Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 27 : De la sanctification de la bienheureuse Vierge Marie

 

            Après avoir parlé de l’union de Dieu et de l’homme et des conséquences de cette union, nous avons maintenant à considérer les choses que le Fils de Dieu incréé a faites et qu’il a souffertes dans la nature humaine qu’il s’est unie. — Nous diviserons en quatre parties cette dernière considération. Car nous verrons : 1° ce qui appartient à son entrée dans le monde ; 2° ce qui se rapporte au développement de sa vie sur la terre ; 3° ce qui regarde sa sortie d’ici-bas ; 4° ce qui concerne son exaltation après cette vie. — Sur le premier point nous avons à examiner quatre choses : 1° sa conception ; 2° sa naissance ; 3° sa circoncision ; 4° son baptême. — A l’égard de la conception il faut considérer ce qui appartient à la mère qui l’a conçu ; 2° rechercher le mode de sa conception ; 3° étudier la perfection de l’enfant qui a été conçu. — Relativement à la mère cinq considérations se présentent : Nous avons à nous occuper : 1° de sa sanctification ; 2° de sa virginité ; 3° de son mariage ; 4° de son annonciation ; 5° de sa préparation à la conception. — Sur sa sanctification il y a six questions à traiter : 1° La bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance du sein de sa mère ? (Tous les Pères ont admis que la B. Vierge avait été sanctifiée avant sa naissance. C’est ce qui faisait dire à saint Bernard (Ep. 174) : Ortum ejus didici ab Ecclesiâ indubitanter habere sanctum atque festivum ; firmissimè cum Ecclesiâ sentiens in utero eam accepisse ut sancta prodiret.) — 2° A-t-elle été sanctifiée avant d’être animée ? (On distingue deux sortes de conception, la conception active et la conception passive. Benoît XIV les définit ainsi : Conceptio activa est in quâ sancti beatæ Maria Virginis parentes opere maritali invicem convenientes præstiterunt ea quæ maximè spectabant ad ipsius corporis formationem. organisationem, et fit passiva cum rationalis anima cum corpore copulatur. Plusieurs théologiens pensent que saint Thomas n’a voulu parler dans cet article que de la conception active, et que son sentiment n’est point contraire à la croyance actuelle des fidèles. Voir opusc. P. Nicolaï Cichovii, Angelici doctoris sancti Thomæ Aquinatis de beatissimæ Virginis Deiparæ immaculatiâ conceptione sententia, et Jean de Saint-Thomas, Cursus theologiæ, tome i, in Tract. De approbat. et auctoritate doctrinæ sancti Thomæ, disp. 1, art. 2.) — 3° Par cette sanctification le foyer du péché a-t-il été totalement détruit en elle ? (Cet article est la conséquence de celui qui précède.) — 4° A-t-elle obtenu par cette sanctification de ne pécher jamais ? (Le concile de Trente s’est ainsi prononcé sur ce point (sess. 6, can. 23) : Si quis hominem semel justificatum dixerit posse in totâ vitâ peccata omnia etiam venialia vitare, nisi ex speciali Dei privilegio, quemadmodùm de beata Virgine tenet Ecclesia, anathema sit.) — 5° Par cette sanctification a-t-elle obtenu la plénitude des grâces ? (Cet article est l’explication de cette parole de l’ange : Je vous salue, pleine de grâces (Luc, 1, 28).) — 6° Lui est-il propre d’être ainsi sanctifiée ? (En admettant l’immaculée conception de la sainte Vierge, cette grâce lui est propre ; autrement sa sanctification lui est commune avec saint Jean Baptiste et Jérémie, ce qui ne paraît pas suffisant pour elle.)

 

Article 1 : La bienheureuse Vierge mère de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ?

 

Objection N°1. Il semble que la bienheureuse Vierge n’ait pas été sanctifiée avant sa naissance. Car l’Apôtre dit (1 Cor., 15, 46) : Ce qui est de l’esprit n’a pas été formé le premier, mais d’abord ce qui est animal et ensuite ce qui est spirituel. Or par la grâce sanctifiante l’homme naît spirituellement enfant de Dieu d’après ces paroles de l’Evangile (Jean, 1, 13) : Ils sont nés de Dieu, au lieu que la naissance charnelle est la naissance animale. La bienheureuse Vierge n’a donc pas été sanctifiée avant de sortir du sein de sa mère.

Réponse à l’objection N°1 : Dans la bienheureuse Vierge ce qui est animal a été avant et ce qui est spirituel après ; parce qu’elle a été conçue selon la chair et sanctifiée selon l’esprit.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (Epist. 287) : La sanctification qui fait de nous un temple de Dieu n’appartient qu’à ceux qui renaissent. Or, on ne renaît qu’autant qu’on est né auparavant. La bienheureuse Vierge n’a donc pas été sanctifiée avant sa naissance.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin parle selon la loi commune d’après laquelle on n’est régénéré par les sacrements qu’après qu’on est né. Mais Dieu n’a pas enchaîné sa puissance à cette loi, et il peut bien par un privilège spécial accorder sa grâce à quelques-uns, avant leur naissance.

 

Objection N°3. Quiconque est sanctifié par la grâce, est purifié du péché originel et du péché actuel. Si donc la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant sa naissance, il s’ensuit qu’elle a été alors purifiée du péché originel. Or, le péché originel seul pouvait l’empêcher d’entrer dans le royaume céleste. Si donc elle était morte alors, il semble qu’elle serait entrée dans le ciel ; ce qui n’était cependant pas possible avant la passion du Christ : car c’est par son sang que nous avons la liberté d’entrer avec confiance dans le sanctuaire, selon l’expression de saint Paul (Héb., 10, 19). Il semble donc que la bienheureuse Vierge n’ait pas été sanctifiée avant sa naissance.

Réponse à l’objection N°3 : La bienheureuse Vierge a été purifiée dans le sein de sa mère du péché originel quant à la tache personnelle, mais elle n’a pas été délivrée de la dette qui pesait sur la nature entière et qui ne permettait d’entrer dans le paradis que par le sacrifice du Christ ; comme on le dit des patriarches qui ont existé avant le Christ.

