Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 46 : De la passion du Christ

 

            Nous devons maintenant nous occuper de ce qui se rapporte à la manière dont le Christ est sorti de ce monde. — Nous parlerons : 1° de sa passion ; 2° de sa mort ; 3° de sa sépulture ; 4° de sa descente aux enfers. — Sur sa passion il y a trois sortes de considération à faire ; nous avons à examiner : l° la passion elle-même ; 2° sa cause efficiente ; 3° les fruits qui en sont résultés. — Nous avons douze questions à traiter sur la passion elle-même : 1° A-t-il été nécessaire que le Christ souffrît pour la délivrance du genre humain ? (Cet article est opposé à Manès et aux hérétiques qui ont nié la réalité des souffrances et de la mort du Christ. Il détermine en même temps avec la plus grande précision en quel sens les souffrances du Christ ont été nécessaires.) — 2° Etait-il possible que l’homme fût délivré d’une autre manière ? (Il ne pouvait pas se faire que le genre humain fut délivré par un autre moyen, puisque c’était celui-là que Dieu avait éternellement décrété, mais il aurait pu en décréter un autre ; c’est pourquoi cet acte a été libre de sa part. Il a été libre aussi de la part du Christ, parce que la prescience divine ne nuit en rien à la liberté humaine.) — 3° Ce mode a-t-il été le plus convenable ? (Le Christ nous dit lui-même par son prophète qu’il a fait pour nous tout ce qu’il y avait de plus avantageux (Is., 5, 4) : Qu’ai-je dû faire de plus à ma vigne que je n’aie point fait ?) — 4° A-t-il été convenable qu’il souffrît sur la croix ? (Le supplice de la croix a toujours été pour les incrédules un sujet de scandale. C’est ce qui faisait dire à saint Paul (1 Cor., 1, 18) ; Car la parole de la croix est une folie pour ceux qui périssent ; mais pour ceux qui sont sauvés, c’est-à-dire pour nous, elle est la puissance de Dieu. Et plus loin (1, 23-24) : Scandale pour les Juifs, et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, soit Juifs, soit Grecs, le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Bourdaloue a développé ce passage d’une manière sublime dans son sermon sur la Passion.) — 5° De la généralité de sa passion. — 6° La douleur que le Christ a endurée dans la passion a-t-elle été la plus grande ? (Cet article est une réfutation de l’hérésie de Cerdon et de tous ceux qui ont prétendu que le Christ n’avait pas souffert. Ces hérésies, déjà condamnées dans tous les symboles, l’ont encore été en ces termes par le concile de Florence : Sacrosancta romana Ecdesia firmiter credit, profitetur et prædicat Dei Filium verè passum, verè mortuum, et sepultum, anathematizat, execratur et damnat omnem hæresim contraria sapientem.) — 7° Toute son âme souffrait-elle ? (Cet article et les précédents peuvent être très avantageusement mis à profit par les orateurs chrétiens, lorsqu’ils parlent de la passion du Christ.) — 8° Sa passion a-t-elle empêché la joie de la jouissance ? (Cet article est une conséquence de ce que saint Thomas a établi plus haut en prouvant que le Christ avait été tout à la fois voyageur et voyant (viator et comprehensor). Il concilie ces deux choses de la même manière (quest. 15, art. 10).) — 9° Du temps de la passion. — 10° De son lieu. — 11° A-t-il été convenable qu’il fût crucifié avec des voleurs ? — 12° La passion du Christ doit-elle être attribuée à la divinité ? (Cet article est la réfutation des acéphales et des disciples d’Apollinaire, qui ont prétendu que la nature divine avait souffert dans le Christ, qu’elle avait été crucifiée, et qu’elle était morte ; ce qui a été condamné par les conciles.)

 

Article 1 : A-t-il été nécessaire que le Christ souffrît pour la délivrance du genre humain ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’ait pas été nécessaire que le Christ souffrît pour la délivrance du genre humain. Car le genre humain ne pouvait être délivré que par Dieu, d’après ces paroles du prophète (Is., 45, 21) : N’est-ce pas moi qui suis le Seigneur ? il n’y a pas d’autre Dieu que moi, il n’y a de Dieu juste et sauveur que moi seul. Or, il n’y a pas de nécessité pour Dieu, parce que cela répugnerait à sa toute-puissance. Il n’a donc pas été nécessaire que le Christ souffrît.

Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement repose sur la nécessité de coaction de la part de Dieu.

 

Objection N°2. Le nécessaire est opposé au volontaire. Or, le Christ a souffert par sa volonté propre ; car il est dit (Is., 53, 7) : Il s’est offert parce qu’il l’a voulu. Il n’a donc pas été nécessaire qu’il souffrît.

Réponse à l’objection N°2 : Cette raison s’appuie sur la nécessité de coaction de la part du Christ.

 

Objection N°3. Le Psalmiste dit (Ps. 24, 10) : Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité. Or, il ne semble pas nécessaire qu’il ait dû souffrir ni par rapport à la miséricorde divine, qui, comme elle accorde gratuitement ses dons, paraît de même faire la remise gratuite de ce qui lui est dû sans satisfaction ; ni du côté de la justice divine d’après laquelle l’homme avait mérité la damnation éternelle. Il semble donc qu’il n’ait pas été nécessaire que le Christ souffrît pour la délivrance des hommes.

Réponse à l’objection N°3 : Il a été convenable à la miséricorde et à la justice de Dieu que l’homme fût délivré par la passion du Christ. Cela convenait à sa justice, parce que le Christ a satisfait par sa passion pour les péchés du genre humain, et l’homme a été ainsi délivré par la justice du Christ. Cela convenait aussi à sa miséricorde, parce que l’homme ne pouvant pas satisfaire par lui-même pour le péché de toute la nature humaine, comme nous l’avons dit (quest. 1, art. 2) ; Dieu lui a donné son Fils pour satisfaire à sa place, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 3, 24) : Etant justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qu’ils ont en Jésus-Christ, que Dieu a destiné pour être la victime de propitiation par la foi qu’on aurait en son sang. Il y eut même en cela une miséricorde plus grande que s’il eût pardonné les péchés sans satisfaction. D’où le même apôtre dit ailleurs (Ephés., 2, 4) : Dieu qui est riche en miséricorde, poussé par l’amour extrême dont il nous a aimés, lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a rendu la vie en la rendant à Jésus-Christ.

 

Objection N°4. La nature de l’ange est supérieure à la nature humaine, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 2). Or, le Christ n’a pas souffert pour la réparation de la nature de l’ange qui avait péché. Il semble donc qu’il n’ait pas été non plus nécessaire qu’il souffrît pour le salut du genre humain.

Réponse à l’objection N°4 : Le péché de l’ange n’a pas été réparable, comme celui de l’homme, ainsi qu’on le voit d’après ce que nous avons dit (1a pars, quest. 64, art. 2).

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Jean, 3, 14) : Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi il faut que le Fils de l’homme soit élevé en haut, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle ; ce qui s’entend de son élévation en croix. Il semble donc qu’il ait fallu que le Christ souffrît.

 

Conclusion Quoiqu’il n’ait pas été nécessaire, d’une nécessité de coaction, que le Christ souffrît, ni de la part de Dieu qui avait décrété qu’il souffrirait, ni de la part du Christ lui-même, qui a souffert volontairement, cependant il a été nécessaire et avantageux qu’il méritât pour lui et pour nous la vie éternelle, en satisfaisant pour nous à son Père, et qu’en cela il accomplît pleinement les Ecritures.

