Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
19 : De ce qui appartient à l’unité du Christ quant à l’opération
Article 1 :
N’y a-t-il eu dans le Christ qu’une seule opération divine et humaine ?
Objection N°1. Il
semble que dans le Christ il n’y ait qu’une seule opération de la divinité et
de l’humanité. Car saint Denis dit (De div.
nom., chap.
2) que l’action de Dieu à notre égard a été pleine de bienveillance, parce que
le Verbe qui est au-dessus de la substance, s’est véritablement et entièrement
incarné, et qu’il a opéré et souffert tout ce qui convient à son opération
humaine et divine. Par là il ne désigne qu’une seule opération humaine et
divine, qu’en grec on nomme θεανδρική,
théandrique (Macaire et les autres partisans du monothélisme abusaient de cette
expression, entendant par là une opération unique, qui est de Dieu et de
l’homme, ce qui supposait l’unité de volonté et la confusion des natures.). Il
semble donc qu’il n’y ait qu’une seule opération composée dans le Christ.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Denis admet dans le Christ une opération
théandrique, c’est-à-dire divine-humaine, non par la confusion des opérations
ou des vertus de l’une et de l’autre nature, mais parce que son opération
divine se sert de l’opération humaine, et que son opération humaine participe à
la vertu de l’opération divine. D’où, comme il le dit lui-même (Epist. ad Caïum),
dans l’homme il opérait ce qui est de l’homme ; ce que prouve la Vierge qui le
conçut surnaturellement et l’eau fugitive qui se solidifia sous ses pieds. Car
il est évident qu’il appartient à la nature humaine d’être conçue, comme il lui
appartient de marcher ; mais ces deux choses ont existé l’une et l’autre surnaturellement
dans le Christ. De même la vertu divine opérait humainement, comme quand elle
guérit le lépreux en le touchant. C’est pourquoi dans la même lettre il ajoute
: Ne faisant pas les choses divines comme Dieu, ni les choses humaines comme
homme, mais étant Dieu fait homme, il faisait des choses nouvelles par
l’opération de Dieu et de l’homme. — Ce qui prouve qu’il a compris qu’il y
avait deux opérations dans le Christ, l’une appartenant à la nature divine et
l’autre à la nature humaine, c’est qu’il dit (De div. nom., chap. 2) que pour les choses qui appartiennent à son
opération humaine, le Père et le Saint-Esprit n’y ont part d’aucune manière, à
moins qu’on ne prétende qu’ils les veuillent dans leur amour et leur
miséricorde, c’est-à-dire que le Père et le Saint-Esprit ont voulu dans leur
miséricorde que le Christ fît et souffrît ce qu’il a fait et souffert comme homme. Puis il ajoute : qu’ils
prennent part à l’opération sublime et ineffable de Dieu, que le Verbe de Dieu,
le Dieu immuable a accomplie, après s’être fait homme pour nous. Par conséquent
il est évident que l’opération humaine, dans laquelle le Père et le
Saint-Esprit n’ont d’autre part que leur acceptation miséricordieuse, est autre
que son opération, en tant que Verbe de Dieu, qui lui est commune avec le Père
et le Saint-Esprit (On a accusé aussi le pape Honorius d’avoir d’abord favorisé
l’erreur des monothélites. On peut lire sur ce sujet une excellente
dissertation du P. Corne, ou consulter l’Histoire
générale de l’Eglise de Rhorbacher.).
Réponse à l’objection N°2 : On dit qu’un instrument fait une chose par là même qu’il est mû
par un agent principal, mais il peut néanmoins avoir en dehors de lui une
opération propre selon sa forme, comme nous l’avons dit du feu (dans le corps
de cet article.). Ainsi donc l’action de l’instrument, en tant qu’instrument,
n’est pas autre que l’action de l’agent principal ; mais il peut avoir une
autre opération comme chose. Par conséquent l’opération qui appartient à la
nature humaine dans le Christ, en tant qu’elle est l’instrument de la divinité,
n’est pas autre que l’opération de la divinité ; car le salut que produit
l’humanité du Christ n’est pas autre que celui qui est produit par sa divinité.
