Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 35 : De la naissance du Christ

 

Après avoir parlé de la conception du Christ, nous devons nous occuper de sa naissance. — Nous traiterons : 1° de sa naissance elle-même ; 2° de sa manifestation. — Sur sa naissance huit questions se présentent : 1° La naissance appartient-elle à la nature ou à la personne ? (C’est de la personne, et non de la nature, qu’il est dit dans le symbole : Qui (a été conçu et) est né de la Vierge Marie, et dans l’Ecriture (Matth., 2, 1-2) : Jésus donc étant né en Bethléem de Juda, aux jours du roi Hérode, voilà que des mages vinrent d’Orient à Jérusalem, disant : Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? ; (Luc, 2, 11) : Car il vous est né aujourd’hui un Sauveur ; (Jean, 16, 21) : Un homme est venu au monde.)  — 2° Doit-on attribuer au Christ une autre naissance que sa naissance éternelle ? (Il est de foi contre les ariens et les procliens que le Christ a eu deux naissances, l’une éternelle et l’autre temporelle ; c’est ce qui se trouve exprimé dans tous les symboles, et expressément défini par tous les conciles généraux (Voir conc. 5 Const. et conc. Lat., sub Mart. Ie).) — 3° La bienheureuse Vierge a-t-elle été sa mère d’après la naissance temporelle ? (Cet article est une réfutation de l’erreur de Valentin, qui voulait que le Christ eût apporté son corps du ciel ; d’Apelle, qui prétendait que sa chair avait été formée des éléments ; d’Apollinaire, qui supposait que sa chair avait existé avant les siècles, et des memnonites, qui croyaient qu’elle était de la substance de Dieu le Père.) — 4° Doit-on l’appeler mère de Dieu ? (Cet article est contre Nestorius, Ibas d’Edesse, Théodote et tous les autres hérétiques qui ont prétendu qu’on ne devait pas dire que la sainte Vierge était la mère de Dieu. Cette erreur a été condamnée au premier concile d’Ephèse, au cinquième concile œcuménique, tenu à Constantinople, au concile de Latran, et l’Eglise proclame ce dogme dans ses prières publiques, et entre autres dans la Salutation angélique : Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis.) — 5° Le Christ est-il le Fils de Dieu le Père et de la vierge Marie d’après ses deux filiations ? (Cet article a pour objet d’expliquer comment, malgré les deux naissances du Christ, le Fils de Dieu et le Fils de l’homme est un, d’après ces paroles du symbole de saint Athanase : Deus est ex substantiâ Patris ante sæcula genitus, homo est ex substantia matris in sæculo natus, qui licet Deus sit et homo, non duo tamen, sed unus est Christus.) — 6° Du mode de la naissance du Christ. (Cet article est la conséquence de la virginité de la mère de Dieu, et d’ailleurs ce point de doctrine est exprimé dans les canons du sixième concile œcuménique, tenu à Constantinople, où il est dit (can. 79) : Absque ullo dolore Virginis partum esse confitemur.) — 7° De son lieu. (Voyez sur cet article les magnifiques élévations de Bossuet où il exprime à sa manière les idées que saint Thomas expose ici (16e semaine, élévations 5 et 6).) — 8° De son temps.

 

Article 1 : La naissance doit-elle être attribuée à la nature ou à la personne ?

 

Objection N°1. Il semble que la naissance convienne à la nature plutôt qu’à la personne. Car saint Augustin dit (Fulgentius, Lib. de fide ad Petrum, chap. 2) : La nature éternelle et divine ne pouvait être conçue et naître de la nature humaine que selon la vérité de cette dernière nature. Si donc il convient à la nature divine d’être conçue et de naître en raison de la nature humaine, à plus forte raison cette même chose convient-elle à la nature humaine.

Réponse à l’objection N°1 : A cause de l’identité qu’il y a en Dieu entre la nature et l’hypostase, la nature se prend quelquefois pour la personne ou l’hypostase. C’est ainsi que saint Augustin dit que la nature divine a été conçue, qu’elle est née, parce que la personne du Fils a été conçue et qu’elle est née selon la nature humaine.

 

Objection N°2. D’après Aristote (Met., liv. 5, text. 5), le mot de nature vient du mot naître. Or, les dénominations reposent sur une convenance de similitude. Il semble donc que la naissance appartienne plus à la nature qu’à la personne.

Réponse à l’objection N°2 : Aucun mouvement ou changement ne tire son nom du sujet qui est mû, mais du terme du mouvement auquel il emprunte son espèce. C’est pourquoi la naissance ne se dénomme pas d’après la personne qui naît, mais d’après la nature qu’elle a pour terme.

 

Objection N°3. Ce qui commence à exister par la naissance naît dans le sens propre. Or, ce n’est pas la personne du Christ, mais c’est sa nature humaine qui a commencé à exister par sa naissance. Il semble donc que la naissance proprement dite appartienne à la nature et non à la personne.

Réponse à l’objection N°3 : La nature, à proprement parler, ne commence pas à exister, mais c’est plutôt la personne qui commence à exister dans une nature quelconque ; parce que, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), la nature signifie une chose par laquelle une autre existe, au lieu que la personne indique une chose dont l’être est subsistant.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 2 à 4) : La naissance appartient à l’hypostase et non à la nature.

 

Conclusion La naissance est attribuée à la personne divine comme au sujet qui naît, et à la nature comme à son terme.

