Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
17 : De ce qui appartient à l’unité dans le Christ quant à l’être
Nous avons ici à examiner ce qui appartient à l’unité dans le Christ
en général. Car nous devons déterminer en leur lieu les choses qui
appartiennent à l’unité ou à la pluralité en particulier. Ainsi comme nous
avons vu (quest. 9) que dans le Christ il n’y a qu’une seule science, nous
verrons plus loin (quest. 35) qu’il y a plusieurs naissances. — Nous devons donc
considérer l’unité du Christ : 1° quant à son être ; 2° quant à sa volonté ; 3°
quant à ses opérations. — Sur la première de ces trois considérations, il y a
deux questions à examiner : 1° Le Christ est-il une seule chose ou deux ? (Cet
article est l’explication de ce passage du symbole de saint Athanase : Qui
licet Deus sit et homo ; non duo tamen, sed unus est Christus. Unus autem non conversione divinitatis in carnem, sed assumptione humanitatis in Deum.
Unus omninò non confusione substantiæ, sed unitate personæ.
Nam sicut anima rationalis et caro
unus est homo, ità Deus et homo unus est Christus.) — 2° N’y a-t-il dans
le Christ qu’un seul être ? (Cette question est controversée. Les scotistes,
Suarez et d’autres théologiens, n’admettent pas, avec saint Thomas et les
thomistes, l’unité d’être dans le Christ. Paludan
(liv. 3 Sent. 6) suppose que par
l’unité d’être saint Thomas entend l’unité de subsistance ; mais ce sentiment
nous paraît insoutenable, parce que dans ce cas cet article retomberait dans le
précédent.)
Article 1 :
Le Christ est-il une seule chose ou deux ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ ne soit pas une chose, mais deux. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 1, chap. 7) : Parce que
la forme de Dieu a reçu la forme de l’esclave, l’un et l’autre est Dieu à cause
de Dieu qui reçoit ; l’un et l’autre est homme, à cause de l’homme qui est
reçu. Or, on ne peut dire l’un et l’autre que là où il y a deux. Le Christ est
donc deux.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce passage de saint Augustin ne doit pas s’entendre
comme si le mot l’un et l’autre se
rapportait au prédicat, comme si l’on disait que le Christ est l’un et l’autre
; mais on doit en faire un sujet. Et alors le mot l’un et l’autre ne se prend pas de la sorte pour deux suppôts, mais
pour deux mots qui signifient deux natures d’une manière concrète. Car je puis
dire que l’un et l’autre,
c’est-à-dire Dieu et l’homme, est Dieu à cause de Dieu qui prend, et que l’un et l’autre, c’est- à-dire Dieu et
l’homme, est homme à cause de l’homme qui est pris.
Objection
N°2. Partout où il y a une
chose et une autre, il y a deux. Or, le Christ est une chose et une autre. Car
saint Augustin dit (Ench., chap. 35) : Ayant
la forme de Dieu, il a pris la forme de l’esclave ; l’un et l’autre ne font
qu’un, mais il est une chose à cause du Verbe, et il en est une autre à cause
de l’homme. Le Christ est donc deux.
Réponse à l’objection N°2 : Quand on dit : Le Christ
est une chose et une autre, cette locution doit s’entendre comme s’il y
avait : Il a une nature et une autre. C’est
ainsi que l’entend saint Augustin quand il dit : (Lib. cont. Felic., chap. 11) : Dans le
médiateur de Dieu et des hommes, le Fils de Dieu est une chose et le Fils de
l’homme une autre ; car il ajoute : Il en est une autre, dis-je, à cause de la
différence de substance, mais il n’en est pas une autre à cause de l’unité de
personne. D’où saint Grégoire de Nazianze dit à Clédonius
(Epist. 1) : S’il faut me résumer, je
dirai que ce dont le Sauveur est composé est une chose et une autre, puisque ce
qui est invisible n’est pas le même que ce qui est visible, ce qui est hors du
temps que ce qui est dans le temps ; mais il n’est pas un et un autre
(C’est-à-dire, il n’y a pas en lui deux suppôts, niais deux natures qui ne font
qu’une personne.) ; loin de moi cette pensée, car ces deux ne font qu’un.
Réponse à l’objection N°3 : Cette proposition est fausse : Le Christ n’est qu’un homme ; parce qu’elle n’exclut pas un autre
suppôt, mais une autre nature, par là même que les termes placés dans le
prédicat se prennent formellement. Si cependant on ajoutait quelque chose qui
fît rapporter la phrase au suppôt, cette locution serait vraie ; comme si l’on
disait : Le Christ est seulement ce
qu’est l’homme. Cependant il ne s’ensuit pas qu’il soit quelque autre chose
(Il ne s’ensuit pas qu’il soit un autre suppôt, mais il en résulte seulement
qu’il y a en lui deux natures.) que l’homme ; parce que le mot autre chose, étant un relatif qui
exprime la diversité de substance, il se rapporte proprement au suppôt, comme
tous les relatifs qui établissent une relation personnelle. Mais il s’ensuit
qu’il a une autre nature.
