Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
33 : Du mode et de l’ordre de la conception du Christ
Nous avons à considérer
le mode et l’ordre de la conception du Christ. — A cet égard quatre questions
se présentent : 1° Le corps du Christ a-t-il été formé dans le premier instant
de sa conception ? — 2° A-t-il été animé dans le premier instant de sa
conception ? (Cet article se rapporte à ce que nous avons vu (quest. 6, art. 1
et 2).) — 3° A-t-il été pris par le Verbe ? (Cet article n’est qu’une
conséquence de ce que nous avons vu (quest. 6).) — 4° Cette conception a-t-elle
été naturelle ou miraculeuse ?
Article 1 :
Le corps du Christ a-t-il été formé dans le premier instant de sa conception ?
Objection N°1. Il semble que le corps du Christ n’ait pas été formé
dans le premier instant de sa conception. Car il est dit (Jean, 2, 20) : On a été
quarante-six ans à bâtir ce temple, ce que saint Augustin explique en
disant (De Trin., liv. 4, chap. 5) :
Ce nombre convient évidemment à la perfection du corps du Seigneur. Et ailleurs
(Quæst., liv. 83, quæst. 56) : Il
n’est pas absurde de dire qu’on a été quarante-six ans à bâtir le temple que
son corps figurait, de telle sorte qu’on ait été autant d’années à le bâtir
qu’il a fallu de jours pour que le corps du Seigneur arrivât à sa perfection.
Le corps du Christ n’a donc pas été parfaitement formé dans le premier instant
de sa conception.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce passage de saint Augustin ne se rapporte pas
uniquement à la formation du corps du Christ, mais à sa formation jointe à
l’accroissement déterminé qu’il devait avoir au temps de son enfantement
(Ainsi, tout en admettant que le corps du Christ a été formé instantanément,
c’est-à-dire qu’il a eu tout d’abord tous ses membres formés, un ne suppose pas
que son corps a eu immédiatement le volume qu’il devait avoir, mais il s’est
accru proportionnellement tous les jours depuis l’instant de sa formation,
selon la loi commune.). Ainsi d’après la nature de ce nombre il dit qu’il s’est
passé neuf mois complets (Saint Augustin multiplie ce nombre par 6 ; ce qui
donne 276 jours, qui représentent exactement le temps qui s’écoule du 25 mars
au 25 décembre.) pendant lesquels le Christ a été dans le sein de la Vierge.
Objection
N°2. La formation du corps du Christ exigeait un mouvement local
pour que le sang le plus pur de la Vierge se rendît au lieu convenable pour la
génération. Or, aucun corps ne peut être mû localement dans un instant, parce
que le temps est divisé selon la division du mobile, comme Aristote le prouve (Phys., liv. 6, text. 37,
38). Le corps du Christ n’a donc pas été formé dans un instant.
Réponse à l’objection N°2 : Ce mouvement local n’est pas compris dans la
conception elle-même, mais il en est la préparation.
Réponse à l’objection N°3 : On ne peut pas assigner le dernier instant où cette
matière a été sang ; mais on peut assigner le dernier temps qui s’est continué,
sans qu’aucun autre instant intermédiaire soit intervenu, jusqu’au premier
instant où la chair du Christ a été formée, et cet instant a été le terme du
temps qu’a demandé le mouvement local de la matière vers le lieu de la
génération.
Objection N°4. Comme la puissance augmentative requiert un temps
déterminé pour son acte, de même aussi la vertu génératrice ; car elles sont
l’une et l’autre une puissance naturelle qui appartient à l’âme végétative. Or, le
corps du Christ a reçu de l’accroissement dans un temps déterminé, comme les
corps des autres hommes ; puisque l’Evangile dit (Luc, 2, 52) qu’il croissait en sagesse et en âge. Il
semble donc que pour la même raison la formation de son corps qui appartient à
la puissance génératrice n’ait pas eu lieu dans un instant, mais dans le temps
déterminé nécessaire à la formation des corps des autres hommes.
Réponse à l’objection N°4 : L’accroissement est produit par la
puissance augmentative de l’être qui en est le sujet ; au lieu que la formation
du corps est produite par la puissance génératrice, non de celui qui est
engendré, mais de celui qui engendre la semence, dans laquelle la puissance
formatrice qui provient de l’âme du père. Le corps du Christ n’ayant pas été
formé du sang de l’homme, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 1), mais de
l’opération de l’Esprit-Saint, il s’ensuit qu’il a dû être formé de la manière
qu’il convenait à l’Esprit-Saint. Au contraire son accroissement ayant été
produit selon la puissance augmentative de son âme qui était de même espèce que
la nôtre, son corps a dû croître de la même manière que croissent les corps des
autres hommes, pour montrer par là que sa nature humaine était véritable.
