Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
41 : De la tentation du Christ
Article 1 :
A-t-il été convenable que le Christ fût tenté ?
Objection N°1. Il
semble qu’il ne convenait pas que le Christ fût tenté. Car tenter c’est faire
une expérience : ce qui n’a lieu qu’à l’égard de ce qu’on ne connaît pas. Or,
la vertu du Christ était connue des démons : puisqu’il est dit (Luc, 4, 41) : qu’il
ne laissait pas parler les démons, parce qu’ils savaient qu’il est le Christ. Il
semble donc que le Christ n’ait pas dû être tenté.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 9, chap. 21), le Christ s’est fait connaître aux
démons autant qu’il l’a voulu, non par ce qui est la vie éternelle (Il ne lui a
pas manifesté son essence divine dont la vue est l’objet de la vie éternelle.),
mais par des effets temporels de sa vertu, d’après lesquels ils conjecturaient
qu’il était le Fils de Dieu. Mais comme d’ailleurs ils voyaient en lui des
signes de faiblesse humaine, ils ne savaient pas avec certitude qu’il était le
Fils de Dieu, et c’est pour cela qu’ils voulurent le tenter. C’est ce
qu’exprime l’Evangile (Matth., chap. 4), quand il
dit qu’après que le Seigneur eut faim, le
tentateur s’approcha de lui ; parce que, selon la remarque de saint Hilaire
(loc. sup. cit.), le démon n’aurait
pas osé tenter le Christ, s’il n’eût reconnu en lui, d’après l’infirmité de la
faim, ce qui appartient à l’homme. Ce qui est évident d’après la manière même
dont il l’a tenté, puisqu’il dit : Si tu
es le Fils de Dieu ; ce que saint Ambroise explique en disant (Luc, chap.
4) : Pourquoi emploie-t-il cette manière de s’exprimer, sinon parce qu’il
savait que le Fils de Dieu viendrait, mais il ne pensait pas qu’il était venu à
cause de cette infirmité corporelle.
Réponse
à l’objection N°2 : Le Christ était venu détruire les œuvres
du démon, non en agissant par sa puissance, mais plutôt en souffrant de lui et
de ses membres tous les affronts, de manière à triompher du diable par la
justice et non par la force. C’est ainsi que saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 13) que le
diable n’a pas dû être vaincu par la puissance de Dieu, mais par sa justice.
C’est pourquoi, à l’égard de la tentation du Christ, il faut considérer ce
qu’il a fait par sa volonté propre et ce qu’il a souffert de la part du démon.
Ainsi il s’est livré au tentateur par sa volonté propre. D’où il est dit (Matth., chap. 4) : Jésus
a été conduit dans le désert par l’Esprit pour être tenté par le diable.
Saint Grégoire dit (Hom. 16 in Evang.)
que ce passage doit s’entendre de l’Esprit-Saint, de manière que son Esprit l’a
conduit là où l’esprit malin l’a trouvé pour le tenter. Il a souffert que le
démon l’enlevât sur le faîte du temple, ou sur une montagne très élevée. Il
n’est pas étonnant, ajoute le même docteur (ibid.),
qu’il lui ait permis de le conduire sur une montagne, puisqu’il a permis à ses
membres de le crucifier. On entend qu’il s’est laissé transporter par le démon,
non par nécessité, mais, scion l’expression d’Origène (Sup. Luc., hom. 31), il le suivait pour
être tenté, comme un athlète qui s’offre de lui-même au combat.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le dit l’Apôtre (Hébr., 4, 15) : Le Christ a voulu être tenté en toutes choses, sauf le péché. La
tentation qui vient de l’ennemi peut être sans péché, parce qu’elle est
produite uniquement par la suggestion extérieure (La tentation du Christ a été
purement extérieure. Saint Grégoire distingue à ce sujet dans toute tentation
trois degrés : la suggestion, la délectation et le consentement. Le démon n’a
pu aller au delà de la suggestion dans la tentation du Christ.), au lieu que la
tentation qui vient de la chair ne peut exister sans péché (Cette lutte de la
chair contre l’esprit est un péché, parce qu’elle se fait en dehors de la
raison.), parce que cette espèce de tentation est produite par la délectation et
la concupiscence ; et, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 19, chap. 4), il y a péché quand la chair lutte
contre l’esprit. C’est pourquoi le Christ a voulu être tenté par l’ennemi, mais
non par la chair.