Réponse à l’objection N°4 : Quand on dit : Le Christ
est quelque chose qu’est le Père, le mot quelque chose s’entend de la nature divine qui se dit d’une manière
abstraite du Père et du Fils. Mais quand on dit : Le Christ est quelque chose qui n’est pas le Père ; le mot quelque chose ne s’entend pas de la
nature humaine selon qu’elle est désignée d’une manière abstraite, mais selon
qu’elle l’est d’une manière concrète, non comme un suppôt distinct, mais comme
un suppôt indistinct, c’est-à-dire selon qu’il sert de substance à la nature et
non aux propriétés qui l’individualisent. C’est pourquoi il ne s’ensuit pas que
le Christ soit une chose et une autre, ou qu’il soit deux ; parce que le suppôt
de la nature humaine dans le Christ qui est la personne du Fils de Dieu,
n’entre pas en nombre avec la nature divine qui se dit du Père et du Fils.
Objection
N°5. Comme dans le mystère
de la Trinité il y a trois personnes en une seule nature, de même dans le
mystère de l’Incarnation il y a deux natures en une seule personne. Or, à cause
de l’unité de nature, nonobstant la distinction de personne, le Père et le Fils
sont un, d’après ces paroles du Christ (Jean,
10, 30) : Mon Père et moi nous sommes un.
Nonobstant l’unité de personne, le Christ est donc deux, à cause de la dualité
de ses natures.
Réponse à l’objection
N°5 : Dans le mystère de la Trinité
la nature divine se dit in abstracto
des trois personnes. C’est pourquoi on peut dire absolument que les trois
personnes sont une seule chose. Mais dans le mystère de l’Incarnation les deux
natures ne se disent pas du Christ in
abstracto. C’est pour ce motif qu’on ne peut pas dire absolument que le
Christ est deux.
Objection N°6. Aristote dit (Phys., liv. 3, text. 18) que l’un et le deux se
disent dénominativement. Or, le Christ a la dualité des natures. Il est donc
deux.
Réponse à l’objection N°6 : On dit qu’il y a deux quand la dualité se dit du sujet lui-même
et non des choses qui existent en lui. Or, les prédicats se disent du suppôt
unique qu’implique le nom de Christ. Par conséquent, quoique le Christ ait la
dualité de natures, cependant, parce qu’il n’a pas la dualité de suppôts, on ne
peut pas dire qu’il est deux.
Objection
N°7. Comme la forme accidentelle
fait une chose, de même la forme substantielle en fait une autre, comme le dit
Porphyre (in Prædic.,
chap. De differ.).
Or, dans le Christ il y a deux natures substantielles, la nature humaine et la
nature divine. Le Christ est donc une chose et une autre, et par conséquent il
est deux.
Réponse à l’objection N°7 : Le mot autre
implique une diversité d’accident. C’est pourquoi la diversité d’accident
suffit pour qu’on dise une chose absolument autre. Mais le mot autre chose implique une diversité de
substance ; et par substance on entend non seulement la nature, mais encore le
suppôt, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 5, text. 15). C’est pourquoi la diversité de nature ne suffit pas
pour qu’une chose soit dite autre absolument, s’il n’y a encore diversité de
suppôt. La diversité de nature ne rend une chose autre que sous un rapport,
c’est-à-dire par rapport à la nature, s’il n’y a pas diversité de suppôt.
Mais c’est le
contraire. Boëce dit (Lib.de duab. nat.) : Tout ce qui est,
est un, en tant qu’il est. Or, nous confessons qu’un seul Christ existe. Il
est donc un.
Conclusion
Puisque dans le Christ il n’y a qu’un suppôt et qu’une personne, on dit avec
raison qu’il n’y a qu’un seul Christ et qu’il est une seule chose et non deux.
