comme s’il y avait : Le Fils de Dieu s’est fait ayant un corps du sang de David pour la gloire de Dieu.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 1, chap. 13) : Cette incarnation a été telle qu’elle a fait Dieu homme et l’homme Dieu. Or, en raison de l’Incarnation, il est vrai de dire : Dieu a été fait homme ; on peut donc dire pareillement : L’homme a été fait Dieu.

Réponse à l’objection N°2 : Cette parole de saint Augustin doit s’entendre dans ce sens, c’est que d’après l’Incarnation il est arrivé que l’homme était Dieu et que Dieu était homme ; et dans ce sens ces deux manières de parler sont vraies, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Saint Grégoire de Nazianze dit (Epist. 1 ad Cledonium et orat. 51) : Dieu a été humanisé et l’homme a été déifié. Or, on dit que Dieu a été humanisé par la raison qu’il a été fait homme. On dit donc que l’homme a été déifié par la raison qu’il a été fait Dieu ; et par conséquent cette proposition est vraie : L’homme a été fait Dieu.

Réponse à l’objection N°3 : Il faut répondre de la même manière à la troisième. Car être déifié, c’est la même chose que de devenir Dieu.

 

Objection N°4. Quand on dit : Dieu a été fait homme, le sujet de l’action ou du changement n’est pas Dieu, mais la nature humaine, que signifie le mot homme. Comme le sujet de l’action paraît être celui auquel elle est attribuée, cette proposition : L’homme a été fait Dieu, est donc plus vraie que celle-ci : Dieu a été fait homme.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 2) : Nous ne disons pas que l’homme a été déifié, mais que Dieu a été humanisé. Or, être fait Dieu, c’est la même chose que d’être déifié. Cette proposition est donc fausse : L’homme a été fait Dieu.

 

Conclusion Puisque dans cette proposition prise dans son sens propre : L’homme a été fait Dieu, le mot homme signifie la personne et que la personne du Fils de Dieu a toujours été Dieu, il est évident qu’elle est fausse.

Il faut répondre que cette proposition : L’homme a été fait Dieu, peut s’entendre de trois manières : 1° De sorte que le participe fait détermine absolument ou le sujet ou l’attribut (Alors c’est dire que Dieu ou l’homme a été fait.). Dans ce cas elle est fausse : parce que ni l’homme, dont Dieu est l’attribut, ni Dieu n’a été fait, comme nous le dirons (art. 8 et 9), et dans ce même sens il est faux également de dire : Dieu a été fait homme. Mais ce n’est pas ainsi que se prennent ces propositions. 2° On peut comprendre que le mot fait détermine une composition, de sorte que le sens de cette proposition : L’homme a été fait Dieu, serait celui-ci : Il a été fait que l’homme soit Dieu. Dans ce sens, ces deux propositions sont vraies l’une et l’autre : L’homme a été fait Dieu et Dieu a été fait homme. Mais ce n’est pas le sens propre de ces manières de parler, à moins que par hasard on ne l’entende selon que le mot homme n’a pas une signification personnelle, mais simple. Car quoique cet homme n’ait pas été fait Dieu, parce que ce suppôt, c’est-à-dire la personne du Fils de Dieu, a été Dieu de toute éternité ; cependant l’homme, en parlant communément, n’a pas toujours été Dieu. — 3° On l’entend dans son sens propre, selon que le participe fait se rapporte à quelque chose qui aurait eu lieu à l’égard de l’homme dans ses rapports avec Dieu, comme avec le terme de son action (Le mot fait désigne dans ce cas quelque chose de nouveau, qui serait arrivé à l’homme déjà subsistant par sa propre personnalité humaine, comme si l’on disait : celui qui était auparavant homme a commencé d’être Dieu.). Et dans ce sens, si l’on suppose que la personne, l’hypostase et le suppôt de Dieu et de l’homme soit le même, comme nous l’avons montré (quest. 2, art. 3), cette proposition est fausse : parce que quand on dit : L’homme a été fait Dieu, le mot homme désigne une personne. En effet, il n’est pas vrai de dire de l’homme qu’il est Dieu en raison de la nature humaine, mais en raison de son suppôt. Ce suppôt de la nature humaine, dont il est vrai de dire qu’il est Dieu, étant le même que l’hypostase ou la personne du Fils de Dieu qui a toujours été Dieu, on ne peut donc pas dire que cet homme a commencé à être Dieu, ou qu’il devient Dieu, ou qu’il a été fait Dieu. Mais si la personne ou l’hypostase de Dieu était autre que celle de l’homme, de telle sorte qu’on dise de l’homme qu’il est Dieu et réciproquement, par suite de l’union des suppôts, qui résulterait, ou de la dignité personnelle, ou de l’affection, ou de l’habitation, comme l’ont dit les nestoriens ; alors pour la même raison on pourrait dire que l’homme a été fait Dieu, c’est-à-dire uni à Dieu, comme on dirait que Dieu a été fait homme, c’est-à-dire uni à l’homme (Mais la doctrine catholique répugne à cette hypothèse, puisqu’elle enseigne que la nature humaine n’a pas préexisté à l’union.).