Mais
c’est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor.,
liv. 18, chap. 27) qu’après l’annonciation de l’ange et la venue de
l’Esprit-Saint, le Verbe est entré dans le sein de la
bienheureuse Vierge et qu’il s’y est fait chair aussitôt.
Conclusion
Puisque le corps que le Fils de Dieu a pris a été conçu par l’opération de
l’Esprit-Saint, il a été convenable qu’il fût formé et uni au Fils de Dieu dans
le même instant où il a été conçu.
Il faut répondre que
dans la conception du Christ il y a trois choses à considérer : 1° le mouvement
local du sang vers le lieu delà génération ; 2° la formation du corps par
cette matière ; 3° l’accroissement par lequel il arrive à son étendue
parfaite. L’essence de la conception consiste dans la seconde de ces trois
choses ; car la première est la préparation de la conception et la troisième en
est la conséquence. La première n’a pas pu être instantanée ; parce que c’est
une chose contraire à la nature même du mouvement local d’un corps quelconque,
dont les parties entrent successivement dans un lieu. De même il faut que la
troisième soit successive, soit parce qu’un accroissement ne se fait pas sans
mouvement local, soit encore parce qu’il provient de la vertu de l’âme qui
opère dans un corps déjà formé et qui n’opère que dans le temps. — Mais la
formation du corps dans laquelle l’essence de la conception consiste principalement
a été instantanée pour une double raison : 1° à cause de la vertu infinie de
l’agent, c’est-à-dire de l’Esprit-Saint par lequel le corps du Christ a été
formé, comme nous l’avons dit (quest. prec., art. 1). Car un agent
peut disposer la matière d’autant plus vite qu’il est doué d’une plus grande
vertu. Ainsi un agent d’une vertu infinie peut instantanément disposer une
matière, relativement à la forme qu’elle doit recevoir. 2° De la part de la
personne du Fils dont le corps était formé. Car il n’était pas convenable qu’il
prît le corps humain sans qu’il fût formé. Si d’ailleurs, avant sa formation
parfaite, la conception avait duré quelque temps, on ne pourrait pas
l’attribuer tout entière au Fils de Dieu, puisqu’on ne la lui attribue qu’en
raison de son incarnation. C’est pourquoi au premier instant où la matière
réunie est parvenue au lieu delà génération, le corps du Christ a été
parfaitement formé et uni au Verbe. Et c’est ce qui fait qu’on dit que le Fils
de Dieu a été conçu ; ce qu’on ne pourrait dire autrement (La première de ces
deux raisons établit la possibilité du fait, la seconde sa réalité.).
Article 2 : Le
corps du Christ a-t-il été animé dans le premier instant de sa conception ?
Objection N°1. Il
semble que le corps du Christ n’ait pas été animé dans le premier instant de sa
conception. Car le pape saint Léon dit (Epist
ad Jul., 35) que la chair du Christ n’était pas
d’une autre nature que la nôtre, et que dès le commencement il n’a pas eu une
autre âme que les autres hommes. Or, les autres hommes ne reçoivent pas leur
âme dès le premier instant de leur conception. L’âme n’a donc pas dû être mise
dans le corps du Christ au premier instant de sa conception.
Réponse
à l’objection N°1 : Le principe de l’infusion de l’âme peut se considérer
de deux manières : 1° Selon la disposition du corps. Sous ce rapport l’âme n’a
pas été infuse dans le corps du Christ par un autre principe que dans le corps
des autres hommes. Car comme l’âme est infuse dans le corps des autres hommes
aussitôt qu’il est formé, ainsi il en a été pour le corps du Christ. 2° On peut
considérer le principe de l’âme uniquement par rapport au temps. En ce sens le
corps du Christ ayant été formé d’une manière parfaite avant le temps, il a été
animé de même.
