Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 41 : De la tentation du Christ

 

            Après avoir parlé de la vie du Christ, nous devons nous occuper de sa tentation. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° A-t-il été convenable que le Christ fût tenté ? — 2° Du lieu de sa tentation. — 3° Du temps. — 4° Du mode et de l’ordre.

 

Article 1 : A-t-il été convenable que le Christ fût tenté ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne convenait pas que le Christ fût tenté. Car tenter c’est faire une expérience : ce qui n’a lieu qu’à l’égard de ce qu’on ne connaît pas. Or, la vertu du Christ était connue des démons : puisqu’il est dit (Luc, 4, 41) : qu’il ne laissait pas parler les démons, parce qu’ils savaient qu’il est le Christ. Il semble donc que le Christ n’ait pas dû être tenté.

Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 9, chap. 21), le Christ s’est fait connaître aux démons autant qu’il l’a voulu, non par ce qui est la vie éternelle (Il ne lui a pas manifesté son essence divine dont la vue est l’objet de la vie éternelle.), mais par des effets temporels de sa vertu, d’après lesquels ils conjecturaient qu’il était le Fils de Dieu. Mais comme d’ailleurs ils voyaient en lui des signes de faiblesse humaine, ils ne savaient pas avec certitude qu’il était le Fils de Dieu, et c’est pour cela qu’ils voulurent le tenter. C’est ce qu’exprime l’Evangile (Matth., chap. 4), quand il dit qu’après que le Seigneur eut faim, le tentateur s’approcha de lui ; parce que, selon la remarque de saint Hilaire (loc. sup. cit.), le démon n’aurait pas osé tenter le Christ, s’il n’eût reconnu en lui, d’après l’infirmité de la faim, ce qui appartient à l’homme. Ce qui est évident d’après la manière même dont il l’a tenté, puisqu’il dit : Si tu es le Fils de Dieu ; ce que saint Ambroise explique en disant (Luc, chap. 4) : Pourquoi emploie-t-il cette manière de s’exprimer, sinon parce qu’il savait que le Fils de Dieu viendrait, mais il ne pensait pas qu’il était venu à cause de cette infirmité corporelle.

 

Objection N°2. Le Christ était venu pour détruire l’œuvre du démon, d’après ces paroles (Jean, 3, 8) : Le Fils de Dieu a paru en ce monde pour détruire les ouvres du démon. Or, il n’appartient pas au même individu de détruire les œuvres de quelqu’un et de les souffrir. Par conséquent il paraît inconvenant que le Christ ait souffert d’être tenté par le diable.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ était venu détruire les œuvres du démon, non en agissant par sa puissance, mais plutôt en souffrant de lui et de ses membres tous les affronts, de manière à triompher du diable par la justice et non par la force. C’est ainsi que saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 13) que le diable n’a pas dû être vaincu par la puissance de Dieu, mais par sa justice. C’est pourquoi, à l’égard de la tentation du Christ, il faut considérer ce qu’il a fait par sa volonté propre et ce qu’il a souffert de la part du démon. Ainsi il s’est livré au tentateur par sa volonté propre. D’où il est dit (Matth., chap. 4) : Jésus a été conduit dans le désert par l’Esprit pour être tenté par le diable. Saint Grégoire dit (Hom. 16 in Evang.) que ce passage doit s’entendre de l’Esprit-Saint, de manière que son Esprit l’a conduit là où l’esprit malin l’a trouvé pour le tenter. Il a souffert que le démon l’enlevât sur le faîte du temple, ou sur une montagne très élevée. Il n’est pas étonnant, ajoute le même docteur (ibid.), qu’il lui ait permis de le conduire sur une montagne, puisqu’il a permis à ses membres de le crucifier. On entend qu’il s’est laissé transporter par le démon, non par nécessité, mais, scion l’expression d’Origène (Sup. Luc., hom. 31), il le suivait pour être tenté, comme un athlète qui s’offre de lui-même au combat.

