Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
20 : Des choses qui conviennent au Christ selon qu’il a été soumis à son Père
Article 1 :
Doit-on dire quel le Christ est soumis à son Père ?
Objection N°1. Il
semble qu’on ne doive pas dire que le Christ a été soumis à son Père. Car tout
ce qui est soumis à Dieu le Père est une créature, parce que, selon
l’expression de Gennade (Lib. de Ecclesiast. dogm., chap. 4), dans
la Trinité il n’y a rien qui serve, ni qui soit soumis. Or, on ne doit pas dire
absolument que le Christ est une créature, comme nous l’avons vu (quest. 16,
art. 8). On ne doit donc pas dire non plus absolument qu’il est soumis à Dieu
son Père.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme on ne doit pas croire simplement que le Christ
est une créature, mais qu’on doit l’entendre seulement par rapport à la nature
humaine, soit qu’on détermine ce sens, soit qu’on ne le détermine pas, comme
nous l’avons dit (quest. 16, art. 8) ; de même on ne doit pas comprendre
simplement que le Christ est soumis à son Père, mais on doit l’entendre
seulement par rapport à la nature humaine, quand même cette restriction ne
serait pas ajoutée. Mais il est plus convenable de l’exprimer pour éviter
l’erreur d’Arius qui a supposé, moindre que le Père.
Objection
N°2. On dit qu’une chose
est soumise à Dieu par là même qu’elle est asservie à son domaine. Or, on ne
peut pas dire que la nature humaine a été asservie dans le Christ. Car d’après
saint Jean Damascène (De orth. fid.,
liv. 3, chap. 21) : Nous devons savoir qu’on ne peut pas dire que la nature
humaine est esclave ; puisque les mots de servitude et de domination ne sont
pas des noms qui fassent connaître la nature, mais des expressions relatives,
comme les mots de paternité et de libation. Le Christ n’a donc pas été soumis à
Dieu son Père par rapport à la nature humaine.
Réponse à l’objection N°2 : La relation de servitude et de domination est fondée sur
l’action et la passion, en tant qu’il appartient au serviteur d’être mû par le
maître selon ses ordres. L’action ne s’attribue pas à la nature, comme à
l’agent, mais à la personne ; car les actes appartiennent aux suppôts et aux
individus, d’après Aristote (Met.,
liv. 1, chap. 1). Toutefois l’action s’attribue à la nature comme au principe
par lequel la personne ou l’hypostase agit. C’est pourquoi, quoiqu’on ne dise
pas proprement que la nature soit reine ou esclave ; cependant on peut dire
dans le sens propre que toute hypostase ou toute personne est maîtresse ou esclave
par rapport à telle ou telle nature. Ainsi rien n’empêche de dire que le Christ
est soumis au Père ou qu’il est son esclave par rapport à la nature humaine.
Objection
N°3. Saint Paul dit (1 Cor., 15, 28) : Quand
toutes choses auront été assujetties au Fils, alors il sera lui-même assujetti
à celui qui lui aura tout soumis. Or, d’après le même Apôtre (Héb., 2, 8) : Nous ne voyons pas encore maintenant que toutes choses lui aient été
assujetties. Il n’a donc pas encore été soumis lui-même au Père qui lui a
soumis toutes choses.
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 1, chap. 8), le Christ livrera le royaume à Dieu et
au Père, alors qu’il conduira à la gloire les justes dans lesquels il règne
maintenant par la foi, c’est-à-dire lorsqu’il leur fera voir l’essence divine
commune au Père et au Fils. Dans ce temps-là il sera totalement soumis à son
Père non seulement en lui-même, mais encore dans ses membres, par la pleine
participation de la bonté divine. Alors toutes les choses lui seront aussi
pleinement soumises par l’accomplissement final de sa volonté sur elles,
quoiqu’elles lui soient toutes soumises maintenant quant à la puissance,
d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 28, 20) : Toute puissance m’a été donnée dans le ciel
et sur la terre.
Mais c’est le
contraire. Le Seigneur dit (Jean, 14, 28)
: Mon Père est plus grand que moi. Et
saint Augustin observe (De Trin., liv.
1, chap. 7) que l’Ecriture dit avec raison que le Fils est égal au Père et que
le Père est plus grand que le Fils ; car on dit l’une de ces choses selon qu’il
est Dieu, et on dit l’autre à cause de sa forme d’esclave, sans qu’il y ait
aucune confusion. Or, le moindre est, soumis à celui qui est plus grand. Le
Christ a donc été soumis à son Père, comme homme.
