Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 44 : De chaque espèce de miracles que le Christ a opérés

 

            Après avoir parlé des miracles du Christ en général, nous devons nous occuper de chacune de leurs espèces en particulier. — Nous nous occuperons : 1° des miracles qu’il a faits à l’égard des substances spirituelles (Cet article a pour objet de montrer qu’il était convenable que le Christ chassât les démons ; ce qui se trouve en opposition avec les incrédules et les protestants modernes qui prétendent qu’il n’y a jamais eu d’obsédés ni de possédés, et que le Christ et les apôtres n’ont parlé des démoniaques que pour condescendre à l’erreur du vulgaire.) ; 2° des miracles qu’il a faits à l’égard des corps célestes (Dans cette question, saint Thomas passe en revue successivement tous les êtres, pour montrer qu’ils étaient tous soumis au Christ, et qu’il pouvait agir sur eux avec une puissance absolue.) ; 3° des miracles qu’il a faits à l’égard des hommes (C’était surtout ce genre de miracles qui avait été annoncé par les prophètes (Is., 35, 5-6) : Alors les yeux des aveugles verront, et les oreilles des sourds seront ouvertes. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la langue des muets sera déliée.) ; 4° des miracles qu’il a faits à l’égard des créatures irraisonnables.

 

Article 1 : Les miracles faits par le Christ à l’égard des substances spirituelles ont-ils été convenables ?

 

Objection N°1. Il semble que les miracles que le Christ a faits à l’égard des substances spirituelles n’aient pas été convenables. Car parmi les substances spirituelles les anges l’emportent sur les démons ; parce que, comme l’observe saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 6) : L’esprit raisonnable qui est prévaricateur et pécheur est régi par l’esprit de vie raisonnable qui est pieux et juste. Or, on ne voit pas que le Christ ait fait des miracles à l’égard des bons anges. Il n’eût donc pas dû en faire non plus à l’égard des mauvais.

Réponse à l’objection N°1 : Comme les hommes doivent être délivrés de la puissance des démons par le Christ, ils devaient être par lui associés aux anges, d’après ces paroles de l’Apôtre (Col., 1, 20) : Il a pacifié par le sang qu’il a répandu sur la croix ce qui est au ciel et sur la terre. C’est pourquoi il n’était pas convenable qu’il fît à l’égard des anges d’autres miracles que de les faire apparaître pour se montrer aux hommes, ce qui a eu lieu dans sa naissance, dans sa résurrection et son ascension.

 

Objection N°2. Les miracles du Christ avaient pour but de manifester sa divinité. Or, la divinité du Christ ne devait pas être manifestée aux démons, parce que cette connaissance aurait empêché le mystère de sa passion, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 2, 8) : S’ils eussent connu le Seigneur de la gloire ils ne l’auraient pas crucifié. Il n’a donc pas dû faire des miracles à l’égard des démons.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 9, chap. 21) : Le Christ ne s’est manifesté aux démons qu’autant qu’il l’a voulu, et il ne l’a voulu qu’autant qu’il l’a fallu. D’ailleurs il ne s’est pas montré à eux comme aux saints anges par ce qui constitue la vie éternelle (Ce qui constitue la vie éternelle, c’est la lumière surnaturelle de la grâce. Le Christ ne s’est pas manifesté de la sorte aux démons, et c’est pour ce motif qu’ils n’ont pas été absolument certains de sa divinité. Ils n’ont pu que le conjecturer d’après ses paroles et ses miracles, et c’est ce qui nous explique comment ils l’ont crucifié.), mais par des effets temporels de sa puissance. D’abord en voyant que le Christ avait faim après avoir jeûné, ils ont pensé qu’il n’était pas le Fils de Dieu. C’est pourquoi à l’occasion de ces paroles : Si vous êtes le Fils de Dieu (Luc, chap. 4), saint Ambroise dit : Que signifie cette manière de s’exprimer, sinon qu’il savait que le Fils de Dieu viendrait, mais qu’il n’a pas pensé qu’il était venu à la vue de ses infirmités corporelles ? Mais ensuite, après avoir été témoin de ses miracles, il a commencé à conjecturer d’après certains soupçons qu’il était le Fils de Dieu. C’est pour ce motif que sur ces paroles (Marc, chap. 1) : Je sais que vous êtes le saint de Dieu, saint Chrysostome dit (hab. in Catenâ D. Thomæ et in lib. Quæst. Vet. et Nov. Testam., quest. 66, int. op. August.) : qu’il n’avait pas une connaissance certaine et ferme de l’avènement de Dieu, mais qu’il savait qu’il était le Christ promis dans la loi. C’est ce qui fait dire (Luc, 4, 41) : Qu’ils savaient qu’il était le Christ. Mais en confessant qu’il était le Fils de Dieu, ils parlaient plutôt d’après des soupçons qu’avec certitude. D’où le vénérable Bède observe (Sup. Luc., chap. 14) : Que les démons confessaient le Fils de Dieu, comme on dit plus loin : Qu’ils savaient qu’il était le Christ, parce que le diable l’ayant vu fatigué par le jeûne, il crut qu’il était un homme véritable, mais parce qu’en le tentant il ne put pas le vaincre, il se douta qu’il était le Fils de Dieu. Par la puissance de ses miracles il comprit ou plutôt il soupçonna aussi ce qu’il était. C’est pourquoi il a conseillé aux Juifs de le crucifier, non parce qu’il a pensé que le Christ n’était pas le Fils de Dieu, mais parce qu’il n’a pas prévu que sa mort serait sa propre ruine. Car c’est de ce mystère, caché dès le commencement des sièges, que l’Apôtre dit : qu’aucun des princes de ce siècle ne l’a connu ; parce que s’ils l’eussent connu, ils n’auraient jamais sacrifié le Seigneur de la gloire.

