Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 28 : De la virginité de la bienheureuse Vierge

 

            Après avoir parlé de la sanctification de la bienheureuse Vierge, nous devons nous occuper de sa virginité. — A cet égard il y a quatre questions à examiner : 1° A-t-elle été vierge dans la conception du Christ ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des juifs, d’Aquila, d’Ebion et des rationalistes modernes, qui ont nié la conception miraculeuse du Christ, et qui ont par là même attaqué la virginité de sa mère. Mais il est de foi qu’elle est restée vierge, car cette expression se trouve dans tous les symboles.) — 2° L’a-t-elle été dans l’enfantement ? (Tous les Pères de l’Eglise grecque et de l’Eglise latine sont unanimes sur ce point. On peut voir leur témoignage dans le P. Pétau (De incarn., liv. 14, chap. 6).) — 3° L’a-t-elle été après l’enfantement ? (Cet article est une réfutation de l’erreur d’Helvidius, de Jovinien et de plusieurs autres hérétiques, qui ont prétendu qu’après la naissance du Christ la sainte Vierge avait eu d’autres enfants do saint Joseph.) — 4° A-t-elle fait vœu de virginité ? (Calvin, Bèze et d’autres protestants ont nié, en faveur de leur système, que la sainte Vierge eût fait vœu de virginité, mais saint Grégoire de Nysse, saint Augustin, saint Anselme, saint Bernard, et en général tous les Pères, sont du sentiment que saint Thomas soutient ici.

 

Article 1 : La bienheureuse Marie a-t-elle été vierge en concevant le Christ ?

 

Objection N°1. Il semble que la mère de Dieu n’ait pas été vierge en concevant le Christ. Car aucun enfant qui a un père et une mère n’est conçu d’une mère vierge. Or, il est dit non seulement que le Christ a une mère, mais encore qu’il a un père, puisque l’évangéliste dit (Luc, 2, 33) : Le père et la mère de Jésus étaient dans l’admiration des choses qu’on disait de lui. Et plus loin (ibid., 48) sa mère lui dit : Voilà que nous vous cherchions, votre père et moi, étant fort affligés. Le Christ n’a donc pas été conçu d’une mère vierge.

Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit Bède (Sup. Luc., liv. 1, chap. 7), le père du Sauveur est appelé Joseph, non parce qu’il l’a été véritablement, comme le prétendent les photiniens, mais parce que pour conserver la réputation de Marie il a été regardé comme tel par tout le monde. Aussi l’évangéliste dit (Luc, chap. 3) : Qu’il était, comme on le croyait, fils de Joseph. Ou bien, selon l’observation de saint Augustin (De consensu Evangelist., liv. 2, chap. 1) : On dit Joseph père du Christ de la manière qu’on le dit époux de Marie sans l’union charnelle, par le lien seul du mariage, et par conséquent d’une manière beaucoup plus étroite que s’il avait adopté un étranger. On doit néanmoins l’appeler père du Christ, quoiqu’il ne l’ait pas engendré, puisqu’il serait encore avec raison appelé le père d’un enfant qui ne serait pas né de son épouse et qu’il aurait adopté d’ailleurs.

 

Objection N°2. Saint Matthieu prouve que le Christ a été le fils d’Abraham et de David, parce que Joseph descend de David. Or, cette preuve serait nulle, si Joseph n’avait pas été le père du Christ. Il semble donc que la mère du Christ l’ait conçue du sang de Joseph, et que par conséquent elle n’ait pas été vierge en le concevant.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le remarque saint Jérôme (Sup. Matth., chap. 1), quoique Joseph ne soit pas le père du Sauveur, l’ordre de sa génération est conduit jusqu’à lui : 1° parce que les Ecritures n’ont pas coutume dans les générations de suivre l’ordre des femmes ; 2° parce que Joseph et Marie étant de la même tribu, il en résultait qu’il était forcé de l’épouser comme sa parente. Et comme le dit saint Augustin (De nuptiis et concupisc., liv. 1, chap. 2), la généalogie a dû être conduite jusqu’à Joseph, pour ne pas faire injure à l’homme dont le sexe est le plus noble, et parce que d’ailleurs la vérité n’avait point à en souffrir, puisque Joseph et Marie étaient tous deux de la race de David.