Il faut répondre que la naissance peut être attribuée à quelqu’un de deux manières : 1° comme au sujet ; 2° comme au terme. Elle est attribuée à la chose qui naît comme à son sujet ; et ce qui naît est proprement l’hypostase et non la nature. Car puisque naître c’est être engendré, comme une chose est engendrée pour qu’elle soit, de même elle naît pour qu’elle soit aussi. Or, l’être appartient en propre à la chose qui subsiste : car la forme qui ne subsiste pas ne reçoit le nom d’être qu’autant que par elle quelque chose existe. La personne ou l’hypostase désignant une chose qui subsiste, et la nature désignant la forme par laquelle elle subsiste, il s’ensuit que la naissance s’attribue proprement à la personne ou à l’hypostase comme au sujet qui nait, tandis qu’elle ne s’attribue à la nature que comme à son terme. Car le terme d’une génération et d’une naissance quelconque est la forme, et c’est la forme que la nature exprime. Ainsi on dit que la naissance est la voie qui tend à la nature, d’après Aristote (Phys., liv. 2, text. 14), parce que l’intention de la nature a pour terme la forme ou la nature de l’espèce.

 

Article 2 : Doit-on attribuer au Christ une naissance temporelle ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas attribuer au Christ une naissance temporelle. Car naître est en quelque sorte le mouvement d’une chose qui n’existe pas avant de naître, et qui doit au bienfait de la naissance d’exister. Or, le Christ a existé de toute éternité. Il n’a donc pas pu naître temporellement.

Réponse à l’objection N°1 : Cette objection a été faite par un hérétique appelé Félicien, que saint Augustin réfute ainsi (Lib. cont. Felic., chap. 12) : Feignons, dit-il, comme un grand nombre le veulent, qu’il y ait dans le monde une âme générale qui vivifie ainsi toutes les semences par un mouvement ineffable ; de manière que sans être identifiée avec les choses qui sont produites, elle fournisse la vie à celles qui doivent naître. Quand elle est parvenue dans le sein de la femme, pour préparer la matière conformément à ses fins, elle fait que ce qui n’a pas la même substance qu’elle ne forme plus qu’une personne avec elle, et par l’activité de l’âme et la passivité de la matière, il arrive que les deux substances ne font qu’un seul homme. C’est ainsi que nous disons que l’âme naît de la femme, quoique pour ce qui la regarde elle n’ait pas été absolument inexistante avant de naître. Ainsi donc, et d’une manière beaucoup plus sublime, le Fils de Dieu est né comme homme de sa mère, de la même façon qu’on dit que l’âme naît avec le corps, non parce qu’ils ont l’un et l’autre la même substance, mais parce que de l’un et de l’autre il ne se fait qu’une seule personne. Nous ne disons cependant pas que le Fils de Dieu a commencé avec sa chair, dans la crainte qu’on ne croie que sa divinité est temporelle ; et nous ne disons pas que la chair du Fils de Dieu est éternelle, de peur que l’on ne suppose qu’il n’a pas pris véritablement un corps humain, mais qu’il n’en a pris qu’une image (Ce passage est de Vigile de Tapse. On a cru longtemps que cet ouvrage était de saint Augustin, mais Chifflet a démontré, de la manière la plus victorieuse, que cet ouvrage était de Vigile de Tapse, qui aimait d’ailleurs à placer ses propres écrits sous le nom des plus grands docteurs, pour leur donner plus d’autorité.)

 

Objection N°2. Ce qui est parfait en soi n’a pas besoin de naître. Or, la personne du Fils du Dieu a été parfaite de toute éternité. Il n’a donc pas besoin de la naissance temporelle, et par conséquent il semble qu’il ne soit pas né temporellement.

Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement a été celui de Nestorius, que saint Cyrille réfute dans une lettre (quæ hab. in conc. Ephes., part. 1, chap. 8), en disant : Nous ne prétendons pas que le Fils de Dieu ait eu besoin nécessairement à cause de lui d’une seconde naissance, après celle qu’il tient de son Père. Car il faut être insensé et ignorant pour dire que celui qui existe avant tous les siècles, et qui est coéternel avec le Père, ait besoin de commencer pour exister une seconde fois. Mais il s’est uni hypostatiquement à cause de nous, et pour notre salut, à la nature humaine qui a procédé de la femme, et c’est pour cela qu’on dit qu’il est né charnellement.

 

Objection N°3. La naissance convient proprement à la personne. Or, dans le Christ il n’y a qu’une seule personne. Par conséquent il n’y a en lui qu’une seule naissance.

Réponse à l’objection N°3 : La naissance appartient à la personne comme à son sujet et à la nature comme à son terme. Or, il est possible qu’il y ait plusieurs changements dans un même sujet ; mais il est nécessaire qu’ils varient selon leurs termes. Toutefois nous ne disons pas cela comme si la naissance éternelle était un changement ou un mouvement ; nous le disons parce qu’elle est désignée de cette manière.

 

Objection N°4. Ce qui a deux naissances naît deux fois. Or, il semble faux de dire : le Christ est né deux fois ; parce que sa naissance, par laquelle il est né du Père, ne souffre pas d’interruption, puisqu’elle est éternelle ; cependant il faudrait qu’il y en eût une pour légitimer le mot deux ; car on ne dit qu’un individu court deux fois qu’autant qu’il court avec interruption. Il semble donc qu’on ne doive pas reconnaître dans le Christ deux sortes de naissance.

Réponse à l’objection N°4 : On peut dire que le Christ est né deux fois par rapport à ses deux naissances. Car, comme on dit que celui qui court en deux temps court deux fois, de même on peut dire qu’il naît deux fois celui qui naît une fois dans l’éternité et une fois dans le temps ; parce que l’éternité et le temps diffèrent beaucoup plus que deux temps, quoique l’un et l’autre désignent une mesure de la durée.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 7) : Nous confessons qu’il y a dans le Christ deux naissances, l’une éternelle par laquelle il procède du Père, et l’autre par laquelle il est venu dans ces derniers temps à cause de nous.