 

Objection N°3. Il y a trois sortes de tentation, l’une qui vient de la chair, l’autre du monde et la troisième du démon. Or, le Christ n’a été tenté ni par la chair, ni par le monde. Il n’a donc pas dû non plus être tenté par le démon.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit l’Apôtre (Hébr., 4, 15) : Le Christ a voulu être tenté en toutes choses, sauf le péché. La tentation qui vient de l’ennemi peut être sans péché, parce qu’elle est produite uniquement par la suggestion extérieure (La tentation du Christ a été purement extérieure. Saint Grégoire distingue à ce sujet dans toute tentation trois degrés : la suggestion, la délectation et le consentement. Le démon n’a pu aller au delà de la suggestion dans la tentation du Christ.), au lieu que la tentation qui vient de la chair ne peut exister sans péché (Cette lutte de la chair contre l’esprit est un péché, parce qu’elle se fait en dehors de la raison.), parce que cette espèce de tentation est produite par la délectation et la concupiscence ; et, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 4), il y a péché quand la chair lutte contre l’esprit. C’est pourquoi le Christ a voulu être tenté par l’ennemi, mais non par la chair.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Matth., 4, 1) que Jésus a été conduit par l’Esprit dans le désert pour être tenté par le démon.

 

Conclusion Le Christ a voulu être tenté pour nous servir d’exemple et d’aide contre les tentations et nous apprendre de quelle manière nous pourrions les vaincre.

Il faut répondre que le Christ a voulu être tenté : 1° Pour nous donner un secours contre les tentations. D’où saint Grégoire dit (Hom. 16 in Ev.) : Il n’était pas indigne de notre Rédempteur, qui était venu pour être mis à mort, de se laisser tenter ; car il était juste qu’il vainquît nos tentations par les siennes, comme il était venu vaincre notre mort par la sienne. 2° Pour que nous fussions sur nos gardes, afin que personne, quelque saint qu’il fût, ne se crût tranquille et à l’abri de la tentation. C’est pour cela qu’il a voulu être tenté par le baptême, parce que, comme le dit saint Hilaire (Sup. Matth., can. 3) : Quand nous sommes sanctifiés les efforts du démon redoublent, parce qu’il désire davantage remporter la victoire sur les saints. D’où l’Ecriture dit (Ecclésiastique, 2, 1) : Mon fils, lorsque vous entrerez au service de Dieu, demeurez ferme dans la justice et dans la crainte, et préparez votre âme à la tentation. 3° A cause de l’exemple, pour nous apprendre le moyen de triompher des tentations du démon. D’où saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 13) : Que le Christ se laissa tenter par le démon pour être notre médiateur et nous aider à surmonter les tentations, non seulement par son secours, mais encore par son exemple. 4° Pour que nous ayons confiance dans sa miséricorde. D’où saint Paul dit (Héb., 4, 15) : Nous n’avons pas un pontife qui ne puisse compatir à nos infirmités, ayant été tenté en toutes choses, et étant semblable à nous, sauf le péché.

 

Article 2 : Le Christ a-t-il dû être tenté dans le désert ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas dû être tenté dans le désert. Car le Christ a voulu être tenté pour nous servir d’exemple, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, un exemple doit être proposé manifestement à ceux qui doivent le suivre. Il n’a donc pas dû être tenté dans le désert.

Réponse à l’objection N°1 : Le Christ nous est donné à tous pour exemple par la foi, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 12, 2) : Nous avons les yeux sur Jésus, l’auteur et le consommateur de la foi. Or, la foi, comme le dit l’Apôtre (Rom., 10, 17), vient de l’ouïe, et non de la vue ; le Seigneur dit lui-même (Jean, 20, 29) : Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. C’est pourquoi pour que la tentation du Christ nous servît d’exemple, il n’a pas fallu que les hommes la vissent, mais il a suffi de la leur raconter.

 

Objection N°2. Saint Chrysostome dit (Sup. Matth., hom. 13) que le démon se presse plus vivement pour tenter quand il voit des solitaires. C’est pourquoi dans le commencement il a tenté la femme, lorsqu’il l’a trouvée sans son mari ; et par là il semble que le Christ en se retirant dans le désert pour être tenté s’est de lui-même exposé à la tentation. Par conséquent puisque sa tentation est l’exemple que nous devons suivre, il semble que les autres devraient aussi s’exposer aux tentations ; ce qui cependant paraît être dangereux, puisque nous devons plutôt en éviter les occasions.