 

Objection N°3. Les miracles du Christ avaient pour but la gloire de Dieu : d’où il est dit (Matth., 9, 8) : que la foule voyant un paralytique guéri par le Christ, fut saisie de crainte et qu’elle rendît gloire à Dieu de ce qu’il avait donné une telle puissance aux hommes. Or, il n’appartient pas aux démons de glorifier Dieu ; parce que sa louange n’est pas bien placée dans la bouche des pécheurs, comme le dit l’Ecriture (Ecclésiastique, 15, 9). Aussi les évangélistes rapportent (Marc, chap. 1, Luc, chap. 4) : que le Christ ne laissait pas les démons dire les choses qui se rapportaient à sa gloire. Il semble donc qu’il n’ait pas été convenable qu’il fît des miracles à leur égard.

Réponse à l’objection N°3 : Le Christ en chassant les démons n’a fait de miracles que dans l’intérêt des hommes, pour qu’ils le glorifiassent. C’est pourquoi il les a empêchés de dire ce qui se rapportait à sa louange. 1° Pour l’exemple, parce que, comme le dit saint Athanase (implic. in Epist. de synod. Arim. et Seleuc. et Chrysost., conc, ii), il leur fermait la bouche, quoiqu’ils eussent dit vrai, pour nous habituer à ne pas nous occuper d’eux, quand même ils paraîtraient dire la vérité. Car il ne nous est pas permis, puisque nous avons la parole de Dieu entre les mains, de nous instruire près du démon. D’ailleurs, c’est dangereux parce que les démons mêlent souvent le mensonge à la vérité. 2° Parce que, comme le dit saint Chrysostome (hab. in Catenâ aureâ), il ne fallait pas leur laisser prendre la gloire de la charge apostolique, et il ne convenait pas que le mystère du Christ fût publié par une langue souillée, parce que sa louange est déplacée dans la bouche des pécheurs. 3° Parce que, comme le dit Bède (loc. sup. cit. et Theophyl., in hunc. loc.), il ne voulait pas par là exciter l’envie des Juifs. Aussi recommande-t-il à ses apôtres eux-mêmes de ne pas parler de lui, de peur qu’en faisant connaître sa divinité, l’œuvre de sa passion ne soit différée.

 

Objection N°4. Les miracles faits par le Christ ont pour but le salut des hommes. Or, il y a des démons qui ont été chassés du corps des hommes quelquefois au détriment corporel de ces derniers. Ainsi il est dit (Marc, 9, 2) : que le démon ayant jeté un grand cri et ayant agité l’enfant où il était par de violentes convulsions, sortit, et que l’enfant devint comme mort ; de sorte que plusieurs disaient qu’il l’était réellement. D’autres fois ce fut avec perte pour leurs biens, comme quand à la demande des démons, il les envoya dans les pourceaux qu’ils précipitèrent dans la mer. C’est pourquoi les habitants de ce pays le prièrent de s’écarter des limites de leur contrée, comme on le voit (Matth., chap. 8). Il semble donc qu’il ait à tort fait ces prodiges.

Réponse à l’objection N°4 : Le Christ était venu tout particulièrement enseigner et faire des miracles dans l’intérêt des hommes, surtout par rapport au salut de leur âme. C’est pourquoi il a permis aux démons qu’il chassait de faire aux hommes quelque tort dans leur corps et dans leurs biens, pour le salut de leur âme, c’est-à-dire pour leur instruction. D’où saint Chrysostome dit (Sup. Matth., hom. 29) : que le Christ a permis aux démons d’entrer dans des pourceaux, sans qu’il se soit laissé persuader par eux ; mais il l’a fait pour nous montrer l’étendue du tort que causent les démons qui tendent des embûches aux hommes ; 2° pour nous apprendre à tous qu’ils n’osent rien faire, même contre des porcs, sans son consentement ; 3° pour nous faire voir qu’ils auraient fait plus de mal à ces hommes qu’aux porcs, si la providence divine n’était pas venue à leur secours. C’est encore pour les mêmes motifs qu’il a permis que l’enfant qu’il délivrait des démons, fût sur l’heure plus gravement affligé ; mais il l’a délivré aussitôt de cette affliction. Par là il nous montre aussi, comme le dit Bède (id. sub Greg., Hom. 2 in Evang.), que souvent quand nous nous efforçons de revenir à Dieu après avoir péché, notre ancien ennemi nous tend de nouveaux pièges et nous attaque plus vivement. Il le fait soit pour nous rendre la vertu odieuse, soit pour venger l’injure que nous lui avons faite, en le bannissant. Celui qui était guéri est devenu comme mort, selon la remarque de saint Jérôme (in hunc locum), parce que c’est de ceux qui sont guéris qu’il est dit (Col., 3, 3) : Vous êtes mort et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ.

 

Mais c’est le contraire. Car c’était prédit par ces paroles du prophète (Zach., 13, 2) : Je ferai disparaître de la terre l’esprit impur.

 

Conclusion Il a été convenable que le Christ délivrât, par la vertu de sa divinité, tous ceux qui étaient obsédés par le démon.

Il faut répondre que les miracles que le Christ a faits sont des preuves de la foi qu’il enseignait. Or, il devait se faire que par la vertu de sa divinité il bannît la puissance des démons des hommes qui devaient croire en lui, d’après ces paroles de l’Evangile (Jean, 12, 31) : C’est maintenant que le prince de ce monde va être chassé dehors (Il y a une foule de passages dans l’Evangile, où il s’agit des merveilles que le Christ opérait sur le démon. Perrone les indique dans la thèse qu’il soutient à ce sujet contre les rationalistes (Tractatus de Deo creatore, part. 1, chap. 5, prop. 1).). C’est pourquoi il a été convenable que parmi ses autres miracles il délivrât ceux qui étaient obsédés du démon.