 

Conclusion Puisqu’il y a dans le Christ deux natures, il est nécessaire de lui attribuer deux naissances, l’une éternelle par laquelle il procède éternellement de son Père, et l’autre temporelle par laquelle il est né de sa mère dans le temps.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), la nature est à la naissance ce que le terme est au mouvement ou au changement. Or, le mouvement change selon la diversité des termes, comme on le voit par Aristote (Phys., liv. 5, text. 41). Et comme dans le Christ il y a deux natures, la nature divine et la nature humaine, et qu’il a reçu l’une de son Père de toute éternité, et l’autre de sa mère temporellement ; il s’ensuit qu’il est nécessaire d’attribuer au Christ deux naissances, l’une par laquelle il est né éternellement de son Père, l’autre par laquelle il est né temporellement de sa mère.

 

Article 3 : Peut-on dire d’après la naissance temporelle du Christ que la bienheureuse Vierge est sa mère ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on ne puisse pas dire d’après la naissance temporelle du Christ que la bienheureuse Vierge est sa mère. Car, comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 4), la bienheureuse vierge Marie n’a rien opéré activement dans la génération du Christ, mais elle a seulement fourni la matière. Or cela ne suffit pas pour être mère ; autrement on dirait que le bois est la mère d’un lit ou d’un escabeau. Il semble donc qu’on ne puisse appeler la bienheureuse Vierge la mère du Christ.

Réponse à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 3), la paternité ou la maternité et la filiation ne conviennent pas à toute génération, mais seulement à la génération des êtres vivants. C’est pourquoi s’il y a des choses inanimées qui soient faites d’une matière quelconque, il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y ait en eux un rapport de maternité et de filiation. Ce rapport n’existe que dans la génération des êtres vivants qui reçoit à proprement parler le nom de naissance.

 

Objection N°2. Le Christ est né miraculeusement de la bienheureuse Vierge. Or, une génération miraculeuse ne suffit pas pour qu’il y ait maternité ou filiation. Car nous ne disons pas qu’Eve a été la fille d’Adam. Il semble donc qu’on ne doive pas appeler le Christ le fils de la bienheureuse Vierge.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 3, cap. 7), la naissance temporelle par laquelle le Christ est né pour notre salut est d’une certaine manière conforme à nous, puisqu’il est né comme homme d’une femme et dans le temps voulu pour la conception ; mais elle est au-dessus de nous, parce qu’il est né de l’Esprit-Saint et d’une vierge sainte, en s’élevant au-dessus des lois ordinaires de la nature. Ainsi donc du côté de la mère cette naissance a été naturelle ; mais par rapport à l’opération de l’Esprit-Saint elle a été miraculeuse. Par conséquent la bienheureuse Vierge est la mère véritable et naturelle du Christ.

 

Objection N°3. La maternité semble impliquer une séparation partielle de semence. Mais, comme le dit saint Jean Damascène (Orth. Fid., liv. 3, chap. 2 et 7), le corps du Christ n’a pas été formé par un processus séminal mais par l’opération de l’Esprit-Saint. Il semble donc qu’on ne devrait pas appeler la bienheureuse Vierge la mère du Christ.

Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 4), le mélange de la semence de la femme n’est pas nécessaire pour la conception ; par conséquent elle ne l’est pas non plus pour la maternité.

 

Mais c’est le contraire. On lit dans l’Evangile (Matthieu, 1, 17) : Telle fut la génération du Christ : Marie, sa mère, ayant épousé Joseph.

 

Conclusion Puisque le corps du Christ a été pris dans le sein de la Vierge et qu’il a été formé de son sang le plus pur, on dit avec raison que la bienheureuse Vierge est sa mère.

Il faut répondre que la bienheureuse Vierge est la mère véritable et naturelle du Christ. Car, comme nous l’avons dit (quest. 5, art. 2), le corps du Christ n’a pas été apporté du ciel, ainsi que l’a supposé l’hérétique Valentin, mais il a été pris de la Vierge mère et formé de son sang le plus pur. Et il n’en faut pas davantage pour être mère, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 31, art. 5). Par conséquent la bienheureuse Vierge est donc véritablement la mère du Christ.

 

Article 4 : Doit-on dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble que la bienheureuse Vierge ne doive pas être dite la mère de Dieu. Car on ne doit dire au sujet des mystères divins que ce que l’Ecriture sainte renferme. Or, on ne lit en aucun endroit qu’elle soit la mère de Dieu, mais seulement qu’elle est la mère du Christ, ou la mère de l’enfant, comme on le voit (Matth., chap. 1). On ne doit donc pas dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : Cette objection a été celle de Nestorius. On la résout en disant que, quoique dans l’Ecriture il ne soit pas dit expressément que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, cependant on y trouve d’une manière expresse que Jésus-Christ est vrai Dieu, comme on le voit (1 Jean, chap. 5), et que la bienheureuse Vierge ((Matth., 1, 16) : De laquelle est né Jésus, qui est appelé Christ ; (Luc, 2, 48) : Et sa mère lui dit ; (Jean, 2, 1-5) : La mère de Jésus y était… Sa mère dit aux serviteurs ; (ibid., 19, 25) : Or près de la croix de Jésus étaient debout sa mère…) est la mère de Jésus-Christ (Matth., chap. 1). D’où il suit nécessairement, d’après les paroles de l’Ecriture elle-même, qu’elle est la mère de Dieu.   L’Apôtre dit aussi (Rom., 9, 5) que le Christ, qui est Dieu au-dessus de tout et qui est béni dans tous les siècles, a les Juifs pour pères selon la chair. Mais comme il ne peut venir des Juifs que par l’intermédiaire de la bienheureuse Vierge, il s’ensuit que celui qui est Dieu au-dessus de tout et qui est béni dans les siècles est véritablement né de la bienheureuse Vierge comme de sa mère.

 

Objection N°2. On dit que le Christ est Dieu selon la nature divine. Or, la nature divine n’a pas reçu de la Vierge le commencement de l’être. On ne doit donc pas dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.

