Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
35 : De la naissance du Christ
Après avoir parlé de
la conception du Christ, nous devons nous occuper de sa naissance. — Nous
traiterons : 1° de sa naissance elle-même ; 2° de sa manifestation. — Sur sa
naissance huit questions se présentent : 1° La naissance appartient-elle à la
nature ou à la personne ? (C’est de la personne, et non de la nature, qu’il est
dit dans le symbole : Qui (a été conçu
et) est né de la Vierge Marie, et dans l’Ecriture (Matth., 2, 1-2) : Jésus donc étant né en Bethléem de Juda, aux
jours du roi Hérode, voilà que des mages vinrent d’Orient à Jérusalem,
disant : Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? ; (Luc,
2, 11) : Car il vous est né aujourd’hui un Sauveur ; (Jean, 16, 21) : Un homme est
venu au monde.) — 2° Doit-on
attribuer au Christ une autre naissance que sa naissance éternelle ? (Il est de
foi contre les ariens et les procliens que le Christ
a eu deux naissances, l’une éternelle et l’autre temporelle ; c’est ce qui se
trouve exprimé dans tous les symboles, et expressément défini par tous les
conciles généraux (Voir conc. 5 Const. et conc. Lat., sub Mart.
Ie).) — 3° La bienheureuse Vierge a-t-elle
été sa mère d’après la naissance temporelle ? (Cet article est une réfutation
de l’erreur de Valentin, qui voulait que le Christ eût apporté son corps du
ciel ; d’Apelle, qui prétendait que sa chair avait été formée des éléments ;
d’Apollinaire, qui supposait que sa chair avait existé avant les siècles, et
des memnonites, qui croyaient qu’elle était de la
substance de Dieu le Père.) — 4° Doit-on l’appeler mère de Dieu ? (Cet article
est contre Nestorius, Ibas d’Edesse, Théodote et tous
les autres hérétiques qui ont prétendu qu’on ne devait pas dire que la sainte
Vierge était la mère de Dieu. Cette erreur a été condamnée au premier concile
d’Ephèse, au cinquième concile œcuménique, tenu à Constantinople, au concile de
Latran, et l’Eglise proclame ce dogme dans ses prières publiques, et entre
autres dans la Salutation angélique : Sancta
Maria, Mater Dei, ora pro nobis.) — 5° Le Christ est-il le Fils de Dieu le
Père et de la vierge Marie d’après ses deux filiations ? (Cet article a pour
objet d’expliquer comment, malgré les deux naissances du Christ, le Fils de
Dieu et le Fils de l’homme est un, d’après ces paroles du symbole de saint
Athanase : Deus est ex substantiâ Patris ante sæcula genitus, homo est ex substantia matris
in sæculo natus, qui licet Deus sit et homo, non duo
tamen, sed unus est Christus.) —
6° Du mode de la naissance du Christ. (Cet article est la conséquence de la
virginité de la mère de Dieu, et d’ailleurs ce point de doctrine est exprimé
dans les canons du sixième concile œcuménique, tenu à Constantinople, où il est
dit (can. 79) : Absque ullo dolore Virginis
partum esse confitemur.)
— 7° De son lieu. (Voyez sur cet article les magnifiques élévations de Bossuet
où il exprime à sa manière les idées que saint Thomas expose ici (16e
semaine, élévations 5 et 6).) — 8° De son temps.
Article 1 : La
naissance doit-elle être attribuée à la nature ou à la personne ?
Objection
N°1. Il semble que la naissance convienne à la
nature plutôt qu’à la personne. Car saint Augustin dit (Fulgentius,
Lib. de fide ad Petrum,
chap. 2) : La nature éternelle et divine ne pouvait être conçue et naître de la
nature humaine que selon la vérité de cette dernière nature. Si donc il
convient à la nature divine d’être conçue et de naître en raison de la nature
humaine, à plus forte raison cette même chose convient-elle à la nature
humaine.
Réponse à l’objection N°1 :
A cause de l’identité qu’il y a en Dieu entre la nature et l’hypostase, la
nature se prend quelquefois pour la personne ou l’hypostase. C’est ainsi que
saint Augustin dit que la nature divine a été conçue, qu’elle est née, parce
que la personne du Fils a été conçue et qu’elle est née selon la nature
humaine.
Objection N°2.
D’après Aristote (Met., liv. 5, text. 5), le mot de nature
vient du mot naître. Or, les
dénominations reposent sur une convenance de similitude. Il semble donc que la
naissance appartienne plus à la nature qu’à la personne.
Réponse à l’objection N°2 : Aucun mouvement ou changement ne tire son nom du sujet qui est mû,
mais du terme du mouvement auquel il emprunte son espèce. C’est pourquoi la
naissance ne se dénomme pas d’après la personne qui naît, mais d’après la
nature qu’elle a pour terme.
Réponse à l’objection N°3 : La nature, à proprement parler, ne commence pas à
exister, mais c’est plutôt la personne qui commence à exister dans une nature
quelconque ; parce que, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.),
la nature signifie une chose par laquelle une autre existe, au lieu que la
personne indique une chose dont l’être est subsistant.
Mais c’est le
contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid.,
liv. 3, chap. 2 à 4) : La naissance appartient à l’hypostase et non à la
nature.
Conclusion
La naissance est attribuée à la personne divine comme au sujet qui naît, et à
la nature comme à son terme.