Mais c’est le contraire.
L’Evangile dit (Matth., 4, 1) que Jésus a été conduit par l’Esprit dans le
désert pour être tenté par le démon.
Conclusion Le Christ a voulu être
tenté pour nous servir d’exemple et d’aide contre les tentations et nous
apprendre de quelle manière nous pourrions les vaincre.
Il faut répondre que
le Christ a voulu être tenté : 1° Pour nous donner un secours contre les
tentations. D’où saint Grégoire dit (Hom. 16 in Ev.) : Il n’était pas indigne de notre Rédempteur, qui était
venu pour être mis à mort, de se laisser tenter ; car il était juste qu’il
vainquît nos tentations par les siennes, comme il était venu vaincre notre mort
par la sienne. 2° Pour que nous fussions sur nos gardes, afin que personne,
quelque saint qu’il fût, ne se crût tranquille et à l’abri de la tentation.
C’est pour cela qu’il a voulu être tenté par le baptême, parce que, comme le
dit saint Hilaire (Sup. Matth., can. 3) : Quand nous sommes sanctifiés les
efforts du démon redoublent, parce qu’il désire davantage remporter la victoire
sur les saints. D’où l’Ecriture dit (Ecclésiastique, 2, 1) : Mon fils,
lorsque vous entrerez au service de Dieu, demeurez ferme dans la justice et
dans la crainte, et préparez votre âme à la tentation. 3° A cause de
l’exemple, pour nous apprendre le moyen de triompher des tentations du démon.
D’où saint Augustin dit (De Trin., liv.
4, chap. 13) : Que le Christ se laissa tenter par le démon pour être notre
médiateur et nous aider à surmonter les tentations, non seulement par son
secours, mais encore par son exemple. 4° Pour que nous ayons confiance dans sa
miséricorde. D’où saint Paul dit (Héb., 4, 15) : Nous n’avons pas un pontife qui ne puisse
compatir à nos infirmités, ayant été tenté en toutes choses, et étant semblable
à nous, sauf le péché.
Article 2 : Le
Christ a-t-il dû être tenté dans le désert ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ n’ait pas dû être tenté dans le désert. Car le Christ a
voulu être tenté pour nous servir d’exemple, comme nous l’avons dit (art. préc.). Or, un exemple doit être proposé manifestement à
ceux qui doivent le suivre. Il n’a donc pas dû être tenté dans le désert.
Réponse
à l’objection N°1 : Le Christ nous est donné à tous pour
exemple par la foi, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 12, 2) : Nous avons les
yeux sur Jésus, l’auteur et le consommateur de la foi. Or, la foi, comme le
dit l’Apôtre (Rom., 10, 17), vient de l’ouïe, et non de la vue ; le
Seigneur dit lui-même (Jean, 20, 29) : Bienheureux
ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. C’est pourquoi pour que la tentation
du Christ nous servît d’exemple, il n’a pas fallu que les hommes la vissent,
mais il a suffi de la leur raconter.
Objection
N°2. Saint Chrysostome dit (Sup. Matth., hom. 13) que le
démon se presse plus vivement pour tenter quand il voit des solitaires. C’est
pourquoi dans le commencement il a tenté la femme, lorsqu’il l’a trouvée sans
son mari ; et par là il semble que le Christ en se retirant dans le désert pour
être tenté s’est de lui-même exposé à la tentation. Par conséquent puisque sa
tentation est l’exemple que nous devons suivre, il semble que les autres
devraient aussi s’exposer aux tentations ; ce qui cependant paraît être
dangereux, puisque nous devons plutôt en éviter les occasions.