Toutefois la nature humaine a dans le Christ, en tant que nature, une opération
propre indépendamment de l’opération divine, comme nous l’avons dit (dans le
corps de cet article.).
Réponse à l’objection N°3 : Il appartient à l’hypostase subsistante d’opérer, mais selon la
forme et la nature d’où l’opération tire son espèce. C’est pourquoi de la
diversité de formes ou de natures il résulte différentes espèces d’opérations ;
mais de l’unité d’hypostase il résulte l’unité numérique, quant à l’opération
de l’espèce. C’est ainsi que le feu a deux opérations d’espèces différentes,
c’est d’illuminer et d’échauffer, qui diffèrent selon la différence qu’il y a
entre la lumière et la chaleur. Cependant l’illumination du feu qui éclaire est
une numériquement. De même dans le Christ il faut qu’il y ait deux opérations
d’espèces différentes selon ses deux natures ; cependant chacune de ses
opérations est une numériquement et ne se produit qu’une fois ; ainsi il n’y a
qu’une seule promenade, qu’une seule guérison.
Réponse à l’objection N°4 : L’être et l’opération appartiennent à la personne d’après la
nature, mais de différente manière. Car l’être appartient à la constitution
même de la personne, et par conséquent il se rapporte à elle comme son terme.
C’est pourquoi l’unité de la personne requiert l’unité de l’être complet et
personnel. Mais l’opération est un effet de la personne qui résulte d’une forme
ou d’une nature. Ainsi la pluralité d’opérations ne nuit pas à l’unité de
personne (Car elle suppose seulement la pluralité de formes ou de natures.).
Réponse à l’objection N°5 : Autre chose est l’effet propre de l’opération
divine et celui de l’opération humaine dans le Christ ; ainsi l’effet propre de
l’opération divine est la guérison du lépreux, et l’effet propre de la nature
humaine est son contact. Mais les deux opérations concourent à une même œuvre
(Ainsi la chose opérée est une, quoique les opérations soient multiples, et
cela en raison de l’unité de personne.), selon qu’une nature agit en
communication avec l’autre, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).
Mais c’est le
contraire. Saint Ambroise dit (De fid. ad Pet., chap. 4) : Comment la même opération appartient-elle à
une puissance diverse ? Est-ce qu’une puissance moindre peut opérer comme une
plus grande, ou bien peut-il y avoir une seule opération où il y a une
substance diverse ?
Conclusion
On ne doit pas dire que dans le Christ il n’y a qu’une seule opération ; maison
doit reconnaître qu’il y en a deux, puisqu’il y a en lui deux natures, la
nature divine et la nature humaine, qui ont l’une et l’autre leur forme et leur
vertu propre par laquelle elles opèrent.
Il faut répondre que
les hérétiques dont nous avons parlé (quest. préc., art. 1), n’ayant admis dans le Christ qu’une seule
volonté, n’ont aussi reconnu en lui qu’une seule opération. Et pour qu’on
comprenne mieux ce qu’il y a d’erroné dans leur sentiment, il faut considérer
que partout où il y a plusieurs agents subordonnés, l’inférieur est mû par le
supérieur, comme dans l’homme le corps est mû par l’âme et les puissances
inférieures par la raison. Ainsi donc les actions et les mouvements du principe
inférieur sont plutôt des choses opérées que des opérations ; au lieu que ce
qui appartient au principe supérieur est l’opération proprement dite. Par
exemple, si nous disons que dans l’homme se promener, ce qui est l’action des
pieds, et palper, ce qui est celle des mains, sont des œuvres de l’homme, dont
l’âme opère l’une par les pieds et l’autre par les mains ; parce que c’est la
même âme qui opère par ces deux moyens, il s’ensuit que du côté du sujet qui
opère, qui est le premier principe moteur, l’opération est une et ne diffère en
rien ; mais du côté des choses opérées il se trouve une différence. Mais comme
dans un homme ordinaire le corps est mû par l’âme et l’appétit sensitif par la
raison, de même en Jésus-Christ Notre-Seigneur la nature humaine était mue et
régie par la nature divine. C’est pourquoi les hérétiques disaient que
l’opération était la même, sans aucune différence, de la part de la divinité
qui opère ; quoique les choses opérées soient diverses, en tant que la divinité
du Christ faisait une chose par elle-même, comme de tout supporter par la