 

Article 2 : Est-il convenable que le Christ ait fait des miracles à l’égard des corps célestes ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas convenable que le Christ ait fait des miracles à l’égard des corps célestes. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4), il n’appartient pas à la divine providence de corrompre la nature, mais de la sauver. Or, les corps célestes sont incorruptibles et inaltérables d’après leur nature, comme on le voit (De cælo, liv. 1, text. 20). Il n’a donc pas été convenable que le Christ produisît aucun changement dans l’ordre des corps célestes.

Réponse à l’objection N°1 : Comme il est naturel que les corps inférieurs soient mus par les corps célestes qui leur sont supérieurs selon l’ordre de la nature ; de même il est naturel à chaque créature d’être transformée par Dieu selon sa volonté. D’où saint Augustin dit (Cont. Faust., liv. 26, chap. 3, et hab. in gloss. ord., Rom., chap. 11, sup. illud : Contra naturam insertus es, etc.) : Dieu, le créateur et l’auteur de toutes les natures, ne fait rien contre nature ; parce que ce qu’il fait, c’est là ce qui constitue la nature de chaque chose. Ainsi la nature des corps célestes n’est pas altérée, quand Dieu change leur cours ; mais elle le serait, si elle était modifiée par une autre cause.

 

Objection N°2. Le mouvement des corps célestes marque la marche des temps, d’après ces paroles de la Genèse (1, 14) : Qu’il y ait des corps lumineux dans le firmament du ciel et qu’ils servent de signes pour marquer les temps, les jours et les années. En troublant la marche des corps célestes, on change donc aussi la distinction et l’ordre des temps. Cependant on ne voit pas que ces changements aient été aperçus par les astronomes, qui observent les astres et calculent les mois, selon l’expression du prophète (Is., 47, 13). Il semble donc que le Christ n’ait pas produit de changement à l’égard du mouvement des corps célestes.