Conclusion Le Christ a été soumis
à Dieu son Père par rapport à la bonté, la servitude et l’obéissance.
Il faut répondre que
les choses qui sont propres à une nature conviennent à celui qui la possède.
Or, la nature humaine a d’après sa condition une triple espèce de soumission à
l’égard de Dieu. 1° La première est selon le degré de bonté, en ce sens que la
nature divine est l’essence même de la bonté, comme on le voit par saint Denis
(De div. nom, chap. 1), au lieu que
la nature créée n’a qu’une participation de la bonté divine, et est en quelque
sorte soumise à son rayonnement, dont elle est l’effet. 2° La nature humaine
est soumise à Dieu quant à la puissance divine, selon que la nature humaine,
comme toute créature, est soumise à l’action des desseins de Dieu. 3° Elle est
spécialement soumise à Dieu quant à son acte propre, en tant qu’elle obéit à
ses ordres par sa volonté propre. Le Christ avoue lui-même qu’il a été soumis
de ces trois manières à son Père. Il confesse qu’il l’a été de la première
quand il dit (Matth., 19, 17) : Pourquoi
m’interrogez-vous sur ce qui est bon ? Il n’y a que Dieu qui soit bon. Saint
Jérôme observe à cet égard que celui qui l’avait appelé bon Maître, et qui n’avait pas confessé qu’il était Dieu ou Fils de
Dieu, apprend que l’homme, quoique saint, n’est pas bon en comparaison de Dieu
; et par là il nous a fait comprendre que lui-même n’atteignait pas par sa
nature humaine le degré de la bonté divine. Et parce que, selon la remarque de
saint Augustin (De Trin., liv. 6, chap.
8), pour les choses dont la grandeur ne se mesure pas sur la masse, plus grand
est synonyme de meilleur, on dit que le Père est plus grand que le Christ
considéré dans sa nature humaine. — On attribue au Christ la seconde espèce de
soumission, dans le sens qu’on croit que tout ce qui a été fait à l’égard de
l’humanité du Christ est résulté de la volonté de Dieu. D’où saint Denis dit (De cœl. hier., chap. 4)
que le Christ est soumis aux ordres de Dieu son Père. Cette soumission est la
soumission de servitude, d’après laquelle toute créature sert Dieu étant
soumise à ses ordres, suivant cette pensée du Sage (Sag., 16, 24) : La créature vous
sert comme son auteur. C’est en ce sens qu’il est dit que le Fils de Dieu a reçu la forme de l’esclave
(Phil., chap. 2). Enfin il s’attribue
à lui-même la troisième espèce de soumission en disant (Jean, 8, 29) : Je fais toujours ce qui lui est agréable.
Il a pratiqué cette soumission d’obéissance envers son Père jusqu’à la mort.
D’où l’Apôtre dit (Phil., 2, 8) qu’il a été obéissant envers son Père jusqu’à
la mort (Au comité de Francfort et dans la lettre du pape Adrien Ier
contre Felix d’Urgel et Elipand de Tolède, on trouve des passages qui
reprochent à ces évêques d’avoir employé le mot de serviteur en parlant du Christ ; mais ou les en blâme, parce qu’ils
établissaient en lui une soumission, non pas en raison de la nature, mais en
raison de la personne. Vasquez a cru à tort que le sentiment des thomistes
avait été par là condamné.).
Article 2 :
Le Christ a-t-il été soumis à lui-même ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ ne soit pas soumis à lui-même. Car saint Cyrille dit dans
la lettre qu’a reçue le concile d’Ephèse (gen. 3,
part. 1, chap. 26) : Le Christ n’est ni son serviteur, ni son maître ; car
c’est une fatuité ou plutôt une impiété que de le dire et de le penser. C’est
aussi ce qu’affirme saint Jean Damascène, en disant (Orth. fid., liv. 4, chap.
21) : Le Christ n’étant qu’un seul être ne peut être ni l’esclave, ni le maître
de lui-même. Or, on ne dit le Christ, l’esclave du Père qu’en tant qu’il lui
est soumis. Le Christ n’est donc pas soumis à lui-même.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Cyrille et saint Jean Damascène nient que le Christ
soit le Seigneur de lui-même, selon que cette expression implique la pluralité
de suppôts qui est nécessaire pour que quelqu’un soit absolument maître d’un
autre.
Réponse à l’objection N°2 : Absolument il faut que le maître soit autre que l’esclave.