Réponse à l’objection N°4 : Le terme placé dans le sujet est employé matériellement, c’est-à-dire pour le suppôt ; au lieu que placé dans le prédicat il est employé formellement, c’est-à-dire qu’il désigne la nature. C’est pourquoi quand on dit : L’homme a été fait Dieu, on n’attribue pas le mot fait à la nature humaine, mais au suppôt de cette nature qui est Dieu de toute éternité. C’est pourquoi il ne lui convient pas d’être fait Dieu. Mais quand on dit : Dieu a été fait homme, on comprend au contraire que le mot faire a pour terme la nature humaine. C’est pourquoi, à proprement parler, cette proposition est vraie : Dieu a été fait homme ; au lieu que celle- ci est fausse : L’homme a été fait Dieu. Ainsi, par exemple, Socrate ayant été homme d’abord et étant devenu blanc ensuite, si en le montrant on disait : Cet homme est devenu blanc aujourd’hui, cette proposition serait vraie, mais il serait faux de dire : Ce blanc est devenu homme aujourd’hui. Si cependant on mettait pour sujet un nom qui exprime la nature humaine in abstracto, il pourrait de cette manière être exprimé comme le sujet de cette action : comme si l’on disait que la nature humaine est devenue la nature du Fils de Dieu.

 

Article 8 : Cette proposition est-elle vraie : Le Christ est une créature ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il soit vrai de dire que : Le Christ est une créature. Car le pape saint Léon dit (Serm. 3 Pentecost.) : Changement nouveau et inouï, Dieu qui est et qui était, devient une créature. Or, on peut dire cela du Christ, qui est devenu le Fils de Dieu par l’Incarnation. Cette proposition est donc vraie : Le Christ est une créature.

Réponse à l’objection N°1 : Quelquefois les saints docteurs, pour abréger, se servent du mot de créature à l’égard du Christ, sans rien déterminer, mais il faut savoir qu’ils sous-entendent : comme homme.

 

Objection N°2. Les propriétés des deux natures peuvent se dire de l’hypostase commune à l’une et à l’autre, sous quelque nom qu’on l’exprime, comme nous l’avons dit (art. 5). Or, la propriété de la nature humaine, c’est d’être une créature, comme celle de la nature divine, c’est d’être créatrice. On peut donc dire ces deux choses du Christ, c’est qu’il est une créature, et qu’il est incréé et créateur.

Réponse à l’objection N°2 : Toutes les propriétés de la nature humaine, comme de la nature divine, peuvent se dire également du Christ. D’où saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 4) : que le Christ, qui est Dieu et homme, est dit créé et incréé, passible et impassible. Mais cependant les choses qui offrent du doute pour l’une ou l’autre nature, ne doivent pas se dire sans détermination. Aussi le même docteur ajoute ensuite (De orth. fid., liv. 4, chap. 5) : Il n’y a dans le Christ qu’une seule hypostase qui est incréée par rapport à la divinité, et créée à l’égard de l’humanité. Ainsi on ne devrait pas dire sans détermination : le Christ est incorporel ou impassible, pour éviter l’erreur de Manès qui a supposé que le Christ n’avait pas eu un corps véritable, qu’il n’avait pas véritablement souffert ; mais on doit dire avec détermination que le Christ est incorporel et impassible quant à la divinité.