 

Objection N°3. Saint Paul dit (Gal., 4, 4) : Dieu a envoyé son Fils formé d’une femme. Or, dans le langage ordinaire on appelle femme celle qu’un homme a connue. Le Christ n’a donc pas été conçu d’une mère vierge.

Réponse à l’objection N°3 : Comme l’observe la glose (ord. Aug., liv. 23 Cont. Faust., chap. 7), le mot mulier, femme, n’est pas seulement employé pour signifier une femme mariée, mais encore une vierge.

 

Objection N°4. Les choses qui sont de même espèce ont le même mode de génération ; parce que la génération reçoit son espèce de son terme aussi bien que les autres mouvements. Or, le Christ a été de même espèce que les autres hommes, d’après ces paroles de saint Paul (Phil., 2, 7), qui dit qu’il s’est rendu semblable aux hommes et qu’il a été reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui au dehors. Par conséquent puisque les autres hommes sont engendrés par l’union de l’homme et de la femme, il semble que le Christ ait été engendré de cette manière, et par là même il ne paraît pas qu’il ait été conçu d’une mère vierge.

Réponse à l’objection N°4 : Ce raisonnement est applicable à ceux qui reçoivent l’être par les voies naturelles, parce que, comme la nature est déterminée à un effet unique, de même elle est déterminée à une seule et même manière de le produire ; au lieu que la vertu divine surnaturelle étant infinie, comme elle n’est pas déterminée à un effet unique, de même elle ne l’est pas pour la manière de produire un effet quel qu’il soit. C’est pourquoi comme la vertu divine a pu faire que le premier homme fût formé du limon de la terre, de même elle a pu faire aussi que le corps du Christ fût formé de la Vierge sans le sperme humain.

 

Objection N°5. Toute forme naturelle a une matière à elle déterminée, hors de laquelle elle ne peut exister. Or, le sang de l’homme et de la femme paraît être la matière de la forme humaine. Si donc le corps du Christ n’a pas été conçu du sang de l’homme et de la femme, il n’a pas été véritablement un corps humain, ce qui répugne ; par conséquent il semble qu’il n’ait pas été conçu d’une vierge mère.

Réponse à l’objection N°5 : D’après Aristote (De gener. anim., liv. 1, chap. 2, 19 et 20), le sperme du mâle ne tient pas lieu de matière dans la conception de l’animal, mais il est comme l’agent ; c’est la femelle seule qui fournit la matière dans la conception. Ainsi de ce que le sperme n’a pas existé dans la conception du corps du Christ, il ne s’ensuit pas qu’il n’ait pas eu la matière convenable. D’ailleurs quand même le sperme serait la matière du fœtus dans les animaux, il est évident qu’il n’est pas une matière qui soit permanente sous la même forme, mais que c’est une matière qui se transforme. Et quoique la puissance naturelle ne puisse changer en une certaine forme qu’une matière déterminée, cependant la vertu divine qui est infinie peut changer toute matière en une forme quelconque. Par conséquent, comme elle a changé le limon de la terre dans le corps d’Adam, de même elle a pu changer dans le corps du Christ la matière fournie par sa mère, quand même cette matière ne serait pas suffisante pour concevoir d’après les lois naturelles.

 

Mais c’est le contraire. Le prophète dit (Is., 7, 14) : Voilà que la Vierge concevra (Cette prophétie a eu son retentissement dans tout le monde ancien, car le même prodige se trouve mentionné dans les traditions des rabbins, des Indiens, des Chinois, et l’on trouve quelque chose d’analogue dans les souvenirs mythologiques des poètes grecs et latins.).

 

Conclusion Il convenait non seulement à la dignité du Père qui envoie, mais encore à la propriété du Fils qui a été envoyé et à la fin de l’Incarnation, que le Christ fût conçu sans que la pureté de sa mère fût altérée.