Cependant il peut y avoir une raison de domination et de servitude, selon que
le même individu peut être le maître et l’esclave de lui-même sous des rapports
différents (C’est ce que saint Thomas explique par la réponse suivante.).
Objection
N°3. Comme l’âme
raisonnable et le corps ne forment qu’un seul homme, de même Dieu et l’homme ne
forment qu’un seul Christ, d’après saint Athanase (in symb. fid.). Or, on ne dit pas
que l’homme est soumis à lui-même, ni qu’il est l’esclave de lui-même, ni qu’il
est plus grand que lui-même, parce que son corps est soumis à son âme. On ne
dit donc pas non plus que le Christ est soumis à
lui-même parce que son humanité est soumise à sa divinité.
Réponse à l’objection N°3 : A cause des différentes parties de l’homme, dont l’une est
supérieure et l’autre inférieure, Aristote dit (Eth., liv. 5, chap. ult.) qu’il y a la justice de l’homme envers
lui-même, en tant que l’irascible et le concupiscible obéissent à la raison.
Dans le même sens on peut donc dire que le même homme est soumis à lui-même et
qu’il est son serviteur par rapport aux différentes parties de son être.
Objection
N°4. Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 1, chap. 7) : La vérité montre que selon le mode
d’après lequel le Père est plus grand que le Christ, c’est-à-dire par rapport à
la nature humaine, le Fils est également inférieur à lui-même.
Objection
N°6. Le Christ, d’après sa
nature humaine, est le serviteur de Dieu le Père, suivant ce passage de saint
Jean (Jean, 20, 17) : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.
Or, quiconque est le serviteur du Père est le serviteur du Fils ; autrement
tout ce qui appartient au Père n’appartiendrait pas au Fils. Le Christ est donc
son propre serviteur et est soumis à lui-même.
Conclusion Le Christ n’est pas
soumis à lui-même, si le domaine et la soumission se rapportent à la personne
divine, mais il est soumis à lui-même par rapport à la nature humaine.
Il faut répondre que,
comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°2), on attribue à la personne ou à l’hypostase
de dominer et de servir d’après sa nature. Par conséquent, quand on dit que le
Christ est le maître ou le serviteur de lui-même, ou que le Verbe de Dieu est
le maître de l’Homme-Christ, cette phrase peut s’entendre de deux manières : 1°
On peut l’entendre d’une autre hypostase ou d’une autre personne, comme si la personne
du Verbe de Dieu qui commande était autre que celle de l’homme qui obéit ; ce
qui appartient à l’hérésie de Nestorius. D’où il est dit dans la condamnation
de cet hérésiarque au concile d’Ephèse (Past. 3, chap. 1, anath. 6) : Si quelqu’un dit que Dieu ou le Seigneur est le
Verbe du Christ procédant de Dieu le Père, et ne confesse pas plutôt que c’est
le même qui est tout à la fois Dieu et homme, comme étant le Verbe fait chair,
d’après les saintes Ecritures, qu’il soit anathème. Saint Cyrille et saint Jean
Damascène nient de cette manière (loc. cit., Objection
N°1), et l’on doit nier avec eux dans le même sens que le Christ soit
inférieur, ou qu’il soit soumis à lui-même. 2° On peut l’entendre selon la
diversité des natures dans une même personne ou dans une même hypostase. Ainsi
nous pouvons dire que selon l’une de ces natures qui lui est commune avec le
Père, il commande et il domine simultanément avec lui (Le Fils ayant la même
puissance que le Père, par là même qu’il est soumis au Père, en raison de sa
nature humaine, il est soumis à lui-même sous le même rapport.) ; mais que, par
rapport à l’autre nature qui lui est commune avec nous, il doit obéir et
servir, et c’est dans ce sens que saint Augustin dit (loc. sup. cit.) que le Fils est inférieur à lui-même. — Cependant
il faut savoir que le nom de Christ étant
un nom de personne, comme le mot Fils,
on peut dire du Christ par elles-mêmes et absolument les choses qui lui
conviennent en raison de sa personne qui est éternelle ; et surtout les relations
qui paraissent appartenir plus proprement à la personne, ou à l’hypostase.
Quant aux choses qui lui conviennent selon la nature humaine, elles doivent
plutôt lui être attribuées avec détermination. Ainsi nous dirons absolument que
le Christ est très grand, qu’il est le Seigneur et qu’il préside ; mais si nous
disons qu’il est sujet, esclave ou moindre, nous devons le faire avec
détermination (C’est-à-dire il faut ajouter qu’il est ainsi selon sa nature
humaine.), c’est-à-dire selon sa nature humaine.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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