Article 2 :
Doit-on attribuer au Christ une naissance temporelle ?
Objection N°1. Il
semble qu’on ne doive pas attribuer au Christ une naissance temporelle. Car
naître est en quelque sorte le mouvement d’une chose qui n’existe pas avant de
naître, et qui doit au bienfait de la naissance d’exister. Or, le Christ a
existé de toute éternité. Il n’a donc pas pu naître temporellement.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette objection a été faite par un hérétique appelé
Félicien, que saint Augustin réfute ainsi (Lib.
cont. Felic., chap. 12) : Feignons, dit-il, comme
un grand nombre le veulent, qu’il y ait dans le monde une âme générale qui
vivifie ainsi toutes les semences par un mouvement ineffable ; de manière que
sans être identifiée avec les choses qui sont produites, elle fournisse la vie
à celles qui doivent naître. Quand elle est parvenue dans le sein de la femme,
pour préparer la matière conformément à ses fins, elle fait que ce qui n’a pas
la même substance qu’elle ne forme plus qu’une personne avec elle, et par
l’activité de l’âme et la passivité de la matière, il arrive que les deux
substances ne font qu’un seul homme. C’est ainsi que nous disons que l’âme naît
de la femme, quoique pour ce qui la regarde elle n’ait pas été absolument inexistante avant de naître. Ainsi donc, et d’une manière
beaucoup plus sublime, le Fils de Dieu est né comme homme de sa mère, de la
même façon qu’on dit que l’âme naît avec le corps, non parce qu’ils ont l’un et
l’autre la même substance, mais parce que de l’un et de l’autre il ne se fait
qu’une seule personne. Nous ne disons cependant pas que le Fils de Dieu a
commencé avec sa chair, dans la crainte qu’on ne croie que sa divinité est
temporelle ; et nous ne disons pas que la chair du Fils de Dieu est éternelle,
de peur que l’on ne suppose qu’il n’a pas pris véritablement un corps humain,
mais qu’il n’en a pris qu’une image (Ce passage est de Vigile de Tapse. On a
cru longtemps que cet ouvrage était de saint Augustin, mais Chifflet
a démontré, de la manière la plus victorieuse, que cet ouvrage était de Vigile
de Tapse, qui aimait d’ailleurs à placer ses propres écrits sous le nom des
plus grands docteurs, pour leur donner plus d’autorité.)
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement a été celui de Nestorius, que saint Cyrille réfute
dans une lettre (quæ hab. in conc. Ephes.,
part. 1, chap. 8), en disant : Nous ne prétendons pas que le Fils de Dieu ait
eu besoin nécessairement à cause de lui d’une seconde naissance, après celle
qu’il tient de son Père. Car il faut être insensé et ignorant pour dire que
celui qui existe avant tous les siècles, et qui est coéternel avec le Père, ait
besoin de commencer pour exister une seconde fois. Mais il s’est uni
hypostatiquement à cause de nous, et pour notre salut, à la nature humaine qui
a procédé de la femme, et c’est pour cela qu’on dit qu’il est né charnellement.
Réponse à l’objection N°3 : La naissance appartient à la personne comme à son sujet et à la
nature comme à son terme. Or, il est possible qu’il y ait plusieurs changements
dans un même sujet ; mais il est nécessaire qu’ils varient selon leurs termes.
Toutefois nous ne disons pas cela comme si la naissance éternelle était un
changement ou un mouvement ; nous le disons parce qu’elle est désignée de cette
manière.
Réponse à l’objection N°4 : On peut dire que le Christ est né deux fois par
rapport à ses deux naissances. Car, comme on dit que celui qui court en deux
temps court deux fois, de même on peut dire qu’il naît deux fois celui qui naît
une fois dans l’éternité et une fois dans le temps ; parce que l’éternité et le
temps diffèrent beaucoup plus que deux temps, quoique l’un et l’autre désignent
une mesure de la durée.
Mais c’est le
contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid.,
liv. 3, chap. 7) : Nous confessons qu’il y a dans le Christ deux naissances,
l’une éternelle par laquelle il procède du Père, et l’autre par laquelle il est
venu dans ces derniers temps à cause de nous.
Conclusion
Puisqu’il y a dans le Christ deux natures, il est nécessaire de lui attribuer
deux naissances, l’une éternelle par laquelle il procède éternellement de son
Père, et l’autre temporelle par laquelle il est né de sa mère dans le temps.
Il faut répondre que,
comme nous l’avons dit (art. préc.), la nature est à la
naissance ce que le terme est au mouvement ou au changement. Or, le mouvement
change selon la diversité des termes, comme on le voit par Aristote (Phys., liv. 5, text.
41). Et comme dans le Christ il y a deux natures, la nature divine et la nature
humaine, et qu’il a reçu l’une de son Père de toute éternité, et l’autre de sa
mère temporellement ; il s’ensuit qu’il est nécessaire d’attribuer au Christ
deux naissances, l’une par laquelle il est né éternellement de son Père,
l’autre par laquelle il est né temporellement de sa mère.