Il faut répondre que l’on doit reconnaître absolument que la mère du Christ a conçu étant vierge. Car le contraire appartient à l’hérésie des ébionites et de Cérinthe qui considéraient le Christ simplement comme un homme, et qui le croyaient le fruit des deux sexes. — En effet, il était convenable que le Christ fût conçu d’une vierge pour quatre raisons : 1° Pour sauvegarder la dignité du Père qui l’envoie. Car le Christ étant le Fils véritable et naturel de Dieu, il n’eût pas été convenable qu’il eût un autre père que Dieu, dans la crainte que la dignité de Dieu le Père ne fût transférée à un autre. 2° C’était une chose convenable à la propriété du Fils lui-même, qui est envoyé, et qui consiste en ce qu’il est le Verbe de Dieu. Or, le Verbe se conçoit sans que la pureté du cœur soit altérée ; et même la corruption du cœur ne permet pas de concevoir le Verbe d’une manière parfaite. Par conséquent la chair ayant été prise par le Verbe de Dieu pour être la chair du Verbe de Dieu, il a été convenable qu’elle fût conçue sans porter aucune atteinte à la pureté de sa mère. 3° Ce privilège a été convenable à la dignité de l’humanité du Christ, qui n’a pas dû être atteinte par le péché, puisque c’est par elle qu’était effacé le péché du monde, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 1, 29) : Voici l’agneau de Dieu, c’est-à-dire l’innocent, qui efface le péché du monde. Or, il ne pouvait se faire qu’une chair qui devait naître sans être souillée du péché originel, fût conçue dans une nature déjà corrompue. D’où saint Augustin dit (Lib. 1 de nuptiis et concupisc., chap. 12) : Il n’y a que le commerce que les personnes mariées ont ensemble qui ne s’est point rencontré dans le mariage de Marie et de Joseph, parce qu’il ne pouvait avoir lieu dans une chair de péché, sans cette honteuse concupiscence charnelle qui est venue du péché, et celui qui devait être exempt de péché a voulu être conçu sans elle. 4° Il convenait qu’il en fut ainsi à cause de la fin même de l’Incarnation qui a eu lieu pour faire renaître les hommes enfants de Dieu, non d’après la volonté de la chair, ni d’après la volonté de l’homme, mais d’après Dieu, c’est-à-dire d’après sa vertu. Or, le modèle de cette régénération a dû se manifester dans la conception même du Christ. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de sanct. virg., chap. 6) : Il fallait que notre chef prît, selon la chair, naissance d’une vierge, pour nous apprendre par cet insigne miracle que ses membres devaient, selon l’esprit, naître d’une autre vierge qui est l’Eglise.

 

Article 2 : la mère de Dieu a-t-elle été vierge dans l’enfantement ?

 

Objection N°1. Il semble que la mère du Christ n’ait pas été vierge dans l’enfantement. Car saint Ambroise dit (Sup. Luc., chap. 1) : Celui qui a sanctifié le sein d’une autre femme pour en faire naître un prophète, c’est celui qui a ouvert le sein de sa mère pour en sortir sans tache. Or, cet acte est contraire à la virginité. La mère du Christ n’a donc pas été vierge dans son enfantement.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Ambroise, expliquant ce passage que l’évangéliste (Luc, 2, 23) emprunte à la loi : Tout mâle naissant le premier sera consacré au Seigneur, dit qu’il se conforme à la manière ordinaire de s’exprimer ; mais qu’on ne doit pas croire que le Seigneur qui avait sanctifié le sein de sa mère en y entrant, lui ait fait perdre sa virginité lorsqu’il en est sorti. Par conséquent il n’a donc voulu signifier par ces mots adaperiens vulvam que la sortie de l’enfant du sein de la mère.

 

Objection N°2. Il n’a dû rien y avoir dans le mystère du Christ qui laissât croire que son corps était fantastique. Or, il ne semble pas convenir à un corps véritable, mais à un corps fantastique, de pouvoir passer par une issue fermée, parce que deux corps ne peuvent simultanément exister ensemble. Le corps du Christ n’a donc pas pu sortir du sein de sa mère sans l’ouvrir, et par conséquent il n’a pas été convenable que sa mère fût vierge dans l’enfantement.

Réponse à l’objection N°2 : Le Seigneur a voulu prouver la vérité de son corps tout en laissant éclater sa divinité, et c’est pour cela qu’il a mêlé les humiliations aux prodiges. Ainsi pour montrer que son corps est véritable, il naît d’une femme ; mais pour montrer sa divinité il naît d’une vierge. Car cet enfantement, comme le dit saint Ambroise dans l’hymne de la Nativité, est digne d’un Dieu.