Il faut répondre que, comme l’enseigne Aristote (Met., liv. 5, text. 6), le mot nécessaire se prend en plusieurs sens. 1° Il signifie qu’il est impossible qu’une chose soit autrement selon sa nature. Il est évident qu’il n’a pas été ainsi nécessaire que le Christ souffrît ni de la part de Dieu, ni de la part de l’homme (L’Incarnation n’était pas même nécessaire dans ce sens ; à plus forte raison, la passion et la mort du Christ.). 2° On dit qu’une chose est nécessaire par suite d’une puissance extérieure. Si cette puissance est une cause efficiente ou motrice elle produit une nécessité de coaction ; comme quand nous ne pouvons nous en aller à cause de la violence de celui qui nous retient ; si le principe extérieur qui nous nécessite est une fin, on dit qu’une chose est nécessaire hypothétiquement en vue d’une fin, comme quand on ne peut atteindre cette fin d’aucune manière, ou qu’on ne le peut faire convenablement qu’autant qu’on la présuppose. Il n’a donc pas été nécessaire d’une nécessité de coaction que le Christ souffrît, ni de la part de Dieu qui a décrété (Le décret de Dieu a été libre, et la soumission du Christ à ce décret l’a tété aussi.) que le Christ souffrirait, ni de la part du Christ qui a volontairement souffert. Mais ses souffrances ont été nécessaires d’une nécessité finale (C’est-à-dire d’une nécessité hypothétique. Il est à remarquer que saint Thomas ne dit pas que cette fin ne pouvait être atteinte d’une autre manière, mais seulement que c’était le mode le plus convenable, et par rapporta l’homme, et par rapport au Christ, et par rapport à Dieu (Voy. la réponse au troisième argument et l’article suivant).), ce qui peut se concevoir de trois manières : 1° De la part des hommes qui ont été délivrés par sa passion, d’après ces paroles (Jean, 3, 14) : Il faut que le Fils de l’homme soit élevé en haut, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. 2° De la part du Christ lui-même qui par l’humilité de sa passion a mérité la gloire de son exaltation ; ce que signifie ce passage (Luc, 24, 26) : N’a-t-il pas fallu que le Christ souffrît et qu’il entrât ainsi dans la gloire ? 3° De la part de Dieu dont il fallait accomplir à l’égard de la passion du Christ les décrets éternels qui ont été promulgués à l’avance dans les saintes Ecritures et figurés par les observances de l’Ancien Testament. C’est ce qu’indiquent ces paroles (Luc, 22, 22) : Pour le Fils de l’homme, il s’en va selon ce qui a été arrêté. Et plus loin le Seigneur dit (24, 44) : C’est là l’accomplissement de ce que je vous ai dit, lorsque j’étais encore arec vous ; car il est nécessaire que tout ce qui a été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes, et dans les psaumes, soit accompli. Car c’est là ce qui est écrit ; il fallait que le Christ souffrît de la sorte et qu’il ressuscitât d’entre les morts le troisième jour.

 

Article 2 : Eut-il été possible de délivrer le genre humain d’une autre manière que par la passion du Christ ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’ait pas été possible de délivrer le genre humain autrement que par la passion du Christ. Car le Seigneur dit (Jean, 12, 24) : Si le grain de froment ne meurt pas après qu’on l’a jeté en terre, il demeure seul ; mais quand il est mort il porte beaucoup de fruits. Saint Augustin observe (Tract. 51 in Joan.) que c’était le Seigneur lui-même qui était le grain de froment. Par conséquent s’il n’eût souffert la mort, il n’aurait pas produit autrement notre délivrance.

Réponse à l’objection N°1 : Le Seigneur parle en cet endroit, dans l’hypothèse de la prescience et des décrets de Dieu qui voulaient que le salut du genre humain ne fût le fruit que de la passion du Christ.

 

Objection N°2. Le Seigneur dit (Matth., 26, 42) : Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite. Or, il parle là du calice de sa passion. Sa passion ne pouvait donc pas ne pas avoir lieu ; d’où saint Hilaire dit (in Matth., chap. 31) : Ce calice ne peut passer à moins qu’il ne le boive, parce que nous ne pouvons être régénérés que par sa passion.

Réponse à l’objection N°2 : On objecte en second lieu : Si ce calice ne peut passer sans que je le boive, c’est-à-dire parce que vous en avez disposé ainsi. D’où il ajoute : Que votre volonté soit faite.

 

Objection N°3. La justice de Dieu exigeait que l’homme fût délivré du péché, le Christ ayant satisfait pour lui par sa passion. Or, le Christ ne pouvait se dispenser d’observer la justice ; car il est dit (2 Tim., 2, 13) : Si nous ne croyons pas, il ne laissera pas de demeurer fidèle ; car il ne peut se renoncer soi-même. Or, il se renoncerait lui-même, s’il niait sa justice, puisqu’il est la justice même. Il semble donc qu’il n’ait pas été possible que l’homme fût délivré autrement que par la passion du Christ.

