Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
24 : De la prédestination du Christ
Article 1 : Convient-il
au Christ d’être prédestiné ?
Objection N°1. Il
semble qu’il ne convienne pas au Christ d’être prédestiné. Car la
prédestination paraît avoir pour terme l’adoption, d’après saint Paul qui dit (Eph., 1, 5) : Il nous a prédestinés pour être ses enfants adoptifs. Or, il ne
convient pas au Christ d’être un enfant adoptif, comme nous l’avons dit (quest.
préc.). Il ne lui convient donc pas non plus d’être
prédestiné.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Paul parle en cet endroit de la prédestination
par laquelle nous sommes prédestinés pour être les fils adoptifs de Dieu. Mais
comme le Christ est le Fils naturel de Dieu d’une manière particulière qui
n’appartient à aucune autre, de même il est aussi prédestiné d’une façon toute
singulière.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit la glose (ord.
sup. illud : Qui prædestinatus
est Filius), il y en a qui ont prétendu que la prédestination devait
s’entendre de la nature et non de la personne, parce que c’est à la nature
humaine qu’a été accordée la grâce d’être unie au Fils de Dieu dans l’unité de
la personne. Mais d’après cela l’expression de l’Apôtre serait impropre, pour
deux motifs : 1° Pour une raison générale ; car nous ne disons pas que la
nature de quelqu’un est prédestinée, mais le suppôt ; parce qu’être prédestiné,
c’est être dirigé vers le salut ; ce qui appartient au suppôt qui agit (D’après
l’axiome : Actiones sunt suppositorum.)
en vue de la béatitude. 2° Pour une raison spéciale : parce qu’il ne convient
pas à la nature humaine d’être le fils dé Dieu. Car il est faux de dire : La nature humaine est le fils de Dieu, à
moins que par hasard, en forçant le sens, on ne veuille dire que ces paroles : Qui a été prédestiné pour être le fils de
Dieu dans une souveraine puissance, ne signifient qu’il a été prédestiné
pour que la nature humaine fût unie au Fils de Dieu en personne. Il faut donc
que la prédestination soit attribuée à la personne du Christ, non par rapport à
elle-même ou selon qu’elle subsiste dans la nature divine, mais selon qu’elle
subsiste dans la nature humaine. C’est pourquoi après avoir dit : Qui est né selon la chair de la race de
David, l’Apôtre ajoute : Qui a été
prédestiné pour être le Fils de Dieu selon la puissance (C’est-à-dire pour
qu’il eût la puissance et la majesté du Fils véritable et naturel de Dieu.),
pour nous faire comprendre que, selon qu’il est né de la race de David quant à
la chair, il a été prédestiné pour être le Fils de Dieu dans la puissance. Car
quoiqu’il soit naturel à cette personne considérée en elle-même d’être le Fils
de Dieu dans sa puissance, cependant cela ne lui est pas naturel selon la
nature humaine d’après laquelle ce titre lui convient par la grâce d’union.
Réponse à l’objection N°3 : Origène (Sup.
hanc epist. ad Rom., chap. 1)
dit que la lettre de ce passage est ainsi conçue : Qui destinatus est Filius Dei in virtute,
de sorte qu’il ne désigne pas d’antériorité (Ce sentiment est celui de
plusieurs autres Pères grecs, entre autres de saint Chrysostome et de Théophilacte.
Mais saint Thomas a eu raison de s’attacher à l’interprétation de saint
Augustin, comme il l’a fait.), et par conséquent il n’offre pas de difficulté.