 

Objection N°4. Le péché originel se contracte par l’origine, comme le péché actuel par l’acte. Or, tant qu’on pèche en acte, on ne peut être purifié du péché actuel. La bienheureuse Vierge n’a donc pu être purifiée du péché originel, puisque tant qu’elle était dans le sein de sa mère, elle était dans l’acte même de son origine.

Réponse à l’objection N°4 : Le péché originel vient de l’origine, parce que c’est par elle qu’est communiquée la nature humaine à laquelle le péché originel se rapporte proprement ; ce qui a lieu quand le fœtus est animé. Par conséquent, rien n’empêche que l’enfant qui est conçu ne soit sanctifié après qu’il est animé. Car il ne subsiste plus dans le sein de la mère pour recevoir la nature humaine, mais seulement pour le perfectionnement de cette nature qu’il a reçue.

 

Mais c’est le contraire. L’Eglise célèbre la naissance de la bienheureuse Vierge. Or, on ne célèbre une fête dans l’Eglise que pour ce qui est saint (On peut maintenant tirer un argument semblable de l’établissement de la fête de la Conception en faveur de la pieuse croyance des fidèles qui admettent que la sainte Vierge a été conçue sans péché. Le P. Perrone montre que cet argument est excellent. Voir De immaculato beatæ Mariæ Virginis conceptu (pars 2, chap. 5).). La bienheureuse Vierge a donc été sainte dans sa naissance elle-même. Par conséquent elle a été sanctifiée dans le sein de sa mère.

 

Conclusion On croit avec raison que la bienheureuse Vierge Marie, qui a engendré le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, a reçu des privilèges de grâce plus grands que tous les autres, et qu’elle a été sanctifiée dans le sein de sa mère, comme l’Ecriture nous apprend que plusieurs l’ont été.

Il faut répondre qu’on ne trouve rien dans l’Ecriture qui nous apprenne que la bienheureuse Vierge a été sanctifiée (Il n’en est pas fait mention directement dans l’Ecriture, cependant on peut tirer un argument assez fort en faveur de son immaculée conception du verset 15 du chapitre 3 de la Genèse : Elle te brisera la tête.) dans le sein de sa mère, et qu’il n’est pas fait mention non plus de sa naissance. Cependant comme saint Augustin (alius auctor in serm. de assumpt., chap. 2, 4 et 5) prouve par la raison qu’elle a été enlevée au ciel avec son corps (quoique l’Ecriture n’en dise rien), de même nous pouvons prouver de la même manière qu’elle a été sanctifiée dans le sein de sa mère. Car on croit avec raison que celle qui a engendré le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, a reçu des privilèges de grâce supérieurs à tous les autres. Ainsi l’Evangile nous apprend (Luc, 1, 28) : que l’ange lui dit : Je vous salue pleine de grâce. Nous trouvons d’ailleurs que ce privilège d’être sanctifié dès le sein de sa mère a été accordé à d’autres. Ainsi le Seigneur dit à Jérémie (1, 5) : Avant que vous ne sortiez du sein de votre mère, je vous ai sanctifié. L’Evangile dit aussi de saint Jean Baptiste (Luc, 1, 15) : Il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère. D’où l’on croit avec raison que la bienheureuse Vierge a été sanctifiée avant sa naissance.

 

Article 2 : La bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant d’être animée ?

 

Objection N°1. Il semble que la bienheureuse Vierge ait été sanctifiée avant d’être animée. Car, comme nous l’avons dit (art. préc.), la bienheureuse Vierge mère de Dieu a reçu plus de grâce qu’aucun autre saint. Or, il semble qu’il a été accordé à quelques-uns d’avoir été sanctifiés avant d’être animés. Ainsi le Seigneur dit à Jérémie (1, 5) : Je vous ai connu avant de vous former dans le sein de votre mère, et l’âme n’est pas mise dans le corps avant sa formation. De même saint Ambroise dit de saint Jean Baptiste (Sup. Luc., chap. 1) qu’il n’avait pas encore l’esprit de vie et que déjà il avait en lui l’esprit de grâce. A plus forte raison la bienheureuse Vierge a-t-elle pu être sanctifiée avant son animation.

Réponse à l’objection N°1 : Le Seigneur dit qu’il a connu Jérémie avant qu’il ne fût formé dans le sein de sa mère, ce qui s’entend de sa connaissance de prédestination ; mais il ajoute qu’il l’a sanctifié non avant sa formation, mais avant qu’il sortît du sein de sa mère. Quant à saint Ambroise qui dit que saint Jean Baptiste n’avait pas encore l’esprit de vie, quand il avait déjà l’esprit de grâce, on ne doit pas entendre par l’esprit de vie l’âme qui vivifie, mais on doit entendre par là l’air extérieur qu’on respire. — Ou bien on peut dire qu’il n’avait pas encore l’esprit de vie, c’est-à-dire l’âme quant à ses opérations manifestes et complètes.

 

Objection N°2. Il a été convenable, comme le dit saint Anselme (Lib. de concept. Virg., chap. 18), que cette Vierge brillât d’une pureté telle qu’on ne pût en concevoir de plus éclatante au-dessous de Dieu. C’est pourquoi l’Ecriture dit d’elle (Cant., 4, 7) : Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, et il n’y a pas de tache en vous. Or, la pureté de la bienheureuse Vierge aurait été plus grande si son âme n’avait jamais été souillée de la contagion du péché originel. Il lui a donc été accordé d’être sanctifiée avant que son corps ne fût animé.

Réponse à l’objection N°2 : Si l’âme de la bienheureuse Vierge n’avait jamais été souillée par la contagion du péché originel, ceci dérogerait à la dignité du Christ (Bossuet montre la différence qui subsiste néanmoins entre le Christ et sa mère, en s’écriant : Vous êtes innocent par nature, Marie ne l’est que par grâce ; vous l’êtes par excellence, elle ne l’est que par privilège ; vous l’êtes comme rédempteur, elle l’est comme la première de celles que votre sang précieux a purifiées (loc. cit.), d’après laquelle il est le sauveur universel de tous les hommes. C’est pourquoi après le Christ qui n’a pas eu besoin d’être sauvé, comme étant le Sauveur universel, la bienheureuse Vierge a eu la plus grande pureté. Car le Christ n’a contracté le péché originel d’aucune manière, mais il a été saint dans sa conception même, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc, 1, 35) : Le saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu, au lieu que la bienheureuse Vierge a contracté le péché originel, mais elle en a été purifiée avant de naître. C’est ce qu’exprime Job quand il dit de la nuit du péché originel (3, 9) : qu’elle attendra la lumière, c’est-à-dire le Christ, et qu’elle ne voit pas le lever de l’aurore, c’est-à-dire la bienheureuse Vierge qui à sa naissance s’est trouvée exempte du péché originel.