Objection N°1. Il
semble qu’on ne puisse pas dire d’après la naissance temporelle du Christ que
la bienheureuse Vierge est sa mère. Car, comme nous l’avons dit (quest. 32,
art. 4), la bienheureuse vierge Marie n’a rien opéré activement dans la
génération du Christ, mais elle a seulement fourni la matière. Or cela ne
suffit pas pour être mère ; autrement on dirait que le bois est la mère d’un
lit ou d’un escabeau. Il semble donc qu’on ne puisse appeler la bienheureuse
Vierge la mère du Christ.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (quest. 32, art. 3), la
paternité ou la maternité et la filiation ne conviennent pas à toute
génération, mais seulement à la génération des êtres vivants. C’est pourquoi
s’il y a des choses inanimées qui soient faites d’une matière quelconque, il ne
s’ensuit pas pour cela qu’il y ait en eux un rapport de maternité et de
filiation. Ce rapport n’existe que dans la génération des êtres vivants qui
reçoit à proprement parler le nom de naissance.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 3, cap.
7), la naissance temporelle par laquelle le Christ est né pour notre salut est
d’une certaine manière conforme à nous, puisqu’il est né comme homme d’une
femme et dans le temps voulu pour la conception ; mais elle est au-dessus de
nous, parce qu’il est né de l’Esprit-Saint et d’une vierge sainte, en s’élevant
au-dessus des lois ordinaires de la nature. Ainsi donc du côté de la mère cette
naissance a été naturelle ; mais par rapport à l’opération de l’Esprit-Saint
elle a été miraculeuse. Par conséquent la bienheureuse Vierge est la mère
véritable et naturelle du Christ.
Objection
N°3. La maternité semble
impliquer une séparation partielle de semence. Mais, comme le dit saint Jean
Damascène (Orth. Fid., liv. 3, chap. 2 et 7), le corps du Christ n’a pas été
formé par un processus séminal mais par l’opération de l’Esprit-Saint. Il
semble donc qu’on ne devrait pas appeler la bienheureuse Vierge la mère du
Christ.
Mais c’est le
contraire. On lit dans l’Evangile (Matthieu,
1, 17) : Telle fut la génération du Christ : Marie, sa mère, ayant épousé Joseph.
Conclusion Puisque le corps du
Christ a été pris dans le sein de la Vierge et qu’il a été formé de son sang le
plus pur, on dit avec raison que la bienheureuse Vierge est sa mère.
Article 4 : Doit-on
dire que la bienheureuse Vierge est la mère de Dieu ?
Objection N°1. Il
semble que la bienheureuse Vierge ne doive pas être dite la mère de Dieu. Car
on ne doit dire au sujet des mystères divins que ce que l’Ecriture sainte
renferme. Or, on ne lit en aucun endroit qu’elle soit la mère de Dieu, mais
seulement qu’elle est la mère du Christ, ou la mère de l’enfant, comme on le
voit (Matth., chap. 1). On ne doit donc pas dire que la bienheureuse
Vierge est la mère de Dieu.
Réponse à l’objection N°1 : Cette objection a été celle de Nestorius. On la résout en
disant que, quoique dans l’Ecriture il ne soit pas dit expressément que la
bienheureuse Vierge est la mère de Dieu, cependant on y trouve d’une manière
expresse que Jésus-Christ est vrai Dieu, comme on le voit (1 Jean, chap.
5), et que la bienheureuse Vierge ((Matth., 1, 16) : De
laquelle est né Jésus, qui est appelé Christ ; (Luc, 2, 48) : Et sa mère lui dit ; (Jean, 2, 1-5) : La mère de
Jésus y était… Sa mère dit aux serviteurs ; (ibid., 19, 25) : Or près de la croix de
Jésus étaient debout sa mère…) est la mère de Jésus-Christ (Matth., chap. 1). D’où il suit nécessairement, d’après les
paroles de l’Ecriture elle-même, qu’elle est la mère de Dieu. L’Apôtre dit aussi (Rom., 9, 5) que le Christ, qui est Dieu au-dessus de tout et qui est béni dans tous les
siècles, a les Juifs pour pères selon la chair. Mais comme il ne peut venir
des Juifs que par l’intermédiaire de la bienheureuse Vierge, il s’ensuit que
celui qui est Dieu au-dessus de tout et qui est béni dans les siècles est
véritablement né de la bienheureuse Vierge comme de sa mère.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette objection a été encore faite par
Nestorius. Mais saint Cyrille la réfute dans une lettre contre cet hérésiarque
(quæ hab. in conc. Ephes.,
part. 1, chap. 11, num. 12), en disant : De
même que l’âme de l’homme naît avec son propre corps, et est considérée comme
ne faisant qu’un avec lui, et qu’il paraît inutile de dire que celle qui est la
mère du corps n’est pas la mère de l’âme ; ainsi nous reconnaissons qu’il s’est
passé quelque chose de semblable dans la génération du Christ. Car le Verbe de
Dieu est né de la substance de Dieu son Père ; mais parce qu’il a pris un
corps, il est nécessaire de confesser qu’il est né de la femme selon la chair.
Il faut donc dire que la bienheureuse Vierge est appelée la mère de Dieu, non
parce qu’elle est la mère de la divinité, mais parce qu’elle est la mère selon
l’humanité d’une personne qui a la divinité et l’humanité tout ensemble.
Mais c’est le
contraire. Dans les anathèmes de saint Cyrille approuvés par le concile
d’Ephèse (part. 1, chap. 26, anath. 1), on lit : Si quelqu’un
ne confesse que l’Emmanuel est véritablement Dieu, et que pour ce motif la sainte
Vierge est la mère de Dieu (car elle a engendré charnellement le Verbe de Dieu
fait chair), qu’il soit anathème.