puissance de sa parole, et elle en faisait une autre par la nature humaine,
comme de marcher corporellement. D’où l’on rapporte dans le sixième concile
général (act. 10) les paroles de l’hérétique Sévère qui s’exprimait
ainsi : Les choses que faisait et qu’opérait le Christ qui est un sont bien
différentes. Car il y en a qui conviennent à Dieu et
d’autres qui sont humaines. Ainsi marcher sur terre avec son corps, c’est
certainement une chose humaine, tandis qu’il n’appartient qu’à Dieu de rendre
agile un estropié qui ne peut se tenir debout et marcher sur la terre. Mais il
n’y a qu’un seul sujet, c’est-à-dire il n’y a que le Verbe incarné qui opère
l’une et l’autre de ces choses, et on ne doit pas attribuer l’une à une nature
et l’autre à une autre ; et de ce que les choses opérées sont diverses nous
n’en concluons pas pour cela qu’il y ait en lui deux natures et deux formes
opératives (Ainsi l’erreur consistait principalement en ce que ces hérétiques
ne reconnaissaient pas clans la nature humaine la faculté d’opérer ou d’agir d’après
sa propre forme.). — Mais ils se trompaient à cet égard, parce que l’action de
celui qui est mû par un autre est de deux sortes : l’une qu’il produit d’après
sa propre forme, l’autre qu’il produit selon qu’il est mû par un autre. Ainsi
l’opération de la hache, selon sa propre forme, c’est de couper ; mais selon
qu’elle est mue par un artisan, c’est de faire un meuble. L’opération qui
appartient à une chose, selon sa forme, est donc son opération propre ; elle
n’appartient à celui qui la meut que selon qu’il s’en sert pour ce qu’il opère
lui-même. Ainsi échauffer est l’opération propre du feu, mais non du forgeron,
sinon en tant qu’il se sert du feu pour échauffer le fer. Quant à l’opération
qui appartient à une chose, seulement selon qu’elle est mue par un autre, elle
n’est pas autre que l’opération de celui qui la meut ; c’est ainsi que faire un
meuble n’est pas l’opération de la hache, indépendamment de l’opération de
l’artisan, mais elle participe instrumentalement à l’opération de ce dernier. —
C’est pourquoi partout où le moteur et l’objet mû ont des formes ou des vertus
opératives diverses, il faut que l’opération de celui qui meut soit autre que
l’opération propre de celui qui est mû ; quoique celui qui est mû participe à
l’opération de celui qui meut, et que celui qui meut se serve de l’opération de
celui qui est mû, et qu’ainsi l’un et l’autre agissent par une communication
réciproque. Ainsi dans le Christ la nature humaine a sa forme et sa vertu
propre par laquelle elle opère, et il en est de même de la nature divine. Par
conséquent la nature humaine a une opération propre distincte de l’opération
divine et réciproquement. Mais la nature divine se sert de l’opération de la
nature humaine, comme d’une opération instrumentale, et de même la nature
humaine participe à l’opération de la nature divine, comme l’instrument
participe à l’opération de l’agent principal. Et c’est ce que dit le pape saint
Léon (Epist. ad Flav.,
28) ; l’une et l’autre forme, c’est-à-dire la nature divine aussi bien que la nature
humaine, fait ce qui lui est propre en communication avec l’autre, le Verbe
opérant ce qui est du Verbe et la chair exécutant ce qui est de la chair. Mais
s’il n’y avait qu’une seule opération de la divinité et de l’humanité dans le
Christ, il faudrait dire ou que la nature humaine n’avait pas de forme et de
vertu propre (car il est impossible de le dire de la nature divine), d’où il
suivrait que dans le Christ il n’y aurait que l’opération divine ; ou il
faudrait dire que de la vertu divine et humaine il ne se serait fait qu’une
seule vertu dans le Christ. Or, ces deux choses sont l’une et l’autre impossibles. Car par la première on ne met dans le Christ
qu’une nature humaine imparfaite : par la seconde on confond les natures. C’est
pourquoi cette opinion u été condamnée avec raison par le sixième concile
général, qui dit (sup. cit., act. 18)
: Nous glorifions en Jésus-Christ Notre-Seigneur et vrai Dieu, deux opérations
naturelles d’une manière indivise et inconvertible, sans confusion et sans
séparation, c’est-à-dire l’opération divine et l’opération humaine (Nulle part
cette question difficile ne se trouve exposée avec autant de clarté et de
profondeur que dans cet article.).