Réponse à l’objection N°2 : Cette objection a été encore faite par Nestorius. Mais saint Cyrille la réfute dans une lettre contre cet hérésiarque (quæ hab. in conc. Ephes., part. 1, chap. 11, num. 12), en disant : De même que l’âme de l’homme naît avec son propre corps, et est considérée comme ne faisant qu’un avec lui, et qu’il paraît inutile de dire que celle qui est la mère du corps n’est pas la mère de l’âme ; ainsi nous reconnaissons qu’il s’est passé quelque chose de semblable dans la génération du Christ. Car le Verbe de Dieu est né de la substance de Dieu son Père ; mais parce qu’il a pris un corps, il est nécessaire de confesser qu’il est né de la femme selon la chair. Il faut donc dire que la bienheureuse Vierge est appelée la mère de Dieu, non parce qu’elle est la mère de la divinité, mais parce qu’elle est la mère selon l’humanité d’une personne qui a la divinité et l’humanité tout ensemble.

 

Objection N°3. Le mot Dieu est un nom commun au Père, au Fils et à l’Esprit-Saint. Si donc la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, il semble en résulter qu’elle est la mère du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; ce qui répugne. On ne doit donc pas dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu.

Réponse à l’objection N°3 : Le mot Dieu, quoiqu’il soit commun aux trois personnes, s’emploie cependant, tantôt pour la seule personne du Père, tantôt pour la seule personne du Fils, tantôt pour celle du Saint-Esprit, comme nous l’avons vu (quest. 16, art. 1 et 2). Ainsi quand on dit que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, le nom de Dieu ne s’entend que de la personne du Fils, qui s’est incarnée.

 

Mais c’est le contraire. Dans les anathèmes de saint Cyrille approuvés par le concile d’Ephèse (part. 1, chap. 26, anath. 1), on lit : Si quelqu’un ne confesse que l’Emmanuel est véritablement Dieu, et que pour ce motif la sainte Vierge est la mère de Dieu (car elle a engendré charnellement le Verbe de Dieu fait chair), qu’il soit anathème.

 

Conclusion Puisque dans le Christ l’hypostase de la nature divine et de la nature humaine qu’il a reçue de sa mère est la même, il s’ensuit que la bienheureuse Vierge est appelée véritablement la mère de Dieu, et que c’est une hérésie d’affirmer le contraire.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 16, art. 1), tout nom signifiant in concreto une nature, peut se dire de l’hypostase de cette nature. Or, l’union de l’Incarnation s’étant faite dans l’hypostase, ainsi que nous l’avons vu (quest. 2, art. 2 et 3), il est évident que le mot Dieu peut se dire de l’hypostase qui a la nature humaine et la nature divine. C’est pourquoi tout ce qui convient à la nature divine ou à la nature humaine peut être attribué à cette personne, soit qu’on dise d’elle un nom qui signifie la nature divine, soit qu’on en dise un qui exprime la nature humaine. Ainsi on attribue à la personne ou à l’hypostase la conception et la naissance, selon la nature dans laquelle elle est conçue ou elle naît. Par conséquent puisque dans le principe même de la conception la nature humaine a été prise par la personne divine, ainsi que nous l’avons vu (quest. 33, art. 3), il s’ensuit que l’on peut dire véritablement, que Dieu a été conçu et qu’il est né de la Vierge. Et, comme on dit qu’une femme est mère de quelqu’un parce qu’elle l’a conçu et engendré, il en résulte que la bienheureuse Vierge doit être véritablement appelée la mère de Dieu. Car on ne pourrait nier que la bienheureuse Vierge est mère de Dieu que dans le cas où l’humanité aurait été soumise à la conception et à la naissance, avant que cet homme eût été le Fils de Dieu, comme l’a prétendu Photin ; ou bien dans le cas où l’on dirait avec Nestorius que l’humanité n’aurait pas été prise de manière à ne former qu’une seule personne ou qu’une seule hypostase avec le Verbe de Dieu. Ces deux hypothèses étant erronées, il s’ensuit que c’est une hérésie de nier que la bienheureuse Vierge soit la mère de Dieu.

 

Article 5 : Y a-t-il dans le Christ deux filiations ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il y ait dans le Christ deux filiations. Car la naissance est la cause de la filiation. Or, il y a dans le Christ deux naissances. Il y a donc aussi en lui deux filiations.

Réponse à l’objection N°1 : La naissance temporelle produirait dans le Christ une filiation temporelle réelle, s’il y avait là un sujet capable de cette filiation ; ce qui ne peut pas être. Car un suppôt éternel ne peut recevoir une relation temporelle, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). On ne peut pas dire qu’il est apte à recevoir une filiation temporelle en raison de la nature humaine, comme il est apte à recevoir une naissance temporelle ; parce qu’il faudrait que la nature humaine fût soumise d’une certaine manière à la filiation (Ou en d’autres termes, qu’elle fût le sujet de la filiation, comme elle est celui de la naissance.), comme elle a été soumise d’une certaine façon à la naissance. Car quand on dit qu’un Ethiopien est blanc par rapport à ses dents, il faut que la dent de l’Ethiopien soit le sujet de sa blancheur. Mais la nature humaine ne peut être d’aucune manière le sujet de la filiation : parce que cette relation se rapporte directement à la personne.

 

Objection N°2. La filiation d’après laquelle on dit que l’on est fils de quelqu’un, soit de la mère, soit du père, dépend en quelque façon de cette dernière personne, parce que l’être de la relation consiste à se rapporter d’une certaine manière à une chose ; ce qui fait que l’un des relatifs étant détruit l’autre l’est aussi. Or, la filiation éternelle par laquelle le Christ est Fils de Dieu le Père, ne dépend pas de sa mère, parce que rien de ce qui est éternel ne dépend de ce qui est temporel. Par conséquent le Christ n’est pas le Fils de sa mère par une filiation éternelle. Alors, ou il n’en est le fils d’aucune manière, ce qui est contraire à ce que nous avons dit (art. préc.), ou bien il faut qu’il en soit le fils par une filiation temporelle. Il y a donc dans le Christ deux filiations.