 

Objection N°3. Selon l’observation de saint Grégoire (Hom. 26 in Evang.), le Seigneur, après sa résurrection, en entrant près de ses disciples les portes fermées, a montré par-là que son corps était de même nature, mais qu’il était autre parce qu’il était glorifié ; par conséquent il semble appartenir aux corps glorieux de passer ainsi à travers ce qui est fermé. Or, le corps du Christ n’a pas été glorieux dans sa conception, mais passible, ayant pris une chair semblable à notre chair de péché, selon l’expression de saint Paul (Rom., 8, 3) : Non ergo exivit per Virginis uterum clausum.

Réponse à l’objection N°3 : Il y en a qui ont dit que le Christ avait pris dans sa naissance la qualité de la subtilité, comme ils disent que quand il marcha à pied sec sur les eaux, il prit celle de l’agilité. Mais ce sentiment ne s’accorde pas avec ce que nous avons établi plus haut (quest. 14). Car les qualités du corps glorieux proviennent de ce que la gloire de l’âme rejaillît sur le corps, comme nous le dirons en traitant des corps glorieux (Suppl., quest. 95). Or, nous avons dit plus haut (quest. 14, art. 1 ad 2) que le Christ avant sa passion permettait à sa chair de faire et de souffrir ce qui lui est propre ; et que ce rejaillissement de la gloire de l’âme sur le corps n’avait pas lieu. C’est pourquoi il faut dire que toutes ces choses ont été miraculeusement produites par la vertu divine. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Joan., tract. 121) : Moli corporis, ubi Divinitas erat, ostia clausa non obstiterunt : ille quippe non eis apertis intrare potuit, quo nascente virginitas matris inviolata permansit. Et saint Denis dit (Epist. 3, ad Caïum) que le Christ opérait d’une manière surhumaine ce qui est de l’homme, et que c’est ce que prouvent sa naissance surnaturelle d’une vierge et le miracle qu’il a fait en marchant sur les eaux.

 

Mais c’est le contraire. Dans un discours prononcé au concile d’Ephèse, on lit (part. 3, chap. 19) : Naturellement après l’enfantement il n’y a plus de vierge, mais la grâce a rendu mère une vierge qui enfante, et elle n’a pas porté atteinte à sa virginité. La mère du Christ a donc été vierge dans son enfantement.

 

Conclusion Puisque le Christ est venu dans le monde pour détruire notre corruption, il n’eût pas été convenable qu’il portât atteinte à la virginité de sa mère en naissant.

Il faut répondre qu’on doit affirmer sans aucun doute que la mère du Christ a été vierge dans son enfantement ; car le prophète ne dit pas seulement : Voilà, que la Vierge concevra, mais il ajoute encore : et qu’elle enfantera un fils (Is., 7, 14). Et il a été convenable qu’il en fût ainsi pour trois motifs : 1° Parce que cela convenait à ce qui est propre à celui qui naissait et qui consiste en ce qu’il est le Verbe de Dieu. Car le Verbe n’est pas seulement conçu dans le cœur sans corruption, mais il en procède encore sans souillure. Par conséquent pour montrer que ce corps était le corps du Verbe de Dieu, il a été convenable qu’il naquît du sein intact d’une vierge. C’est pourquoi nous lisons dans le discours cité plus haut (loc. cit.) : Celle qui enfante une chair purement humaine perd sa virginité. Mais parce que le Verbe de Dieu est né dans la chair, il conserve la virginité de sa mère, montrant par là qu’il est le Verbe. Car notre Verbe quand il est produit ne souille pas l’esprit ; et Dieu le Verbe substantiel, en voulant naître, n’a pas détruit la virginité de celle qui l’a enfanté. 2° Ce fut convenable quant à l’effet de l’incarnation du Christ. Car étant venu pour détruire notre corruption, il n’eût pas été convenable qu’il corrompît la virginité de sa mère en naissant. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (in quod. serm. de nat. Dom. alius auctor) : Il n’était pas convenable que celui qui était venu sauver ce qui était corrompu portât atteinte à la pureté de sa mère par son avènement. 3° Enfin il a été convenable que celui qui avait commandé d’honorer les parents ne diminuât pas l’honneur de sa mère dans sa naissance.