Réponse
à l’objection N°2 : Il y a deux sortes d’occasion de
tentation. L’une vient de l’homme, comme quand quelqu’un s’expose prochainement
au péché sans en éviter les occasions. Cette occasion de tentation
doit être évitée, comme on le voit d’après ces paroles (Gen., 19, 17) : Ne restez pas dans tout le pays qui est autour de Sodome. L’autre
occasion de tentation vient du démon, qui porte toujours envie à ceux qui
tendent à la perfection, comme le dit saint Ambroise (loc. sup. cit.). On ne doit pas éviter cette occasion de tentation.
D’où saint Chrysostome dit (alius auctor sup. Matth., hom. 5, in op. imperf.) que le Christ n’a pas été seul conduit dans le
désert par l’Esprit, mais qu’il en est de même de tous les enfants de Dieu qui
ont l’Esprit-Saint. Car ils ne se contentent pas de rester oisifs ; mais
l’Esprit-Saint les pousse à entreprendre une grande chose, qui consiste à se
retirer dans le désert relativement au démon, parce qu’il n’y a pas là
d’injustice dans laquelle le diable se délecte. D’ailleurs toute bonne œuvre
est déserte quant à la chair et au monde ; parce qu’elle n’est conforme ni à la
volonté de la chair, ni à celle du monde. Il n’est pas dangereux de donner au
diable cette occasion de tentation ; car c’est plutôt un conseil de
l’Esprit-Saint, qui est l’auteur de toute perfection, qu’une attaque du diable
jaloux.
Conclusion
Il a été convenable que le Christ fut tenté dans le
désert, pour délivrer de l’exil l’homme qui avait été chassé du paradis dans un
lieu désert.
Il faut répondre que,
comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°2), le Christ
s’est soumis au démon par sa volonté propre pour être tenté, comme aussi il
s’est volontairement soumis à ses suppôts pour être mis à mort ; autrement le
diable n’aurait pas osé venir à lui. Le démon tente plus fortement celui qui
est solitaire, parce que, selon la pensée de l’Ecriture (Ecclésiaste, 4, 12) : Si
quelqu’un a de l’avantage sur l’un, tous les deux lui résistent. D’où il
suit que le Christ est allé dans le désert comme dans un champ de bataille,
pour y être tenté par le diable. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 4) que le Christ se
retirait à dessein dans le désert pour y provoquer le démon. Car si le démon
n’eût pas combattu, ajoute-t-il, le Christ ne l’aurait pas vaincu pour moi. Il
ajoute encore d’autres raisons en disant que le Christ a ainsi agi par mystère
pour délivrer de l’exil Adam, qui avait été chassé du paradis dans le désert,
et aussi pour nous apprendre par son exemple que le démon porte envie à ceux
qui tendent à ce qu’il y a de plus parfait.
Article 3 :
La tentation du Christ a-t-elle dû avoir lieu après son jeûne ?
Objection
N°1. Il semble que la tentation du Christ n’ait pas dû avoir lieu après son
jeûne. Car nous avons dit (quest. préc., art. 2) qu’il ne lui convenait pas d’avoir une vie
austère. Or, c’est un acte d’austérité extrême que de rester quarante jours et
quarante nuits sans manger. Car c’est ainsi que l’on entend que le Christ a
jeûné pendant quarante jours et quarante nuits ; puisque, comme le dit saint Grégoire
(Hom. 16 in Evang.),
pendant tout ce temps il n’a pris aucune nourriture. Il ne semble donc pas
qu’un pareil jeûne ait dû précéder sa tentation.