 

Objection N°3. L’âme est une partie de l’homme plus principale que le corps. Or, on dit absolument que le Christ est né de la Vierge en raison de son corps qui a été formé dans son sein. Par conséquent, en raison de l’âme que Dieu a créée, on doit dire absolument que le Christ est une créature.

Réponse à l’objection N°3 : On ne peut pas douter qu’il ne convienne à la personne du Fils de Dieu d’être né d’une Vierge, tandis qu’il peut y avoir amphibologie quand on dit qu’il est une créature. C’est pourquoi il n’y a pas égalité de raison de part et d’autre.

 

Mais c’est le contraire. Saint Ambroise dit (De Trin., liv. 1, seu De fid. ad Grat., chap. 7) : Le Christ a-t-il été fait d’un mot ? A-t-il été créé par un ordre ? Ayant répondu que non, il ajoute : Comment la créature peut-elle exister en Dieu ? Car Dieu est d’une nature simple et non d’une nature composée. On ne doit donc pas admettre cette proposition : Le Christ est une créature.

 

Conclusion Pour ne pas paraître favoriser l’erreur des hérétiques, on ne doit pas dire absolument que le Christ est une créature, mais il faut déterminer qu’on en parle ainsi selon la nature humaine.

Il faut répondre que, comme le dit saint Jérôme (implic. in chap. 5, ad Gal.) : des paroles prononcées à la légère produisent une hérésie. Par conséquent nous ne devons pas nous servir des mêmes expressions que les hérétiques, dans la crainte de paraître favoriser leur erreur. Or, les ariens ont dit que le Christ est une créature et qu’il est moindre que le Père, non seulement en raison de la nature humaine, mais encore en raison de la personne divine. C’est pourquoi on ne doit pas dire absolument que le Christ est une créature ou qu’il est moindre que le Père, mais on doit déterminer qu’on le considère ainsi sous le rapport de la nature humaine (Autrement la proposition peut être amphibologique. Parmi les Pères, il y en a cependant un grand nombre qui ont dit que le Christ était une créature. D’autres l’ont nié, mais cette divergence apparente provient uniquement de ce qu’ils n’entendaient pas ce mot de la même manière. Le P. Pétau, après avoir rapporté leurs sentiments, les concilie parfaitement (De incarn., liv. 6, chap.6).). Cependant, pour les choses qu’on ne peut soupçonner convenir à la personne divine considérée en elle-même, on peut les dire absolument du Christ en raison de la nature humaine ; ainsi nous disons absolument que le Christ a souffert, qu’il est mort et a été enseveli. C’est ainsi que dans les choses corporelles et humaines, quand nous doutons qu’une chose convienne au tout ou à la partie, si elle se trouve dans une partie, nous ne l’attribuons pas au tout absolument, c’est-à-dire sans détermination. En effet nous ne disons pas qu’un Ethiopien est blanc, mais qu’il a les dents blanches, au lieu que nous disons sans détermination qu’il est crépu, parce que ce caractère ne peut convenir qu’à sa chevelure.

 

Article 9 : Est-il vrai de dire en montrant le Christ : Cet homme a commencé d’être ?

 

Objection N°1. Il semble qu’en montrant le Christ on puisse dire : Cet homme a commencé d’être. Car saint Augustin dit (Sup. Jean, tract. 115) : Avant que le monde existât, nous n’existions pas, ni Jésus-Christ, l’Homme-Dieu qui est médiateur entre Dieu et les hommes. Or, ce qui n’a pas toujours existé a commencé d’être. On peut donc dire en parlant du Christ : Cet homme a commencé d’être.