Conclusion
Puisque dans le Christ l’hypostase de la nature divine et de la nature humaine
qu’il a reçue de sa mère est la même, il s’ensuit que la bienheureuse Vierge
est appelée véritablement la mère de Dieu, et que c’est une hérésie d’affirmer
le contraire.
Il faut répondre que,
comme nous l’avons dit (quest. 16, art. 1), tout nom signifiant in concreto une nature, peut se dire de l’hypostase de
cette nature. Or, l’union de l’Incarnation s’étant faite dans l’hypostase,
ainsi que nous l’avons vu (quest. 2, art. 2 et 3), il est évident que le mot Dieu peut se dire de l’hypostase qui a
la nature humaine et la nature divine. C’est pourquoi tout ce qui convient à la
nature divine ou à la nature humaine peut être attribué à cette personne, soit
qu’on dise d’elle un nom qui signifie la nature divine, soit qu’on en dise un
qui exprime la nature humaine. Ainsi on attribue à la personne ou à l’hypostase
la conception et la naissance, selon la nature dans laquelle elle est conçue ou
elle naît. Par conséquent puisque dans le principe même de la conception la
nature humaine a été prise par la personne divine, ainsi que nous l’avons vu
(quest. 33, art. 3), il s’ensuit que l’on peut dire véritablement, que Dieu a
été conçu et qu’il est né de la Vierge. Et, comme on dit qu’une femme est mère
de quelqu’un parce qu’elle l’a conçu et engendré, il en résulte que la
bienheureuse Vierge doit être véritablement appelée la mère de Dieu. Car on ne
pourrait nier que la bienheureuse Vierge est mère de Dieu que dans le cas où
l’humanité aurait été soumise à la conception et à la naissance, avant que cet
homme eût été le Fils de Dieu, comme l’a prétendu Photin ; ou bien dans le cas
où l’on dirait avec Nestorius que l’humanité n’aurait pas été prise de manière
à ne former qu’une seule personne ou qu’une seule hypostase avec le Verbe de
Dieu. Ces deux hypothèses étant erronées, il s’ensuit que c’est une hérésie de
nier que la bienheureuse Vierge soit la mère de Dieu.
Article 5 : Y
a-t-il dans le Christ deux filiations ?
Objection N°1. Il
semble qu’il y ait dans le Christ deux filiations. Car la naissance est la
cause de la filiation. Or, il y a dans le Christ deux naissances. Il y a donc
aussi en lui deux filiations.
Réponse
à l’objection N°1 : La naissance temporelle produirait dans le Christ une
filiation temporelle réelle, s’il y avait là un sujet capable de cette
filiation ; ce qui ne peut pas être. Car un suppôt éternel ne peut recevoir une
relation temporelle, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.). On ne peut pas dire qu’il est apte à recevoir
une filiation temporelle en raison de la nature humaine, comme il est apte à
recevoir une naissance temporelle ; parce qu’il faudrait que la nature
humaine fût soumise d’une certaine manière à la filiation (Ou en d’autres
termes, qu’elle fût le sujet de la filiation, comme elle est celui de la
naissance.), comme elle a été soumise d’une certaine façon à la naissance. Car
quand on dit qu’un Ethiopien est blanc par rapport à ses dents, il faut que la
dent de l’Ethiopien soit le sujet de sa blancheur. Mais la nature humaine ne
peut être d’aucune manière le sujet de la filiation : parce que cette relation
se rapporte directement à la personne.
Objection
N°2. La filiation d’après
laquelle on dit que l’on est fils de quelqu’un, soit de la mère, soit du père,
dépend en quelque façon de cette dernière personne, parce que l’être de la
relation consiste à se rapporter d’une certaine manière à une chose ; ce qui
fait que l’un des relatifs étant détruit l’autre l’est aussi. Or, la filiation
éternelle par laquelle le Christ est Fils de Dieu le Père, ne dépend pas de sa
mère, parce que rien de ce qui est éternel ne dépend de ce qui est temporel.
Par conséquent le Christ n’est pas le Fils de sa mère par une filiation
éternelle. Alors, ou il n’en est le fils d’aucune manière, ce qui est contraire
à ce que nous avons dit (art. préc.), ou bien il faut qu’il en
soit le fils par une filiation temporelle. Il y a donc dans le Christ deux
filiations.
Réponse à l’objection N°2 : La filiation éternelle ne dépend pas de la mère qui est
temporelle ; mais avec cette filiation éternelle on conçoit simultanément un
rapport temporel qui dépend de la mère, d’après lequel on dit que le Christ est
le Fils de la Vierge.
Réponse à l’objection N°3 : L’unité et l’être se suivent, comme le dit Aristote
(Met., liv. 4, text. 3). C’est pourquoi comme
il arrive que dans l’un des extrêmes la relation est un être, et que dans
l’autre elle n’en est pas un (Ainsi la relation du Fils au Père est réelle, et
celle du Fils à la mère est une relation de raison.), mais qu’elle est
seulement une chose de raison, comme la science et son objet, ainsi que
l’observe le philosophe (Met., liv.