 

Objection N°3. Comme nous l’avons dit (art. préc.) : on ne célèbre la fête que de ce qui est saint. Or, on célèbre la fête de la Conception de la bienheureuse Vierge. Il semble donc qu’elle ait été sainte dans sa conception et que par conséquent elle ait été sanctifiée avant d’être animée.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique l’Eglise romaine ne célèbre pas la conception de la bienheureuse Vierge, cependant elle tolère la coutume de quelques Eglises qui célèbrent cette fête (Cette fête de la Conception remonte jusqu’au Ve siècle, et on la voit successivement se répandre dans les Eglises d’Orient et d’Occident. Voir Perrone, De immaculato conceptu (p. 105, éd. in-12). Jean de Saint-Thomas observe à cet égard, que, maintenant que l’Eglise de Rome ne tolère pas seulement, mais qu’elle ordonne de célébrer cette fête dans tout le monde catholique, saint Thomas ne soutiendrait plus le même sentiment.). On ne doit donc pas totalement condamner cette solennité. D’ailleurs, par là même qu’on célèbre la fête de la Conception de la Vierge, on ne donne pas à entendre qu’elle ait été sainte dans sa conception ; mais, parce qu’on ignore le temps où elle a été sanctifiée, on célèbre alors la fête de sa sanctification (Une fois que l’on a été autorisé à joindre le mot immaculata dans la préface de la Conception, il n’y a plus lieu de faire cette observation.) plutôt que celle de sa conception.

 

Objection N°4. Saint Paul dit (Rom., 2, 16) : Si la racine est sainte, les rameaux le sont aussi. Or, les parents sont la racine de leurs enfants. La bienheureuse Vierge a donc pu être sanctifiée dans ses parents avant d’être animée.

Réponse à l’objection N°4 : Il y a deux sortes de sanctification. L’une se rapporte à la nature entière, dans le sens que toute la nature humaine est délivrée complètement de la faute et de la peine qui y est attachée ; et c’est ce qui aura lieu dans la résurrection. L’autre est la sanctification personnelle qui ne passe pas dans l’enfant engendré charnellement ; parce que cette sanctification ne se rapporte pas à la chair, mais à l’esprit. C’est pourquoi quoique les parents de la bienheureuse Vierge aient été purifiés du péché originel, la bienheureuse Vierge l’a néanmoins contracté, puisqu’elle a été conçue de l’union de l’homme et de la femme selon la concupiscence de la chair. Car saint Augustin dit (De nupt. et concupisc., liv. 1, chap. 12) : que tout ce qui naît charnellement est une chair de péché (En appelant Marie une chair de péché, les Pères ont seulement voulu signifier par là qu’elle avait été engendrée comme les autres hommes. D’ailleurs ils se servent de cette expression en parlant du Christ lui-même (Voy. saint Augustin, Lib. de Trin., liv. 1, n° 13 ; Proclus, Orat. vi, n° 14 ; saint Grégoire de Nazianze, Orat. 51, n° 18).).

 

Mais c’est le contraire. Les choses qui ont eu lieu sous l’Ancien Testament sont la figure du Nouveau, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 10, 12) : Tout leur arrivait en figure. La sanctification du tabernacle dont il est dit (Ps. 45, 5) : Le Très-Haut a sanctifié son tabernacle, paraît être la figure de la sanctification de la mère de Dieu, qui est appelée le tabernacle de Dieu d’après ces paroles du Psalmiste (Ps., 18, 6) : Il a mis sa tente dans le soleil. Or, il est dit du tabernacle (Ex., 40, 31) : Après que tout fût achevé, la nuée couvrit le tabernacle du témoignage et la gloire du Seigneur le remplit. La bienheureuse Vierge ne fut donc sanctifiée qu’après que tout son être fut complet, c’est-à-dire qu’elle eut un corps et une âme.

 

Conclusion La bienheureuse Vierge ayant eu besoin de la rédemption et du salut qui s’opère par le Christ, elle n’a été sanctifiée qu’après avoir été animée.

Il faut répondre que la sanctification de la bienheureuse Vierge ne peut se comprendre avant son animation pour deux raisons : 1° Parce que la sanctification dont nous parlons n’est que la purification du péché originel ; car la sainteté est la pureté parfaite, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 12). Or, une faute ne peut être effacée que par la grâce qui n’a pour sujet que la créature raisonnable. C’est pourquoi la bienheureuse Vierge n’a pas été sanctifiée avant que l’âme raisonnable fût en elle. 2° Parce qu’il n’y a que la créature raisonnable qui soit susceptible de pécher, et qu’un enfant, avant d’être animé par une âme raisonnable, ne peut être coupable. Par conséquent, de quelque manière que la bienheureuse Vierge aurait été sanctifiée avant d’être animée, elle n’aurait pas encouru la tache originelle et elle n’aurait pas eu besoin de la rédemption du salut qui s’opère par le Christ (Saint Thomas reconnaît lui-même deux sortes de grâce de rédemption, l’une de préservation, et l’autre de délivrance. (Voir in 4 lib. Sent., dist. 43, quest. 1, art. 4 ad 3). Bossuet réfute d’ailleurs admirablement ce raisonnement dans son premier sermon pour la fête de la Conception de la sainte Vierge (édit. de Versailles, tome 15).), dont il est dit (Matth., 1, 21) : Il sauvera son peuple de leurs péchés. Comme il répugne que le Christ ne soit pas le sauveur de tous les hommes, d’après saint Paul (1 Tim., chap. 4), il s’ensuit que la bienheureuse Vierge a été sanctifiée après avoir été animée.

 

Article 3 : Le foyer de la concupiscence a-t-il été détruit dans la sainte Vierge par sa sanctification ?