Réponse à l’objection N°2 : La filiation éternelle ne dépend pas de la mère qui est temporelle ; mais avec cette filiation éternelle on conçoit simultanément un rapport temporel qui dépend de la mère, d’après lequel on dit que le Christ est le Fils de la Vierge.

 

Objection N°3. L’un des relatifs entre dans la définition de l’autre ; d’où il est évident que l’un des relatifs tire de l’autre son espèce. Or, une seule et même chose ne peut pas exister dans des espèces diverses. Il paraît donc impossible qu’une seule et même relation ait pour termes des extrêmes absolument différents. Or, on dit que le Christ est le Fils du Père éternel et d’une mère temporelle ; ce qui produit des termes absolument divers. Il semble donc que le Christ ne puisse pas être appelé d’après la même relation le fils du Père et de la mère, et que, par conséquent, il y ait en lui deux filiations.

Réponse à l’objection N°3 : L’unité et l’être se suivent, comme le dit Aristote (Met., liv. 4, text. 3). C’est pourquoi comme il arrive que dans l’un des extrêmes la relation est un être, et que dans l’autre elle n’en est pas un (Ainsi la relation du Fils au Père est réelle, et celle du Fils à la mère est une relation de raison.), mais qu’elle est seulement une chose de raison, comme la science et son objet, ainsi que l’observe le philosophe (Met., liv. 5, text. 20) ; de même il arrive que par rapport à un extrême il n’y a qu’une relation, et que par rapport à l’autre il y en a plusieurs ; comme dans les hommes du côté des parents on trouve deux sortes de relation (Cette relation est double de la part de la raison, parce qu’elle se rapporte au Père ainsi qu’à la mère, et elle est une du côté du Fils.), l’une de paternité et l’autre de maternité, qui sont d’espèce différente, parce que le père est le principe de la génération sous un autre rapport que la mère. Mais s’il y avait plusieurs individus qui fussent sous le même rapport le principe d’une même action (comme quand plusieurs traînent ensemble un navire), il n’y aurait pour tous qu’une seule et même relation. Du côté de l’enfant il n’y a qu’une seule filiation réelle, mais il y en a deux selon la raison, dans le sens qu’elle correspond à la double relation des parents sous deux rapports rationnels. Ainsi dans un sens il n’y a dans le Christ qu’une seule filiation réelle qui se rapporte au Père éternel ; et cependant il y a aussi une relation temporelle qui se rapporte à sa mère.

 

Mais c’est le contraire. Comme le dit saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 3, chap. 13), les choses qui appartiennent à la nature se multiplient dans le Christ, mais il n’en est pas de même de celles qui appartiennent à la personne. Or, la filiation appartient principalement à la personne, car elle est une propriété personnelle, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a pars, quest. 40 ; art. 2 à 4). Il n’y a donc dans le Christ qu’une seule filiation.

 

Conclusion Puisqu’il y a eu dans le Christ deux naissances, il est nécessaire qu’il y ait aussi sous le même rapport deux filiations, l’une éternelle et l’autre temporelle ; mais parce qu’il n’y a qu’un seul sujet de filiation, qui est la personne divine, on doit dire qu’il n’y a dans le Christ qu’une seule filiation.