 

Article 3 : La mère de Dieu est-elle restée vierge après l’enfantement ?

 

Objection N°1. Il semble que la mère du Christ ne soit pas restée vierge après l’enfantement. Car l’Evangile dit (Matth., 1, 18) que Marie fut reconnue enceinte avant qu’elle fût avec Joseph, ayant conçu de l’Esprit-Saint. Or, l’évangéliste ne dirait pas avant qu’ils fussent ensemble, s’ils n’avaient pas dû y être, parce que personne ne dit de quelqu’un qui ne doit pas dîner avant qu’il dîne. Il semble donc que la bienheureuse Vierge ait eu des rapports charnels avec saint Joseph, et que par conséquent elle ne soit pas restée vierge après son enfantement.

Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Jérôme (Lib. cont. Helvidium, chap. 1), il faut comprendre que cette proposition auparavant, quoiqu’elle indique souvent une suite, exprime néanmoins quelquefois uniquement ce que l’on pensait tout d’abord. Mais il n’est pas nécessaire que les choses que l’on pense arrivent, puisqu’il survient quelquefois des causes qui empêchent ce que l’on a pensé d’avoir lieu. Ainsi quand quelqu’un dit : avant de dîner dans le port, j’ai navigué ; on n’entend pas qu’il a dîné après la navigation faite, mais cela indique qu’il pensait dîner dans le port. De même l’évangéliste dit : Avant qu’ils fussent ensemble, elle fut trouvée enceinte, ayant conçu de l’Esprit-Saint, non parce qu’ils se sont unis ensuite, mais parce que, quand ils paraissaient sur le point de s’unir, la conception par l’Esprit-Saint les a prévenus, et il est arrivé de là qu’ils n’ont plus eu de rapports charnels.

 

Objection N°2. L’ange dit à saint Joseph (ibid., 20) : Ne craignez pas de recevoir Marie votre épouse. Or, le mariage est consommé par l’union charnelle. Il semble donc qu’il y ait eu une union charnelle entre Marie et Joseph, et par conséquent qu’elle ne soit pas restée vierge après son enfantement.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (De nupt. et concept., liv. 1, chap. 11), saint Joseph appelait la mère de Dieu sa femme en vertu de la seule foi du mariage qu’ils s’étaient donnée, quoiqu’il ne l’ait pas connue et qu’il n’ait pas dû la connaître. Or, comme l’observe saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 1, super illud : Et nomen Virginis Maria) : La célébration des noces ne prouve pas la perte de la virginité, mais elle atteste le mariage (Pour qu’il y ait mariage, il suffit qu’il y ait eu consentement de la part des époux ; la consommation charnelle n’est pas de l’essence de cette union.).

 

Objection N°3. Enfin il est dit plus loin (ibid., 24, 25) que Joseph retint sa femme et qu’il ne la connaissait pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté son Fils premier-né. Or, l’adverbe jusqu’à ce que a coutume de désigner un temps déterminé, après lequel ce qui ne s’était pas fait jusqu’à cette époque arrive. Or, le mot connaître indique là l’union conjugale, comme dans cet endroit de la Genèse (4, 1) où il est dit qu’Adam connut son épouse. Il semble donc qu’après son enfantement, la bienheureuse Vierge ait eu avec saint Joseph une union charnelle, et que par conséquent elle ne soit pas restée vierge.