 

Objection N°1. Il semble que la bienheureuse Vierge n’ait pas été purifiée du foyer de la concupiscence. Car comme la peine du péché originel est ce foyer qui consiste dans la révolte des puissances inférieures contre la raison ; de même la peine du péché originel est la mort et les autres afflictions du corps. Or, la bienheureuse Vierge a été soumise à ces peines. Le foyer de la concupiscence n’a donc pas été totalement détruit en elle.

Réponse à l’objection N°1 : La mort et les afflictions de ce genre ne portent pas d’elles-mêmes au péché. Ainsi quoique le Christ ait pris sur lui ces afflictions, il n’a cependant pas pris le foyer de la concupiscence. De même la bienheureuse Vierge, pour être semblable à son Fils, de la plénitude duquel elle recevait la grâce, sentit d’abord le foyer de la concupiscence enchaîné en elle, puis détruit ; mais elle ne fut pas délivrée de la mort et des autres afflictions semblables.

 

Objection N°2. Saint Paul dit (1 Cor., 12, 9) : La puissance est dans la faiblesse, et il parle en cet endroit de la faiblesse de la concupiscence d’après laquelle il éprouvait l’aiguillon de la chair. Or, on ne doit rien enlever à la bienheureuse Vierge de ce qui appartient à la perfection de la vertu. On n’a donc pas dû détruire totalement en elle le foyer de la concupiscence.

Réponse à l’objection N°2 : L’infirmité de la chair appartenant au foyer de la concupiscence est, à la vérité, dans les saints une occasion de vertu parfaite, mais elle n’est pas la cause sans laquelle on ne peut arriver à la perfection. Il suffit d’admettre dans la bienheureuse Vierge une vertu parfaite d’après l’abondance de la grâce, et il n’est pas nécessaire de supposer en elle tout ce qui peut être une occasion de perfection.

 

Objection N°3. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 2) : que l’Esprit-Saint est venu dans la bienheureuse Vierge, pour la purifier avant la conception du Fils de Dieu ; ce qui ne peut s’entendre que de la purification du foyer de la concupiscence ; puisqu’elle n’a pas fait dé péché, selon la remarque de Saint Augustin (Lib. de nat. et grat., chap. 36). Elle n’a donc pas été délivrée de ce foyer par la sanctification dont elle a été l’objet dans le sein de sa mère.

Réponse à l’objection N°3 : L’Esprit a produit dans la bienheureuse Vierge deux sortes de purification. L’une a été une sorte de préparation à la conception du Christ, qui n’a pas eu pour objet de la purifier d’une faute ou du foyer de la concupiscence, mais qui a consisté à recueillir plus profondément son âme vers Dieu seul et à la séparer de la multitude. Car on dit que les anges sont purifiés, quoiqu’il n’y ait pas en eux de souillure, selon la remarque de saint Denis (De eccles. hier., chap. 6). Le Saint-Esprit a opéré en elle une autre purification au moyen de la conception du Christ qui est son œuvre. A cet égard on peut dire qu’il l’a totalement délivrée du foyer de la concupiscence.

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Cant., 4, 7) : Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, et il n’y a pas de tache en vous. Le foyer de la concupiscence appartenant à la tache ou du moins à la tache de la chair, il n’a pas existé dans la bienheureuse Vierge.

 

Conclusion Le foyer de la concupiscence est resté selon son essence dans la bienheureuse Vierge après sa sanctification, mais il était enchaîné, quant à son exercice ou à son opération, jusqu’à la conception du Fils de Dieu, dans laquelle il a été totalement détruit.