Objection
N°2. L’âme comme toute
forme naturelle requiert une quantité déterminée dans sa matière. Or, dans le
premier instant de sa conception le corps du Christ n’a pas eu autant d’étendue
que les corps des autres hommes quand ils sont animés : autrement s’il s’était
accru ensuite continuellement, ou il serait né plus tôt, ou bien à sa naissance
il aurait été plus grand que celui des autres enfants. La première de ces
hypothèses est en opposition avec saint Augustin qui prouve (De Trin., liv. 4, chap. 5) qu’il a été
pendant neuf mois dans le sein de la Vierge ; la seconde est contredite par le
pape saint Léon qui dit (Serm. Epiphan., 4) que les mages trouvèrent l’enfant Jésus qui ne
différait en rien de ce qui caractérise en général l’enfance des autres hommes.
Le corps du Christ n’a donc pas été animé au premier instant de sa conception.
Réponse à l’objection N°2 : L’âme demande l’étendue nécessaire dans la matière pour être
infuse en elle. Or, cette quantité a une certaine latitude, puisqu’elle peut
être plus ou moins grande. A la vérité l’étendue qu’a le corps, lorsque l’âme
est infuse en lui, est proportionnée à la quantité parfaite à laquelle il
parvient en grandissant ; de telle sorte que les corps des hommes les plus
grands sont plus considérables dès le premier instant de leur animation. Or, le
Christ, dans son âge mûr, a eu des proportions modérées et convenables, et son
corps était en rapport avec ces proportions, dans le temps où les corps des
autres hommes sont animés ; cependant il a été moindre au commencement de sa
conception. Mais le volume n’en était pas tellement restreint qu’il ne pût
suffire à l’essence ou à la nature d’un corps animé ; puisque les corps des
hommes qui sont plus petits sont animés, quoiqu’ils ne soient pas plus
considérables.
Objection
N°3. Partout où il y a un
avant et un après il faut qu’il y ait plusieurs instants. Or, d’après Aristote
(De gen. anim.,
liv. 2, chap. 3 et 4), dans la génération de l’homme il faut un avant et un
après ; car le fœtus est d’abord vivant, puis animal, et enfin homme. Le Christ
n’a donc pas pu être parfaitement animé au premier instant de sa conception.
Réponse à l’objection N°3 : Dans la génération des autres hommes ce que dit
Aristote a lieu, parce que le corps est formé successivement et disposé à
recevoir l’âme. Ainsi comme il est imparfaitement disposé d’abord il reçoit une
âme imparfaite ; puis, quand sa disposition est parfaite, il reçoit une âme
parfaite (C’est toujours la même âme, mais ses facultés se développent et se
produisent successivement.). Le corps du Christ ayant été parfaitement disposé
instantanément à cause de la vertu infinie de son principe actif, il s’ensuit
qu’il a reçu immédiatement sa forme parfaite, c’est-à-dire une âme raisonnable.
Mais c’est le
contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid.,
liv. 3, chap. 2) : Dès que la chair a existé, elle a été simultanément la chair
du Verbe de Dieu, sa chair animée par une âme raisonnable et intellectuelle.
Conclusion
Puisque le Fils de Dieu a été conçu de l’Esprit-Saint, de manière qu’il a pris
son corps par l’intermédiaire de l’âme, son corps a été animé d’une âme
raisonnable à l’instant de sa conception.
Objection N°1. Il
semble que la chair du Christ ait été conçue d’abord et prise ensuite. Car ce
qui n’existe pas ne peut être pris. Or, la chair du Christ a commencé à exister
par la conception. Il semble donc qu’elle ait été prise par le Verbe de Dieu,
après qu’elle a été conçue.
Réponse
à l’objection N°1 : Si la chair du Christ n’avait pas été formée ou conçue
instantanément, mais pendant une succession de temps, il faudrait l’une de ces
deux choses, ou que ce qui a été pris ne fût pas encore chair, ou que la
conception de la chair eût précédé son assomption. Mais du moment que nous
supposons que la conception a été parfaite instantanément, il s’ensuit que
l’action de concevoir et la conception elle-même ont été simultanées dans le
corps du Christ. Et comme le dit saint Augustin (Fulgentius,
Lib. de fid. ad
Pet., chap. 18), nous disons que le Verbe de Dieu a été conçu parce qu’il
s’est uni à la chair, et nous disons que la chair a été conçue par
l’Incarnation du Verbe.
Objection
N°3. Dans tout être
engendré ce qui est imparfait est d’une priorité de temps antérieur à ce qui
est parfait, comme on le voit (Met.,
liv. 9, text. 13). Or, le corps du Christ est quelque chose d’engendré. Il n’est donc pas parvenu immédiatement dès le
premier instant de sa perfection à la perfection dernière qui consiste dans son
union avec le Verbe de Dieu ; mais la chair a été d’abord conçue, puis elle a
été prise après.