Article 2 : Y
a-t-il dans le Christ plusieurs opérations humaines ?
Réponse
à l’objection N°1 : L’opération de la partie sensitive et de la partie
nutritive n’est pas proprement humaine, comme nous l’avons dit (dans le corps
de cet article.). Cependant ces opérations ont été plus humaines dans le Christ
que dans les autres hommes.
Réponse à l’objection N°2 : Les puissances et les habitudes changent par rapport aux objets.
C’est pourquoi la diversité des opérations répond de cette manière à des
puissances et à des habitudes diverses, comme elle répond aussi à des objets
différents. Mais nous ne prétendons pas exclure de l’âme du Christ cette diversité
d’opérations, comme nous n’excluons pas celle qui résulte de la diversité
d’instruments, mais seulement celle qui se rapporterait au premier principe
actif (Ainsi saint Thomas reconnaît que les différentes choses opérées sont
produites dans le Christ d’après des principes propres, mais que tous ces
principes sont soumis à un principe unique, qui est sa volonté de raison, parce
qu’il ne se passait rien en lui qui ne fût volontaire.), comme nous l’avons dit
(dans le corps de cet article.).
Mais c’est le
contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth.,
liv. 3, chap. 15) : L’opération suit la nature. Or, il n’y a dans le Christ
qu’une seule nature humaine. Il n’y a donc en lui qu’une seule opération
humaine.
Conclusion
Puisqu’il n’y a eu dans le Christ aucun mouvement de la partie sensitive qui ne
fût réglé par la raison, et que les opérations naturelles et corporelles ont
appartenu d’une certaine manière à sa volonté, il est évident que l’opération
est une dans le Christ beaucoup plutôt que dans tout autre homme.
Il faut répondre que
l’homme étant un être raisonnable, on appelle humaine absolument l’opération
qui procède de la raison au moyen de la volonté qui est l’appétit rationnel.
Par conséquent, s’il y a une opération dans l’homme qui ne procède pas de la
raison et de la volonté cette opération n’est pas humaine absolument, mais elle
convient à l’homme (On l’appelle une opération de l’homme, au lieu de l’appeler
une opération humaine, comme un distingue les actes de l’homme des actes
humains.) selon une partie de sa nature. Elle lui convient tantôt selon la
nature même de l’élément corporel, comme la force de gravitation qui l’entraîne
vers le bas ; tantôt selon la vertu de l’âme végétative, comme la nourriture et
l’accroissement ; tantôt selon la partie sensitive, comme la vue et l’ouïe,
l’imagination et la mémoire, la concupiscence et la colère. Entre ces
opérations il y a une différence. Car les opérations de l’âme sensitive
obéissent d’une certaine manière à la raison ; c’est pourquoi elles sont
raisonnables et humaines (Elles sont humaines par participation, pour employer
une des expressions de l’école péripatéticienne.), en tant qu’elles sont
soumises à cette faculté, comme on le voit par Aristote (Eth., liv. 1, chap. ult.). Quant aux opérations qui résultent
de l’âme végétative, ou de la nature du corps matériel, elles ne sont pas
soumises à la raison. Elles ne sont donc raisonnables d’aucune manière, et
elles ne sont pas humaines absolument, elles ne le sont que par rapport à une
partie de notre nature. Or, nous avons dit (art. préc.),
que quand un agent inférieur agit par sa propre forme, alors son opération est
autre que celle de l’agent, supérieur ; mais que quand l’agent inférieur n’agit
qu’autant qu’il est mû par l’agent supérieur, dans ce cas l’opération de
l’agent supérieur et de l’agent inférieur est la même. — Par conséquent dans
tout homme ordinaire l’opération du corps matériel et celle de l’âme végétative
est autre que celle de la volonté qui est proprement
humaine. Il en est de même de l’opération de l’âme sensitive quant à ce qui