Réponse à l’objection N°1 : Ce passage doit s’entendre avec détermination ; c’est comme si l’on disait que Jésus-Christ Homme-Dieu n’a pas existé par rapport à son humanité, avant que le monde existât.

 

Objection N°2. Le Christ a commencé d’être homme. Or, être homme, c’est être absolument. Cet homme a donc commencé d’être absolument.

Réponse à l’objection N°2 : Avec le verbe commencer l’argument ne conclut pas de l’inférieur au supérieur. Car si l’on dit : Cette chose a commencé d’être blanche, on ne peut en conclure : donc elle commence d’être colorée (Elle pouvait être auparavant d’une autre couleur.) ; parce que commencer implique l’être présent et non l’être antérieur. On ne peut pas non plus dire : cette chose n’était pas blanche auparavant ; donc elle n’était pas auparavant colorée. Or, exister simplement est une chose plus élevée que d’être homme. Ainsi quand on dit : Le Christ a commencé d’être homme, on ne peut en conclure : Il a donc commencé d’être (Le Christ a existé purement et simplement avant d’être homme. C’est pourquoi de ce qu’il a commencé d’être homme on ne peut pas conclure qu’il ait commencé d’être.).

 

Objection N°3. L’homme implique un suppôt de la nature humaine. Or, le Christ n’a pas toujours été un suppôt de la nature humaine. Cet homme a donc commencé d’exister.

Réponse à l’objection N°3 : Le mot homme, selon qu’on le prend pour le Christ, quoiqu’il signifie la nature humaine qui a commencé d’être, se prend cependant pour le suppôt éternel, qui n’a pas commencé d’exister. C’est pourquoi parce que ce terme placé dans le sujet s’entend du suppôt, au lieu que placé dans le prédicat il se rapporte à la nature, il s’ensuit que cette proposition est fausse : L’homme Christ a commencé d’être, tandis que celle-ci est vraie : Le Christ a commencé d’être homme.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Héb., 13, 8) : Jésus-Christ hier et aujourd’hui et dans tous les siècles.

 

Conclusion Puisque par ces mots : cet homme, on désigne en montrant le Christ un suppôt éternel, cette proposition : Cet homme a commencé d’être est absolument fausse.

Il faut répondre qu’on ne doit pas dire sans rien ajouter, en montrant le Christ : Cet homme a commencé d’être. Et cela pour une double raison : 1° parce que cette locution est absolument fausse d’après la doctrine de la foi catholique, qui n’admet dans le Christ qu’un seul suppôt, et qu’une seule hypostase, aussi bien qu’une seule personne. Car il faut d’après cela que quand on dit : cet homme en montrant le Christ, on désigne un suppôt éternel, à l’éternité duquel il répugne de commencer d’exister. Par conséquent cette proposition est fausse : Cet homme a commencé d’exister. Peu importe, au reste, que commencer d’exister, soit une chose qui convienne à la nature humaine qui est signifiée par le mot homme : parce que le terme placé dans le sujet ne se prend pas formellement pour la nature, mais plutôt matériellement pour le suppôt, comme nous l’avons dit (art. 7, Réponse N°4) ; 2° parce que quand même cette proposition serait vraie, on ne devrait cependant pas l’employer sans détermination (Pour éviter l’équivoque, il faut dire : le Christ, comme homme, a commencé d’être.), pour éviter l’hérésie d’Arius : parce que comme cet hérésiarque suppose que la personne du Fils de Dieu est une créature et qu’elle est moindre que le Père ; de même il lui attribue d’avoir commencé d’exister, en disant que le Père était, quand elle n’était pas.

 

Article 10 : Cette proposition est-elle vraie : Le Christ, comme homme, est une créature ?

 

Objection N°1. Il semble que cette proposition soit fausse : Le Christ, comme homme, est une créature, ou il a commencé d’exister. Car il n’y a eu de créé dans le Christ que la nature humaine. Or, cette proposition est fausse : Le Christ, comme homme, est une nature humaine. Celle-ci est donc fausse aussi : Le Christ, comme homme, est une créature.