Réponse
à l’objection N°1 : Il n’a pas été convenable que la vie du
Christ fût austère, pour qu’il se montrât comme ceux auxquels il a prêché. Mais
personne ne doit se charger de l’office de la prédication, s’il n’est d’abord
pur et d’une vertu parfaite. C’est ainsi qu’il est dit du Christ (Actes, 1, 4) : Qu’il commença à agir et à enseigner. C’est pourquoi, immédiatement
après son baptême, le Christ prit un genre de vie austère, pour nous apprendre
que c’est après avoir dompté leur chair, que les autres doivent se livrer à
l’office de la prédication, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 9, 27) : Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur qu’après
avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé.
Réponse
à l’objection N°2 : Dans ce passage de l’Evangile saint Marc peut
signifier que le Seigneur a été dans le
désert quarante jours et quarante nuits, pendant lesquels il a jeûné. Ces
paroles : Il a été tenté par Satan,
ne doivent pas s’entendre des quarante jours et des quarante nuits pendant
lesquels il a jeûné ; mais du temps qui a suivi, puisque saint Matthieu dit :
qu’après avoir jeûné pendant quarante
jours et quarante nuits, il eut faim ; et c’est de là que le tentateur a
pris occasion de s’approcher de lui. Ce qu’il ajoute, en disant que les anges le servaient, doit s’entendre
du temps qui s’est écoulé après la tentation. C’est ce que prouve saint
Matthieu, qui dit (4, 11) : Alors le
démon le laissa, c’est-à-dire après la tentation, et voici que les anges s’approchèrent et le servirent. Quant à ce
que saint Marc intercale, en disant (1, 13), il était avec les bêtes, saint Chrysostome pense (Hom. 13 in Matth.)
qu’il a eu pour but de montrer par là quel était ce désert, en faisant voir
qu’il était inaccessible aux hommes et rempli de bêtes. — Cependant, d’après
l’explication de Bède (chap. 5 in Marc.),
le Seigneur a été tenté quarante jours et quarante
nuits. Mais ceci ne doit pas s’entendre des tentations visibles que rapportent
saint Matthieu et saint Luc, qui ont eu lieu évidemment après le jeûne, mais de
certaines autres attaques que le Christ a souffertes de la part du démon
pendant qu’il jeûnait (Cajétan fait observer avec raison que ce sentiment du
vénérable Bède n’est pas à négliger, parce qu’indépendamment des tentations
visibles dont parlent les évangélistes le Christ a pu être souvent tenté sous
des formes différentes.).
Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 4, super illud : Et consummatâ, etc.), le démon s’est
éloigné du Christ jusqu’à un temps, parce qu’il n’est plus venu ensuite pour le
tenter, mais pour le combattre ouvertement, c’est-à-dire au temps de sa passion
(Ce fut dans ce moment que les efforts du démon durent être les plus grands, parce
que, comme le dit Bossuet, c’est aux approches de la mort qu’on est le plus
tenté : c’est le temps de la décision, c’est le temps de la faiblesse.).
Cependant par ces combats il semblait tenter le Christ par rapport à la
tristesse et à la haine du prochain, comme dans le désert il le tenta du côté
de la gourmandise et du mépris de Dieu par l’idolâtrie.
Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Matth., 4, 2) : Après avoir jeûné quarante jours et quarante
nuits il eut faim, et alors le tentateur s’approcha de lui.
Conclusion C’est avec raison que
le Christ a voulu être tenté, après avoir jeûné, pour notre exemple et notre
instruction, afin de nous apprendre à être humbles, quand nous voyons quelque
chose de bien en nous.
