Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
32 : De la conception du Christ quant au principe actif
Après avoir parlé de la conception du Christ quant à la matière, nous
devons la considérer quant au principe actif. — A cet égard il y a quatre
questions à examiner : 1° L’Esprit-Saint a-t-il été le principe actif de la
conception du Christ ? (Cet article a pour objet d’expliquer ces paroles qui
sont dans le symbole : Qui a conçu du
Saint-Esprit, et qui expriment un des points de notre foi.) — 2° Peut-on
dire que le Christ a été conçu de l’Esprit-Saint ? (Cet article a pour objet
d’examiner de quelle manière le dogme doit être exprimé. Dans le concile et les
Pères, on trouve que le Christ a été
conçu de l’Esprit-Saint, qu’il s’est
incarné de l’Esprit Saint. Le concile de Latran dit (sub Martin., 1, can. 2) : Si quis non
confitetur secundùm sanctos Patres, verè, et propriè
ipsum unum sanctæ et consubstantialis
et adorandæ Trinitatis,
Deum verbum incarnatum de Spiritu
sancto… sit condemnatus.) — 3° Peut-on dire que l’Esprit-Saint est le Père du
Christ selon la chair ? (Cet article est une réfutation des hérétiques qui ont
prétendu que la nature humaine était la progéniture de l’Esprit-Saint, et qui
voulaient à ce titre que l’Esprit-Saint fût le Père du Fils.) — 4° La
bienheureuse Vierge a-t-elle fait quelque chose activement dans la conception
du Christ ?
Article 1 :
L’Esprit-Saint a-t-il été le principe actif de la conception du Christ ?
Objection N°1. Il
semble qu’on ne doive pas attribuer à l’Esprit-Saint d’être l’auteur de la
conception du Christ. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 1, chap. 4 et 5), les œuvres de la Trinité sont
indivises, comme l’essence de la Trinité elle-même. Or, produire la conception
du Christ est une œuvre divine. Il semble donc qu’on ne doive pas plus
l’attribuer à l’Esprit-Saint qu’au Père et au Fils.
Réponse
à l’objection N°1 : L’œuvre de la conception est à la vérité
commune à toute la Trinité ; cependant on l’attribue d’une certaine manière à
chaque personne. Car on attribue au Père l’autorité (Il a voulu que le Fils
s’incarnât, et le Fils lui a obéi.) par rapport à la personne du Fils qui par
cette conception s’est uni à la nature humaine ; on attribue au Fils de s’être
uni la chair, et on attribue à l’Esprit-Saint la formation du corps que le Fils
a pris. Car l’Esprit-Saint est l’esprit du Fils, d’après ces paroles de saint
Paul (Gal., 4, 6) : Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils. Mais
comme la vertu de l’âme qui est dans la semence forme le corps dans la
génération des autres hommes par l’esprit qui s’y trouve ; de même la vertu de
Dieu qui est le Fils de Dieu lui-même, d’après l’Apôtre (1 Cor., 1, 24) qui appelle le Christ la vertu de Dieu, a formé par
l’Esprit-Saint le corps qu’il a pris. C’est aussi ce que démontrent les paroles
de l’ange qui dit : L’Esprit-Saint
viendra en vous, comme pour préparer et pour former la matière du corps du
Christ, et la vertu du Très-Haut,
c’est-à-dire le Christ, vous couvrira de
son ombre, ce qui signifie : La lumière incorporelle de la divinité recevra
en vous un corps d’homme. Car l’ombre est formée par la lumière et par un
corps, selon l’observation de saint Grégoire (Mor., liv. 18, chap. 12). Par le Très-Haut on entend ici le Père
dont le Fils est la vertu.
Objection
N°2. L’Apôtre dit (Gal., 4, 4) : Lorsque les
temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils formé d’une femme ; ce que
saint Augustin explique en disant (De Trin.,
liv. 4, chap. 20) que celui qui l’a envoyé, c’est celui qui l’a fait de la
femme. Or, la mission du Fils est principalement attribuée au Père, comme nous
l’avons vu (1a pars, quest. 43, art. 8). On doit donc aussi
attribuer principalement au Père la conception d’après laquelle il a été formé
de la femme.