Il faut répondre qu’à cet égard les opinions varient. En effet il y en a qui ont dit que dans la sanctification de la bienheureuse Vierge le foyer de la concupiscence avait été totalement détruit (Le foyer de la concupiscence n’étant rien autre chose que le mouvement déréglé de l’appétit sensitif qui résulte du péché originel, il n’a pas dû exister dans la sainte Vierge, du moment que l’on suppose qu’elle a été conçue sans péché.), parce qu’elle avait été sanctifiée dans le sein de sa mère. D’autres disent que le foyer est resté par rapport à ce qu’il rend le bien difficile, mais qu’il a été détruit relativement au penchant qu’il nous donne pour le mal. D’autres ont prétendu qu’il avait été enlevé en ce qui appartient à la corruption de la personne, selon qu’il la pousse au mal et qu’il lui rend le bien difficile, mais qu’il est resté en ce qui appartient à la corruption de la nature, selon qu’elle est la cause par laquelle l’homme transmet le péché originel à ses descendants. D’autres enfin veulent que dans la première sanctification le foyer soit resté quant à l’essence, mais enchaîné, et que dans la conception du Fils de Dieu il ait été totalement détruit. — Pour comprendre cette question il faut considérer que le foyer n’est rien autre chose que la concupiscence déréglée de l’appétit sensible ; mais cette concupiscence est habituelle, parce que la concupiscence actuelle est le mouvement du péché. Or, on dit que la concupiscence de l’appétit sensuel est déréglée, selon qu’elle répugne à la raison, ce qui a lieu en tant qu’elle porte au mal ou qu’elle rend difficile le bien. C’est pourquoi il appartient à l’essence même du foyer qu’il porte au mal ou qu’il rende le bien difficile. Par conséquent, supposer que le foyer de la concupiscence est resté dans la bienheureuse Vierge sans la porter au mal, c’est supposer des choses simultanément opposées. De même il semble impliquer opposition que le foyer soit resté, en tant qu’il appartient à la corruption de la nature, mais non en tant qu’il appartient à la corruption de la personne. Car, d’après saint Augustin (Lib. 1 de nupt. et concup., chap. 24), c’est la passion qui transmet le péché originel aux enfants. Or, la passion implique une concupiscence déréglée qui n’est pas totalement soumise à la raison. C’est pour ce motif que si le foyer de la concupiscence était totalement éteint en ce qui appartient à la corruption de la personne, il ne pourrait subsister en ce qui appartient à la corruption de la nature. Il reste donc à dire ou que le foyer de la concupiscence a été totalement éteint par la première sanctification ou qu’il est resté enchaîné. Car on pourrait concevoir qu’il a été totalement éteint, parce qu’il a été accordé à la bienheureuse Vierge par suite de l’abondance de la grâce qui est descendue en elle, d’être disposée de telle sorte que les puissances inférieures de son âme ne fussent jamais mues sans le gré de la raison, comme nous avons vu (quest. 15, art. 2) que cela se passait dans le Christ qui n’a jamais eu le foyer de la concupiscence, et comme cela se passa dans Adam avant son péché par le moyen de la justice originelle. Ainsi dans cette hypothèse la grâce de la sanctification aurait eu dans la Vierge la puissance de la justice originelle. Quoique ce sentiment paraisse convenir à la dignité de la Vierge-mère, cependant il déroge sous un rapport à celle du Christ (Il ne déroge en rien à la dignité du Christ, puisque la sainte Vierge n’a pu avoir ce privilège que par grâce et non par nature, comme le Christ, et que c’est au Christ lui-même qu’elle a dû cette grâce.), sans la puissance duquel personne n’est délivré de la damnation première. Et quoique par la foi du Christ il y en ait qui aient été délivrés de cette damnation selon l’esprit avant qu’il ne se fût incarné, il semble que l’on ait dû n’en être délivré selon la chair qu’après son incarnation, dans laquelle cet affranchissement a dû se manifester tout d’abord. C’est pour ce motif que comme, avant l’immortalité du corps du Christ ressuscité, personne n’a obtenu l’immortalité de la chair, de même il ne paraît pas convenable qu’avant la chair du Christ, dans laquelle il n’y a pas eu de péché, la chair de la Vierge sa mère ou de tout autre ait été sans le foyer de la concupiscence qu’on appelle la loi de la chair ou des membres. — C’est pourquoi il semble mieux de dire que par la sanctification de la bienheureuse Vierge dans le sein de sa mère, le foyer de la concupiscence n’a pas été détruit dans son essence, mais qu’il est resté enchaîné ; non par l’acte de sa raison, comme dans les saints, parce qu’elle n’a pas eu l’usage de son libre arbitre, lorsqu’elle existait encore dans le sein de sa mère, car c’est le privilège spécial du Christ ; mais par l’abondance de la grâce qu’elle a reçue dans sa sanctification et plus parfaitement encore par la providence divine qui a mis son appétit sensuel à l’abri de tout mouvement déréglé. Mais ensuite dans la conception même du corps du Christ, dans laquelle l’affranchissement du péché a dû se manifester tout d’abord, on doit croire qu’il a rejailli de l’enfant sur la mère, et que le foyer de la concupiscence a été alors totalement détruit (Il nous semble peu convenable d’admettre que le Verbe ait attendu à ce moment pour délivrer complètement sa mère ; car, selon la belle pensée de saint Augustin : Beata Virgo prius concepit mente quam corpore. Voyez à ce sujet un magnifique discours de Bossuet sur la nativité de la sainte Vierge (tom. 25, p. 87, édit. de Vers.).). C’est ce que désigne expressément Ezéchiel quand il dit (43, 2) : Voilà que la gloire du Dieu d’Israël entrait par la porte orientale, c’est-à-dire par la bienheureuse Vierge, et la terre était toute resplendissante de sa majesté, c’est-à-dire de celle du Christ.

 

Article 4 : Par cette sanctification a-t-elle reçu la grâce de ne pécher jamais ?

 

Objection N°1. Il semble que par sa sanctification dans le sein de sa mère, la bienheureuse Vierge n’ait pas été préservée de tout péché actuel. Car, comme nous l’avons dit (art. préc.), après sa première sanctification le foyer delà concupiscence est resté en elle. Or, le mouvement de ce foyer, quoiqu’il prévienne la raison, est un péché véniel, bien que très léger, d’après saint Augustin (Lib. de Trin.). Il y a donc eu dans la bienheureuse Vierge certain péché véniel.

Réponse à l’objection N°1 : Dans la bienheureuse Vierge après sa sanctification dans le sein de sa mère le foyer de la concupiscence est resté, mais il était enchaîné, pour qu’il ne se laissât pas aller à quelque mouvement déréglé qui préviendrait la raison : et quoique la grâce de la sanctification ait contribué à cela, cependant elle n’y suffisait pas. Autrement, par la vertu de cette grâce, il lui aurait été accordé qu’aucun mouvement ne put s’élever dans l’appétit sensitif sans être prévenu par la raison, et alors le foyer de la concupiscence n’aurait plus existé, ce qui est contraire à ce que nous avons vu (art. préc.). Il faut donc dire que ce qui a complété cet enchaînement, c’est l’action de la providence divine qui ne permettait pas qu’il s’élevât du foyer de la concupiscence un mouvement déréglé.

 

Objection N°2. Sur ces paroles de saint Luc (Luc, 2, 35) : Un glaive transpercera votre âme, saint Augustin dit (alius auctor in lib. Quæst. Veteris et Nov. Testam., quæst. 73) que la bienheureuse Vierge à la mort du Seigneur a douté dans son étonnement. Or, c’est un péché de douter de la foi. La bienheureuse Vierge n’a donc pas été préservée de tout péché.

Réponse à l’objection N°2 : Origène (Hom. 17 in Luc.) et d’autres Pères entendent ce passage de la douleur que la bienheureuse Vierge souffrît dans la passion du Christ. Saint Ambroise (in hunc locum) dit que le glaive signifie la prudence de Marie qui connaissait le mystère céleste. Car le Verbe de Dieu est vivant et fort, et il est plus aigu que le glaive le mieux affilé. D’autres entendent par le glaive le doute ; non le doute de l’infidélité, mais celui de l’étonnement et de la discussion. Car saint Basile dit (Epist. 217 ad Optimum) que la bienheureuse Vierge étant près de la croix, et regardant chaque chose, après le témoignage de l’ange Gabriel, après la connaissance ineffable de sa conception divine, après avoir été témoin de tant de miracles, se trouvait flottante, c’est-à-dire que d’une part elle voyait son Fils souffrir des tourments ignominieux et que de l’autre elle considérait tout ce qu’il y avait de merveilleux en lui (Le P. Pétau rapporte divers passages de saint Basile, de saint Chrysostome, de saint Cyrille d’Alexandrie, et il croit qu’ils ont pensé que la sainte Vierge n’avait pas été sans péché, bien qu’il trouve qu’ils se sont appuyés sur des raisons qui manquent de solidité (De incarnat., liv. 14, chap. 1). Nous croyons que l’interprétation de saint Thomas est préférable, puisque dans toute la tradition il ne se trouve pas de Pères qui soient manifestement contraires à l’immaculée conception.).