Il faut répondre qu’à cet égard il y a différentes opinions. Car les uns, considérant la cause de la filiation, qui est la naissance, mettent dans le Christ deux filiations, comme il y a deux naissances. D’autres, regardant le sujet de la filiation, qui est la personne ou l’hypostase du Fils, n’admettent dans le Christ qu’une seule filiation, comme il n’y a qu’une hypostase ou qu’une personne (Saint Thomas concilie ensemble ces deux sentiments.). — Car l’unité de la relation ou sa pluralité ne se considère pas d’après les termes, mais d’après la cause ou le sujet (Il y a trois choses qui concourent à former la relation, le sujet, le terme et la cause. Ainsi en Dieu la relation de paternité a pour cause la naissance du Fils, pour sujet le Père qui engendre, et pour terme le Fils qui est engendré.). Car si on la considérait d’après les termes, il faudrait que chaque homme eût en lui deux libations, l’une par laquelle il se rapporterait à son père, et l’autre par laquelle il se rapporterait à sa mère. Mais quand on considère convenablement cette question, il est évident que c’est par la même relation que chaque individu se rapporte à son père et à sa mère, en raison de l’unité de cause. Car c’est par la même naissance que l’homme naît de son père et de sa mère, et, par conséquent, c’est par la même relation qu’il se rapporte à l’un et à l’autre (Ainsi l’unité ou la pluralité de la relation ne se considère pas d’après le terme.). Il en est de même du maître qui enseigne à beaucoup de disciples la même science, et du seigneur qui gouverne différents individus qui lui sont soumis par la même puissance. Mais s’il y a des causes diverses qui diffèrent d’espèce, il semble que par suite les relations diffèrent d’espèce aussi. Par conséquent rien n’empêche qu’il n’y ait ainsi plusieurs relations différentes (Des relations qui diffèrent sous le rapport de la cause.) dans le même sujet. Par exemple, quand un maître enseigne aux uns la grammaire, aux autres la logique, il n’est pas leur maître sous le même rapport. C’est pourquoi un seul et même homme peut être, sous des rapports différents, le maître de divers disciples, ou des mêmes disciples relativement à des sciences différentes. Mais il arrive quelquefois que l’on a une relation avec plusieurs individus, selon des causes diverses, quoique de la même espèce ; comme quand on est le père de divers enfants d’après différents actes de génération. Alors la paternité ne peut pas différer d’espèce, puisque les actes de la génération sont de la même espèce. Et parce que plusieurs formes de la même espèce ne peuvent pas simultanément exister dans le même sujet, il n’est pas possible qu’il y ait plusieurs paternités dans celui qui est le père de plusieurs enfants par une génération naturelle ; mais il en serait autrement, s’il était père de l’un par la génération naturelle, et père de l’autre par l’adoption. — Or, il est évident que ce n’est pas par une seule et même naissance que le Christ est né du Père de toute éternité, et de sa mère dans le temps ; car cette naissance n’est pas de la même espèce que l’autre. Par conséquent, il faudrait dire que sous ce rapport (Sous le rapport de la cause.) il y a différentes filiations, l’une temporelle et l’autre éternelle. Cependant parce que le sujet de la filiation n’appartient pas à la nature ou n’est pas une partie de la nature, mais qu’il est seulement une personne ou une hypostase, et que dans le Christ il n’y a pas d’autre hypostase ou d’autre personne que l’éternelle, il ne peut y avoir en lui d’autre filiation que celle qui existe dans l’hypostase éternelle (Ainsi la filiation est une sous le rapport du sujet.). Et comme toute relation qui se dit de Dieu dans le temps ne met pas en Dieu qui est éternel, quelque chose de réel, mais n’est qu’une relation de raison, ainsi que nous l’avons vu (1a pars, quest. 13, art. 7), il s’ensuit que la filiation par laquelle le Christ se rapporte à sa mère ne peut pas être une relation réelle, mais seulement une relation de raison. — Ainsi, sous un rapport, il y a quelque chose de vrai dans les deux opinions que nous avons citées. Car si nous considérons les raisons parfaites (C’est-à dire les causes.) de la filiation, il faut dire qu’il y a deux filiations selon la dualité des naissances ; mais si nous considérons le sujet de la filiation qui ne peut être que le suppôt éternel, il ne peut y avoir réellement dans le Christ que la filiation éternelle. On dit cependant qu’il est fils relativement à sa mère d’une relation que l’on conçoit simultanément avec la relation de maternité qui se rapporte au Christ. C’est ainsi que Dieu est appelé Seigneur, par une relation de raison qui se conçoit simultanément avec la relation réelle par laquelle la créature est soumise à Dieu, et quoique la relation de domination ne soit pas réelle en Dieu, néanmoins on le dit réellement seigneur, parce que la créature lui est réellement soumise. De même on dit que le Christ est réellement le fils de la Vierge mère, par suite de la relation réelle qu’à la maternité avec le Christ.

 

Article 6 : Le Christ est-il né sans douleur de sa part de sa mère ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ ne soit pas né sans que sa mère souffrît. Car comme la mort des hommes est résultée du péché de nos premiers parents, d’après ces paroles de l’Ecriture (Gen., 2, 17) : Le jour où vous en mangerez, vous mourrez ; de même aussi les douleurs de l’enfantement, puisqu’il est dit (Gen., 3, 16) : Vous enfanterez dans la douleur. Or, le Christ a voulu mourir. Il semble donc que pour la même raison son enfantement ait dû se faire aussi avec douleur.

Réponse à l’objection N°1 : La douleur de l’enfantement résulte dans la femme de son union charnelle avec l’homme. Aussi après avoir dit (Gen., chap. 3) : Vous enfanterez dans la douleur, l’Ecriture ajoute : Et vous serez sous la puissance de l’homme. Mais, comme l’observe saint Augustin (alius auctor, in serm. de Assumpt. beat. Virg.), la Vierge la mère de Dieu a été exceptée de cette sentence, parce qu’elle a conçu le Christ sans la concupiscence et sans union charnelle, elle a engendré sans douleur et elle a conservé pure et sans tache sa virginité. Quant au Christ, il s’est volontairement soumis à la mort pour satisfaire pour nous, non que cette sentence l’y ait contraint, car il n’était pas le débiteur de la mort.

 

Objection N°2. La fin est proportionnée au commencement. Or, la vie du Christ s’est terminée par la douleur, d’après ces paroles du prophète (Is., 53, 4) : Il a véritablement supporté nos douleurs. Il semble donc que son enfantement ait été aussi douloureux à sa naissance.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le Christ en mourant a détruit notre mort ; de même il nous a délivrés de nos douleurs par les siennes ; et c’est pour cela qu’il a voulu mourir avec douleur. Mais la douleur de la mère qui l’a enfanté n’appartenait pas au Christ, qui était venu satisfaire pour nos péchés. Il n’a donc pas fallu que sa mère l’enfantât avec douleur.

 

Objection N°3. Dans le livre de la naissance du Sauveur (Ce livre a été déclaré apocryphe par le pape Gélase (dist. 15, chap. Sancta).) on rapporte que les sages-femmes se présentèrent à la naissance du Christ ; et elles paraissent être nécessaires à la mère qui enfante avec douleur. Il semble donc que la bienheureuse Vierge ait ainsi enfanté.

Réponse à l’objection N°3 : L’Evangile dit (Luc, chap. 2) que la bienheureuse Vierge a enveloppé de langes l’enfant qu’elle avait mis au monde et l’a placé dans une crèche. Quant à ce que rapporte le livre apocryphe de la naissance du Sauveur, c’est un fait qui est faux. D’où saint Jérôme dit (Cont. Helvid., chap. 4) : Il n’y a eu là ni matrone, ni sage-femme habile ; elle a été mère et sage-femme tout à la fois. Elle a enveloppé de langes l’enfant et l’a mis dans la crèche ; ce qui convainc les livres apocryphes de fausseté.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin (alius auctor, in serm. de Nativitate) dit en s’adressant à la Vierge mère : Vous avez conçu sans porter atteinte à votre pureté et vous avez enfanté sans douleur.