Réponse à l’objection N°2 :
La mission se rapporte à la personne qui prend la nature humaine et qui est
envoyée par le Père ; au lieu que la conception se rapporte au corps qui est
pris et qui est formé par l’opération du Saint-Esprit. C’est pour cela que
quoique la mission et la conception soient une même chose subjectivement,
cependant, comme elles diffèrent rationnellement, la mission est attribuée au
Père, l’acte de la conception à l’Esprit-Saint, et on dit que c’est le Fils qui
prend la chair.
Objection N°3.
L’Ecriture dit (Prov., 9, 1) : La sagesse s’est bâti une maison. Or, la
sagesse de Dieu c’est le Christ, d’après saint Paul qui l’appelle (1 Cor., 1, 24) la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu. La demeure de cette sagesse
est le corps du Christ qui est aussi appelé son temple. Car l’Evangile dit (Jean,
2, 21) : Il parlait ainsi du temple de
son corps. Il semble donc que la conception du corps du Christ doive
principalement être attribuée au Fils et non au Saint-Esprit.
Réponse à l’objection
N°3 : Comme le dit saint
Augustin (alius auctor, Lib. de quæst. Vet. et Nov. Testam, quest. 52), on peut entendre ce passage de deux manières.
D’abord la maison du Christ est l’Eglise qu’il s’est bâtie
de son sang. Ensuite on peut dire aussi que son corps est sa demeure, comme on
dit qu’il est son temple. L’œuvre de l’Esprit-Saint est l’œuvre du Fils de Dieu
à cause de l’unité de leur nature et de leur volonté.
Mais c’est le
contraire. Il est dit (Luc, 1, 35) : L’Esprit-Saint viendra en vous, etc.
Conclusion Puisque l’incarnation
du Fils de Dieu est l’œuvre par excellence de l’amour divin, c’est avec raison
qu’on attribue à l’Esprit-Saint, qui est l’amour du Père et du Fils, la
formation du corps du Christ, quoiqu’elle soit l’œuvre de la Trinité entière.
Il faut répondre que
toute la Trinité a opéré la conception du corps du Christ. Cependant on
l’attribue à l’Esprit-Saint (Il est à remarquer que l’acte de la conception ne
se rapporte à l’Esprit-Saint que par appropriation, et que dans la réalité il
est commun aux trois personnes divines comme toutes les œuvres ad extrà, tandis que l’Incarnation est un acte qui est
propre à la personne du Fils.) pour trois raisons : 1° Parce que cela convient
à la cause de l’Incarnation considérée par rapport à Dieu. Car l’Esprit-Saint
est l’amour du Père et du Fils, ainsi que nous l’avons vu (1a pars,
quest. 38, art. 1), et c’est l’amour immense de Dieu qui est cause que le Fils
de Dieu s’est incarné dans le sein d’une vierge ; d’où l’Evangile dit (Jean, 3, 16) : Dieu a
tellement aimé le monde, qu’il lui a donné son Fils unique. 2° Parce que
cela convient à la cause de l’Incarnation considérée par rapport à la nature
qui a été prise. Car par là on fait comprendre que la nature humaine a été
prise par le Fils de Dieu dans l’unité de sa personne, non d’après quelques
mérites antérieurs, mais par la grâce seule qui est attribuée à l’Esprit-Saint,
d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor.,
12, 4) : Les grâces sont partagées, mais
c’est le même Esprit. D’où saint Augustin dit (Ench., chap. 40) : La manière dont le Christ est né de l’Esprit-Saint
nous manifeste la grâce de Dieu par laquelle l’homme, sans mérites antérieurs,
dès le début de son existence, a été uni au Verbe de Dieu, ne formant avec lui
qu’une personne, de manière que le Fils de Dieu fût le même que le Fils de
l’homme, et le Fils de l’homme le même que le Fils de Dieu. 3° Parce que cela
convient au terme de l’Incarnation. Car l’Incarnation a eu pour terme que cet
homme qui était conçu fût saint et fils de Dieu. Or, ces deux choses sont
attribuées l’une et l’autre à l’Esprit-Saint. Car c’est par lui que les hommes
deviennent enfants de Dieu, selon ces paroles de saint Paul (Gal., 4, 6) : Parce que vous êtes ses enfants, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit
de son Fils, qui crie : Mon Père ! mon Père ! il
est aussi l’esprit de sanctification, d’après le même Apôtre (Rom., chap. 1) : Ainsi comme les autres
sont spirituellement sanctifiés par l’Esprit-Saint pour être les fils adoptifs
de Dieu ; de même le Christ a été conçu par lui dans la sainteté, pour être le
Fils naturel de Dieu. C’est pourquoi, d’après la glose (interl.), après avoir dit du Christ qu’il
a été prédestiné pour être le Fils de Dieu dans sa vertu, l’apôtre le prouve
par ce qui suit immédiatement, quand il ajoute (Rom., chap. 1), selon
l’esprit de sanctification, c’est-à-dire par là même qu’il a été conçu de
l’Esprit-Saint. Et l’ange qui annonça ce mystère ayant dit d’abord : L’Esprit-Saint viendra en vous, conclut
: C’est pourquoi le fruit saint qui
naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu.