 

Objection N°3. Saint Chrysostome, expliquant ces paroles (Hom. 45 sup. illud Matth.) : Voilà votre mère et vos frères qui sont dehors et qui vous demandent (Matth., 12, 47), dit qu’il est évident qu’ils ne le faisaient que par vaine gloire. Et à l’occasion de ces paroles : Ils n’ont plus de vin (Jean, chap. 2), le même Père dit (Hom. 20 in Joan.) que Marie voulait se concilier la faveur des hommes et se rendre plus glorieuse au moyen de son Fils, et qu’elle ressentait peut-être quelque chose d’humain aussi bien que ses frères qui lui disaient : Manifestez-vous au monde. Puis il ajoute : car elle n’avait pas encore de lui l’opinion qu’il fallait en avoir. Toutes ces choses étant autant de péchés, il s’ensuit que la bienheureuse Vierge n’a pas été complètement préservée de toute tache.

Réponse à l’objection N°3 : Saint Chrysostome est sorti du vrai dans ces passages, ou bien on pourrait les expliquer en disant que le Seigneur a comprimé dans sa mère un mouvement de vaine gloire qui n’était pas déréglé par rapport à elle, mais qui pouvait être mal interprété par d’autres (Cajétan fait observer à cette occasion avec quelle modestie et quel respect saint Thomas interprète les sentiments des Pères, même quand on peut croire sans présomption qu’ils se sont trompés.).

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de nat. et grat., chap. 36) : Par honneur pour le Christ, je ne veux pas qu’il soit question de la sainte Vierge quand il s’agit de péchés ; car nous savons qu’elle a reçu plus de grâce qu’il n’en faut pour vaincre le péché de toutes les manières, par là même qu’elle a mérité de concevoir et d’enfanter celui qui évidemment n’a jamais fait une seule faute.

 

Conclusion Puisque le Fils de Dieu a habité d’une manière toute particulière dans la bienheureuse Vierge, il faut reconnaître absolument qu’elle n’a jamais commis ni péché mortel, ni péché véniel, car ces fautes tourneraient d’une certaine manière à la honte de son Fils.

Il faut répondre que ceux que Dieu choisit pour une chose, il les prépare et les dispose de manière qu’ils soient aptes à la chose pour laquelle il les a choisis, d’après ces paroles de saint Paul (2 Cor., 3, 6) : Il nous a rendus capables d’être les ministres de la nouvelle alliance. Or, la bienheureuse Vierge a été choisie de Dieu pour être sa mère. C’est pourquoi il n’est pas douteux qu’il ne l’y ait rendue apte par sa grâce, selon que l’ange lui dit (Luc, 1, 30) : Vous avez trouvé grâce devant Dieu, voici que vous concevrez, etc. Si elle eût jamais péché, elle n’aurait pas été capable d’être la mère de Dieu, soit parce que l’honneur des parents rejaillit sur les enfants, d’après cette maxime du Sage (Prov., 17, 6) : Les enfants se glorifient de leurs parents, et dans le sens contraire, la honte de la mère aurait rejailli sur le Fils ; soit parce qu’elle a eu une affinité toute particulière avec le Christ qui a reçu d’elle son corps, car comme le dit l’Apôtre (2 Cor., 6, 15) : Quelle alliance y a-t-il entre Bélial et le Christ ? soit encore parce que le Fils de Dieu, qui est la sagesse de Dieu, a habité en elle d’une manière particulière, non seulement dans son âme, mais encore dans son sein. Et le Sage dit (Sag., 1, 4) : La sagesse n’entrera point dans une âme méchante et n’habitera point dans un corps soumis aux péchés. C’est pourquoi il faut reconnaître absolument que la bienheureuse Vierge n’a commis aucun péché actuel, ni mortel, ni véniel, de manière que ces paroles se sont accomplies en elle (Cant., 4, 7) : Vous êtes toute belle, ma bien-aimée, et il n’y a pas de tache en vous (Les mêmes raisons de convenance peuvent être alléguées pour prouver que la sainte Vierge a été conçue sans péché, et qu’elle n’a pas été un seul instant sous l’empire du démon.).

 

Article 5 : Par sa sanctification, la bienheureuse Vierge a-t-elle obtenu la plénitude de toutes les grâces ?

 

Objection N°1. Il semble que la bienheureuse Vierge n’ait pas obtenu par sa sanctification dans le sein de sa mère la plénitude ou la perfection de la grâce. Car il semble que ce soit un privilège du Christ, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 1, 14) : Nous l’avons vu comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. Or, ce qui est propre au Christ on ne doit pas l’attribuer à un autre. La bienheureuse Vierge n’a donc pas reçu la plénitude des grâces dans sa sanctification.

Réponse à l’objection N°1 : Dieu accorde à chacun sa grâce selon la fin pour laquelle il le choisit. Ainsi le Christ, comme homme, ayant été prédestiné et choisi pour être le Fils de Dieu, dans sa vertu de sanctification, il a eu en propre la possession d’une telle plénitude de grâce qu’elle refluât sur tous les hommes, selon cette expression de l’Evangile (Jean, 1, 16) : Nous avons tous reçu de sa plénitude. Mais la bienheureuse Vierge Marie a obtenu une assez grande plénitude de grâce, comme ayant été la plus rapprochée de l’auteur de la grâce, pour qu’elle reçût en elle celui qui est rempli de toutes les grâces, et qu’en le mettant au monde elle répandît en quelque sorte la grâce sur tous les hommes (Elle est devenue ainsi le canal par lequel passent toutes les grâces qui nous arrivent. Car, comme le dit Bossuet, Dieu ayant une fois voulu nous donner Jésus-Christ par la sainte Vierge, cet ordre ne se change plus, et les dons de Dieu sont sans repentance. Il est et sera toujours véritable, qu’ayant reçu par elle une fois le principe universel de la grâce, nous en recevions encore, par son entremise, les diverses applications dans tous les états différents qui composent la vie chrétienne (Serm. sur la dévotion de la sainte Vierge, édit. de Vers., p. 60, tome 15). C’est un des fondements de notre dévotion envers la sainte Vierge.).