 

Conclusion Puisque la mère du Christ est restée vierge dans son enfantement, non seulement elle n’a éprouvé aucune douleur en mettant son Fils au monde, mais elle a encore été remplie de la plus grande joie, puisqu’elle a vu qu’elle avait enfanté celui qui est Dieu et homme.

Il faut répondre que les douleurs de l’enfantement sont causées par l’enfant qui s’ouvre un passage dans le sein de sa mère. Or, nous avons dit (quest. 28, art. 2), que le Christ est sorti du sein fermé de sa mère et, par conséquent, sans ouvrir de passage. C’est pourquoi dans cet enfantement il n’y a eu ni douleur, ni corruption, mais la bienheureuse Vierge a ressenti la plus grande joie de ce que l’Homme-Dieu est né en ce monde, d’après ces paroles du prophète (Is., 35, 2) : Elle germera de toutes parts comme un lis, et elle sera dans une effusion de joie et de louanges.

 

Article 7 : Le Christ a-t-il dû naître à Bethléem ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas dû naître à Bethléem. Car le prophète dit (Is., 2, 3) : La loi sortira de Sion, et le Verbe du Seigneur sortira de Jérusalem. Or, le Christ est véritablement le Verbe de Dieu. Il a donc dû sortir de Jérusalem pour entrer dans le monde.

Réponse à l’objection N°1 : Comme David est né à Bethléem, de même il a choisi Jérusalem pour y établir le siège de son royaume, et y bâtir le temple de Dieu : et ainsi il a choisi Jérusalem pour être tout à la fois la cité royale et la cité sacerdotale. Le sacerdoce du Christ et sa royauté ayant été principalement consommés dans sa passion, il a choisi avec raison Bethléem pour le lieu de sa naissance et Jérusalem pour celui de sa passion. Il a aussi par là confondu la gloire des hommes qui se glorifient de ce qu’ils tirent leur origine des grandes villes où ils veulent principalement être honorés ; tandis que le Christ a voulu au contraire naître dans une ville obscure et souffrir le supplice ignominieux de la croix dans une ville célèbre.

 

Objection N°2. On dit qu’il a été écrit du Christ (Matth., chap. 2) qu’il sera appelé Nazaréen, ce que l’on attribue à ces paroles du prophète (Is., 11, 4) : La fleur sort de sa racine ; car le mot de Nazareth signifie fleur. Or, on tire principalement son nom du lieu de sa naissance. Il semble donc qu’il ait dû naître à Nazareth, où il a été conçu et nourri.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ a voulu fleurir par l’éclat de ses vertus et non selon son origine charnelle. C’est pourquoi il a voulu être élevé et nourri à Nazareth, mais il a voulu naître à Bethléem, comme en un lieu étranger ; parce que, comme le dit saint Grégoire (loc. sup. cit.) : par l’humanité qu’il avait prise il naissait pour ainsi dire dans un sujet qui lui était étranger non relativement à sa puissance, mais relativement à sa nature. Et, comme le dit aussi Bède (cap. 5 in Luc.), il est né dans une étable pour nous préparer beaucoup de demeures dans la maison de son Père.

 

Objection N°3. Le Seigneur est né en ce monde pour annoncer la vraie foi, d’après ces paroles (Jean, 18, 37) : C’est pour cela que je suis né et que je suis venu en ce monde, pour rendre témoignage à la vérité. Or, il aurait pu plus facilement atteindre son but, s’il était né dans la ville de Rome qui avait alors l’empire du monde. D’où saint Paul écrivant aux Romains dit (Rom., 1, 8) : Votre foi est annoncée dans le monde entier. Il semble donc qu’il n’ait pas dû naître à Bethléem.

Réponse à l’objection N°3 : Comme on le voit (in quodam serm. Ephes. Conc. qui est Theodori Ancyr. et hab. in eo Conc., part. 3, chap. 9), s’il eût choisi Rome pour sa cité, on croirait qu’il a changé le monde à cause de la puissance de ses concitoyens ; s’il eût été le fils d’un empereur, on penserait que le pouvoir l’a servi (Les orateurs chrétiens ont souvent tiré te plus beau parti de cette considération. C’est d’ailleurs de là que les apologistes de la religion ont fait sortir une des plus belles preuves de la divinité du christianisme.). Mais pour qu’on sût que sa divinité avait transformé l’univers, il a choisi une mère pauvre et une patrie plus pauvre encore. Et comme Dieu a choisi ce qui est faible selon le monde pour confondre ce qu’il y a de fort, selon l’expression de saint Paul (1 Cor., 1, 27), il s’ensuit que pour mieux montrer sa puissance, il a placé dans Rome même, qui était à la tête du monde, le chef de son Eglise en signe de sa victoire parfaite et pour que la foi découlât de là sur le monde entier, d’après ces paroles du prophète (Is., 26, 5) : Il humiliera la ville superbe… elle sera foulée aux pieds du pauvre, c’est-à-dire du Christ, et aux pieds de ceux qui n’ont rien, c’est-à-dire des apôtres Pierre et Paul.

 

Mais c’est le contraire. Le prophète dit (Mich., 5, 2) : Et toi Bethléem Ephrata, la plus petite des villes de Juda ; c’est de toi que sortira mon Fils pour être le dominateur dans Israël.

 

Conclusion Puisque le Christ est le pain vivant et qu’il est né de la race de David selon la chair, il a voulu avec raison naître à Bethléem, que l’on appelle la maison du pain et où David est né.