5, text. 20) ; de même il arrive que par rapport à un
extrême il n’y a qu’une relation, et que par rapport à l’autre il y en a
plusieurs ; comme dans les hommes du côté des parents on trouve deux sortes de
relation (Cette relation est double de la part de la raison, parce qu’elle se
rapporte au Père ainsi qu’à la mère, et elle est une du côté du Fils.), l’une
de paternité et l’autre de maternité, qui sont d’espèce différente, parce que
le père est le principe de la génération sous un autre rapport que la mère.
Mais s’il y avait plusieurs individus qui fussent sous le même rapport le
principe d’une même action (comme quand plusieurs traînent ensemble un navire),
il n’y aurait pour tous qu’une seule et même relation. Du côté de l’enfant il
n’y a qu’une seule filiation réelle, mais il y en a deux selon la raison, dans
le sens qu’elle correspond à la double relation des parents sous deux rapports
rationnels. Ainsi dans un sens il n’y a dans le Christ qu’une seule filiation
réelle qui se rapporte au Père éternel ; et cependant il y a aussi une relation
temporelle qui se rapporte à sa mère.
Mais c’est le
contraire. Comme le dit saint Jean Damascène (Orth. fid.,
liv. 3, chap. 13), les choses qui appartiennent à la nature se multiplient dans
le Christ, mais il n’en est pas de même de celles qui appartiennent à la
personne. Or, la filiation appartient principalement à la personne, car elle
est une propriété personnelle, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a
pars, quest. 40 ; art. 2 à 4). Il n’y a donc dans le Christ qu’une seule
filiation.
Conclusion
Puisqu’il y a eu dans le Christ deux naissances, il est nécessaire qu’il y ait
aussi sous le même rapport deux filiations, l’une éternelle et l’autre
temporelle ; mais parce qu’il n’y a qu’un seul sujet de filiation, qui est la
personne divine, on doit dire qu’il n’y a dans le Christ qu’une seule
filiation.
Il faut répondre qu’à
cet égard il y a différentes opinions. Car les uns, considérant la cause de la
filiation, qui est la naissance, mettent dans le Christ deux filiations, comme
il y a deux naissances. D’autres, regardant le sujet de la filiation, qui est
la personne ou l’hypostase du Fils, n’admettent dans le Christ qu’une seule
filiation, comme il n’y a qu’une hypostase ou qu’une personne (Saint Thomas
concilie ensemble ces deux sentiments.). — Car l’unité de la relation ou sa
pluralité ne se considère pas d’après les termes, mais d’après la cause ou le
sujet (Il y a trois choses qui concourent à former la relation, le sujet, le
terme et la cause. Ainsi en Dieu la relation de paternité a pour cause la
naissance du Fils, pour sujet le Père qui engendre, et pour terme le Fils qui
est engendré.). Car si on la considérait d’après les termes, il faudrait que
chaque homme eût en lui deux libations, l’une par laquelle il se rapporterait à
son père, et l’autre par laquelle il se rapporterait à sa mère. Mais quand on
considère convenablement cette question, il est évident que c’est par la même
relation que chaque individu se rapporte à son père et à sa mère, en raison de
l’unité de cause. Car c’est par la même naissance que l’homme naît de son père
et de sa mère, et, par conséquent, c’est par la même relation qu’il se rapporte
à l’un et à l’autre (Ainsi l’unité ou la pluralité de la relation ne se
considère pas d’après le terme.). Il en est de même du maître qui enseigne à
beaucoup de disciples la même science, et du seigneur qui gouverne différents
individus qui lui sont soumis par la même puissance. Mais s’il y a des causes
diverses qui diffèrent d’espèce, il semble que par suite les relations
diffèrent d’espèce aussi. Par conséquent rien n’empêche qu’il n’y ait ainsi
plusieurs relations différentes (Des relations qui diffèrent sous le rapport de
la cause.) dans le même sujet. Par exemple, quand un maître enseigne aux uns la
grammaire, aux autres la logique, il n’est pas leur maître
sous le même rapport. C’est pourquoi un seul et même homme peut être, sous des
rapports différents, le maître de divers disciples, ou des mêmes disciples
relativement à des sciences différentes. Mais il arrive quelquefois que l’on a une relation avec plusieurs individus, selon des causes
diverses, quoique de la même espèce ; comme quand on est le père de divers
enfants d’après différents actes de génération. Alors la paternité ne peut pas
différer d’espèce, puisque les actes de la génération sont de la même espèce.