Article 2 : Doit-on
dire que le Christ a été conçu de l’Esprit-Saint ?
Objection N°1. Il
semble qu’on ne doive pas dire que le Christ a été conçu de l’Esprit-Saint. Car
sur ces paroles (Rom., chap. 2) : Toutes choses viennent de lui (ex ipso),
existent par lui et en lui, la glose dit (ord. August., Lib. de nat. boni, chap. 27) : Il faut observer qu’il ne dit
pas : de ipso, mais ex ipso. Car les cieux et la terre
viennent de lui (ex ipso) parce qu’il
les a faits ; mais ils ne sont pas de lui (de
ipso) parce qu’ils n’appartiennent pas à sa substance. Or, l’Esprit-Saint
n’a pas formé le corps du Christ de sa substance. On ne doit donc pas dire que
le Christ a été conçu de l’Esprit-Saint (De
Spiritu sancto).
Réponse à l’objection N°1 :
Le corps du Christ, n’étant pas consubstantiel à l’Esprit-Saint, on ne peut pas
dire, à proprement parler, qu’il a été conçu de l’Esprit-Saint (de Spiritu sancto)
mais plutôt qu’il vient de l’Esprit-Saint (ex
Spiritu sancto), comme le dit saint Ambroise (De Spir. sanct., liv. 2 , chap. 5) : Ce qui vient d’un être,
vient ou de sa substance ou de sa puissance, il vient de sa substance comme le
fils qui procède du père ; il vient de sa puissance comme toutes les choses que
Dieu fait ; et c’est de cette manière que Marie a conçu de l’Esprit- Saint.
Réponse à l’objection N°2 : Sur ce point saint Jérôme ne paraît pas avoir été du même
sentiment que les autres docteurs qui affirment que l’Esprit-Saint a tenu lieu
de sperme dans la conception du Christ (Saint Jérôme était au fond du même
sentiment que les autres Pères, il s’élève seulement contre le sens grossier
que pouvait présenter cette expression.). Car saint Chrysostome dit (alius auctor, hom. 1 in op. imperf.) que l’Esprit-Saint a précédé l’entrée du Fils
de Dieu dans le sein de la Vierge, à cause de cette venue antérieure de
l’Esprit-Saint, le Christ aurait pu naître sanctifié selon son corps, la
divinité entrant au lieu d’une semence. Et saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap.
2) que la sagesse et la vertu de Dieu l’a couverte de son ombre, comme une
semence divine. Mais il est facile de résoudre cette difficulté : parce que
selon que la vertu active se trouve dans le sperme, ainsi saint Chrysostome et
saint Jean Damascène comparent au sperme l’Esprit-Saint, ou bien encore le Fils
qui est la vertu du Très-Haut. Mais, selon que le sperme renferme la substance
corporelle qui est transformée dans la conception, saint Jérôme nie que
l’Esprit-Saint ait tenu lieu de cette vertu séminale.
Réponse à l’objection N°3 : Comme l’observe saint Augustin (Ench., chap. 40), on ne dit pas que le Christ a été conçu ou
qu’il est né de la même manière de l’Esprit-Saint et de la vierge Marie ; car
la vierge Marie a été sa cause matérielle et l’Esprit-Saint sa cause
efficiente. C’est pourquoi il n’y a pas eu de mélange.
Mais c’est le
contraire. L’Evangile dit (Matth., 1, 18) : Marie
fut reconnue enceinte, sans qu’ils eussent été ensemble, ayant conçu de
l’Esprit-Saint.