Réponse à l’objection N°2 : Il y a deux sortes d’occasion de tentation. L’une vient de l’homme, comme quand quelqu’un s’expose prochainement au péché sans en éviter les occasions. Cette occasion de tentation doit être évitée, comme on le voit d’après ces paroles (Gen., 19, 17) : Ne restez pas dans tout le pays qui est autour de Sodome. L’autre occasion de tentation vient du démon, qui porte toujours envie à ceux qui tendent à la perfection, comme le dit saint Ambroise (loc. sup. cit.). On ne doit pas éviter cette occasion de tentation. D’où saint Chrysostome dit (alius auctor sup. Matth., hom. 5, in op. imperf.) que le Christ n’a pas été seul conduit dans le désert par l’Esprit, mais qu’il en est de même de tous les enfants de Dieu qui ont l’Esprit-Saint. Car ils ne se contentent pas de rester oisifs ; mais l’Esprit-Saint les pousse à entreprendre une grande chose, qui consiste à se retirer dans le désert relativement au démon, parce qu’il n’y a pas là d’injustice dans laquelle le diable se délecte. D’ailleurs toute bonne œuvre est déserte quant à la chair et au monde ; parce qu’elle n’est conforme ni à la volonté de la chair, ni à celle du monde. Il n’est pas dangereux de donner au diable cette occasion de tentation ; car c’est plutôt un conseil de l’Esprit-Saint, qui est l’auteur de toute perfection, qu’une attaque du diable jaloux.

 

Objection N°3. Saint Matthieu raconte (chap. 4) que dans la seconde tentation le diable transporta le Christ dans la cité sainte et le plaça sur le sommet du temple ; ce qui n’avait pas lieu dans le désert. Il n’a donc pas été tenté là seulement.

Réponse à l’objection N°3 : Il y en a qui prétendent que toutes les tentations ont eu lieu dans le désert. Quelques-uns d’entre eux disent que le Christ a été conduit dans la cité sainte, non pas réellement, mais en imagination ; d’autres veulent que la cité sainte, c’est-à-dire Jérusalem, ait été appelée le désert, parce que Dieu l’avait abandonnée. Mais il n’est pas nécessaire de recourir à ces hypothèses ; car saint Marc dit à la vérité que le démon l’a tenté dans le désert, mais il ne dit pas qu’il ne l’ait tenté que là.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Marc, 1, 13) : Que Jésus demeura quarante jours et quarante nuits dans le désert et qu’il y fut tenté par Satan.

 

Conclusion Il a été convenable que le Christ fut tenté dans le désert, pour délivrer de l’exil l’homme qui avait été chassé du paradis dans un lieu désert.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°2), le Christ s’est soumis au démon par sa volonté propre pour être tenté, comme aussi il s’est volontairement soumis à ses suppôts pour être mis à mort ; autrement le diable n’aurait pas osé venir à lui. Le démon tente plus fortement celui qui est solitaire, parce que, selon la pensée de l’Ecriture (Ecclésiaste, 4, 12) : Si quelqu’un a de l’avantage sur l’un, tous les deux lui résistent. D’où il suit que le Christ est allé dans le désert comme dans un champ de bataille, pour y être tenté par le diable. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 4) que le Christ se retirait à dessein dans le désert pour y provoquer le démon. Car si le démon n’eût pas combattu, ajoute-t-il, le Christ ne l’aurait pas vaincu pour moi. Il ajoute encore d’autres raisons en disant que le Christ a ainsi agi par mystère pour délivrer de l’exil Adam, qui avait été chassé du paradis dans le désert, et aussi pour nous apprendre par son exemple que le démon porte envie à ceux qui tendent à ce qu’il y a de plus parfait.

 

Article 3 : La tentation du Christ a-t-elle dû avoir lieu après son jeûne ?

 

Objection N°1. Il semble que la tentation du Christ n’ait pas dû avoir lieu après son jeûne. Car nous avons dit (quest. préc., art. 2) qu’il ne lui convenait pas d’avoir une vie austère. Or, c’est un acte d’austérité extrême que de rester quarante jours et quarante nuits sans manger. Car c’est ainsi que l’on entend que le Christ a jeûné pendant quarante jours et quarante nuits ; puisque, comme le dit saint Grégoire (Hom. 16 in Evang.), pendant tout ce temps il n’a pris aucune nourriture. Il ne semble donc pas qu’un pareil jeûne ait dû précéder sa tentation.

Réponse à l’objection N°1 : Il n’a pas été convenable que la vie du Christ fût austère, pour qu’il se montrât comme ceux auxquels il a prêché. Mais personne ne doit se charger de l’office de la prédication, s’il n’est d’abord pur et d’une vertu parfaite. C’est ainsi qu’il est dit du Christ (Actes, 1, 4) : Qu’il commença à agir et à enseigner. C’est pourquoi, immédiatement après son baptême, le Christ prit un genre de vie austère, pour nous apprendre que c’est après avoir dompté leur chair, que les autres doivent se livrer à l’office de la prédication, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 9, 27) : Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé.