Réponse à l’objection N°1 : Quoique le Christ ne soit pas la nature humaine, cependant il la possède. Mais le mot de créature n’est pas seulement attribué aux choses abstraites, on l’attribue encore aux choses concrètes. Car nous disons que l’humanité est une créature et que l’homme en est une.

 

Objection N°2. Le prédicat se dit plutôt du terme employé dans la réduplication que du sujet même de la proposition. Ainsi quand je dis le corps, selon qu’il est coloré, est visible, il s’ensuit que ce qui est coloré est visible. Or, on ne doit pas accorder absolument cette proposition, comme nous l’avons dit (art. 8 et 9) : L’homme Christ est une créature. On ne doit donc pas dire non plus : Le Christ, comme homme, est une créature.

Réponse à l’objection N°2 : Le mot homme quand il est pris pour le sujet se rapporte plutôt au suppôt, au lieu que dans la proposition réduplicative il se rapporte plutôt à la nature, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). Et parce que la nature est créée, tandis que le suppôt est incréé, c’est pour ce motif que, quoiqu’on n’accorde pas simplement cette proposition : L’homme Christ est une créature, on accorde néanmoins celle-ci : Le Christ, en tant qu’homme, est une créature.

 

Objection N°3. Tout ce qu’on dit de chaque homme, comme homme, se dit de lui purement et simplement. Car ce qu’on est par soi-même et ce qu’on est comme homme, est une même chose, d’après Aristote (Met., liv. 5, text. 23). Or, cette proposition est fausse : Le Christ est purement et simplement une créature. On ne peut donc pas dire non plus : Le Christ, comme homme, est une créature.

Réponse à l’objection N°3 : Il convient à tout homme qui est le suppôt de la nature humaine seule de n’avoir d’être que par rapport à cette nature. C’est pourquoi il résulte pour tout suppôt semblable qu’il est une créature absolument, s’il en est une, en tant qu’homme. Quant au Christ, il n’est pas seulement le suppôt de la nature humaine, mais il est encore celui de la nature divine, selon qu’il est incréé. C’est pourquoi de ce que comme homme il est une créature, il ne s’ensuit pas qu’il soit une créature absolument.

 

Mais c’est le contraire. Tout ce qui existe est ou créateur ou créature. Or, cette proposition est fausse : Le Christ, comme homme, est créateur. Donc celle-ci est vraie : Le Christ, comme homme, est une créature.

 

Conclusion Cette proposition : Le Christ, comme homme, est une créature, doit être simplement admise ; parce que la partie réduplicative appartient à la nature ; mais on doit nier plutôt qu’on ne doit accorder celle-ci : Le Christ, en tant qu’il est cet homme, est une créature, parce que la partie réduplicative, par suite de l’addition qui y est faite, se rapporte au suppôt.

Il faut répondre que quand on dit : le Christ, comme homme, le mot homme dans la partie réduplicative peut s’entendre ou du suppôt ou de la nature. Si on l’entend du suppôt, puisque le suppôt de la nature humaine dans le Christ est éternel et incréé, il sera faux de dire : Le Christ, en tant qu’homme, est une créature. Mais si on l’entend de la nature humaine, alors elle est vraie ; parce que par rapport à sa nature humaine il lui convient d’être une créature, comme nous l’avons dit (art. 8). — Cependant il faut observer que le mot ainsi employé dans une proposition réduplicative se prend plus proprement pour la nature que pour le suppôt. Car il a la force d’un prédicat que l’on emploie formellement. Dire : Le Christ, en tant qu’homme, c’est comme si l’on disait : Le Christ selon qu’il est homme. C’est pourquoi on doit plutôt accorder que nier cette proposition : Le Christ, en tant qu’homme, est une créature. Si cependant on ajoutait quelque chose qui le fit se rapporter au suppôt, on devrait plutôt le nier que l’accorder ; par exemple si l’on disait : Le Christ, selon qu’il est cet homme, est une créature.