Conclusion Les Ecritures disent avec raison que le Fils de Dieu a été conçu de
l’Esprit, parce que son corps a été formé par son opération et qu’il a été
conçu lui étant égal en substance.
Il faut répondre que
la conception n’est pas attribuée exclusivement au corps du Christ, mais encore
au Christ lui-même en raison de son corps. Or, on considère dans l’Esprit-Saint deux sortes de relation par
rapport au Christ. A l’égard du Fils de Dieu qu’on dit avoir été conçu il a un
rapport de consubstantialité, et à l’égard de son corps il a un rapport de
cause efficiente. La préposition de
désigne ces deux rapports, comme quand nous disons qu’un homme est de son père
(de patre).
C’est pourquoi nous pouvons dire convenablement que le Christ a été conçu de
l’Esprit-Saint ; de manière que la vertu efficiente de l’Esprit-Saint se
rapporte au corps qu’il a pris, et sa consubstantialité à la personne qui le
prend.
Article 3 :
L’Esprit-Saint doit-il être appelé le père du Christ selon la chair ?
Objection N°1. Il
semble que l’Esprit-Saint doive être appelé le père du Christ selon l’humanité.
Car, d’après Aristote (De gener. anim., liv. 1, chap.
2), le père donne le principe actif dans la génération, et la mère fournit la
matière. Or, on dit que la bienheureuse Vierge est la mère du Christ à cause de
la matière qu’elle a fournie dans sa conception. Il semble donc que
l’Esprit-Saint puisse être appelé son père, parce qu’il en a été le principe
actif.
Réponse
à l’objection N°1 : Le Christ a été conçu de la vierge Marie qui fournit
la matière selon la ressemblance de nature ou d’espèce. C’est pourquoi on dit
qu’il est son fils. Mais le Christ, en tant qu’homme, a été conçu de
l’Esprit-Saint comme de son principe actif ; toutefois il ne l’a pas été selon
la ressemblance de l’espèce, comme un homme naît de son père. C’est pourquoi on
ne dit pas que le Christ est le Fils de l’Esprit-Saint (D’ailleurs l’acte de la
conception étant commun aux trois personnes, on devrait dire plutôt que la
Trinité est le Père du Fils ; mais on ne le doit pas non plus, parce que ce
n’est pas par sa substance qu’elle produit la nature humaine, mais par sa
vertu.).
Réponse à l’objection N°2 : Les hommes qui sont spirituellement formés par l’Esprit-Saint ne
peuvent pas être appelés les enfants de Dieu selon la nature parfaite de la
filiation. C’est pourquoi on leur donne le nom d’enfants de Dieu selon la
filiation imparfaite qui résulte de la ressemblance de la grâce qui vient de la
Trinité entière. Mais il n’en est pas de même du Christ, comme nous l’avons dit
(dans le corps de cet article.).
Objection
N°3. On dit que Dieu est
notre père parce qu’il nous a faits, d’après ces paroles de la loi (Deut., 32, 6) : N’est-il pas
votre père celui qui vous a possédé, qui vous a fait et qui vous a créé ?
Or, l’Esprit-Saint a fait le corps du Christ, comme nous l’avons vu (art. 1).
L’Esprit-Saint doit donc être appelé le père du Christ par rapport à son corps
qu’il a formé.
Réponse à l’objection
N°3 : On peut répondre de même qu’à la seconde objection.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Ench., chap. 40) : Le Christ est né de l’Esprit-Saint non
comme son fils, mais il est né comme tel de la vierge Marie.
Conclusion
Puisque ce que l’on dit de quelqu’un d’une manière parfaite, on ne le dit pas
du même dans un sens imparfait, et que le Christ est le Fils de Dieu en vertu
de la génération éternelle, selon la raison parfaite de la filiation ; il
s’ensuit qu’on ne doit l’appeler le Fils de l’Esprit-Saint ou de la Trinité
entière, ni en raison de la création, ni en raison de la justification.