 

Objection N°2. Il ne reste plus rien à ajouter à ce qui est plein et parfait, parce que le parfait est ce qui ne manque de rien, comme le dit Aristote (Phys., liv. 3, text. 63 et 64). Or, il a été ajouté à la grâce de la bienheureuse Vierge, quand elle a conçu le Christ, puisqu’il est dit (Luc, 1, 34) : L’Esprit-Saint viendra en vous, et quand elle a été enlevée dans la gloire. Il semble donc qu’elle n’ait pas eu dans sa première sanctification la plénitude des grâces.

Réponse à l’objection N°2 : Dans les choses naturelles il faut : 1° que la disposition soit parfaite, comme quand la matière est parfaitement disposée pour la forme. 2° Il faut la perfection de la forme qui est la chose principale. Car la chaleur qui provient de la forme du feu est plus parfaite que celle qui dispose à cette forme. 3° Il faut la perfection de la fin. C’est ainsi que le feu a très parfaitement les propriétés qui lui sont propres, lorsqu’il arrive en son lieu. De même, dans la bienheureuse Vierge, la grâce a eu trois sortes de perfection : la première, qui était une perfection de disposition par laquelle elle était rendue apte à être la mère du Christ, ce fut la perfection de sa sanctification ; la seconde se trouva en elle, par suite de la présence du Fils de Dieu, qui s’incarna dans son sein ; la troisième est la perfection finale qu’elle a eue dans la gloire. — Il est évident que la seconde perfection l’emporte sur la première, et la troisième sur la seconde ; et c’est ce qui se prouve : 1° par rapport à la délivrance du mal. Car, dans le premier cas, sa sanctification l’a délivrée de la faute originelle ; dans le second, la conception du Fils de Dieu a totalement éteint en elle le foyer de la concupiscence ; dans le troisième, sa glorification l’a délivrée de toutes les misères. 2° Par rapport au bien. Car dans sa sanctification elle a obtenu la grâce qui la portait au bien ; en concevant le Fils de Dieu, la grâce qui la confirmait dans le bien a été consommée, et dans sa glorification elle est arrivée à la consommation de la grâce qui la perfectionne dans la jouissance du souverain bien.

 

Objection N°3. Dieu ne fait rien en vain, comme on le voit. (De cœlo, liv. 1, text. 32, et liv. 2, text. 59). Or, il y a des grâces que Marie aurait eues en vain, puisqu’elle n’en aurait jamais fait usage. Car on ne voit pas ni qu’elle ait enseigné, ce qui est un acte de sagesse, ni qu’elle ait fait des miracles, ce qui est un acte de la grâce gratuitement donnée. Elle n’a donc pas eu la plénitude des grâces.

Réponse à l’objection N°3 : On ne doit pas douter que la bienheureuse Vierge n’ait reçu d’une manière excellente le don de sagesse, la grâce des miracles et celle de la prophétie ; mais elle ne les a pas reçues pour en faire usage de toutes les manières possibles, comme le Christ les a eues, mais pour s’en servir selon qu’il convenait à sa condition. Ainsi elle a fait usage de la sagesse dans la contemplation, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc, 2, 19) : Marie conservait toutes ces choses en elle-même, les repassant dans son cœur. Mais elle n’en a pas fait usage pour enseigner, parce que cette fonction ne convenait pas à son sexe, d’après l’Apôtre, qui dit (1 Tim., 2, 12) : Je ne permets pas à la femme d’enseigner. Il ne lui convenait pas non plus de faire des miracles pendant sa vie, parce qu’alors la doctrine du Christ devait être appuyée par des miracles. C’est pourquoi il ne convenait qu’au Christ et à ses disciples, qui étaient les propagateurs de sa doctrine, d’en opérer. C’est pour cela qu’il est dit de Jean Baptiste (Jean, chap. 10), qu’il ne fît aucun prodige, afin que tous les yeux fussent tournés vers le Christ. Elle fit usage du don de prophétie, comme on le voit dans le cantique qu’elle a composé : Magnificat (Luc, 1, 47).

 

Mais c’est le contraire. L’ange lui dit (Luc, 1, 28) : Je vous salue, pleine de grâce ; ce que saint Jérôme explique en disant (Serm. de assumpt. seu Epist. ad Paul. et Eustoch.) : Elle est bien pleine de grâce, parce que la plénitude de la grâce qui est accordée aux autres par parties, se répand simultanément tout entière dans Marie.

 

Conclusion La bienheureuse Vierge Marie a dû obtenir du Christ une plénitude de grâce plus grande que tous les autres, ayant mérité d’être la mère de celui qui est l’origine et le principe de toute grâce.

Il faut répondre que plus une chose approche d’un principe dans un genre et plus elle participe à l’effet de ce principe. C’est ce qui fait dire à saint Denis (De cœl. hier., chap. 4) que les anges qui sont les plus près de Dieu participent plus que les hommes aux bontés divines. Or, le Christ est le principe de la grâce par sa propre puissance, comme Dieu, et instrumentalement, comme homme. D’où il est dit (Jean, 1, 17) : C’est Jésus-Christ qui a apporté la grâce et la vérité. La bienheureuse Vierge ayant été la plus rapprochée du Christ, selon l’humanité, puisqu’il a reçu d’elle la nature humaine, il s’ensuit qu’elle a dû en obtenir une plénitude de grâce plus grande que les autres.

 

Article 6 : Cette sanctification est-elle une chose qui soit propre à la sainte Vierge ?

 

Objection N°1. Il semble qu’après le Christ ce soit une chose propre à la bienheureuse Vierge que d’avoir été sanctifiée dans le sein de sa mère. Car nous avons dit (art. 3 et 4) que la bienheureuse Vierge avait été ainsi sanctifiée pour être rendue apte à être la mère de Dieu ; ce qui lui est propre. Elle est donc la seule qui ait été sanctifiée de la sorte.