 

Objection N°2. L’Evangile dit (Marc, 1, 13) : qu’il était dans le désert depuis quarante jours et quarante nuits et qu’il était tenté par Satan. Or, il jeûna quarante jours et quarante nuits. Il semble donc qu’il n’ait pas été tenté par le démon après son jeûne, mais pendant qu’il jeûnait.

Réponse à l’objection N°2 : Dans ce passage de l’Evangile saint Marc peut signifier que le Seigneur a été dans le désert quarante jours et quarante nuits, pendant lesquels il a jeûné. Ces paroles : Il a été tenté par Satan, ne doivent pas s’entendre des quarante jours et des quarante nuits pendant lesquels il a jeûné ; mais du temps qui a suivi, puisque saint Matthieu dit : qu’après avoir jeûné pendant quarante jours et quarante nuits, il eut faim ; et c’est de là que le tentateur a pris occasion de s’approcher de lui. Ce qu’il ajoute, en disant que les anges le servaient, doit s’entendre du temps qui s’est écoulé après la tentation. C’est ce que prouve saint Matthieu, qui dit (4, 11) : Alors le démon le laissa, c’est-à-dire après la tentation, et voici que les anges s’approchèrent et le servirent. Quant à ce que saint Marc intercale, en disant (1, 13), il était avec les bêtes, saint Chrysostome pense (Hom. 13 in Matth.) qu’il a eu pour but de montrer par là quel était ce désert, en faisant voir qu’il était inaccessible aux hommes et rempli de bêtes. — Cependant, d’après l’explication de Bède (chap. 5 in Marc.), le Seigneur a été tenté quarante jours et quarante nuits. Mais ceci ne doit pas s’entendre des tentations visibles que rapportent saint Matthieu et saint Luc, qui ont eu lieu évidemment après le jeûne, mais de certaines autres attaques que le Christ a souffertes de la part du démon pendant qu’il jeûnait (Cajétan fait observer avec raison que ce sentiment du vénérable Bède n’est pas à négliger, parce qu’indépendamment des tentations visibles dont parlent les évangélistes le Christ a pu être souvent tenté sous des formes différentes.).

 

Objection N°3. On ne voit pas que le Christ ait jeûné plus d’une fois. Mais il est dit qu’il n’a pas été tenté qu’une fois par le démon, puisque d’après saint Luc (4, 13) : Quand le diable eut achevé toutes ses tentations, il se retira de lui pour un temps. Par conséquent comme le jeûne n’a pas précédé la seconde tentation, de même il n’a pas dû précéder la première.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 4, super illud : Et consummatâ, etc.), le démon s’est éloigné du Christ jusqu’à un temps, parce qu’il n’est plus venu ensuite pour le tenter, mais pour le combattre ouvertement, c’est-à-dire au temps de sa passion (Ce fut dans ce moment que les efforts du démon durent être les plus grands, parce que, comme le dit Bossuet, c’est aux approches de la mort qu’on est le plus tenté : c’est le temps de la décision, c’est le temps de la faiblesse.). Cependant par ces combats il semblait tenter le Christ par rapport à la tristesse et à la haine du prochain, comme dans le désert il le tenta du côté de la gourmandise et du mépris de Dieu par l’idolâtrie.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Matth., 4, 2) : Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits il eut faim, et alors le tentateur s’approcha de lui.

 

Conclusion C’est avec raison que le Christ a voulu être tenté, après avoir jeûné, pour notre exemple et notre instruction, afin de nous apprendre à être humbles, quand nous voyons quelque chose de bien en nous.