D’autres rapportent l’antériorité qui est désignée par le participe prédestiné, non pas à la prérogative
d’être le Fils de Dieu, mais à sa manifestation, selon la manière ordinaire de
s’exprimer dans les saintes Ecritures, où l’on dit que les choses sont faites
quand elles sont connues, de sorte que le sens de ce passage c’est que le
Christ a été prédestiné pour être manifesté comme étant le Fils de Dieu. Mais
ce n’est pas ainsi que la prédestination se prend dans son sens propre. Car on
dit que quelqu’un est proprement prédestiné selon qu’il est dirigé vers la fin
de la béatitude. Or, la béatitude du Christ ne dépend pas de notre
connaissance. C’est pourquoi il vaut mieux dire que cette antériorité
qu’implique le mot prédestiné ne se
rapporte pas à la personne en elle-même, mais à la personne en raison de la
nature humaine ; parce que cette personne, quoiqu’elle ait été de toute
éternité le Fils de Dieu, cependant le Fils de Dieu n’a pas toujours été
subsistant dans la nature humaine. D’où saint Augustin dit (Lib. de prædest. sanct., chap. 15) : Jésus a été
prédestiné, pour que celui qui devait être le fils de David selon la chair, fût
le Fils de Dieu en puissance. Et il est à remarquer que quoique le participe prédestiné implique une antériorité,
comme le participe fait, ce n’est
cependant pas dans le même sens. Car il appartient à une chose d’être faite,
selon qu’elle existe en elle-même au lieu qu’il appartient à quelqu’un d’être
prédestiné, selon qu’il existe dans la pensée de celui qui le prédestine. Or,
ce qui appartient à une forme et à une nature selon la réalité peut être
considéré ou selon qu’il existe dans cette forme ou d’une manière absolue.
Comme il ne convient pas absolument à la personne du Christ d’avoir commencé
d’être le Fils de Dieu, tandis que cela lui convient selon qu’on la conçoit
comme existant dans la nature humaine (En raison du nouveau mode d’être qu’elle
a pris.), parce qu’il est arrivé un temps où le Fils de Dieu a commencé d’être
existant dans la nature humaine ; il s’ensuit que cette proposition : Le Christ a été prédestiné Fils de Dieu,
est plus vraie que celle-ci : Le Christ a
été fait Fils de Dieu (D’après Billuart, le mot prédestiné s’entend du sujet pris formellement ; c’est pourquoi il
peut se dire du Christ, selon qu’il subsiste en deux natures ; au lieu que le
mot fait s’entend du sujet pris
matériellement, et il ne pourrait se dire du Christ qu’en se rapportant à la
personne ; ce qui rend cette expression fausse.).
Mais c’est le
contraire. L’Apôtre dit en parlant du Christ (Rom., 1,
4) : Qu’il a été prédestiné pour être le
Fils de Dieu dans une souveraine puissance.
Conclusion Quoique l’union des
natures dans la personne du Christ se soit faite dans le temps, cependant parce
qu’elle a été préalablement ordonnée de toute éternité, on doit avouer que le
Christ a été prédestiné.
Il faut répondre que,
comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a pars, quest. 23,
art. 1 et 5), la prédestination proprement dite est une préordination divine qui existe de toute
éternité à l’égard des choses qui doivent être faites dans le temps par la
grâce de Dieu. Ainsi la grâce d’union a opéré dans le temps le mystère par
lequel l’homme est Dieu et Dieu est homme. On ne peut pas dire que Dieu n’a pas
établi à l’avance de toute éternité que ce fait aurait lieu dans le temps ;
parce qu’il en résulterait que l’entendement divin aurait appris quelque chose
de nouveau. C’est pourquoi il faut dire que l’union même des natures dans la
personne du Christ tombe sous la prédestination éternelle de Dieu, et que c’est
en raison de cela qu’on dit que le Christ est prédestiné.
Objection N°1. Il
semble que cette proposition soit fausse : Le
Christ, comme homme, a été prédestiné pour être le Fils de Dieu. Car chacun
est dans un temps ce qu’il a été prédestiné d’être, parce que la prédestination
de Dieu est infaillible. Si donc le Christ, comme homme, a été prédestiné pour
être le Fils de Dieu, il semble s’ensuivre qu’il soit le Fils de Dieu, comme
homme. Le conséquent étant faux, l’antécédent l’est aussi.
Réponse
à l’objection N°1 : Quand on dit : Le
Christ, comme homme, a été prédestiné pour être le Fils de Dieu, cette
détermination, comme homme, peut être
rapportée à l’acte signifié par le participe de deux manières : 1° De la part
de ce qui tombe matériellement (C’est-à-dire de l’homme qui subsiste en
Jésus-Christ. On ne peut l’entendre ainsi, parce que le suppôt dans le Christ
n’étant rien autre chose que la personne divine, et la personne divine étant
éternelle, il n’est pas possible qu’elle soit prédestinée.) sous
la prédestination, et dans ce sens elle est fausse. Car elle signifie qu’il a
été prédestiné que le Christ, comme homme, soit le Fils de Dieu. Et c’est ainsi
que l’entend l’objection. 2° Elle peut être rapportée à la raison propre de
l’acte, selon que la prédestination implique dans son essence une antériorité
et un effet gratuit. De cette manière elle convient au Christ en raison de la
nature humaine, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet
article.). C’est dans ce sens qu’on dit qu’il a été prédestiné comme homme.