Réponse à l’objection N°3 : Quelques-uns ont dit que le mot connaître devrait s’entendre de la connaissance intellectuelle. Car saint Chrysostome dit (alius auctor, hom. 1 in opusc. imperf.) que Joseph ne sut pas avant son enfantement quelle était la dignité de Marie ; mais il le sut après, parce que par son fils elle était devenue plus grande et plus noble que le monde entier, puisque seule elle a reçu dans son sein celui que le monde entier ne pouvait contenir. D’autres rapportent cette expression à la connaissance de la vue. Car, comme la face de Moïse qui s’entretenait avec Dieu a été glorifiée de manière que les enfants d’Israël ne pouvaient porter sur lui les yeux ; ainsi Marie couverte de la splendeur de la vertu du Très-Haut ne pouvait être vue par saint Joseph jusqu’à son enfantement. Ce n’est qu’après qu’il l’a reconnue à la vue de son visage, mais non en s’approchant d’elle passionnément. Saint Jérôme accorde (Lib. advers. Helvid., chap. 3) que le mot connaître s’entend de l’union charnelle. Toutefois il observe que le mot jusqu’à ce que a dans l’Ecriture un double sens. En effet quelquefois il désigne un temps certain. Ainsi saint Paul dit (Gal., 3, 19) : La loi a été établie à cause des prévarications jusqu’à l’avènement de celui que la promesse regardait. D’autres fois il désigne un temps indéfini. Ainsi le Psalmiste dit (Ps., 122, 2) : Nos yeux sont tournés vers le Seigneur, notre Dieu, jusqu’à ce qu’il ait pitié de nous ; ce qui ne signifie pas qu’après avoir obtenu miséricorde nos yeux se détourneront de lui. D’après cette manière de parler l’évangéliste exprime les choses qui auraient pu être douteuses, si elles n’avaient pas été écrites ; tandis qu’il abandonne le reste à notre intelligence. Ainsi il dit que la mère de Dieu n’a pas été connue par un homme jusqu’à son enfantement, pour que nous comprenions beaucoup mieux qu’elle ne l’a pas été après.

 

Objection N°4. On ne peut appeler le premier-né que celui qui a des frères qui sont venus après lui. Ainsi l’Apôtre dit (Rom., 8, 29) : Ceux qu’il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il fût l’aîné entre plusieurs frères. Or, l’Evangile appelle le Christ le premier-né de sa mère. Elle a donc eu d’autres enfants après le Christ, et par conséquent il semble qu’elle ne soit pas restée vierge après l’enfantement.

Réponse à l’objection N°4 : Les saintes Ecritures ont la coutume de donner le nom de premier-né non seulement à celui qui a des frères, mais à celui qui est né le premier ; autrement s’il n’y avait eu de premier-né que celui qui a des frères, les premiers-nés n’auraient été dus légalement qu’autant que d’autres seraient nés après eux ; ce qui est évidemment faux puisqu’après un mois la loi ordonnait de les racheter (Nom., 18, 16).

 

Objection N°5. Saint Jean dit (Jean, 2, 12) que le Christ alla à Capharnaüm avec sa mère et ses frères. Or, on appelle frères ceux qui sont nés de la même mère. Il semble donc que la bienheureuse Vierge ait eu d’autres enfants après le Christ.

Réponse à l’objection N°5 : Comme le dit saint Jérôme (Sup. Matth., chap. 12, super illud : Ecce mater ejus), il y en a qui croient que les frères du Seigneur sont des enfants que saint Joseph avait eus d’une autre femme (Cette opinion a été celle d’Origène (in Matth., chap. 13), de saint Epiphane (Hæres. 78), d’Eusèbe (Hist. eccl., liv. 2, chap. 1), de saint Hilaire (in chap. 1 Matth.).). Mais pour nous, dit-il, nous croyons que les frères du Seigneur furent non les fils de Joseph, mais les cousins du Sauveur et les enfants de Marie sa tante. Car dans les Ecritures on est appelé frères de quatre manières : par nature, par nation, par parenté et par affection. Ainsi ils ont été appelés les frères du Seigneur, non par nature, comme s’ils étaient nés de la même mère, mais par parenté, comme étant du même sang. Quant à saint Joseph, comme le dit saint Jérôme (Cont. Helvid., chap. 9), on doit plutôt croire qu’il est resté vierge, parce qu’on ne voit pas qu’il ait eu une autre épouse et qu’un saint ne tombe pas dans la fornication.

 

Objection N°6. On lit dans saint Matthieu (27, 55) : Il y avait là, c’est-à-dire près de la croix du Christ, plusieurs femmes qui regardaient de loin et qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, ayant soin de l’assister ; entre lesquelles étaient Marie-Madeleine, et Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée. Or, il semble que cette Marie, qui est appelée en cet endroit la mère de Jacques et de Joseph, était aussi la mère du Christ ; puisqu’il est dit (Jean, 19, 25) que près de la croix de Jésus se tenait Marie, sa mère. Il semble donc que la mère du Christ ne soit pas restée vierge après son enfantement.