Et parce que plusieurs formes de la même espèce ne peuvent pas simultanément
exister dans le même sujet, il n’est pas possible qu’il y ait plusieurs
paternités dans celui qui est le père de plusieurs enfants par une génération
naturelle ; mais il en serait autrement, s’il était père de l’un par la
génération naturelle, et père de l’autre par l’adoption. — Or, il est évident
que ce n’est pas par une seule et même naissance que le Christ est né du Père
de toute éternité, et de sa mère dans le temps ; car cette naissance n’est pas
de la même espèce que l’autre. Par conséquent, il faudrait dire que sous ce
rapport (Sous le rapport de la cause.) il y a différentes filiations, l’une
temporelle et l’autre éternelle. Cependant parce que le sujet de la filiation
n’appartient pas à la nature ou n’est pas une partie de la nature, mais qu’il
est seulement une personne ou une hypostase, et que dans le Christ il n’y a pas
d’autre hypostase ou d’autre personne que l’éternelle, il ne peut y avoir en
lui d’autre filiation que celle qui existe dans l’hypostase éternelle (Ainsi la
filiation est une sous le rapport du sujet.). Et comme toute relation qui se
dit de Dieu dans le temps ne met pas en Dieu qui est éternel, quelque chose de
réel, mais n’est qu’une relation de raison, ainsi que nous l’avons vu (1a
pars, quest. 13, art. 7), il s’ensuit que la filiation par laquelle le Christ
se rapporte à sa mère ne peut pas être une relation réelle, mais seulement une
relation de raison. — Ainsi, sous un rapport, il y a quelque chose de vrai dans
les deux opinions que nous avons citées. Car si nous considérons les raisons
parfaites (C’est-à dire les causes.) de la filiation, il faut dire qu’il y a
deux filiations selon la dualité des naissances ; mais si nous considérons le sujet
de la filiation qui ne peut être que le suppôt éternel, il ne peut y avoir
réellement dans le Christ que la filiation éternelle. On dit cependant qu’il
est fils relativement à sa mère d’une relation que l’on conçoit simultanément
avec la relation de maternité qui se rapporte au Christ. C’est ainsi que Dieu
est appelé Seigneur, par une relation de raison qui se conçoit simultanément
avec la relation réelle par laquelle la créature est soumise à Dieu, et quoique
la relation de domination ne soit pas réelle en Dieu, néanmoins on le dit
réellement seigneur, parce que la créature lui est réellement soumise. De même on
dit que le Christ est réellement le fils de la Vierge mère, par suite de la
relation réelle qu’à la maternité avec le Christ.
Article 6 : Le
Christ est-il né sans douleur de sa part de sa mère ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ ne soit pas né sans que sa mère souffrît. Car comme la
mort des hommes est résultée du péché de nos premiers parents, d’après ces
paroles de l’Ecriture (Gen., 2, 17) : Le jour où vous en mangerez, vous mourrez ; de même aussi les
douleurs de l’enfantement, puisqu’il est dit (Gen., 3, 16) : Vous
enfanterez dans la douleur. Or, le Christ a voulu mourir. Il semble donc
que pour la même raison son enfantement ait dû se faire aussi avec douleur.
Réponse à l’objection
N°1 : La douleur de l’enfantement résulte dans la femme de son union
charnelle avec l’homme. Aussi après avoir dit (Gen., chap. 3) : Vous
enfanterez dans la douleur, l’Ecriture ajoute : Et vous serez sous la puissance de l’homme. Mais, comme l’observe
saint Augustin (alius auctor, in serm. de Assumpt. beat. Virg.), la Vierge la mère de Dieu a été exceptée de
cette sentence, parce qu’elle a conçu le Christ sans la concupiscence et sans
union charnelle, elle a engendré sans douleur et elle a conservé pure et sans
tache sa virginité. Quant au Christ, il s’est volontairement soumis à la mort
pour satisfaire pour nous, non que cette sentence l’y ait contraint, car il
n’était pas le débiteur de la mort.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme le Christ en mourant a détruit notre mort ; de
même il nous a délivrés de nos douleurs par les siennes ; et c’est pour cela
qu’il a voulu mourir avec douleur. Mais la douleur de la mère qui l’a enfanté
n’appartenait pas au Christ, qui était venu satisfaire pour nos péchés. Il n’a
donc pas fallu que sa mère l’enfantât avec douleur.
Réponse à l’objection N°3 : L’Evangile dit (Luc,
chap. 2) que la bienheureuse Vierge a enveloppé de langes l’enfant qu’elle
avait mis au monde et l’a placé dans une crèche. Quant à ce que rapporte le
livre apocryphe de la naissance du Sauveur, c’est un fait qui est faux. D’où
saint Jérôme dit (Cont. Helvid., chap. 4) : Il n’y a eu là ni matrone, ni
sage-femme habile ; elle a été mère et sage-femme tout à la fois. Elle a
enveloppé de langes l’enfant et l’a mis dans la crèche ; ce qui convainc les
livres apocryphes de fausseté.
Mais c’est le
contraire. Saint Augustin (alius auctor, in serm. de Nativitate) dit en
s’adressant à la Vierge mère : Vous avez conçu sans porter atteinte à votre
pureté et vous avez enfanté sans douleur.
Conclusion
Puisque la mère du Christ est restée vierge dans son enfantement, non seulement
elle n’a éprouvé aucune douleur en mettant son Fils au monde, mais elle a
encore été remplie de la plus grande joie, puisqu’elle a vu qu’elle avait
enfanté celui qui est Dieu et homme.
Il
faut répondre que les douleurs de l’enfantement sont causées par l’enfant qui
s’ouvre un passage dans le sein de sa mère. Or, nous avons dit (quest. 28, art.
2), que le Christ est sorti du sein fermé de sa mère et, par conséquent, sans
ouvrir de passage. C’est pourquoi dans cet enfantement il n’y a eu ni douleur,
ni corruption, mais la bienheureuse Vierge a ressenti la plus grande joie de ce
que l’Homme-Dieu est né en ce monde, d’après ces paroles du prophète (Is., 35, 2) : Elle
germera de toutes parts comme un lis, et elle sera dans une effusion de joie et
de louanges.
Article 7 : Le
Christ a-t-il dû naître à Bethléem ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ n’ait pas dû naître à Bethléem. Car le prophète dit (Is., 2,
3) : La loi sortira de Sion, et le Verbe
du Seigneur sortira de Jérusalem. Or, le Christ est véritablement le Verbe
de Dieu. Il a donc dû sortir de Jérusalem pour entrer dans le monde.