Réponse à l’objection N°2 : Une chose peut convenir à un homme, en raison de la nature
humaine, de deux manières : 1° Elle peut lui convenir de telle sorte que la
nature humaine en soit la cause, comme la faculté de rire convient à Socrate en
raison de la nature humaine des principes de laquelle elle découle. De la sorte
il ne convient ni au Christ, ni à aucun homme d’être prédestiné en raison de la
nature humaine, et c’est le sens sur lequel repose l’objection. 2° On dit
qu’une chose convient à quelqu’un en raison de la nature humaine, selon que la
nature humaine en est susceptible (Ainsi la nature humaine n’a pas été la cause
efficiente de la prédestination ; elle s’y est seulement prêtée par son
aptitude.). C’est ainsi que nous disons que le Christ a été prédestiné en
raison de la nature humaine ; parce que la prédestination se rapporte à
l’exaltation de la nature humaine en lui, comme nous l’avons dit (dans le corps
de cet article.).
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (loc. cit.), l’incarnation du Verbe a eu pour effet merveilleux que
le Fils de Dieu a été à la fois le fils de l’homme, qu’on l’a appelé véritablement
et proprement le fils de l’homme à cause de la nature humaine qu’il a prise, et
le fils de Dieu à cause du Fils unique de Dieu qui a pris cette même nature.
C’est pourquoi l’acte de l’Incarnation étant l’objet de la prédestination, selon qu’il
est un effet de la grâce, on peut dire l’un et l’autre ; c’est que le Fils de
Dieu a été prédestiné pour être homme, et le fils de l’homme a été prédestiné
pour être le Fils de Dieu. Mais comme ce n’est pas une grâce qui a été faite au
Fils de Dieu d’être homme, mais qu’elle a plutôt été faite à la nature humaine
pour être unie au Fils de Dieu, on peut dire que le Christ, comme homme, a été prédestiné pour être le Fils de Dieu,
dans un sens plus propre qu’on ne dit que le
Christ, selon qu’il est le Fils de Dieu, a été prédestiné pour être homme.
Mais c’est le
contraire. Saint Augustin dit (Lib. de prædest. sanct.,
chap. 15) : Nous disons que le Seigneur de la gloire a été prédestiné en tant
que l’homme est devenu le Fils de Dieu.
Conclusion
Puisque la nature humaine n’a pas toujours été unie au Verbe de Dieu et que cet
avantage lui a été conféré par la grâce, le Fils de Dieu a été prédestiné par
rapport à elle.
Article 3 :
La prédestination du Christ est-elle le modèle de la nôtre ?
Objection N°1. Il semble que la prédestination du Christ ne soit pas le
modèle de la nôtre. Car le modèle préexiste avant ce qui doit le reproduire.
Or, rien ne préexiste de toute éternité. Par conséquent puisque notre
prédestination est éternelle, il semble que celle du Christ ne soit pas le type
de la nôtre.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette raison se rapporte à l’acte de celui qui prédestine.
Objection
N°2. Le modèle mène à la
connaissance de ce qui l’imite. Or, Dieu n’a pas dû être conduit à la
connaissance de notre prédestination par quelque autre chose, puisqu’il est dit
(Rom., 8, 29) : Il a
prédestiné ceux qu’il a connus à l’avance. La prédestination du Christ
n’est donc pas le modèle de la nôtre.
Réponse à l’objection N°2 :
De même que pour la première.
Objection N°3. Le
modèle est conforme à la copie. Or, la prédestination du Christ parait être
d’une autre nature que la nôtre ; parce que nous sommes prédestinés pour
être des enfants d’adoption, tandis que le Christ a été prédestiné pour être le Fils de Dieu dans sa puissance, selon
l’expression de saint Paul (Rom.,
1, 4). Sa prédestination n’est donc pas le modèle de la nôtre.
Réponse à l’objection
N°3 : Il n’est pas
nécessaire que la copie soit conforme à l’original de tous points ; mais il
suffit qu’elle le reproduise de quelque manière.