Réponse à l’objection N°2 : Le miracle produit par le Christ n’a pas bouleversé l’ordre des temps. Car, d’après quelques auteurs, ces ténèbres ou l’obscurcissement du soleil qui arriva dans la passion du Christ, sont provenus de ce que le soleil a retiré ses rayons, sans qu’il y ait eu pour cela aucun changement dans le mouvement des corps célestes qui sont la mesure du temps. D’où saint Jérôme dit (Sup. Matth., chap. 27 : A sextâ autem horâ) : L’astre le plus éclatant paraît avoir retiré alors ses rayons pour ne pas voir le Seigneur en croix, ou pour que les impies qui le blasphémaient ne jouissent pas de sa lumière. Mais ce mouvement de rétraction ne doit pas s’entendre, comme si le soleil avait en son pouvoir la faculté d’émettre ses rayons ou de les retirer ; car il ne les émet pas d’après son élection, mais d’après sa nature, selon la pensée de saint Denis (De div. nom., chap. 4). En disant que le soleil a retiré ses rayons, on entend donc par là que la vertu divine a été cause que ses rayons ne sont pas parvenus jusqu’à terre. Origène dit que cela s’est fait par l’interposition des nuages, et il s’exprime ainsi (Sup. Matth., tract. 35) : Il est convenable d’admettre qu’alors une foule de nuées très étendues et très épaisses se sont rassemblées sur Jérusalem et sur la Judée, et qu’il en est résulté de profondes ténèbres depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième. Car je pense, ajoute-t-il, que ce signe, comme tous les autres qui ont eu lieu dans la passion, tels que le déchirement du voile du temple, le tremblement de terre, etc., ne s’est passé qu’à Jérusalem. Ou bien on peut étendre ce prodige à la terre de Judée, parce qu’il est dit : Que les ténèbres se répandirent sur toute la terre, ce qui s’entend de la terre de Judée (Quelle que soit l’opinion à laquelle on s’arrête, le fait ne peut être mis en doute, parce qu’il est rapporté par tous les évangélistes, qui le racontent à leurs contemporains, et qui n’auraient pu s’exposer à recevoir ainsi le démenti le plus formel.). C’est ainsi qu’Abdias dit à Elie (3 Rois, chap. 18) : Vive le Seigneur votre Dieu, parce qu’il n’y a pas de nation, ou de royaume, où mon maître ne vous ait envoyé chercher, indiquant par là qu’il l’avait cherché dans les nations qui sont autour de la Judée. — Mais à cet égard on doit plutôt s’en rapporter à saint Denis (Au moyen âge, les écrits de saint Denis l’Aréopagite étaient considérés comme authentiques, et l’on croyait qu’il avait été le contemporain de Notre-Seigneur et des apôtres. Quoique quelques critiques modernes aient essayé de soutenir cette opinion, elle nous paraît peu probable. On peut voir à ce sujet les dissertations de Noël Alexandre et du P. Honoré de Sainte-Marie, qui sont ses plus illustrés défenseurs.), qui a vu de ses propres yeux que ce prodige était arrivé par l’interposition de la lune entre nous et le soleil. Car il dit (Epist. ad Polyc., 7) qu’étant en Egypte, il a vu à son grand étonnement la lune s’interposer entre le soleil et la terre, et à ce sujet il distingue quatre miracles. Le premier c’est qu’une éclipse naturelle de soleil n’arrive jamais que par l’interposition de la lune, ce qui n’a lieu que dans le temps de la conjonction de ces deux astres. La lune était alors en opposition, puisqu’elle était à son quinzième jour, parce que c’était alors la pâque des Juifs. D’où saint Denis remarque que ce n’était pas le temps de la conjonction. Le second miracle c’est qu’à l’heure de sexte, on vit la lune avec le soleil au milieu du ciel, et que le soir elle reparut à sa place, c’est-à-dire à l’orient à l’opposé du soleil. D’où il ajoute : Nous l’avons vue de nouveau à la neuvième heure, c’est-à-dire au moment où les ténèbres cessèrent, elle s’éloigna du soleil, et de cet astre vint surnaturellement se remettre en face c’est-à-dire de manière qu’elle lui fût diamétralement opposée. Par conséquent il est évident que le cours ordinaire des temps n’a pas été troublé, parce que la vertu divine a été cause que la lune s’est approchée surnaturellement du soleil dans un temps où ce phénomène ne devait pas avoir lieu, et qu’ensuite elle s’en est écartée pour revenir à sa place dans le temps convenable. Le troisième miracle c’est qu’une éclipse naturelle commence toujours par la partie occidentale du soleil et parvient jusqu’à la partie orientale ; et il en est ainsi parce que la lune selon son mouvement propre, d’après lequel elle se meut d’occident en orient, est plus rapide que le soleil dans son propre mouvement. C’est pourquoi la lune qui vient d’occident atteint le soleil et passe sous lui en se dirigeant vers l’orient. Mais alors la lune était passée au delà du soleil, et elle en était éloignée d’un demi-cercle puisqu’elle était en opposition. C’est pour cela qu’il fallut qu’elle revînt vers l’orient du côté du soleil et qu’elle l’atteignît dans sa partie orientale, en allant ensuite vers l’occident. C’est ce qui fait dire à saint Denis : Nous avons vu l’éclipsé commencer à l’orient, s’étendre jusqu’à l’extrémité du disque du soleil, parce que le soleil a été totalement éclipsé, et rétrograder ensuite. Le quatrième miracle a consisté en ce que dans une éclipse naturelle le soleil commence à réapparaître par l’endroit qui a été d’abord obscurci, parce que la lune en arrivant sous le soleil le dépasse vers l’orient par son mouvement naturel, et commence ainsi à abandonner la partie occidentale qu’elle avait tout d’abord occupée. Mais dans ce cas la lune étant revenue par miracle de l’orient vers l’occident, elle n’est pas allée au delà du soleil en suivant son premier mouvement ; mais une fois parvenue à l’extrémité du disque du soleil elle est retournée vers l’orient, et par conséquent la partie du soleil qu’elle a abandonné la première, c’est celle qu’elle a occupé la dernière. Ainsi l’éclipsé a commencé par la partie orientale, et c’est dans la partie occidentale que la lumière a commencé à reparaître. C’est ce qui fait dire au même Père : Nous avons vu la décroissance et la réapparition de la lumière, non dans la même partie du soleil, mais dans un sens tout à fait opposé. — Saint Chrysostome ajoute un cinquième miracle en disant (Sup. Matth., hom. 89) que les ténèbres ont duré trois heures, tandis qu’une éclipse de soleil passe en un moment ; car elle ne dure pas longtemps (Du moins elle n’est pas longtemps centrale.), comme le savent les observateurs. Ce qui suppose que la lune est restée immobile sous le soleil ; à moins que l’on ne dise que le temps que les ténèbres ont duré se compte depuis l’instant où le soleil a commencé à s’obscurcir jusqu’à celui où il a complètement recouvré sa clarté. Mais, selon la remarque d’Origène (Sup. Matth., loc. sup. cit.), les enfants du siècle font une objection à ce sujet en disant : Comment se fait-il que chez les Grecs ou chez les barbares aucun écrivain n’ait rapporté cet événement merveilleux ? Il dit qu’un nommé Phlégon (Ce silence des auteurs anciens a ce sujet nous porterait à admettre, avec Bergier, le sentiment d’Origène, qui attribuait à un nuage les ténèbres qui se répandirent alors sur la terre.) en a parlé dans ses Chroniques et qu’il place ce fait sous le principat de Tibère ; mais il n’a pas remarqué que c’était alors pleine lune. Il a donc pu se faire que tous les astronomes qui existèrent alors n’aient pas songé à observer cette éclipse, parce que ce n’était pas le temps de les observer, et qu’ils aient attribué cette obscurité à quelque chose qui se serait passé dans l’air. Mais en Egypte, où l’on voit moins de nuages à cause de la sérénité du ciel, saint Denis en fut frappé ainsi que ses compagnons, et ils observèrent les phénomènes que nous avons décrits plus haut.

 

Objection N°3. Il convenait au Christ de faire des miracles pendant sa vie, lorsqu’il prêchait, plutôt qu’à sa mort : soit parce que, selon la pensée de l’Apôtre (2 Cor., 13, 4) : Bien qu’il ait été crucifié selon la faiblesse de la chair, il était néanmoins plein de vie par sa vertu divine, d’après laquelle il faisait des miracles ; soit parce que ses miracles avaient pour but d’établir sa doctrine. Cependant on ne voit pas que le Christ ait fait des miracles à l’égard des corps célestes pendant sa vie, et même quand les pharisiens lui demandèrent des signes dans le ciel, il refusa de leur en donner, comme on le voit (Matth, chap. 12 et 16). Il semble donc qu’il n’ait pas dû en faire aucun de ce genre à sa mort.