n’est pas mû par la raison ; mais quant à ce qui est mû par cette faculté,
l’opération de la partie sensitive est la même que celle de la partie
raisonnable. L’âme raisonnable n’a qu’une seule opération, si nous faisons
attention au principe même de l’opération qui est la raison ou la volonté ;
mais son opération est diverse selon qu’elle se rapporte à divers objets. Il y
en a qui ont appelé cette diversité une diversité de choses opérées plutôt
qu’une diversité d’opérations, ne jugeant de l’unité d’opération que par
l’unité de son principe. Et c’est dans ce sens que nous entendons parler ici de
l’unité ou de la pluralité des opérations dans le Christ. Ainsi dans tout homme
ordinaire il n’y a qu’une seule opération qui soit proprement humaine ; mais
indépendamment de cette opération il y en a d’autres qui ne sont pas proprement
humaines, comme nous l’avons dit (hic
sup.). Mais en Jésus-Christ comme homme il n’y avait aucun mouvement de la
partie sensitive qui ne fût réglé par la raison. Les opérations naturelles et
corporelles appartenaient aussi d’une certaine manière à sa volonté, en ce sens
qu’il dépendait de cette faculté que son corps fît et souffrît les choses qui
lui sont propres (Car s’il avait faim, c’est qu’il le voulait ; il ne souffrait
pas quand il ne le voulait pas ; enfin, rien ne se passait en lui que par sa
volonté. Mais il n’en est pas de même en nous. Nous sommes soumis, malgré nous,
aux lois qui résultent de la nature de notre corps.), comme nous l’avons vu
(quest. préc., art. 5). C’est pourquoi il n’y a eu dans le Christ qu’une
seule opération beaucoup plutôt que dans tout autre homme.
La réponse à la
troisième objection est donc évidente.
Article 3 : L’action humaine du Christ a-t-elle pu
être pour lui méritoire ?
Objection N°1. Il
semble que l’action humaine du Christ n’ait pu lui être méritoire. Car le
Christ a été voyant avant sa mort, comme il l’est maintenant. Or, celui qui
voit Dieu ne mérite pas. Car la charité de celui qui le voit appartient à la
récompense de la béatitude, puisque c’est d’après elle que la jouissance se
considère. Par conséquent elle ne paraît pas être le principe du mérite,
puisque le mérite et la récompense ne sont pas une même chose. Le Christ ne
méritait donc pas plus avant sa passion qu’il ne mérite maintenant.
Réponse
à l’objection N°1 : La jouissance qui est l’acte de la charité appartient
à la gloire de l’âme que le Christ n’a pas méritée. C’est pourquoi s’il a
mérité quelque chose par la charité, il ne s’ensuit pas que le mérite et la
récompense soient une même chose. Cependant il n’a pas mérité par la charité,
comme voyant (A l’égard du mot comprehensor que nous traduisons ainsi voyez ce que nous
avons dit quest. 7, art. 5), mais comme voyageur. Car il était tout à la fois
voyageur et voyant, ainsi que nous l’avons vu (quest. 15, art. 10). Et parce
qu’il n’est plus voyageur, il n’est plus maintenant en état de mériter.
Réponse à l’objection N°2 : La gloire divine et le domaine de toutes choses appartient par
nature au Christ, selon qu’il est Dieu et Fils de Dieu, comme au premier et
souverain Seigneur. Néanmoins la gloire lui est cependant due comme Homme-Dieu
; il a dû l’avoir sans la mériter sous un rapport et il a dû la mériter sous un
autre, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de cet article.).
Objection
N°3. Quiconque possède ce
qu’il y a de principal, ne mérite pas proprement ce qui résulte de ce qu’il
possède. Or, le Christ a eu la gloire de l’âme de laquelle résulte selon
l’ordre commun la gloire du corps, comme le dit saint Augustin (Epist. 118 ad Dioscor.). Mais il est arrivé en lui par l’effet de sa volonté que
la gloire de l’âme n’a pas rejailli sur le corps. Il n’a donc pas mérité la
gloire du corps.