Il faut répondre que
les noms de paternité, de maternité et de filiation résultent de la génération
; non pas d’une génération quelconque, mais à proprement parler de la
génération des êtres vivants et surtout des animaux. Car nous ne disons pas que
le feu engendré est le fils du feu qui l’engendre, sinon par métaphore ;
mais nous le disons seulement pour les animaux dont la génération est plus
parfaite. Cependant tout ce qui est engendré dans les animaux ne reçoit pas le
nom de filiation, il n’y a que ce qui est engendré à la ressemblance de celui
qui l’engendre. Ainsi, comme l’observe saint Augustin (Saint Augustin s’attache
directement à cet endroit à combattre ceux qui oseraient dire que
l’Esprit-Saint est le Père du Fils, contrairement au langage reçu dans l’Eglise,
et il les combat par les mêmes raisons que donne ici saint Thomas.) (in Enchir., chap. 39),
nous ne disons pas que le cheveu qui naît de l’homme est le fils de l’homme ;
nous ne disons pas non plus que l’homme qui naît soit le fils du sperme qui le
produit ; parce que le cheveu n’a pas la ressemblance de l’homme et l’homme qui
naît du sperme n’en a pas la ressemblance, mais il ressemble à l’homme qui
l’engendre. Et si la ressemblance est parfaite, la filiation est parfaite dans
les choses divines aussi bien que dans les choses humaines ; mais si la
ressemblance est imparfaite, la filiation l’est aussi. C’est ainsi que dans
l’homme il y a une ressemblance imparfaite de Dieu, selon qu’il a été créé à
son image et qu’il a été ensuite réhabilité selon la ressemblance de la grâce.
C’est pourquoi on peut l’appeler de ces deux manières le Fils de Dieu ; parce
qu’il a été créé à son image et qu’il lui est devenu semblable par la grâce. —
On doit aussi considérer que ce que l’on dit de quelqu’un d’une manière
parfaite ne doit pas se dire de lui d’une manière imparfaite. Ainsi, comme on
dit que Socrate est naturellement un homme d’après sa propre essence, on ne dit
jamais qu’il est un homme par suite de la signification qui fait qu’on le dit
d’une peinture, quoiqu’il puisse par hasard ressembler à un autre homme. Le
Christ étant le Fils de Dieu selon la raison parfaite de la filiation ;
quoiqu’il ait été créé et justifié selon la nature humaine, on ne doit pas
néanmoins dire qu’il est le Fils de Dieu ni en raison de sa création, ni en
raison de sa justification, mais seulement en raison delà génération éternelle,
d’après laquelle il est le Fils du Père seul. C’est pourquoi on ne doit dire
d’aucune manière que le Christ est le Fils de l’Esprit-Saint, ni de la Trinité
entière.
Article 4 : La
bienheureuse Vierge a-t-elle opéré activement dans la conception du corps du Christ
?
Objection N°1. Il
semble que la bienheureuse Vierge ait été cause active dans la conception du
corps du Christ. Car saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap.
2) que l’Esprit-Saint est venu dans la Vierge, la purifiant, lui accordant la
vertu de recevoir le Verbe de Dieu et tout à la fois la puissance génératrice.
Or, elle avait par nature la vertu génératrice passive, comme toute autre
femme. Il lui a donc donné la puissance génératrice active, et par conséquent
elle a agi activement dans la conception du Christ.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette conception a eu trois privilèges ; c’est d’avoir
eu lieu sans le péché originel, d’être le principe non pas d’un homme
simplement, mais d’un Dieu-homme, et d’avoir été l’œuvre d’une vierge ; et elle
a reçu ces trois privilèges de l’Esprit-Saint. C’est pourquoi saint Jean
Damascène dit par rapport au premier de ces privilèges que l’Esprit-Saint est
venu dans la Vierge la purifier, c’est-à-dire l’empêcher de concevoir avec la
tache originelle ; il dit à l’égard du second qu’il lui a accordé la vertu de
recevoir le Verbe de Dieu, c’est-à-dire de le concevoir ; enfin pour le
troisième il ajoute qu’elle a reçu la puissance génératrice, c’est- à-dire de
pouvoir engendrer tout en restant vierge ; sans le faire activement, mais
passivement, comme le font les autres femmes ex semine viri.
Objection
N°2. Toutes les vertus de
l’âme végétative sont des vertus actives, comme le dit le commentateur
d’Aristote (De animâ, liv. 2, comment. 33). Or, la puissance
génératrice appartient dans les deux sexes à l’âme végétative. L’homme et la femme
sont donc l’un et l’autre cause active dans la conception de l’enfant.