Réponse à l’objection N°6 : Marie qu’on appelle la mère de Jacques et de Joseph n’est pas la mère du Seigneur que l’on ne nomme ordinairement dans l’Evangile qu’avec le surnom de sa dignité, en l’appelant la mère de Jésus. Cette Marie est l’épouse d’Alphée (Alphée ou Cléophas était le frère de saint Joseph l’époux de la sainte Vierge.), la mère de saint Jacques le mineur, qui est appelé le frère du Seigneur.

 

Mais c’est le contraire. Le prophète dit (Ez., 44, 2) : Cette porte demeurera fermée ; on ne l’ouvrira point ; aucun homme ne passera par elle, parce que c’est par elle que le Seigneur Dieu d’Israël est entré. Saint Augustin expliquant ce passage s’écrie (A la vérité, ce passage n’est pas de saint Augustin, mais telle a été néanmoins l’opinion de ce grand docteur. Gotti, lui, en substitue un de saint Jérôme, qui a tout particulièrement réfuté Helvidius, et que saint Thomas a tout particulièrement suivi dans cet article.) (alius auctor in quodam sermone) : Qu’est-ce que désigne cette porte fermée dans la maison du Seigneur, sinon que Marie sera toujours intacte ? Pourquoi est-il dit qu’aucun homme ne passera par elle, sinon parce que Joseph ne doit pas la connaître ? Et pourquoi ajouter : le Seigneur seul entre et sort par elle, sinon parce qu’elle devait concevoir de l’Esprit-Saint et qu’elle devait donner naissance au Seigneur des anges ? Enfin pourquoi le prophète annonce-t-il qu’elle sera fermée éternellement, sinon parce que Marie est vierge avant l’enfantement, qu’elle l’est pendant et qu’elle l’est après ?

 

Conclusion Pour ne pas déroger à la perfection du Christ ou à la sainteté de sa mère, ou pour ne pas faire injure à l’Esprit-Saint et ne pas imputer à saint Joseph la plus grande présomption, comme il faut reconnaître que la mère de Dieu a conçu et enfanté étant vierge, de même on doit aussi proclamer qu’elle est toujours restée vierge après son enfantement.

Il faut répondre que l’on doit avoir certainement en horreur l’hérésie d’Helvidius qui a eu la présomption de dire que la mère du Christ avait eu, après l’enfantement du Sauveur, des relations charnelles avec saint Joseph, et qu’elle avait eu d’autres enfants. Car 1° cette erreur déroge à la perfection du Christ qui, comme il est le Fils unique du Père, selon sa nature divine, en tant qu’il est en tout son Fils parfait ; de même il a été convenable qu’il fût le Fils unique de sa mère, selon qu’il a été son fruit le plus parfait. 2° Cette erreur fait injure à l’Esprit-Saint qui a eu pour sanctuaire le sein de la Vierge, dans lequel il a formé le corps du Christ. Par conséquent il ne convenait pas que ce sanctuaire fût ensuite violé par une union charnelle. 3° Elle déroge à la dignité et à la sainteté de la mère de Dieu, qui paraîtrait très ingrate, si elle ne s’était pas contentée d’un pareil fils et si elle avait voulu perdre de son plein gré, par une relation charnelle, la virginité qui lui avait été conservée par miracle. 4° Ce serait imputer à saint Joseph la plus grande présomption que de croire qu’il ait attenté à la pureté de celle que, d’après la révélation de l’ange, il savait avoir conçu un Dieu de l’Esprit-Saint. C’est pourquoi on doit affirmer absolument que la mère de Dieu a conçu comme vierge, qu’elle a enfanté comme vierge, et qu’elle est ainsi restée vierge à jamais après son enfantement.

 

Article 4 : La mère de Dieu a-t-elle fait vœu de virginité ?

 

Objection N°1. Il semble que la mère de Dieu n’ait pas fait vœu de virginité. Car il est dit (Deut., 7, 14) : Il n’y aura personne de stérile parmi vous, ni de l’un, ni de l’autre sexe. Or, la stérilité est une conséquence de la virginité. L’observation de cette vertu était donc contraire au précepte de la loi ancienne. Et comme la loi ancienne était encore en vigueur, avant que le Christ ne vienne au monde, la bienheureuse Vierge n’a donc pas pu licitement faire vœu de virginité à cette époque.