Il faut répondre que
c’est avec raison que le Christ a voulu être tenté après avoir jeûné : 1° A
cause de l’exemple ; parce que, comme nous l’avons dit (art. 1), puisqu’il
importe à tous de se tenir en garde contre les tentations, en jeûnant avant la
tentation qui devait l’assaillir, il nous a appris que c’était par le jeûne
qu’il fallait nous armer contre nos propres tentations. C’est pourquoi l’Apôtre
compte le jeûne parmi les armes de la justice (2 Cor.,
chap. 6). 2° Pour nous montrer que le diable vient tenter ceux qui jeûnent
aussi bien que les autres qui se livrent à de bonnes œuvres. C’est pour cela
que le Christ est tenté après son baptême, comme après son jeûne. D’où saint
Chrysostome dit (Sup. Matth.,
hom. 13) : Pour nous apprendre combien le jeûne est
salutaire et de quel secours il est contre le démon et pour nous faire voir
qu’après le baptême il ne faut pas s’abandonner au plaisir, mais s’exercer au
jeûne ; le Christ a jeûné, sans avoir besoin de le faire, mais pour notre
instruction. 3° Parce qu’après le jeûne il a ressenti la faim, ce qui a donné
au démon l’audace de l’attaquer, comme nous l’avons dit (art. 1). Toutefois
quand il eut faim, comme le dit saint Hilaire (Sup. Matth., can. 3), ce ne fut pas par
indigence ou par besoin, mais il abandonna l’homme à sa nature, parce que le
diable ne devait pas être vaincu par Dieu, mais par la chair que le Verbe a
prise. C’est pour cela, ajoute saint Chrysostome (ut sup.), qu’il ne jeûna pas
plus longtemps que Moïse et Elie, dans la crainte qu’on ne cessât de croire que
sa chair était véritable.
Article 4 : L’ordre
et le mode de la tentation du Christ ont-ils été convenables ?
Objection
N°1. Il semble que le mode et l’ordre de la tentation n’aient pas été convenables.
Car la tentation du démon porte au péché. Or, si le Christ était venu en aide à
ceux qui ont faim en changeant les pierres en pain, il n’aurait pas péché ;
comme il n’a pas péché en multipliant les pains ; ce qui n’en a pas moins été
un miracle qu’il a fait pour secourir la foule qui avait besoin. Il semble donc
qu’il n’y ait point eu là de tentation.
Réponse
à l’objection N°1 : Faire usage de ce qui est nécessaire pour
vivre, ce n’est pas un péché de gourmandise ; mais il appartient à ce vice que l’homme
fasse quelque chose de déréglé, d’après le désir qu’il a d’avoir sa
subsistance. Or, c’est une chose déréglée que de vouloir se procurer sa
nourriture par un miracle, dès qu’on peut avoir recours à des moyens humains
pour l’entretien de son corps. C’est pourquoi le Seigneur a donné
miraculeusement aux Israélites la manne dans le désert où on ne pouvait
autrement se procurer de quoi vivre, et le Christ a également nourri par
miracle la multitude dans un désert où l’on ne pouvait la nourrir autrement.
Mais il pouvait satisfaire sa faim autrement que par un miracle, comme on voit
que l’a fait Jean Baptiste (Matth., 3, 4), ou
bien en allant dans les lieux les plus voisins. C’est pourquoi le diable
pensait que le Christ pécherait si, étant un homme (Car si l’on considère le
Christ comme le Seigneur de toutes choses, il est évident qu’il n’aurait pas
péché en changeant les pierres en pain, puisqu’il peut user de sa puissance
infinie comme bon lui semble.) comme les autres, il cherchait à faire des
miracles pour apaiser sa faim.
Réponse
à l’objection N°2 : On cherche souvent dans l’humiliation extérieure la
gloire dont on s’enorgueillit au sujet des biens spirituels. D’où saint
Augustin dit (De serm.
Dom. in mont., liv. 2, chap. 19) : Il est à
remarquer que l’orgueil ne se rencontre pas seulement dans l’éclat et la pompe
des choses corporelles, mais qu’il peut se cacher sous l’extérieur le plus
négligé. C’est pour cela que le démon a conseillé au Christ de se jeter
corporellement en bas pour rechercher la gloire spirituelle.