Réponse
à l’objection N°3 : Dans le mystère de l’Incarnation on ne
considère pas l’élévation ou le progrès, comme le mouvement d’une chose
préexistante qui progresse jusqu’à être digne de l’union, comme l’a supposé
l’hérétique Photin (C’est ce que le concile de Florence a condamné par ces
paroles : Sacrosancta romana Ecclesia damnat Ebionem, Cerinthum, Marcionem, Paulum Samosatenum, Photinum, omnes qui similiter blasphemantes, qui Jesum Christum esse verum. Deum negaverant ;
ipsum purum hominem confitentes
: qui divinæ gratiæ participatione
majori quam sanctioris vitæ
merito suscepisset, divinus homo diceretur.) ; mais on y voit plutôt un mouvement contraire (Le mouvement
est descendant, au lieu d’être ascendant.), selon que le Verbe parfait de Dieu
a pris l’imperfection de notre nature, d’après ces paroles (Jean, 6, 38)
: Il est descendu du ciel.
Mais c’est le
contraire. Saint Augustin dit (Fulgentius in Lib. de fid. ad Petrum,
chap. 18) : Soyez très sûr et ne doutez nullement que la chair du Christ n’a
pas été conçue dans le sein de la Vierge, avant que le Verbe l’ait prise.
Conclusion
Puisque la chair du Christ n’a pas eu une autre hypostase que celle du Verbe de
Dieu, elle n’a pas été conçue dans le sein de la Vierge avant d’être prise par
le Verbe de Dieu.
Article 4 :
La conception du christ a-t-elle été naturelle ou miraculeuse ?
Objection N°1. Il
semble que la conception du Christ ait été naturelle. Car selon la conception
de la chair le Christ est appelé le fils de l’homme. Or, il est le fils
véritable et naturel de l’homme, comme il est le Fils véritable et naturel de
Dieu. Sa conception a donc été naturelle.
Réponse
à l’objection N°1 : On dit que le Christ est le fils naturel de l’homme
dans le sens qu’il a véritablement la nature humaine, par laquelle il est le
fils de l’homme, quoiqu’il l’ait eue miraculeusement ; comme un aveugle qui a
recouvré la lumière voit naturellement par la puissance visuelle qu’il a reçue
par miracle.
Réponse à l’objection N°2 : La conception est attribuée à la bienheureuse Vierge, non comme
à son principe actif, mais parce qu’elle a fourni la matière pour la conception
du Christ, et que c’est dans son sein qu’il a été conçu.
Objection
N°3. Pour qu’un changement
soit naturel, il suffit que le principe passif soit naturel, comme nous l’avons
vu (quest. préc., art. 4). Or, le principe passif a été naturel de la part
de la mère dans la conception du Christ, comme on le voit (ibid.). La conception du Christ a donc été naturelle.
Réponse à l’objection N°3 : Le principe passif naturel suffit pour produire un
changement naturel, quand il est mû naturellement et selon les lois ordinaires
par son principe actif propre ; mais ceci n’est pas applicable à notre thèse.
C’est pourquoi on ne peut pas dire que cette conception soit absolument
naturelle.
Mais c’est le
contraire. Saint Denis dit (in Epist. ad Caïum., 4) : Le Christ opérait d’une manière
surhumaine les choses qui appartiennent à l’homme, comme le prouve sa
conception surnaturelle d’une vierge.
Conclusion
Quoique la conception du Christ ait été naturelle par rapport à la matière,
elle a été cependant miraculeuse et surnaturelle absolument par rapport à Dieu
qui l’a opérée.
Il faut répondre que, comme le dit saint
Ambroise (Lib. de incarn., chap. 6), vous trouverez dans ce mystère beaucoup de
choses qui sont conformes à la nature, et vous en trouverez aussi beaucoup qui
sont au-dessus d’elle. Car si nous considérons ce qu’est la conception par
rapport à la matière que la mère a fournie, elle est tout à fait naturelle.
Mais si nous considérons ce qu’elle est par rapport à la vertu active, elle est
tout à fait miraculeuse. Et parce qu’on juge chaque chose plutôt selon la forme
que selon la matière, et selon l’agent que selon le patient ; il s’ensuit que
la conception du Christ doit être dite absolument miraculeuse et surnaturelle,
mais seulement naturelle sous un rapport.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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