Réponse à l’objection N°2 : La puissance génératrice dans la femme est imparfaite par
rapport à cette même puissance qui existe dans l’homme. C’est pourquoi comme
dans les arts l’art inférieur dispose la matière, au lieu que l’art supérieur
donne la forme, ainsi qu’on le voit (Phys.,
liv. 2, text. 25), de même la vertu génératrice de la
femme prépare la matière, et la vertu active de l’homme donne à la matière
préparée sa forme.
Réponse à l’objection N°3 : Pour que le changement soit naturel il n’est pas
nécessaire qu’il y ait dans la matière un principe actif, mais il suffit qu’il
y ait un principe passif, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet
article.).
Mais c’est le
contraire. Le principe actif dans la génération est appelé la raison séminale.
Or, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 10, chap. 20 et 21) : Le corps du Christ a été pris
de la matière corporelle de la bienheureuse Vierge par un moyen divin de
conception et de formation, mais non d’après une raison séminale humaine. Par
conséquent la bienheureuse Vierge n’a pas agi activement dans la conception du
corps du Christ.
Conclusion
Quoique la bienheureuse Vierge ait agi avant la conception du Fils de Dieu, en
préparant la matière, cependant elle n’a point été cause active de sa
conception, mais elle a seulement fourni la matière, puisqu’elle a reçu de
l’Esprit-Saint d’être seulement sa mère.
Il faut répondre qu’il y en a qui disent que la bienheureuse Vierge
a produit quelque chose activement dans la conception du Christ par sa vertu
naturelle et surnaturelle. Par sa vertu naturelle, parce qu’ils supposent que
dans toute matière naturelle il y a un principe actif ; et qu’ils croient que
sans cela il n’y aurait pas de transformation naturelle. A cet égard ils se
trompent ; parce qu’il y a transformation naturelle en vertu d’un principe
intrinsèque, non seulement actif, mais encore passif. Car Aristote dit
expressément (Phys., liv. 8, text. 29 et suiv.) que dans les corps graves et légers il y
a un principe passif du mouvement naturel et non un principe actif. Il n’est
pas possible que la matière agisse pour sa formation, puisqu’elle n’est pas en
acte ; et il n’est pas non plus possible qu’une chose se meuve elle-même, à
moins qu’elle ne soit divisée en deux parties dont l’une meut et l’autre est
mue ; ce qui n’arrive que dans les êtres animés, comme le prouve le philosophe
(Phys., liv. 8, text.
30) : Par une puissance supernaturelle, parce qu’on
dit que la mère n’a pas à fournir que la matière, (qui est le sang menstruel)
mais aussi par la semence, qui, en étant mélangée avec celle de l’homme, a un
pouvoir actif dans la génération. Et puisque dans la bienheureuse Vierge il n’y
avait pas de mélange de semences, à cause de sa virginité inviolée, on dit que
l’Esprit-Saint l’a dotée supernaturellement d’une
puissance active dans la conception du corps du Christ, puissance que les
autres femmes ont en raison du mélange des semences. — Mais ceci ne peut tenir,
parce que, puisque chaque chose est à cause de son opération (De Cælo, liv.
2, text. 17), la nature, dans le but de l’acte de
génération, ne distinguerait pas les sexes masculins et féminins, à moins que
l’opération du mâle ne soit distincte de celle de la femelle. Il y a deux
opérations distinctes dans la génération, celle de l’agent et celle du patient.
D’où il s’ensuit que la totalité de l’opération active vient de l’homme et la
passive de la femme : c’est pour cette raison que dans les plantes quand
les deux forces sont mélangées, il n’y a pas de distinction entre mâle et
femelle. — Par conséquent, puisque la bienheureuse Vierge n’était pas le père
du Christ, mais sa mère, il s’ensuit qu’il ne lui a pas été donné d’exercer une
puissance active dans la conception du Christ ; qu’elle coopère activement
comme si elle était son père ou qu’elle ne coopère pas du tout, comme disent
certains, d’où il s’ensuivrait qu’elle a reçu cette puissance active sans raison.
Par conséquent nous devons dire que dans la conception du Christ elle n’a pas
opéré activement mais qu’elle n’a fait que fournir la matière. Néanmoins, avant
la conception, elle a coopéré activement dans la préparation de la matière,
afin qu’elle soit apte à la conception.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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