Il faut répondre que le Christ a voulu naître à Bethléem pour deux raisons : 4° Parce qu’il est né de la race de David selon la chair, comme le dit Saint Paul (Rom., 1, 3) : et que ce prince avait reçu au sujet du Christ une promesse toute spéciale, d’après ces paroles de l’Ecriture (2 Rois, 23, 4) : Cet homme a été établi pour être l’oint ou le Christ du Dieu de Jacob. C’est pourquoi il a voulu naître à Bethléem où David est né, afin que d’après le lieu même de sa naissance il montrât que les promesses qui avaient été faites s’étaient accomplies. C’est ce que désigne l’Evangile en disant (Luc, chap. 2) : Qu’il était de la maison et de la famille de David. 2° Parce que, comme le dit saint Grégoire (Hom. 8 in Evang.), Bethléem est appelée la maison du pain, et le Christ dit de lui-même : Je suis le pain vivant descendu du ciel.

 

Article 8 : Le Christ est-il né dans un temps convenable ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ ne soit pas né dans un temps convenable. Car il était venu pour rappeler les siens à la liberté. Or, il est né dans le temps de la servitude, alors qu’Auguste faisait faire le recensement du monde entier qui lui était tributaire, comme on le voit (Luc, chap. 2). Il semble donc que le Christ ne soit pas né dans le temps convenable.

Réponse à l’objection N°1 : Le Christ était venu pour nous faire passer de l’état de la servitude à l’état de la liberté. C’est pourquoi comme il a pris notre mortalité pour nous ramener à la vie ; de même, selon la pensée de Bède (chap. 5 in Luc.), il a daigné s’incarner dans le temps où César ordonnait le recensement de son empire (Son origine, dit Bossuet, fut attestée par les registres publics : l’empire romain rendit témoignage à la royale descendance de Jésus-Christ, et César, qui n’y pensait pas, exécuta l’ordre de Dieu.) pour se soumettre à la servitude dans l’intérêt de notre délivrance. Ce fut aussi dans ce temps où le monde entier n’avait qu’un seul chef, que la plus grande paix régna dans le monde. C’est pourquoi il convenait au Christ, qui est notre paix et qui des deux peuples n’en a fait qu’un (Eph., 2, 14), de naître à cette époque. D’où saint Jérôme dit (Sup. Is., chap. 2) : Si nous ouvrons l’histoire ancienne, nous trouverons que jusqu’à la 28e année du règne d’Auguste il y a eu des guerres dans le monde entier ; mais à l’avènement du Seigneur, toutes les guerres cessèrent, selon ce passage d’Isaïe (2, 4) : La nation ne portera plus le glaive contre la nation. Il était aussi convenable que ce fût dans le temps où il n’y avait qu’un seul chef qui commandât au monde, que naquît le Christ qui était venu rassembler tous les siens dans une seule et même société (Cette unité matérielle du monde a été considérée par Salvien, saint Augustin, Paul Orose, comme ayant été très avantageuse à la propagation de l’Evangile dans le monde. C’est l’idée générale du discours de Bossuet sur l’Histoire universelle.), de manière qu’il n’y eût qu’un bercail et qu’un pasteur, comme il le dit (Jean, 10, 16).

 

Objection N°2. Les promesses de l’avènement du Christ n’avaient pas été faites aux gentils, d’après l’Apôtre qui dit (Rom., 9, 4) : que les Juifs ont eu les promesses. Or, le Christ est né dans le temps où un roi étranger dominait, comme on le voit (Matth., chap. 2) : Jésus étant né sous le règne du roi Hérode. Il semble donc qu’il ne soit pas né dans le temps convenable.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ a voulu naître sous un roi étranger pour accomplir la prophétie de Jacob qui dit (Gen., 49, 10) : Le sceptre ne se retirera point de Juda, ni le législateur de sa postérité, jusqu’à la venue de celui qui doit être envoyé. Car saint Chrysostome dit (alius auctor, Sup. Matth., hom. 2 in op. imperf.) : Tant que la nation juive a vécu sous des rois de Juda, quoiqu’ils fussent pécheurs, Dieu envoyait des prophètes pour la guérir ; mais une fois que la loi divine fut tombée sous la puissance d’un roi inique, le Christ naquit, parce qu’il fallait à une infirmité aussi profonde et aussi désespérée un médecin plus habile.

 

Objection N°3. Le temps de la présence du Christ ici-bas est comparé au jour, parce qu’il est la lumière du monde. D’où il dit (Jean, 9, 4) : Il faut que je fasse les œuvres de celui qui m’a envoyé pendant qu’il est jour. Or, dans l’été il y a des jours plus longs que dans l’hiver. Il semble donc qu’il n’ait pas été convenable qu’il naisse au fort de l’hiver, c’est-à-dire le 8 des calendes de janvier.

Réponse à l’objection N°3 : Comme on le dit (Lib. de quæst. Vet. et Nov. Test, quest. 53), le Christ voulut naître au moment où la lumière du jour commence à recevoir son accroissement ; afin de montrer qu’il était venu pour faire croître parmi les hommes la lumière divine, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc, 1, 79) : Il est venu éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. De même il a choisi l’aspérité de l’hiver pour sa naissance, pour souffrir pour nous dès ce moment l’affliction de la chair.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Gal., 4, 4) : Quand la plénitude des temps a été accomplie, Dieu a envoyé son Fils formé d’une femme et assujetti à la loi.

 

Conclusion Le Christ étant né selon la disposition de la sagesse divine, on dit qu’il est né dans le temps le plus convenable.

Il faut répondre qu’il y a cette différence entre le Christ et les autres hommes, c’est que les autres hommes naissent soumis à la nécessité du temps ; au lieu que le Christ, étant le maître et le créateur de tous les temps, a choisi le moment où il naîtrait, comme il a choisi sa mère et le lieu de sa naissance. Et parce que ce qui a été ordonné par Dieu (Rom., 13, 1) a été convenablement disposé, il s’ensuit que le Christ est né dans le temps le plus convenable.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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