Mais c’est le
contraire. Saint Augustin dit (Lib. de prædest. sanct.,
chap. 15) : que la lumière la plus éclatante de la prédestination et de la
grâce, c’est le Sauveur, le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ,
l’homme-Dieu. Or, on dit qu’il est la lumière de la prédestination et de la
grâce, en tant qu’il manifeste notre prédestination par la sienne, ce qui
paraît appartenir à la nature du modèle. Donc la prédestination du Christ est
le type de la nôtre.
Conclusion
La prédestination du Christ n’a pas été le modèle de la nôtre selon l’acte de
celui qui prédestine, mais quant au terme de la prédestination.
Il faut répondre
qu’on peut considérer la prédestination de deux manières : 1° Selon l’acte de
celui qui prédestine. La prédestination du Christ ne peut pas être appelée de
la sorte le modèle de la nôtre ; car Dieu nous a prédestinés et il a prédestiné
le Christ d’une seule et même manière et par un même acte éternel (Comme en
Dieu il n’y a qu’un seul et même acte, on ne peut pas supposer qu’un acte est
produit par un autre.). 2° On peut considérer la prédestination selon l’objet
auquel on est prédestiné ; ce qui est le terme et l’effet de la prédestination.
A cet égard la prédestination du Christ est le modèle de la nôtre ; et cela de
deux manières : 1° Quant au bien auquel nous sommes prédestinés. Car il a été
prédestiné pour être le Fils naturel de Dieu, et nous sommes prédestinés à la
filiation adoptive, qui est une participation ou une ressemblance de la
filiation naturelle. D’où saint Paul dit (Rom., 8,
29) : Ceux qu’il a connus d’avance, il
les a prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils. 2° Quant au
mode d’obtenir ce bien qui s’acquiert par la grâce ; ce qui est très manifeste
pour le Christ, parce que la nature humaine a été unie en lui au Fils de Dieu
sans aucun mérite antérieur (Ainsi la prédestination du Christ a de l’analogie
avec la nôtre, mais elle en diffère cependant, quant au terme et quant au mode.
Car le Christ est le fils naturel de Dieu et nous ne sommes que ses enfants
adoptifs : aucuns mérites n’ont précédé ceux du Christ, tandis que les siens
ont précédé les nôtres.), et que nous avons tous reçu de la plénitude de sa
grâce, selon l’expression de saint Jean (Jean, 1, 16).
Article 4 : La
prédestination du Christ est-elle cause de la nôtre ?
Objection N°1 :
Il semble que la prédestination du Christ ne soit pas cause de la nôtre. Car ce
qui est éternel n’a pas de cause. Or, notre prédestination est éternelle. La
prédestination du Christ n’est donc pas cause de la nôtre.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement s’appuie sur la prédestination
considérée selon l’acte de celui qui prédestine.
Objection
N°2. Ce qui dépend de la
simple volonté de Dieu n’a pas une autre cause que sa volonté. Or, notre
prédestination dépend de la simple volonté de Dieu. Car saint Paul dit (Eph., 1, 11) : Nous avons
été prédestinés par le dessein de celui qui fait toutes choses selon le conseil
de sa volonté. La prédestination du Christ n’est donc pas la cause de la
nôtre.
Réponse à l’objection N°2 :
De même que pour la première.
Objection N°3. La
cause étant enlevée, l’effet l’est aussi. Or, la prédestination du Christ étant
écartée, la nôtre ne l’est pas ; parce que quand même le Fils de Dieu ne se
serait pas incarné, il était possible qu’il y eut un autre
moyen de nous sauver, d’après saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 10). La prédestination du Christ n’est
donc pas la cause de la nôtre.
Réponse à l’objection N°3 : Si le Christ n’eût pas dû s’incarner, Dieu aurait
préordonné les hommes au salut par une autre cause. Mais, parce qu’il a
préordonné l’incarnation du Christ, il a simultanément préordonné qu’elle
serait la cause de notre salut.
Mais c’est le
contraire. Saint Paul dit (Eph., 1, 5) :
Nous avons été prédestinés par Jésus-Christ pour être ses enfants adoptifs.
Conclusion La prédestination du
Christ n’a pas été cause de la nôtre quant à l’acte de celui qui prédestine,
mais selon le terme de la prédestination.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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