Il faut répondre que c’est avec raison que le Christ a voulu être tenté après avoir jeûné : 1° A cause de l’exemple ; parce que, comme nous l’avons dit (art. 1), puisqu’il importe à tous de se tenir en garde contre les tentations, en jeûnant avant la tentation qui devait l’assaillir, il nous a appris que c’était par le jeûne qu’il fallait nous armer contre nos propres tentations. C’est pourquoi l’Apôtre compte le jeûne parmi les armes de la justice (2 Cor., chap. 6). 2° Pour nous montrer que le diable vient tenter ceux qui jeûnent aussi bien que les autres qui se livrent à de bonnes œuvres. C’est pour cela que le Christ est tenté après son baptême, comme après son jeûne. D’où saint Chrysostome dit (Sup. Matth., hom. 13) : Pour nous apprendre combien le jeûne est salutaire et de quel secours il est contre le démon et pour nous faire voir qu’après le baptême il ne faut pas s’abandonner au plaisir, mais s’exercer au jeûne ; le Christ a jeûné, sans avoir besoin de le faire, mais pour notre instruction. 3° Parce qu’après le jeûne il a ressenti la faim, ce qui a donné au démon l’audace de l’attaquer, comme nous l’avons dit (art. 1). Toutefois quand il eut faim, comme le dit saint Hilaire (Sup. Matth., can. 3), ce ne fut pas par indigence ou par besoin, mais il abandonna l’homme à sa nature, parce que le diable ne devait pas être vaincu par Dieu, mais par la chair que le Verbe a prise. C’est pour cela, ajoute saint Chrysostome (ut sup.), qu’il ne jeûna pas plus longtemps que Moïse et Elie, dans la crainte qu’on ne cessât de croire que sa chair était véritable.

 

Article 4 : L’ordre et le mode de la tentation du Christ ont-ils été convenables ?

 

Objection N°1. Il semble que le mode et l’ordre de la tentation n’aient pas été convenables. Car la tentation du démon porte au péché. Or, si le Christ était venu en aide à ceux qui ont faim en changeant les pierres en pain, il n’aurait pas péché ; comme il n’a pas péché en multipliant les pains ; ce qui n’en a pas moins été un miracle qu’il a fait pour secourir la foule qui avait besoin. Il semble donc qu’il n’y ait point eu là de tentation.

Réponse à l’objection N°1 : Faire usage de ce qui est nécessaire pour vivre, ce n’est pas un péché de gourmandise ; mais il appartient à ce vice que l’homme fasse quelque chose de déréglé, d’après le désir qu’il a d’avoir sa subsistance. Or, c’est une chose déréglée que de vouloir se procurer sa nourriture par un miracle, dès qu’on peut avoir recours à des moyens humains pour l’entretien de son corps. C’est pourquoi le Seigneur a donné miraculeusement aux Israélites la manne dans le désert où on ne pouvait autrement se procurer de quoi vivre, et le Christ a également nourri par miracle la multitude dans un désert où l’on ne pouvait la nourrir autrement. Mais il pouvait satisfaire sa faim autrement que par un miracle, comme on voit que l’a fait Jean Baptiste (Matth., 3, 4), ou bien en allant dans les lieux les plus voisins. C’est pourquoi le diable pensait que le Christ pécherait si, étant un homme (Car si l’on considère le Christ comme le Seigneur de toutes choses, il est évident qu’il n’aurait pas péché en changeant les pierres en pain, puisqu’il peut user de sa puissance infinie comme bon lui semble.) comme les autres, il cherchait à faire des miracles pour apaiser sa faim.

 

Objection N°2. Celui qui veut persuader une chose joue mal son rôle, s’il persuade le contraire de ce qu’il s’est proposé. Or, le démon, en élevant le Christ au-dessus du pinacle du temple, se proposait de le tenter du côté de l’orgueil et de la vaine gloire. C’est donc à tort qu’il lui a conseillé de se jeter en bas, ce qui est contraire à l’orgueil, ou à la vaine gloire qui cherche toujours à monter.

Réponse à l’objection N°2 : On cherche souvent dans l’humiliation extérieure la gloire dont on s’enorgueillit au sujet des biens spirituels. D’où saint Augustin dit (De serm. Dom. in mont., liv. 2, chap. 19) : Il est à remarquer que l’orgueil ne se rencontre pas seulement dans l’éclat et la pompe des choses corporelles, mais qu’il peut se cacher sous l’extérieur le plus négligé. C’est pour cela que le démon a conseillé au Christ de se jeter corporellement en bas pour rechercher la gloire spirituelle.

 

Objection N°3. Il est convenable qu’une tentation ne se rapporte qu’à un seul péché. Or, dans la tentation qui a eu lieu sur la montagne, le démon a conseillé deux péchés, la cupidité et l’idolâtrie. Le mode de cette tentation ne paraît donc pas avoir été convenable.