Réponse à l’objection N°3 : Le Christ devait montrer sa divinité par des miracles principalement au moment où on voyait le mieux en lui l’infirmité de la nature humaine. C’est pour cette raison qu’à sa naissance on a vu une nouvelle étoile au ciel. D’où saint Maxime dit (Serm. Nativ. 4) : Si vous méprisez la crèche, élevez un peu les yeux et regardez au ciel une étoile nouvelle qui apprend au monde la naissance du Seigneur. Mais dans la passion le Christ a paru encore plus faible dans son humanité. C’est pourquoi il a fallu qu’il fît de plus grands miracles à l’égard des principaux astres qui éclairent le monde. Et, comme le dit saint Chrysostome (Sup. Matth., hom. 89), c’est le signe qu’il promettait de donner à ceux qui lui en demandaient, lorsqu’il disait : Cette génération dépravée et adultère demande un signe, elle n’en aura pas un autre que le signe du prophète Jonas, indiquant par là sa croix et sa résurrection. Car il était bien plus étonnant que ce prodige se fît pendant qu’il était sur la croix que lorsqu’il marchait librement sur la terre.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Luc, 23, 44) que toute la terre f ut couverte de ténèbres jusqu’à la neuvième heure et que le soleil fut obscurci.

 

Conclusion Il a été convenable que le Christ fît des miracles, non seulement à l’égard des créatures inférieures, mais encore à l’égard des corps célestes, pour mieux prouver sa divinité.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 4), les miracles du Christ devaient être tels qu’ils démontrassent suffisamment sa divinité. Or, elle ne se démontre pas aussi évidemment par les transformations des corps inférieurs, qui peuvent être produites par d’autres causes, que par le changement du cours des corps célestes que Dieu seul a réglés d’une manière immuable. C’est ce qui fait dire à saint Denis (Epist. 7 ad Polycarp.), i] faut savoir qu’on ne peut produire un changement dans l’ordre et le mouvement des corps célestes, qu’autant que ce changement a pour cause celui qui a tout fait et qui change tout par sa parole. C’est pourquoi il a été convenable que le Christ fît des miracles à l’égard des corps célestes.

 

Article 3 : Est-il convenable que le Christ ait fait des miracles à l’égard des hommes ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas opéré convenablement les miracles qu’il a faits à l’égard des hommes. Car dans l’homme l’âme vaut mieux que le corps. Or, le Christ a fait beaucoup de miracles à l’égard des corps, et l’on ne voit pas qu’il en ait fait un seul à l’égard des âmes. En effet il n’a point converti d’incrédules à la foi par sa vertu, mais il l’a fait en les avertissant, et en leur montrait ses miracles extérieurs ; on ne voit pas non plus qu’il ait rendu sages les insensés. Il semble donc qu’il n’ait pas convenablement opéré les miracles qu’il a faits à l’égard des hommes.

Réponse à l’objection N°1 : Les moyens se distinguent de la fin elle-même. Or, les miracles du Christ avaient pour fin le salut de l’âme raisonnable qui consiste dans les lumières de la sagesse et dans la justification de l’homme. La première de ces deux choses présuppose la seconde, parce que, comme le dit le Sage (Sag., 1, 4) : Le Seigneur n’entrera pas dans une âme qui veut le mal, et n’habitera pas dans un corps soumis au péché. Or, il ne convient de justifier les hommes qu’autant qu’ils le veulent ; car autrement ce serait contraire à la nature de la justice qui demande la droiture de la volonté, et ce serait aussi contraire à l’essence de la nature humaine qui doit être amenée au bien par le libre arbitre et non par contrainte. Le Christ a donc justifié intérieurement les hommes par sa vertu divine, mais il ne l’a pas fait malgré eux : cet effet ne rentre pas parmi les miracles, mais il est le but pour lequel les miracles se font. De même il a répandu sa sagesse sur ses disciples par sa vertu divine. C’est pourquoi il leur dit (Luc, 21, 15) : Je vous donnerai moi-même des paroles et une sagesse à laquelle tous vos ennemis ne pourront résister, ni rien opposer. Quant à l’illumination intérieure, ce prodige n’est pas compté parmi les miracles visibles, mais seulement quant à l’acte extérieur, en ce sens qu’on voyait des hommes qui avaient été ignorants et simples parler avec sagesse et fermeté (Le don des langues, le don de prophétie, et en général toutes les grâces gratuitement données, peuvent être de véritables miracles. C’est pourquoi on tire avec raison du changement subitement opéré dans les apôtres par l’Esprit-Saint une preuve de la divinité de la religion.). C’est pourquoi il est dit (Actes, 4, 13) : que les Juifs voyant la fermeté de Pierre et de Jean, sachant d’ailleurs c’étaient des hommes sans lettres et du commun du peuple, ils furent frappés d’étonnement. Quoique ces effets spirituels se distinguent des miracles visibles, ils sont néanmoins des témoignages de la doctrine et de la vertu du Christ, d’après ce passage de saint Paul (Héb., 2, 4) : Dieu appuyait leur témoignage par des miracles, des prodiges, par les différents effets de sa puissance et par les grâces du Saint-Esprit qu’il a partagées comme il lui a plu. — Cependant le Christ a fait quelques miracles à l’égard des âmes des hommes, surtout en agissant sur leurs puissances inférieures. D’où saint Jérôme dit (sup. illud : Cum transiret, vidit hominem, etc., Matth., chap. 9) : L’éclat et la majesté de sa divinité cachée qui brillait sur son visage d’homme pouvait attirer à lui dès le premier aspect ceux qui le voyaient. Et à l’occasion de ces paroles (Matth., 21, 12) : Et il chassa tous ceux qui vendaient et achetaient dans le temple, le même docteur ajoute : Parmi tous les prodiges que le Seigneur a faits, rien ne me parait plus étonnant que de voir qu’un seul homme qui paraissait méprisable à cette époque, ait pu avec un simple fouet chasser une aussi grande multitude. C’est qu’il s’échappait de ses yeux des traits de feu et de lumière et que la majesté de la divinité brillait sur son visage. Origène dit (Sup. Joan., tom. 2) qu’il y eut là un plus grand miracle que quand l’eau fut changée en vin ; parce que dans ce que dernier cas il ne s’agissait que d’une matière inanimée, au lieu que dans l’autre il fallait dompter le génie de plusieurs milliers d’hommes. Sur ces paroles (Jean, 18, 6) : Ils reculèrent, et tombèrent à terre, saint Augustin dit (Tract. 112 in Joan.) : Une seule parole a frappé, repoussé et renversé, sans avoir besoin du fer, une foule immense que la haine rendait furieuse et qui était redoutable par ses armes. Car Dieu se cachait sous la chair. C’est dans le même sens qu’il faut entendre ces paroles de saint Luc (4, 30), qui dit que Jésus s’en allait passant au milieu d’eux. D’où saint Augustin remarque (hom. 47) qu’en se tenant au milieu de ceux qui lui tendaient des embûches sans se laisser prendre, il montrait par là sa divinité. Il en est de même de ces paroles de saint Jean (Jean, 8, 59) : Jésus se cacha et sortit du temple, que Théophylacte interprète en disant : Il ne se cacha palans un coin du temple, comme s’il eût eu peur ou qu’il se fût dérobé derrière un mur ou une colonne ; mais par sa puissance divine il se rendit invisible à ceux qui lui tendaient des embûches, et il sortit en passant au milieu d’eux. D’après tous ces faits, il est évident que le Christ, quand il l’a voulu, a agi sur les âmes des hommes par sa vertu divine, non seulement en les justifiant et en leur communiquant la sagesse (ce qui appartient à la fin des miracles), mais encore en les attirant extérieurement ou en les frappant de terreur ou de stupéfaction : ce qui appartient aux miracles eux-mêmes.