Réponse
à l’objection N°1 : Comme David est né à Bethléem, de même il a choisi
Jérusalem pour y établir le siège de son royaume, et y bâtir le temple de Dieu
: et ainsi il a choisi Jérusalem pour être tout à la fois la cité royale et la
cité sacerdotale. Le sacerdoce du Christ et sa royauté ayant été principalement
consommés dans sa passion, il a choisi avec raison Bethléem pour le lieu de sa
naissance et Jérusalem pour celui de sa passion. Il a aussi par là confondu la
gloire des hommes qui se glorifient de ce qu’ils tirent leur origine des
grandes villes où ils veulent principalement être honorés ; tandis que le
Christ a voulu au contraire naître dans une ville obscure et souffrir le
supplice ignominieux de la croix dans une ville célèbre.
Objection
N°2. On dit qu’il a été
écrit du Christ (Matth., chap. 2) qu’il
sera appelé Nazaréen, ce que l’on attribue à ces paroles du prophète (Is.,
11, 4) : La fleur sort de sa racine ;
car le mot de Nazareth signifie fleur.
Or, on tire principalement son nom du lieu de sa naissance. Il semble donc
qu’il ait dû naître à Nazareth, où il a été conçu et nourri.
Réponse à l’objection
N°2 : Le Christ a voulu fleurir par
l’éclat de ses vertus et non selon son origine charnelle. C’est pourquoi il a
voulu être élevé et nourri à Nazareth, mais il a voulu naître à Bethléem, comme
en un lieu étranger ; parce que, comme le dit saint Grégoire (loc. sup. cit.) : par l’humanité qu’il
avait prise il naissait pour ainsi dire dans un sujet qui lui était étranger
non relativement à sa puissance, mais relativement à sa nature. Et, comme le
dit aussi Bède (cap. 5 in Luc.), il
est né dans une étable pour nous préparer beaucoup de demeures dans la maison
de son Père.
Objection N°3. Le
Seigneur est né en ce monde pour annoncer la vraie foi, d’après ces paroles (Jean,
18, 37) : C’est pour cela que je suis né
et que je suis venu en ce monde, pour rendre témoignage à la vérité. Or, il
aurait pu plus facilement atteindre son but, s’il était né dans la ville de
Rome qui avait alors l’empire du monde. D’où saint Paul écrivant aux Romains
dit (Rom., 1, 8) : Votre foi est annoncée dans le monde entier.
Il semble donc qu’il n’ait pas dû naître à Bethléem.
Réponse à l’objection
N°3 : Comme on le voit (in quodam serm. Ephes. Conc. qui est Theodori Ancyr. et hab. in eo Conc., part. 3, chap.
9), s’il eût choisi Rome pour sa cité, on croirait qu’il a changé le monde à
cause de la puissance de ses concitoyens ; s’il eût été le fils d’un empereur,
on penserait que le pouvoir l’a servi (Les orateurs chrétiens ont souvent tiré
te plus beau parti de cette considération. C’est d’ailleurs de là que les
apologistes de la religion ont fait sortir une des plus belles preuves de la
divinité du christianisme.). Mais pour qu’on sût que sa divinité avait
transformé l’univers, il a choisi une mère pauvre et une patrie plus pauvre
encore. Et comme Dieu a choisi ce qui est
faible selon le monde pour confondre ce qu’il y a de fort, selon
l’expression de saint Paul (1 Cor., 1, 27), il
s’ensuit que pour mieux montrer sa puissance, il a placé dans Rome même, qui
était à la tête du monde, le chef de son Eglise en signe de sa victoire
parfaite et pour que la foi découlât de là sur le monde entier, d’après ces
paroles du prophète (Is., 26, 5) : Il
humiliera la ville superbe… elle sera foulée aux pieds du pauvre,
c’est-à-dire du Christ, et aux pieds de
ceux qui n’ont rien, c’est-à-dire des apôtres Pierre et Paul.
Mais c’est le
contraire. Le prophète dit (Mich., 5, 2) : Et toi Bethléem Ephrata, la plus petite des
villes de Juda ; c’est de toi que sortira mon Fils pour être le dominateur dans
Israël.
Conclusion Puisque le Christ est
le pain vivant et qu’il est né de la race de David selon la chair, il a voulu
avec raison naître à Bethléem, que l’on appelle la maison du pain et où David
est né.
Il faut répondre que
le Christ a voulu naître à Bethléem pour deux raisons : 4° Parce qu’il est né de la race de David selon la chair,
comme le dit Saint Paul (Rom., 1, 3)
: et que ce prince avait reçu au sujet du Christ une promesse toute spéciale,
d’après ces paroles de l’Ecriture (2 Rois,
23, 4) : Cet homme a été établi pour être
l’oint ou le Christ du Dieu de Jacob. C’est pourquoi il a voulu naître à
Bethléem où David est né, afin que d’après le lieu même de sa naissance il
montrât que les promesses qui avaient été faites s’étaient accomplies. C’est ce
que désigne l’Evangile en disant (Luc, chap. 2) : Qu’il était de la maison et de la famille de David. 2° Parce que,
comme le dit saint Grégoire (Hom. 8 in Evang.), Bethléem est appelée la maison du pain, et le
Christ dit de lui-même : Je suis le pain
vivant descendu du ciel.