Réponse à l’objection N°3 : C’est un péché de rechercher les richesses et les honneurs de ce monde, quand on le fait déréglément. C’est ce qui le manifeste principalement, quand pour acquérir ces biens on fait quelque chose qui n’est pas honnête. C’est pourquoi le diable ne s’est pas contenté de conseiller le désir des richesses et des honneurs ; mais il a porté le Christ à l’adorer pour les obtenir, ce qui est le plus grand crime et ce qui est contre Dieu. Non seulement il a dit : Si vous m’adorez, mais il a ajouté : Si vous vous prosternez, parce que, comme le dit saint Ambroise (sup. illud Luc, chap. 4, Duxit illum), l’ambition a un danger de servilité ; car pour dominer les autres on sert d’abord soi-même, et on se montre obséquieux pour obtenir des honneurs ; et quand on s’abaisse davantage, c’est alors qu’on veut être plus élevé. De même, dans les tentations précédentes, le démon s’est efforcé d’amener le Christ du désir d’un péché dans un autre. C’est ainsi que du désir de la nourriture il s’est efforcé de le faire tomber dans la vaine gloire en l’engageant à faire des miracles sans motif, et du désir de la vaine gloire il s’est efforcé de l’amener à tenter Dieu en se précipitant du haut du temple.

 

Objection N°4. Les tentations ont les péchés pour but. Or, il y a sept vices capitaux, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 84, art. 4). La tentation ne s’est rapportée qu’à trois, la gourmandise, la vaine gloire et la cupidité. Le mode de la tentation ne paraît donc pas avoir été suffisant.

Réponse à l’objection N°4 : Selon la remarque de saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 4, in illud : Et consummatâ omni, etc.), l’Ecriture n’aurait pas dit qu’après avoir achevé toutes ses tentations, le diable s’était éloigné de lui, si les trois tentations précédentes n’embrassaient la matière de tous les péchés ; parce que les causes de ces tentations sont les causes de toutes les convoitises, c’est-à-dire les jouissances de la chair, l’espérance de la gloire, et l’avidité de la puissance (C’est ce qu’exprime saint Jean par ces paroles (1 Jean, 2, 16) : Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie.).

 

Objection N°5. Après avoir vaincu tous les vices, il reste à l’homme la tentation de l’orgueil ou de la vaine gloire ; parce que l’orgueil tend un piège aux bonnes œuvres pour les faire périr, selon l’expression de saint Augustin (Ep. 211). C’est donc à tort que saint Matthieu met en dernier lieu la tentation de la cupidité sur la montagne, et qu’il met au milieu la tentation de vaine gloire dans le temple, surtout puisque saint Luc suit un ordre contraire.

Réponse à l’objection N°5 : Comme le dit saint Augustin (De cons. Evangel., liv. 2, chap. 16) : On ne sait pas quel a été le premier de ces faits. Lui a-t-on montré d’abord les royaumes de la terre et l’a-t-on élevé ensuite sur le faîte du temple, ou bien est-ce ce dernier fait qui s’est passé le premier (Cajétan pense qu’il n’y a pas d’incertitude à cet égard, parce que, d’après le texte, on voit que saint Matthieu suit l’ordre des temps, puisqu’il dit : Iterum assumpsittunc assumpsititerum, tandis que saint Luc n’emploie pas cette manière de dire.) ? Peu importe, du reste, pourvu qu’il soit manifeste que tous ces faits se sont passés. Quant aux évangélistes ils paraissent avoir suivi un ordre différent : parce que quelquefois on va de la vaine gloire à la cupidité et que d’autres fois c’est le contraire.

 

Objection N°6. Saint Jérôme dit (Sup. Matth., sup. illud chap. 4 : Non in solo pane), que le but du Christ a été de vaincre le démon par l’humilité et non par la puissance. Il n’aurait donc pas dû le repousser impérieusement en lui disant avec réprimande : Retire-toi en arrière, Satan.

Réponse à l’objection N°6 : Quand il a souffert l’injure de la tentation, et lorsque le diable lui a dit : Si vous êtes le Fils de Dieu jetez-vous en bas, le Christ ne fut point troublé et il ne gourmanda pas le tentateur. Mais quand le diable eut revendiqué pour lui les honneurs divins en disant : Je vous donnerai toutes ces choses, si vous vous prosternez pour m’adorer, il s’irrita et le repoussa en disant : Retirez-vous, Satan ; pour nous apprendre par son exemple à supporter les injures qui nous regardent personnellement avec une grande égalité d’âme, mais à ne pas même vouloir entendre les injures faites à Dieu.