 

Article 11 : Cette proposition est-elle vraie : Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ, en tant qu’homme, soit Dieu. Car le Christ est Dieu par la grâce de l’union. Or le Christ, en tant qu’homme, a cette grâce. Le Christ en tant qu’homme est donc Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : Un être ne peut se mouvoir vers une chose et être cette chose sous le même rapport. Car on se meut en raison de la matière ou du sujet, et l’on est en acte en raison de la forme. De même il ne convient pas au Christ sous le même rapport de tendre à être Dieu par la grâce d’union et de l’être en effet. Mais la première de ces deux choses lui convient en raison de la nature humaine, la seconde en raison de la nature divine. C’est pourquoi cette proposition est vraie : Le Christ, en tant qu’homme, a la grâce d’union, tandis que celle-ci ne l’est pas : Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu.

 

Objection N°2. C’est le propre de Dieu de remettre les péchés, d’après ces paroles du prophète (Is., 43, 25) : C’est moi qui efface vos iniquités à cause de moi. Or, le Christ, en tant qu’homme, remet les péchés, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 9, 6) : Pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre. Le Christ, en tant qu’homme, est donc Dieu.

Réponse à l’objection N°2 : Le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, non en vertu de la nature humaine, mais en vertu de la nature divine. Ce pouvoir existe dans la nature divine par autorité, et il réside dans la nature humaine instrumentalement. C’est pourquoi saint Chrysostôme expliquant ce passage (Sup. Matth., implic. hom. 30) observe : qu’il dit expressément : Le pouvoir de remettre les péchés sur la terre, pour montrer qu’il a uni d’une union indivisible le pouvoir de la divinité à la nature humaine, parce que, quoiqu’il se soit fait homme, il est resté néanmoins le Verbe de Dieu.

 

Objection N°3. Le Christ n’est pas un homme en général, mais il est tel homme en particulier. Or, le Christ, en tant qu’il est cet homme, est Dieu, parce que par cet homme on désigne le suppôt éternel qui est naturellement Dieu. Le Christ, en tant qu’homme, est donc Dieu.

Réponse à l’objection N°3 : Quand on dit cet homme, le pronom démonstratif fait que le nom s’applique au suppôt. C’est pourquoi cette proposition : Le Christ, en tant qu’il est cet homme, est Dieu, est plus vraie que celle-ci : Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu.

 

Mais c’est le contraire. Ce qui convient au Christ, comme homme, convient à tout homme. Si donc le Christ, en tant qu’homme, est Dieu, il s’ensuit que tout homme est Dieu : ce qui est évidemment faux.

 

Conclusion Quoique cette proposition, le Christ en tant qu’homme est Dieu, puisse s’accorder comme vraie, pourvu que le mot homme s’entende du suppôt et non de la nature : cependant on doit plutôt la nier que l’accorder, puisque la réduplicative doit se rapporter à la nature plutôt qu’à la personne.

Il faut répondre que le mot homme employé dans une proposition réduplicative peut s’entendre de deux manières : 1° quant à la nature. En ce sens il n’est pas vrai que le Christ, en tant qu’homme, soit Dieu : parce que la nature humaine est distincte de la nature divine selon la différence de nature. 2° On peut l’entendre du suppôt, et dans ce cas, puisque le suppôt de la nature humaine dans le Christ est la personne du Fils, à laquelle il convient par elle-même d’être Dieu ; il est vrai que le Christ, en tant qu’homme, est Dieu. — Toutefois parce que le terme employé dans une proposition réduplicative se dit plus proprement de la nature que du suppôt, comme nous l’avons vu (art. préc., dans le corps de l’article et Réponse N°2), on doit plutôt nier qu’affirmer cette proposition : Le Christ, en tant qu’homme, est Dieu.

 

Article 12 : Cette proposition est-elle vraie : Le christ, en tant qu’homme, est une hypostase ou une personne ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ, en tant qu’homme, soit une hypostase ou une personne. Car ce qui convient à tout homme, convient au Christ selon qu’il est homme, puisqu’il leur ressemble, d’après ces paroles de saint Paul (Phil., 2, 7) : Il s’est fait semblable aux hommes. Or, tout homme est une personne. Le Christ, en tant qu’homme, est donc une personne.