Réponse à l’objection N°3 : La gloire de l’âme rejaillit sur le corps d’après
les desseins de Dieu, selon la convenance des mérites humains, de sorte que
comme l’homme mérite par l’acte que l’âme produit dans le corps, de même il est
récompensé par la gloire de l’âme qui rejaillit sur le corps. C’est pourquoi
non seulement la gloire de l’âme, mais encore la gloire du corps est l’objet du
mérite, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 8,
11) : Il vivifiera nos corps mortels
à cause de son esprit qui habite en nous. Par conséquent cette gloire a pu
être méritée par le Christ.
Objection
N°4. La manifestation de
l’excellence du Christ n’est pas un bien pour le Christ lui-même, mais pour
ceux qui le connaissent. Ainsi on promet pour récompense à ceux qui l’aiment
qu’il leur sera manifesté, d’après ces paroles de Jésus-Christ lui-même (Jean, 14, 21) : Si
quelqu’un m’aime, il m’aime par mon Père et je l’aimerai et je me manifesterai
à lui. Le Christ n’a donc pas mérité que son élévation fût manifestée.
Mais c’est le
contraire. L’Apôtre dit (Phil., 2, 8) : Que le Christ s’est fait obéissant jusqu’à
la mort ; et que c’est pour ce motif que Dieu l’a exalté (On peut citer une
foule d’autres passages de l’Ecriture à l’appui de cette même conclusion : Nous
le voyons, à cause de ses souffrances et de sa mort, couronné de gloire et
d’honneur (Héb.,
2, 9) ; Ne fallait-il pas que le Christ souffrît toutes ces choses et
entrât ainsi dans sa gloire ? (Luc, 24, 26) ; Et
maintenant glorifiez-moi, vous Père, en vous-même, de la gloire que j’ai eue en
vous avant que le monde fût (Jean, 17, 5) ; Il est digne l’Agneau
qui a été égorgé (Apoc., 5, 12).). Il a donc
mérité par l’obéissance son exaltation, et par conséquent il a mérité quelque
chose pour lui-même.
Conclusion Puisqu’il est plus
noble d’avoir une chose par mérite que sans mérite, il faut reconnaître que le
Christ, à qui l’on doit accorder toute perfection, a mérité pour lui la gloire
du corps et les autres choses dont il convenait qu’il fût privé pendant un
temps.
Il faut répondre
qu’il est plus noble d’avoir un don par soi que de l’avoir par un autre. Car la
cause qui est par soi est toujours plus noble que celle qui existe par un
autre, d’après Aristote (Phys., liv. 8,
text. 39). Or, on dit qu’on a une chose par soi-même, quand on
est cause d’une certaine manière qu’on la possède. Dieu est la première cause
de tous nos biens par autorité. De cette manière aucune créature n’a quelque
chose de bon par elle-même, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 4, 7) : Qu’avez-vous que vous ne l’ayez reçu ? Mais elle peut être
secondairement cause d’un bien qu’elle acquiert, en ce sens qu’elle y coopère
avec Dieu, et par conséquent celui qui a quelque chose par son mérite propre,
le possède d’une certaine manière par lui-même. Ainsi ce qu’on possède parce
qu’on le mérite est donc plus noble que ce qu’on possède sans cela. Et comme on
doit attribuer au Christ toute noblesse et toute perfection, il s’ensuit qu’il
a eu par mérite ce que les autres possèdent de la même manière ; à moins qu’il
ne s’agisse de choses dont la privation porte plus de préjudice à la dignité et
à la perfection du Christ qu’elles n’y ajouteraient en les méritant. Ainsi il
n’a mérité ni la grâce (Los théologiens pensent généralement, avec saint Thomas,
que le Christ n’a mérité ni sa grâce habituelle ni sa gloire essentielle.