Réponse à l’objection N°1 : Comme il paraissait défendu par la loi de ne pas travailler à laisser des enfants sur la terre, la mère de Dieu ne fit pas pour ce motif vœu absolu de virginité, mais elle le fit conditionnellement, c’est-à-dire s’il était agréable à Dieu ; et quand elle sut que Dieu l’agréait, elle fit un vœu absolu, avant que l’ange vînt lui annoncer qu’elle serait mère de Dieu.

 

Objection N°2. L’Apôtre dit (1 Cor., 7, 25) : Pour ce qui est des vierges, je n’ai point de commandement à proposer de la part du Seigneur, mais je leur donne un conseil. Or, la perfection du conseil a dû commencer par le Christ qui est la fin de loi, selon l’expression de saint Paul (Rom., chap. 10). Il n’a donc pas été convenable que la bienheureuse Vierge fît vœu de virginité.

Réponse à l’objection N°2 : Comme la plénitude de la grâce a existé parfaitement dans le Christ et que néanmoins son commencement a existé antérieurement dans sa mère, de même l’observation des conseils qui est l’effet de la grâce a commencé parfaitement dans le Christ, mais elle a aussi commencé d’une certaine manière dans la Vierge sa mère.

 

Objection N°3. La glose de saint Augustin dit (1 Tim., super illud : Habentes damnationem, etc., et hab. in Lib. de bon. viduit., chap. 9) que pour ceux qui ont fait vœu de chasteté, c’est une faute damnable non seulement de se marier, mais encore de le vouloir. Or, la mère du Christ n’a commis aucune faute de cette nature, comme nous l’avons vu (quest. 27, art. 4). Par conséquent puisqu’elle a été mariée, comme on le voit (Luc, chap. 1), il semble qu’elle n’ait pas fait vœu de virginité.

Réponse à l’objection N°3 : Ce passage de l’Apôtre doit s’entendre de ceux qui font absolument vœu de chasteté : ce que la mère de Dieu n’a pas fait avant d’épouser saint Joseph : mais après leur mariage, de leur commun consentement ils ont fait ensemble ce vœu.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de sanct. Virg., chap. 4) : que Marie répondit à l’ange qui lui annonçait le mystère de l’Incarnation : Comment cela se fera-l-il ? Puisque je ne connais point d’homme ? Ce que sans doute elle n’aurait pas dit, si elle n’avait pas auparavant fait vœu à Dieu d’être vierge.

 

Conclusion Avant son mariage la mère de Dieu n’a pas absolument fait vœu de virginité, mais après il a été convenable qu’elle consacrât à Dieu perpétuellement sa virginité par un vœu.

Il faut répondre que, comme nous l’avons vu (2a 2æ, quest. 88, art. 6), les œuvres de perfection sont plus louables, si on s’y engage solennellement par un vœu. Or, la virginité a dû briller principalement dans la mère de Dieu, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1). C’est pourquoi il a été convenable qu’elle fût consacrée à Dieu par un vœu. — Cependant, parce que sous la loi il fallait que les femmes aussi bien que les hommes s’appliquassent à la génération (Sur la fin des temps, cette loi n’était pas observée aussi strictement, car on voit que parmi les juifs il y avait des femmes qui s’engageaient d’elles-mêmes à rester perpétuellement vierges (Voir Phil., De vita contemplâtivâ).),et parce que le culte de Dieu se propageait selon l’origine de la chair, avant que le Christ ne naquît de ce peuple ; on ne croit pas que la mère de Dieu, avant d’épouser saint Joseph, ait fait vœu de virginité absolument ; mais quoiqu’elle en ait eu le désir, elle a néanmoins soumis à cet égard sa volonté au bon plaisir de Dieu. Mais ensuite, après s’être mariée comme les mœurs du temps l’exigeaient, elle a fait vœu de virginité simultanément avec son époux (Le P. Pétau croit qu’elle a fait ce vœu avant d’épouser saint Joseph, parce que Dieu lui avait fait voir à l’avance qu’elle obtiendrait facilement le consentement de son mari. Cependant l’opinion de saint Thomas est la plus généralement admise parmi les théologiens du moyen âge.).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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