Réponse à l’objection N°1 : Il convient à tout homme d’être une personne, selon que tout ce qui subsiste dans la nature humaine est une personne. Mais c’est le propre du Christ que la personne qui subsiste dans sa nature humaine ne résulte pas des principes de cette nature, mais qu’elle soit éternelle : c’est pourquoi, d’une manière il est une personne, en tant qu’homme ; de l’autre il ne l’est pas, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. Le Christ, en tant qu’homme, est une substance d’une nature raisonnable. Il n’est pas une substance universelle, par conséquent il est une substance individuelle. Or, une personne n’est rien autre chose qu’une substance individuelle d’une nature raisonnable, comme le dit Boëce (Lib. de duab. nat.). Le Christ, en tant qu’homme, est donc une personne.

Réponse à l’objection N°2 : La substance individuelle qui entre dans la définition de la personne implique une substance complète qui subsiste par elle-même séparément des autres : autrement on pourrait appeler la main de l’homme une personne, puisqu’elle est une substance individuelle. Mais, parce qu’elle est une substance individuelle qui existe pour ainsi dire dans un autre sujet, on ne peut pas dire qu’elle est une personne. Pour la même raison on ne peut pas dire que la nature humaine soit dans le Christ une personne, quoique cependant on puisse dire qu’elle est quelque chose d’individuel et de particulier.

 

Objection N°3. Le Christ, en tant qu’homme, est une chose de la nature humaine, un suppôt et une hypostase de cette même nature. Or, toute hypostase, tout suppôt, toute chose de la nature humaine est une personne. Le Christ, en tant qu’homme, est donc une personne.

Réponse à l’objection N°3 : Comme la personne signifie quelque chose de complet et qui subsiste par lui-même dans une nature raisonnable, de même l’hypostase, le suppôt et la chose de la nature désignent dans le genre de la substance quelque chose qui subsiste par lui-même. Par conséquent, comme la nature humaine n’est pas par elle-même une personne distincte de la personne du Fils de Dieu ; de même elle n’est pas par elle-même une hypostase, ou un suppôt, ou une chose de la nature (Pour la signification propre de ces trois expressions, voyez la définition qu’en donne saint Thomas lui-même (1a pars, quest. 29, art. 2).). C’est pourquoi, dans le sens où l’on nie cette proposition : Le Christ, en tant qu’homme, est une personne ; il faut aussi nier toutes les autres.

 

Mais c’est le contraire. Le Christ, en tant qu’homme, n’est pas une personne éternelle. Si donc le Christ, en tant qu’homme, était une personne, il s’ensuivrait qu’il v aurait dans le Christ deux personnes, l’une temporelle et l’autre éternelle ; ce qui est erroné, comme nous l’avons dit (quest. 2, art. 3 et 6, et quest. 4, art. 2 et 3).

 

Conclusion Cette proposition est vraie : Le Christ en tant qu’homme est ou une hypostase ou une personne, si le mot homme, employé dans la réduplication, s’entend du suppôt ou de la nature à laquelle il convient d’être dans une personne, non dans la personne humaine, mais dans la personne divine.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 10 et 11), le mot homme employé dans la réduplication peut s’entendre ou du suppôt ou de la nature. Par conséquent, quand on dit : Le Christ, en tant qu’homme, est une personne, si on l’entend du suppôt, il est évident que le Christ, selon qu’il est homme, est une personne : parce que le suppôt de la nature humaine n’est rien autre chose que la personne du Fils de Dicit. Sion l’entend de la nature, on peut le comprendre de deux manières : 1° on peut comprendre qu’il convient à la nature humaine d’être dans une personne, et c’est encore vrai de la sorte. Car tout ce qui est subsistant dans une nature humaine est une personne. 2° On peut entendre qu’il est dû à la nature humaine dans le Christ une personnalité propre résultant des principes de cette nature. En ce sens, le Christ, en tant qu’homme, n’est pas une personne, parce que la nature humaine n’est pas subsistante par elle-même indépendamment de la nature divine, ce que demande l’essence de la personne.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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