 

Objection N°2. Comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2), le Christ faisait des miracles par la vertu divine, dont le propre est d’opérer subitement et parfaitement sans le secours de quoi que ce soit. Or, le Christ n’a pas toujours guéri subitement les hommes quant au corps ; car il est dit (Marc, 8, 23) : qu’ayant pris un aveugle par la main, il le mena hors du bourg, il lui mit de sa salive sur les yeux, et lui ayant imposé les mains, il lui demanda s’il voyait quelque chose. Cet homme regardant lui dit : Je vois marcher des hommes qui me paraissent comme des arbres. Jésus lui mit une seconde fois les mains sur les yeux ; alors il commença à voir, et la vue lui fut tellement rendue, qu’il voyait clairement toutes choses. Ainsi il est évident qu’il ne l’a pas guéri subitement, mais il l’a d’abord guéri imparfaitement et au moyen de sa salive. Il semble donc qu’il n’ait pas convenablement fait ses miracles à l’égard des hommes.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ était venu sauver le monde non seulement par sa vertu divine, mais par le mystère de son Incarnation. C’est pourquoi souvent en guérissant les malades, il n’usait pas seulement de sa puissance divine en les guérissant par un ordre, mais il le faisait en employant encore quelque chose qui appartenait à son humanité. C’est pourquoi à l’occasion de ces paroles (Luc, chap. 4) : Il guérissait tout le monde en imposant à chacun les mains, saint Cyrille dit (liv. 4 in Joan., sup. illud Jean, chap. 4 : Nisi manducaveritis carnem, etc., et hab. in Cat. Div. Th. sup. Luc.), que quoiqu’il eût pu comme Dieu dissiper toutes les maladies d’un seul mot, néanmoins il touche les malades pour montrer que sa chair a l’efficacité nécessaire pour les guérir. Et sur ces paroles de saint Marc (8, 23) : Mit de la salive sur ses yeux, et lui ayant imposé les mains, etc., saint Chrysostome dit (id. hab. Victor Antioch. in hunc loc.) : Il met de la salive sur les yeux de l’aveugle et il lui impose les mains pour montrer que la parole de Dieu jointe à l’action produit les miracles ; car la main est le signe de l’opération, et la salive celui de la parole qui sort de la bouche. A l’occasion de ce passage de saint Jean (Jean, 9, 6) : Fit de la boue avec la salive, et oignit cette boue des yeux de l’aveugle, saint Augustin dit (Tract. 44 in Joan.) : Il fait de la boue avec sa salive, parce que le Verbe s’est fait chair. Ou bien encore il le fait pour indiquer que c’était lui qui avait formé l’homme du limon de la terre, d’après la remarque de saint Chrysostome (Hom. 55 in Joan.). — Mais il est à remarquer, à l’égard des miracles du Christ, qu’il faisait communément les œuvres les plus parfaites. C’est pourquoi au sujet de ces paroles (Jean, chap. 2) : Omnis homo primum bonum virium ponit, saint Chrysostome dit (Hom. 21 in Joan.) : Tels sont les miracles du Christ qu’ils sont plus beaux et plus utiles que les œuvres produites par la nature. De même il rendait aux infirmes une santé parfaite instantanément. D’où saint Jérôme dit (sup. illud : Cum venisset Jesus) : La santé que le Seigneur donne revient tout entière subitement. Le contraire eut lieu en particulier pour cet aveugle à cause de son défaut de foi, comme le dit saint Chrysostome (Hom. 9 in Matth.), ou bien, selon la pensée de Bède (chap. 34 in Marc.), celui que d’un mot il pouvait à l’instant complètement guérir, il le guérit peu à peu, pour montrer la grandeur de l’aveuglement des hommes qui reviennent difficilement et comme par degrés à la lumière, et pour nous faire voir qu’il aide par sa grâce chacun des progrès que l’on fait dans la perfection (Toutes les actions du Christ avaient une signification mystique, indépendamment du fait matériel qui en était l’occasion. C’est ce qu’il ne faut pas perdre de vue quand on lit l’Evangile).