Réponse à l’objection N°3 : C’est un péché de rechercher les richesses et les
honneurs de ce monde, quand on le fait déréglément. C’est ce qui le manifeste
principalement, quand pour acquérir ces biens on fait quelque chose qui n’est
pas honnête. C’est pourquoi le diable ne s’est pas contenté de conseiller le
désir des richesses et des honneurs ; mais il a porté le Christ à l’adorer
pour les obtenir, ce qui est le plus grand crime et ce qui est contre Dieu. Non
seulement il a dit : Si vous m’adorez,
mais il a ajouté : Si vous vous
prosternez, parce que, comme le dit saint Ambroise (sup. illud Luc, chap. 4, Duxit illum),
l’ambition a un danger de servilité ; car pour dominer les autres on sert
d’abord soi-même, et on se montre obséquieux pour obtenir des honneurs ; et
quand on s’abaisse davantage, c’est alors qu’on veut être plus élevé. De même,
dans les tentations précédentes, le démon s’est efforcé d’amener le Christ du
désir d’un péché dans un autre. C’est ainsi que du désir de la nourriture il
s’est efforcé de le faire tomber dans la vaine gloire en l’engageant à faire
des miracles sans motif, et du désir de la vaine gloire il s’est efforcé de
l’amener à tenter Dieu en se précipitant du haut du temple.
Réponse
à l’objection N°4 : Selon la remarque de saint Ambroise (Sup. Luc., chap. 4, in illud : Et consummatâ omni,
etc.), l’Ecriture n’aurait pas dit qu’après avoir achevé toutes ses tentations,
le diable s’était éloigné de lui, si les trois tentations précédentes
n’embrassaient la matière de tous les péchés ; parce que les causes de ces
tentations sont les causes de toutes les convoitises, c’est-à-dire les
jouissances de la chair, l’espérance de la gloire, et l’avidité de la puissance
(C’est ce qu’exprime saint Jean par ces paroles (1 Jean, 2, 16) : Tout ce qui est dans le monde est
concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie.).
Réponse à l’objection N°5 : Comme le dit saint Augustin (De cons. Evangel., liv. 2, chap. 16) : On
ne sait pas quel a été le premier de ces faits. Lui a-t-on montré d’abord les
royaumes de la terre et l’a-t-on élevé ensuite sur le faîte du temple, ou bien
est-ce ce dernier fait qui s’est passé le premier (Cajétan pense qu’il n’y a
pas d’incertitude à cet égard, parce que, d’après le texte, on voit que saint
Matthieu suit l’ordre des temps, puisqu’il dit : Iterum assumpsit… tunc assumpsit… iterum, tandis que
saint Luc n’emploie pas cette manière de dire.) ? Peu importe, du reste, pourvu
qu’il soit manifeste que tous ces faits se sont passés. Quant aux évangélistes
ils paraissent avoir suivi un ordre différent : parce que quelquefois on va de
la vaine gloire à la cupidité et que d’autres fois c’est le contraire.
Objection
N°6. Saint Jérôme dit (Sup. Matth., sup. illud chap. 4 : Non in solo pane), que le but du Christ a été de vaincre le démon
par l’humilité et non par la puissance. Il n’aurait donc pas dû le repousser
impérieusement en lui disant avec réprimande : Retire-toi en arrière, Satan.
Réponse à l’objection N°6 : Quand il a souffert l’injure de la tentation, et lorsque le
diable lui a dit : Si vous êtes le Fils
de Dieu jetez-vous en bas, le Christ ne fut point troublé et il ne
gourmanda pas le tentateur. Mais quand le diable eut revendiqué pour lui les
honneurs divins en disant : Je vous
donnerai toutes ces choses, si vous vous prosternez pour m’adorer, il
s’irrita et le repoussa en disant : Retirez-vous,
Satan ; pour nous apprendre par son exemple à supporter les injures qui
nous regardent personnellement avec une grande égalité d’âme, mais à ne pas
même vouloir entendre les injures faites à Dieu.