Réponse à l’objection N°1 : La bienheureuse Vierge qui a été choisie de Dieu pour être sa mère, a obtenu une grâce de sanctification plus grande que saint Jean Baptiste et Jérémie, qui ont été choisis pour figurer à l’avance tout spécialement la sanctification du Christ. La preuve en est qu’il a été accordé à la bienheureuse Vierge de ne pécher ni mortellement, ni véniellement (Bossuet montre que ce n’était pas assez pour rendre complète la victoire du Christ sur le démon, qu’il fallait encore qu’il détruisît le péché au moment de la conception ; ce qui n’a lieu qu’autant qu’on admet la conception immaculée de la sainte Vierge (Voyez son premier sermon sur ce sujet, édit. de Vers, tome 1, p. 13 et suiv.).) ; au lieu qu’on croit que les autres ont seulement reçu de la protection divine la grâce de ne pécher jamais mortellement.

 

Objection N°2. Il y en a qui paraissent s’être approchés plus près du Christ que Jérémie et Jean Baptiste, qu’on dit sanctifiés dans le sein de leur mère. Car on dit spécialement que le Christ est fils de David et d’Abraham, à cause de la promesse particulière qui leur a été faite à son sujet. Isaïe a prophétisé sur lui de la manière la plus expresse ; les apôtres ont vécu avec lui, et cependant on ne voit pas qu’ils aient été sanctifiés dans le sein de leur mère. Il ne convient donc pas non plus à Jérémie et à saint Jean Baptiste d’avoir joui de ce privilège.

Réponse à l’objection N°2 : Sous d’autres rapports des saints ont pu être plus unis au Christ que Jérémie et Jean Baptiste ; mais que ceux-ci lui ont été unis le plus étroitement selon qu’ils ont figuré de la manière la plus expresse sa sanctification, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Job dit de lui-même (31, 18) : La compassion a grandi avec moi depuis mon enfance, et elle est sortie avec moi du sein de ma mère. Cependant nous ne disons pas pour cela qu’il ait été sanctifié dans le sein de sa mère. Nous ne sommes donc pas contraints de le dire non plus de Jean Baptiste et de Jérémie.

Réponse à l’objection N°3 : La compassion dont parle Job en cet endroit ne signifie pas la vertu infuse, mais une inclination naturelle qui nous porte à produire l’acte de cette vertu.

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit à Jérémie (1, 5) : Je vous ai sanctifié avant que vous sortiez du sein de votre mère, et il est dit de saint Jean Baptiste (Luc, 1, 15) : Il sera rempli de l’Esprit-Saint dès le sein de sa mère.

 

Conclusion Dieu n’a pas accordé qu’à la bienheureuse Vierge la grâce d’être sanctifiée dans le sein do sa mère, mais il l’a encore accordée à Jérémie et à saint Jean Baptiste, dont la sanctification a été la figure de notre sanctification future par la passion et le baptême du Christ.

Il faut répondre que saint Augustin (Epist. 287 ad Dardan.) paraît avoir douté que Jérémie et saint Jean Baptiste aient été sanctifiés dans le sein de leur mère. « Car, dit-il, le tressaillement de Jean dans le sein de sa mère a pu être la marque d’un grand événement, c’est-à-dire que celle qui venait d’arriver était la mère de Dieu ; ce qui devait être connu d’Elisabeth, mais ce qui ne l’était pas de l’enfant qu’elle portait dans son sein. Aussi n’est-il pas dit dans l’Evangile que l’enfant crut dans le sein de sa mère, mais qu’il tressaillit. Nous voyons à la vérité tressaillir, non seulement les petits enfants, et même les animaux ; mais ce qu’il y eut d’extraordinaire dans ce mouvement, c’est qu’il eut lieu dans le sein d’Elisabeth. C’est pourquoi il fut produit d’une manière miraculeuse, par la Divinité, dans l’enfant, et il ne vint pas de l’enfant humainement. Et quand même l’usage de la raison et de la volonté aurait été avancé dans cet enfant jusqu’à le rendre apte, dès le ventre de sa mère, de connaître, à croire et à vouloir (ce qui n’a lieu dans les autres enfants que quand l’âge les en rend capables), je pense que ce serait toujours un miracle de la toute-puissance de Dieu. » — Mais comme il est dit de saint Jean expressément (Luc, 1, 15), qu’il sera rempli de l’Esprit-Saint dès le sein de sa mère, et que le Seigneur dit positivement à Jérémie : Je vous ai sanctifié avant que vous ne sortiez du sein de votre mère, il semble qu’on doive affirmer qu’ils ont été sanctifiés dans le sein de leur mère, quoiqu’ils n’aient pas eu alors l’usage de leur libre arbitre, dont parle saint Augustin (loc. cit.), comme les enfants qui sont sanctifiés par le baptême, bien qu’ils ne jouissent pas immédiatement de cette faculté. On ne doit pas croire que cette faveur ait été accordée à d’autres hommes que ceux dont l’Ecriture fait mention (Quelques auteurs ont cru cependant que cette faveur avait aussi été accordée à saint Joseph.), parce que ces privilèges de la grâce, qui sont accordés à quelques-uns en dehors de la loi commune, se rapportent à l’utilité des autres, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 12, 7) : Les dons visibles du Saint-Esprit ne sont donnés à chacun que pour l’utilité de l’Eglise, et il serait inutile que quelqu’un fût sanctifié dans le sein de sa mère, si l’Eglise ne le savait. Et quoiqu’on ne puisse assigner la raison des jugements de Dieu, et dire pourquoi il accorde ce don de la grâce à l’un tandis qu’il ne l’accorde pas à un autre, cependant il paraît convenable qu’il ait été dit de Jérémie et de Jean qu’ils ont été ainsi sanctifiés, pour figurer à l’avance la sanctification qui devait être produite par le Christ : 1° par sa passion, d’après ce passage de saint Paul (Héb., 13, 12) : Jésus a souffert hors de la porte de la ville pour sanctifier le peuple par son sang. Jérémie a annoncé à l’avance, de la manière la plus ouverte, cette passion dans ses écrits et ses mystères, et il l’a figurée de la façon la plus expresse par ses propres souffrances. 2° Par le baptême, suivant ces autres paroles de saint Paul (1 Cor., 6, 2) : Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés. Saint Jean a préparé les hommes à ce baptême par le sien.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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