 

Objection N°3. Il n’est pas nécessaire que l’on enlève simultanément des choses qui ne résultent pas l’une de l’autre. Or, la maladie du corps ne résulte pas toujours du péché, comme on le voit par ces paroles du Seigneur (Jean, 9, 3) : Ce n’est point à cause de ses péchés, ni des péchés de ses parents qu’il est né aveugle. Il n’était donc pas nécessaire qu’il remît les péchés aux hommes qui cherchent leur guérison corporelle, comme on voit qu’il l’a fait à l’égard du paralytique (Matth., chap. 9), surtout parce que la guérison corporelle étant moindre que la rémission des péchés, il ne semble pas que ce soit une preuve suffisante pour démontrer qu’on peut les remettre.

Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 2), le Christ faisait des miracles par la vertu divine. Or, les œuvres de Dieu sont parfaites, comme on le voit (Deut., 32, 4). Mais, comme il n’y a de parfait que ce qui atteint sa fin, et que la fin de la guérison extérieure produite par le Christ était la guérison de l’âme, il s’ensuit qu’il ne convenait pas au Christ de guérir le corps de quelqu’un sans guérir son âme. C’est pourquoi sur ces paroles (Jean, 7, 23) : J’ai rendu un homme sain tout entier le jour du sabbat, saint Augustin dit (Tract. 30 in Joan.) que cet homme a été guéri pour être sain dans son corps, et il a cru pour être saint dans son âme. Le Seigneur dit tout particulièrement au paralytique : Vos péchés vous sont remis, parce que, comme le dit saint Jérôme (Sup. Matth., chap. 9 : Quid est facilius dicere), il nous donne à entendre par là que le plus souvent nos infirmités corporelles nous viennent de nos péchés ; et c’est pour cela que les péchés sont remis d’abord, afin que les causes de l’infirmité ayant disparu, la santé soit rétablie. C’est pour ce motif que le Seigneur ajoute (Jean, 5, 14) : Ne péchez plus, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pire. Saint Chrysostome remarque (Hom. 37 in Joan.) que nous apprenons par là que sa maladie était provenue de ses péchés. D’ailleurs, comme l’observe le même docteur (Hom. 30 sup. Matth.), quoique le pardon du péché l’emporte autant sur la guérison du corps que l’âme l’emporte sur le corps lui-même, cependant, parce que ce n’est pas une chose qui se voie, le Seigneur fait l’action moindre, mais qui est plus manifeste, pour démontrer celle qui est plus grande et qui ne frappe pas les sens.

 

Objection N°4. Les miracles du Christ ont été faits pour confirmer sa doctrine et prouver sa divinité, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 4). Or, personne ne doit empêcher la fin de son œuvre. Il semble donc que le Christ ait eu tort de commander à quelques-uns de ceux qu’il avait guéris miraculeusement de ne le dire à personne, comme on le voit (Matth., chap. 9 et Marc, chap. 8), surtout puisqu’il a commandé à d’autres de publier les miracles qu’il avait faits en leur faveur. C’est ainsi qu’il a dit à celui qu’il avait délivré des démons (Marc, 5, 19) : Allez chez vous trouver vos proches et annoncez-leur tout ce que le Seigneur a fait pour vous.

Réponse à l’objection N°4 : Sur ces paroles de l’Evangile (Matth., chap. 9, Videte ne quis sciat), saint Chrysostome dit (Hom. 13 in Matth.) : Ce que le Seigneur dit à l’un dans cette circonstance n’est point contraire à ce qu’il dit à un autre : Allez et annoncez la gloire de Dieu ; car il nous apprend à empêcher de nous louer ceux qui le font pour nous-mêmes ; au lieu que quand leur glorification se rapporte à Dieu, nous ne devons pas les en empêcher, mais nous devons plutôt leur enjoindre de le faire.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Marc, 7, 37) : Il a bien fait toutes choses, il a fait entendre les sourds et parler les muets.

 

Conclusion Pour montrer qu’il était le Dieu et le Sauveur des hommes, il a été convenable qu’il fasse des miracles à leur égard.

Il faut répondre que les moyens doivent être proportionnés à la fin. Or, le Christ était venu en ce monde et il enseignait pour sauver les hommes, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 3, 17) : Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui. C’est pourquoi il a été convenable que le Christ, en guérissant tout particulièrement les hommes par ses miracles, montrât qu’il était le Sauveur universel et spirituel du genre humain (En guérissant les hommes de leurs infirmités corporelles, le Christ leur prouvait, de la meilleure manière, qu’il pouvait aussi guérir leurs infirmités spirituelles.).

 

Article 4 : Est-il convenable que le Christ ait fait des miracles à l’égard des créatures irraisonnables ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas convenablement fait ses miracles à l’égard des créatures irraisonnables. Car les animaux sont plus nobles que les plantes. Or, le Christ a fait un miracle à l’égard des plantes, comme quand à sa parole le figuier s’est desséché, ainsi que le rapporte l’Evangile (Matth., chap. 21). Il semble donc qu’il aurait dû faire aussi des miracles à l’égard des animaux.