Article 8 :
Le Christ est-il né dans un temps convenable ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ ne soit pas né dans un temps convenable. Car il était venu
pour rappeler les siens à la liberté. Or, il est né dans le temps de la
servitude, alors qu’Auguste faisait faire le recensement du monde entier qui
lui était tributaire, comme on le voit (Luc,
chap. 2). Il semble donc que le Christ ne soit pas né dans le temps convenable.
Réponse à l’objection N°1 : Le Christ était venu pour nous faire passer de l’état de la
servitude à l’état de la liberté. C’est pourquoi comme il a pris notre
mortalité pour nous ramener à la vie ; de même, selon la pensée de Bède (chap. 5 in Luc.), il a daigné s’incarner
dans le temps où César ordonnait le recensement de son empire (Son origine, dit
Bossuet, fut attestée par les registres publics : l’empire romain rendit
témoignage à la royale descendance de Jésus-Christ, et César, qui n’y pensait
pas, exécuta l’ordre de Dieu.) pour se soumettre à la servitude dans l’intérêt
de notre délivrance. Ce fut aussi dans ce temps où le monde entier n’avait
qu’un seul chef, que la plus grande paix régna dans le monde. C’est pourquoi il
convenait au Christ, qui est notre paix
et qui des deux peuples n’en a fait qu’un (Eph., 2, 14),
de naître à cette époque. D’où saint Jérôme dit (Sup. Is., chap. 2) : Si nous ouvrons l’histoire ancienne, nous
trouverons que jusqu’à la 28e année du règne d’Auguste il y a eu des
guerres dans le monde entier ; mais à l’avènement du Seigneur, toutes les
guerres cessèrent, selon ce passage d’Isaïe (2, 4) : La nation ne portera plus le glaive contre
la nation. Il était aussi convenable que ce fût dans le temps où il n’y
avait qu’un seul chef qui commandât au monde, que naquît le Christ qui était
venu rassembler tous les siens dans une seule et même société (Cette unité
matérielle du monde a été considérée par Salvien, saint Augustin, Paul Orose,
comme ayant été très avantageuse à la propagation de l’Evangile dans le monde.
C’est l’idée générale du discours de Bossuet sur l’Histoire universelle.), de manière qu’il n’y eût qu’un bercail et qu’un pasteur, comme il
le dit (Jean, 10, 16).
Objection N°2. Les
promesses de l’avènement du Christ n’avaient pas été faites aux gentils,
d’après l’Apôtre qui dit (Rom.,
9, 4) : que les Juifs ont eu les
promesses. Or, le Christ est né dans le temps où un roi étranger dominait,
comme on le voit (Matth., chap. 2) : Jésus étant né sous le règne du roi Hérode. Il
semble donc qu’il ne soit pas né dans le temps convenable.
Réponse à l’objection N°2 :
Le Christ a voulu naître sous un roi étranger pour accomplir la prophétie de
Jacob qui dit (Gen., 49, 10) : Le sceptre ne se retirera point de Juda, ni le législateur de sa
postérité, jusqu’à la venue de celui qui doit être envoyé. Car saint Chrysostome
dit (alius auctor, Sup. Matth., hom. 2 in op. imperf.)
: Tant que la nation juive a vécu sous des rois de Juda, quoiqu’ils fussent
pécheurs, Dieu envoyait des prophètes pour la guérir ; mais une fois que la loi
divine fut tombée sous la puissance d’un roi inique, le Christ naquit, parce
qu’il fallait à une infirmité aussi profonde et aussi désespérée un médecin plus
habile.
Objection N°3. Le
temps de la présence du Christ ici-bas est comparé au jour, parce qu’il est la
lumière du monde. D’où il dit (Jean, 9, 4) : Il faut que je fasse les œuvres de celui qui m’a envoyé pendant qu’il
est jour. Or, dans l’été il y a des jours plus longs que dans l’hiver. Il
semble donc qu’il n’ait pas été convenable qu’il naisse au fort de l’hiver,
c’est-à-dire le 8 des calendes de janvier.
Réponse à l’objection
N°3 : Comme on le dit (Lib. de quæst. Vet. et Nov. Test, quest.
53), le Christ voulut naître au moment où la lumière du jour commence à
recevoir son accroissement ; afin de montrer qu’il était venu pour faire
croître parmi les hommes la lumière divine, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc, 1, 79) : Il est
venu éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort.
De même il a choisi l’aspérité de l’hiver pour sa naissance, pour souffrir pour
nous dès ce moment l’affliction de la chair.
Mais c’est le
contraire. L’Apôtre dit (Gal., 4, 4) : Quand la plénitude des temps a été
accomplie, Dieu a envoyé son Fils formé d’une femme et assujetti à la loi.
Conclusion Le Christ étant né
selon la disposition de la sagesse divine, on dit qu’il est né dans le temps le
plus convenable.
Il faut répondre qu’il y a cette différence
entre le Christ et les autres hommes, c’est que les autres hommes naissent
soumis à la nécessité du temps ; au lieu que le Christ, étant le maître et le
créateur de tous les temps, a choisi le moment où il naîtrait, comme il a
choisi sa mère et le lieu de sa naissance. Et parce que ce qui a été ordonné par Dieu (Rom.,
13, 1) a été convenablement disposé, il s’ensuit que le Christ est né dans le
temps le plus convenable.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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