 

Objection N°7. Le récit de l’Evangile parait renfermer une chose fausse, car il ne paraît pas possible que le Christ ait pu se tenir sur le sommet du temple sans être vu par d’autres ; et il n’y a pas de montagne assez haute, pour qu’on puisse voir de là l’univers entier, et pour qu’il ait été possible de faire voir au Christ tous les royaumes du monde. La tentation du Christ n’a donc pas été convenablement décrite.

Réponse à l’objection N°7 : Comme le dit saint Chrysostome (alius auctor, hom. 5, in op. imperf.), le diable élevait le Christ sur le sommet du temple pour le faire voir à tout le monde ; mais lui, sans que le diable le sût, faisait qu’il n’était vu de personne. Quant à ces paroles : Il lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire, elles ne signifient pas qu’il vit les royaumes eux-mêmes, leurs cités, leurs habitants, l’or ou l’argent qu’ils renferment ; mais le diable montrait du doigt au Christ les parties de la terre dans lesquelles chaque royaume ou chaque cité se trouve, et il le lui décrivait par ses discours la gloire et l’état de chacun de ces empires. Ou bien, d’après Origène (Hom. 30 in Luc.), il lui montra comment il régnait lui-même dans le monde par divers vices.

 

Mais c’est le contraire. Le témoignage de l’Ecriture est irréfragable (Matth., chap. 4 et Luc, chap. 4).

 

Conclusion La triple tentation du Seigneur dans le désert a été exposée par les évangélistes dans un ordre convenable.

Il faut répondre que la tentation qui vient du démon se fait par manière de suggestion, comme le dit saint Grégoire (Hom. 16 in Evang.). On ne peut pas suggérer quelque chose à tout le monde de la même manière ; mais on suggère à chaque individu quelque chose, d’après les choses qui peuvent l’impressionner. C’est pourquoi le diable ne tente pas immédiatement l’homme spirituel au sujet de péchés graves, mais peu à peu il commence par les plus légers, pour le conduire ensuite aux plus graves. D’où saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17), expliquant ce passage (Job, chap. 39) : Il sent de loin le combat, l’exhortation des chefs et le cri de l’armée, dit : C’est avec raison qu’on dit que les chefs exhortent et que l’armée crie ; parce que les premiers vices s’insinuent dans l’âme abusée sous une apparence de raison, mais les fautes innombrables qui suivent, quand ils l’ont pervertie, se précipitent sur elle avec une sorte de clameur bestiale. — C’est aussi ce que le diable a observé dans la tentation du premier homme. En effet, il l’a d’abord excité à manger du fruit défendu, en disant (Gen., 3, 1) : Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne pas manger des fruits de tous les arbres du paradis ? En second lieu, il l’a tenté du côté de la vaine gloire, quand il a dit : Vos yeux seront ouverts. Enfin, en dernier lieu, il l’a tenté du côté de l’orgueil, quand il lui a dit : Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. — Il a conservé cet ordre dans la tentation du Christ ; car il l’a tenté : 1° à l’égard de ce que les hommes désirent, quelques spirituels qu’ils soient, c’est-à-dire au sujet de la nourriture qui soutient le corps naturellement. 2° Il est arrivé à ce qui est quelquefois une occasion de chuter pour les hommes spirituels, c’est-à-dire à ce qui fait qu’ils agissent quelquefois par ostentation, ce qui appartient à la vaine gloire. 3° Il a poussé la tentation à ce qui n’appartient déjà plus aux hommes spirituels, mais aux hommes charnels, et qui consiste à rechercher les richesses et la gloire du monde jusqu’au mépris de Dieu. C’est pourquoi, dans les deux premières tentations, il a dit : Si vous êtes le Fils de Dieu, tandis qu’il ne s’est pas servi de cette expression dans la troisième, qui ne peut convenir, comme les deux autres, aux hommes spirituels qui sont les enfants de Dieu par adoption. — Le Christ a résisté à ces tentations par les témoignages de la loi, et non par la puissance de sa vertu ; afin d’honorer par-là l’homme davantage et de punir davantage son adversaire, en faisant vaincre l’ennemi du genre humain, non par Dieu, mais par l’homme (Voyez sur l’ordre et la nature de ces tentations les Elévations de Bossuet, 25e semaine, élévat. 3 et 4), selon la pensée du pape saint Léon (Serm. 1 Quadrag., chap. 3).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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