Réponse à l’objection N°1 : Les animaux se rapprochent de l’homme par rapport au genre ; c’est pour cela qu’ils ont été créés le même jour que lui. Comme le Christ avait fait beaucoup de miracles à l’égard des corps humains, il n’était pas nécessaire qu’il en fît à l’égard des corps des animaux ; surtout quand on considère que pour la nature sensible et corporelle, les hommes sont semblables aux autres animaux, et principalement aux animaux terrestres. Quant aux poissons, puisqu’ils vivent dans l’eau, ils diffèrent beaucoup plus de la nature des hommes. Aussi ont-ils été créés dans un autre jour. Le Christ a fait un miracle à leur égard dans la pêche miraculeuse, comme on le voit (Luc, chap. 5 et Jean, chap. 21) : et sujet du poisson que saint Pierre a pris et dans lequel il a trouvé une pièce de monnaie (Matth., chap. 17). Pour les porcs qui ont été précipités dans la mer, ce ne fut pas l’œuvre d’un miracle divin, mais une œuvre des démons produite d’après la permission de Dieu.

 

Objection N°2. La peine n’est infligée justement que pour une faute. Or, ce n’était pas la faute du figuier, si le Christ n’a point trouvé de fruit sur ses branches, quand ce n’était pas la saison d’en porter. Il semble donc qu’il l’ait desséché à tort.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Chrysostome (Sup. Matth., hom. 68) : quand le Seigneur opère quelque chose de semblable dans les plantes ou les animaux, on ne doit pas chercher si le figuier a été justement desséché, puisque ce n’était pas le temps des fruits ; car il y a de la folie à faire une pareille question, parce que ces choses ne sont susceptibles ni de faute, ni de peine ; mais on doit considérer le miracle et admirer celui qui en est l’auteur. D’ailleurs le créateur ne fait pas injure au propriétaire, s’il se sert de la créature à son gré pour le salut des autres ; mais nous trouvons plutôt en cela une preuve de sa bonté, selon la pensée de saint Hilaire (Sup. Matth., can. 21). Car quand il a voulu nous donner un exemple du salut qu’il était venu apporter, il a exercé la puissance de sa vertu sur les corps des hommes ; mais dès qu’il a voulu nous montrer quelle serait sa sévérité contre les rebelles, il nous a donné l’image des châtiments futurs en faisant périr un arbre. Et il a desséché un figuier, qui est un arbre très humide, comme le dit saint Chrysostome (loc. cit.), pour rendre son miracle plus éclatant.

 

Objection N°3. L’air et l’eau sont au milieu du ciel et de la terre. Or, le Christ a fait des miracles dans le ciel, comme nous l’avons dit (art. 1 et 2), et il en a fait aussi sur la terre, quand il l’a ébranlée au moment de sa passion. Il semble donc qu’il aurait dû en faire aussi dans l’air et dans l’eau ; par exemple il aurait dû séparer la mer, comme Moïse, ou un fleuve, comme Josué et Elie, ou faire entendre des tonnerres dans l’air, comme cela est arrivé sur le mont Sinaï à la promulgation de la loi, et comme l’a fait Elie (3 Rois, chap. 18).

Réponse à l’objection N°3 : Le Christ a fait dans l’eau et dans l’air les miracles qui convenaient à sa mission ; ainsi nous voyons (Matth., 8, 26) qu’il a commandé aux vents et à la mer et qu’il s’est fait un grand calme. Mais il ne convenait pas à celui qui était venu tout rétablir dans un état de paix et de tranquillité d’exciter du trouble dans l’air ou de diviser les eaux. D’où saint Paul dit (Héb., 12, 18) : Considérez donc que vous ne vous êtes pas maintenant approchés d’une montagne sensible, d’un feu brûlant, d’un tourbillon, d’un nuage obscur et d’une tempête. A sa passion cependant, le voile s’est déchiré, pour montrer que les mystères de la loi étaient à découvert ; les tombeaux s’ouvrirent, pour faire voir que par sa mort il allait donner la vie aux morts ; la terre trembla et les pierres se fendirent, pour prouver que les cœurs des hommes qui avaient la dureté de la pierre seraient amollis par sa passion, et que tout le monde entier devait être amélioré par la vertu de ses souffrances.

 

Objection N°4. Les miracles appartiennent à l’œuvre du gouvernement du monde par la providence divine. Or, cette œuvre présuppose la création. Il ne semble donc pas convenable que le Christ ait fait usage de la création dans ses miracles, comme lorsqu’il a multiplié les pains. Par conséquent ses miracles ne paraissent pas avoir été convenablement opérés à l’égard des créatures irraisonnables.

Réponse à l’objection N°4 : La multiplication des pains ne s’est pas faite à la manière d’une création, mais en y ajoutant une matière étrangère qui a été changée en pains. D’où saint Augustin dit (Sup. Joan., tract. 24) : Comme avec quelques grains il multiplie les épis, ainsi il a multiplié les cinq pains entre ses mains. Or, il est évident que les grains se multiplient en se changeant en épis.

 

Mais c’est le contraire. Le Christ est la sagesse de Dieu dont il est dit (Sag., 8, 1) : Qu’elle dispose tout avec douceur.

 

Conclusion Il a fallu que le Christ fît des miracles, non seulement sur les hommes, mais encore à l’égard des créatures irraisonnables, pour mieux montrer sa divinité à laquelle tout est soumis.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), les miracles du Christ avaient pour but de faire connaître en lui la vertu de la divinité pour le salut du genre humain. Or, il appartient à la vertu de la divinité que toute créature lui soit soumise. C’est pourquoi il a fallu qu’il fît des miracles à l’égard de tous les genres de créatures, non seulement à l’égard des hommes, mais encore à l’égard des créatures irraisonnables.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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