Il faut répondre que
la nature considérée en elle-même, selon qu’on la désigne in abstracto, ne peut pas se dire véritablement du suppôt ou de la
personne, si ce n’est en Dieu, dans lequel ce qu’il est et ce par quoi il est
ne diffèrent pas (C’est ce qui fait que les trois personnes divines
s’identifient avec la nature divine.), comme nous l’avons vu (1a
pars, quest. 3, art. 3 et 4). Mais dans le Christ, puisqu’il y a deux natures,
la nature divine et la nature humaine, l’une d’elles, c’est-à-dire la nature
divine peut se dire de lui d’une manière abstraite et concrète ; car nous
disons que le Fils de Dieu qui est désigné par le mot de Christ est la nature
divine, et qu’il est Dieu. Mais la nature humaine ne peut pas se dire du Christ
considéré en lui-même d’une manière abstraite, mais seulement d’une manière
concrète, c’est-à dire selon qu’elle se rapporte au suppôt. En effet on ne peut
pas dire que le Christ est la nature humaine, parce que la nature humaine ne se
dit pas de son suppôt (Ainsi on ne dit pas que Pierre ou Jean est la nature
humaine, mais on dit qu’ils sont hommes.), mais on dit qu’il est homme, comme
on dit qu’il est Dieu. Dieu signifie celui qui a la déité, et l’homme celui qui
a l’humanité. Cependant celui qui a l’humanité est signifié autrement par le
mot homme que par le mot Jésus ou Pierre. Car ce mot homme
implique celui qui a l’humanité indistinctement, comme le mot Dieu implique indistinctement celui qui
a la déité ; au lieu que le mot Pierre
ou Jésus implique distinctement celui
qui a l’humanité, c’est-à-dire sous des propriétés individuelles déterminées,
comme le mot Fils de Dieu implique
celui qui a la déité sous une propriété personnelle déterminée. Or, la dualité
est admise dans le Christ à l’égard des natures. C’est pourquoi si les deux
natures se disaient du Christ in
abstracto, il s’ensuivrait que le Christ serait deux. Mais parce que les
deux natures ne se disent du Christ qu’autant qu’elles se rapportent au suppôt,
il faut qu’on dise du Christ qu’il est un ou deux en raison du suppôt. — Il y
en a qui ont prétendu qu’il y avait en lui deux suppôts, mais une seule
personne (Voyez ce qui a été dit de ce sentiment qui distingue la personne du
suppôt (quest. 2, art. 3).). Dans leur sentiment la personne ne parait être
qu’un suppôt qui a reçu son dernier complément. C’est pourquoi, parce qu’ils
reconnaissaient dans le Christ deux suppôts, ils disaient que le Christ était
deux au neutre (On trouve dans les Pères que le Christ est une chose et une
autre, aliud et aliud, mais ces mots se rapportent à la dualité de sa nature.).
Mais, comme ils n’admettaient qu’une personne, ils disaient que le Christ était
un au masculin, parce que le genre neutre désigne quelque chose d’informe et
d’imparfait, au lieu que le genre masculin désigne quelque chose qui est formé
et parfait. Les nestoriens, supposant qu’il y avait dans le Christ deux
personnes, disaient qu’il n’est pas seulement deux au neutre, mais qu’il est
encore deux au masculin. Pour nous, parce que nous ne reconnaissons dans le
Christ qu’un seul suppôt et qu’une seule personne, comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (quest. 2, art. 2 et 3), il s’ensuit que nous disons que non
seulement le Christ est un au masculin (Cette première partie de la proposition
est de foi contre les nestoriens : Credo
in unum Dominum Jesum Christum,
dit le symbole de Nicée.), mais qu’il l’est encore au neutre.
Article 2 : N’y
a-t-il dans le Christ qu’un seul être ?
Objection
N°1. Il semble qu’il n’y ait pas dans le Christ qu’un seul être, mais qu’il y
en ait deux. Car saint Jean Damascène dit (De
fid. orth., liv. 3, chap.
13) que les choses qui résultent de la nature sont doubles dans le Christ. Or,
l’être est une conséquence de la nature, puisque l’être vient de la forme. Il y
a donc dans le Christ deux êtres.
Réponse
à l’objection N°1 : L’être résulte de la nature, non selon qu’elle a
l’être, mais selon qu’elle a la forme par laquelle une chose existe ; au lieu
que l’être résulte de la personne ou de l’hypostase, comme ayant l’être. C’est
pourquoi (Jésus-Christ.) il conserve l’unité selon l’unité d’hypostase, plutôt
qu’il n’a la dualité selon la dualité de nature.
Réponse à l’objection N°2 : Cet être éternel du Fils de Dieu, qui est la nature divine,
devient l’être de l’homme, en tant que la nature humaine est prise par le Fils
de Dieu dans l’unité de la personne (Ainsi l’être de l’homme en Jésus-Christ,
ou son être personnel, est éternel et divin.).
Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (1a pars, quest. 3, art. 3 et
4 ; quest. 39, art. 1), la personne divine étant la même chose que la nature,
l’être de la personne en Dieu n’est pas autre chose que l’être de la nature.
C’est pourquoi les trois personnes n’ont qu’un seul être. Elles auraient un
être triple, si en elles l’être de la personne était une chose et l’être de la
nature une autre (Dans le Christ, quoiqu’il y ait deux natures, il n’y a
cependant qu’un seul être personnel, puisqu’elles sont unies en une seule et
même personne.).
Réponse à l’objection N°4 : L’âme dans le Christ donne l’être au corps, en tant
qu’elle le rend animé en acte, ce qui lui donne le complément de la nature et
de l’espèce (Elle en fait un corps humain.). Mais si on conçoit le corps
parfait au moyen de l’âme sans avoir d’hypostase, l’un et l’autre, c’est-à-dire
le tout, qui est composé d’une âme et d’un corps, selon qu’il est désigné sous
le nom d’humanité, n’est pas signifié comme une
chose qui est, mais comme une chose par
laquelle quelque chose est. C’est pourquoi l’être appartient à la personne
subsistante, selon qu’elle se rapporte à la nature humaine. La cause de ce
rapport est l’âme, selon qu’elle perfectionne la nature humaine en donnant au
corps sa forme (Mais l’être qu’elle lui donne n’est pas un être personnel.).
Conclusion
Puisque la nature humaine est unie au Fils de Dieu en personne et non
accidentellement, on ne doit admettre dans le Christ qu’un seul être personnel.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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