Réponse à l’objection N°7 : Comme le dit saint Chrysostome (alius auctor, hom. 5, in op. imperf.), le diable élevait le Christ sur le sommet du
temple pour le faire voir à tout le monde ; mais lui, sans que le diable le
sût, faisait qu’il n’était vu de personne. Quant à ces paroles : Il lui montra tous les royaumes du monde et
leur gloire, elles ne signifient pas qu’il vit les royaumes eux-mêmes,
leurs cités, leurs habitants, l’or ou l’argent qu’ils renferment ; mais le
diable montrait du doigt au Christ les parties de la terre dans lesquelles
chaque royaume ou chaque cité se trouve, et il le lui décrivait par ses
discours la gloire et l’état de chacun de ces empires. Ou bien, d’après Origène
(Hom. 30 in Luc.), il lui montra comment il
régnait lui-même dans le monde par divers vices.
Mais c’est le
contraire. Le témoignage de l’Ecriture est irréfragable (Matth., chap. 4 et Luc, chap. 4).
Conclusion La triple tentation du
Seigneur dans le désert a été exposée par les évangélistes dans un ordre
convenable.
Il faut répondre que la tentation qui vient
du démon se fait par manière de suggestion, comme le dit saint Grégoire (Hom. 16 in Evang.). On ne peut
pas suggérer quelque chose à tout le monde de la même manière ; mais on suggère
à chaque individu quelque chose, d’après les choses qui peuvent l’impressionner.
C’est pourquoi le diable ne tente pas immédiatement l’homme spirituel au sujet
de péchés graves, mais peu à peu il commence par les plus légers, pour le
conduire ensuite aux plus graves. D’où saint Grégoire (Mor., liv. 31, chap. 17), expliquant ce passage (Job, chap. 39) : Il sent
de loin le combat, l’exhortation des chefs et le cri de l’armée, dit :
C’est avec raison qu’on dit que les chefs exhortent et que l’armée crie ; parce
que les premiers vices s’insinuent dans l’âme abusée sous une apparence de
raison, mais les fautes innombrables qui suivent, quand ils l’ont pervertie, se
précipitent sur elle avec une sorte de clameur bestiale. — C’est aussi ce que
le diable a observé dans la tentation du premier homme. En effet, il l’a
d’abord excité à manger du fruit défendu, en disant (Gen., 3, 1) : Pourquoi Dieu vous
a-t-il ordonné de ne pas manger des fruits de tous les arbres du paradis ?
En second lieu, il l’a tenté du côté de la vaine gloire, quand il a dit : Vos yeux seront ouverts. Enfin, en
dernier lieu, il l’a tenté du côté de l’orgueil, quand il lui a dit : Vous serez comme des dieux, sachant le bien
et le mal. — Il a conservé cet ordre dans la tentation du Christ ; car il
l’a tenté : 1° à l’égard de ce que les hommes désirent, quelques spirituels
qu’ils soient, c’est-à-dire au sujet de la nourriture qui soutient le corps
naturellement. 2° Il est arrivé à ce qui est quelquefois une occasion de chuter
pour les hommes spirituels, c’est-à-dire à ce qui fait qu’ils agissent
quelquefois par ostentation, ce qui appartient à la vaine gloire. 3° Il a
poussé la tentation à ce qui n’appartient déjà plus aux hommes spirituels, mais
aux hommes charnels, et qui consiste à rechercher les richesses et la gloire du
monde jusqu’au mépris de Dieu. C’est pourquoi, dans les deux premières
tentations, il a dit : Si vous êtes le
Fils de Dieu, tandis qu’il ne s’est pas servi de cette expression dans la
troisième, qui ne peut convenir, comme les deux autres, aux hommes spirituels
qui sont les enfants de Dieu par adoption. — Le Christ a résisté à ces
tentations par les témoignages de la loi, et non par la puissance de sa vertu ;
afin d’honorer par-là l’homme davantage et de punir davantage son adversaire,
en faisant vaincre l’ennemi du genre humain, non par Dieu, mais par l’homme (Voyez
sur l’ordre et la nature de ces tentations les Elévations de Bossuet, 25e semaine, élévat.
3 et 4), selon la pensée du pape saint Léon (Serm. 1 Quadrag., chap. 3).
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
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