Quelques thomistes examinent s’il eût pu, par sa puissance absolue, comme Dieu,
mériter la grâce et la gloire essentielle. Ils sont divisés à oc sujet, mais
cette question est sans importance.), ni la science, ni la béatitude, de son
âme, ni sa divinité ; parce que, comme on ne mérite que ce qu’on n’a pas, il
faudrait que le Christ n’eût pas eu pendant un temps ces choses dont la
privation eût diminué sa dignité plus qu’il ne l’aurait accrue, en les
méritant. Mais la gloire du corps ou toute autre chose semblable est moindre
que la dignité du mérite qui appartient à la vertu de charité. C’est pourquoi
il faut dire que le Christ a mérité la gloire du corps et ce qui appartient à son
excellence extérieure, comme son ascension, son culte et toutes les autres
choses semblables. Il est donc évident qu’il a pu mériter pour lui quelque
chose.
Article 4 : Le
christ a-t-il pu mériter pour les autres ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ n’ait pas pu mériter pour les autres. Car il est dit (Ezéch., 18, 4) : L’âme qui
aura péché mourra. Donc pour la même raison l’âme qui mérite sera elle-même
récompensée. Il n’est donc pas possible que le Christ ait mérité pour les
autres.
Réponse à l’objection N°1 :
Le péché d’un individu ne nuit qu’à lui-même ; mais le péché d’Adam, qui a été
établi de Dieu pour être le principe de la nature entière, est passé à ses
descendants par la propagation du sang. De même le mérite du Christ, qui a été
établi par Dieu chef de tous les hommes quant à la grâce, s’étend à tous ses
membres.
Objection N°2. Tous
reçoivent de la plénitude de la grâce du Christ, selon saint Jean (Jean,
chap. 1). Or, les autres hommes qui ont la grâce du Christ ne peuvent pas
mériter pour les autres. Car le prophète dit (Ezéch.,
14, 20) : que quand Noé, Daniel et Job
seraient dans la ville, ils ne délivreraient ni leurs fils, ni leurs filles,
mais seulement leurs propres âmes par leur justice. Le Christ n’a donc pas
pu mériter quelque chose pour nous.
Réponse à l’objection
N°2 : Les autres hommes reçoivent de
la plénitude du Christ, non pas une source de grâce, mais une grâce
particulière. C’est pourquoi il n’est, pas nécessaire que les autres hommes
puissent mériter pour leurs semblables, comme le Christ.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le péché d’Adam n’arrive aux autres hommes
que par la génération charnelle ; de même le mérite du Christ ne découle sur
eux que par la génération spirituelle qui a lieu dans le baptême, et par
laquelle les hommes sont incorporés au Christ (C’est la pensée que le concile
de Trente reproduit littéralement (sess. 6, chap. 3).), d’après ces paroles de
saint Paul (Gal., 3, 27) : Vous tous qui avez été baptisés dans le
Christ, vous avez revêtu le Christ. Et comme c’est précisément par la grâce
qu’il est accordé à l’homme d’être régénéré dans le Christ, il s’ensuit que
c’est d’elle que vient son salut.
Mais c’est le
contraire. Il est dit (Rom., 5, 18) : Comme par le péché d’un seul tous les hommes
sont tombés dans la condamnation, de même par la justice d’un seul tous les
hommes reçoivent la justification qui donne la vie. Or, le démérite d’Adam
s’est répandu sur les autres pour leur condamnation. A plus forte raison le
mérite du Christ s’est-il aussi répandu sur les autres hommes.
Conclusion Puisque la grâce a
existé dans le Christ non seulement comme individu, mais comme chef de toute
l’Eglise, non seulement il a pu mériter pour lui, mais encore pour les autres.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit
(quest. 8), la grâce n’a pas été seulement dans le Christ, comme individu, mais
elle v a été encore comme dans le chef de toute l’Eglise, auquel tous les
hommes sont unis, comme les membres le sont à la tête, de manière à ne
constituer qu’une seule personne mystique. D’où il arrive que le mérite du
Christ s’étend aux autres, en tant qu’ils sont ses membres. C’est ainsi
que dans un homme l’action de la tête appartient d’une certaine manière (D’une
certaine manière, c’est-à-dire que, comme la tête agit sur tous les membres en
raison de leur aptitude, de même l’action méritoire du Christ s’étend à tous
ses membres mystiques on raison de leur capacité proportionnelle.) à tous ses
membres, parce qu’elle ne sent pas pour elle seule, mais encore pour tous les
autres membres.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la
propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation
catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale
catholique et des lois justes.
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