Réponse à l’objection N°3 : Cette justice dépend aussi de la volonté divine, qui exige du genre humain satisfaction pour le péché. Car si Dieu eût voulu délivrer l’homme du péché absolument sans satisfaction, il n’aurait pas agi contre la justice. A la vérité, un juge qui est chargé de punir une faute commise contre un autre, soit qu’il s’agisse d’un autre homme, soit qu’il s’agisse de la société entière ou du prince qui est à la tête, ne peut remettre la peine sans manquer à la justice. Mais Dieu n’a personne au-dessus de lui ; il est le bien suprême et commun de tout l’univers. C’est pourquoi, s’il remet le péché qui n’est une faute que parce qu’on le commet contre lui, il ne fait injure à personne ; comme tout homme qui remet sans satisfaction l’offense commise contre lui, agit par miséricorde sans faire d’injustice. Aussi David, demandant miséricorde, disait (Ps. 50, 6) : Je n’ai péché que contre vous ; comme s’il eût dit : Vous pouvez sans injustice me pardonner (Dieu eut pu remettre l’offense sans exiger aucune satisfaction, ou il eut pu se contenter d’une satisfaction imparfaite et inadéquate.).

 

Objection N°4. La foi ne peut pas avoir pour objet une fausseté. Or, les anciens patriarches ont cru que le Christ souffrirait. Il semble donc qu’il n’ait pu se faire qu’il ne souffrît pas.

Réponse à l’objection N°4 : La foi humaine (Il s’agit ici de la foi catholique, qui est communiquée aux hommes, et qui a existé dans les anciens patriarches.) et les saintes Ecritures qui la forment, reposent sur la prescience et sur les décrets éternels de Dieu. C’est pourquoi la nécessité hypothétique qui provient du témoignage des Ecritures est la même que celle qui résulte de la prescience et de la volonté divine.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 10) : Nous reconnaissons que le mode dont Jésus-Christ, le médiateur de Dieu et des hommes, a daigné se servir pour affranchir l’humanité est bon et qu’il convient à la majesté divine, mais montrons aussi qu’il y avait d’autre mode possible à Dieu, à la puissance duquel tout est également soumis.

 

Conclusion Quoique Dieu ait pu délivrer le genre humain d’une autre manière que par sa passion, cependant, supposé la prescience divine, il a été impossible qu’il accordât au monde un aussi grand bien par un autre moyen.

Il faut répondre qu’on peut dire qu’une chose est possible ou impossible de deux manières : 1° simplement et absolument ; 2° hypothétiquement. Simplement et absolument parlant, il eût été possible à Dieu de délivrer l’homme d’une autre manière que par la passion du Christ ; parce qu’il n’y a rien d’impossible à Dieu, comme le dit l’Evangile (Luc, 1, 37). Mais hypothétiquement la chose eût été impossible. Car comme il est impossible de tromper la prescience de Dieu et de rendre nulles sa volonté ou ses dispositions ; si l’on suppose que Dieu ait su à l’avance la passion du Christ et qu’il l’ait décrétée, il n’était pas possible 6n ce sens que le Christ ne souffrit pas ou que l’homme fût délivré d’une autre manière que par sa passion. Et il en est de même de toutes les choses que Dieu à sues et décrétées à l’avance, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 19, art. 13).

 

Article 3 : Y aurait-il eu pour sauver le genre humain un moyen plus convenable que la passion du Christ ?

 

Objection N°1. Il semble qu’un autre mode de délivrance aurait été plus convenable pour le genre humain que la passion du Christ. Car la nature imite l’œuvre de Dieu dans son opération, comme étant mue et réglée par lui. Or, la nature ne fait pas par deux ce qu’elle peut faire par un seul. Par conséquent, puisque Dieu aurait pu délivrer l’homme par sa seule volonté propre, il ne semble pas qu’il ait été convenable d’y ajouter encore la passion du Christ pour le même objet.

Réponse à l’objection N°1 : La nature emploie souvent plusieurs moyens pour une même fin, afin de l’atteindre plus convenablement ; par exemple, on a deux yeux pour voir, et ainsi du reste (Pour le même motif, Dieu ne s’est pas contente de délivrer l’homme par sa seule volonté, mais il a encore eu recours à la passion de son Fils, comme au moyen le plus fécond et le plus convenable.).

 

Objection N°2. Les choses qui sont faites par la nature sont plus convenablement exécutées que celles qui sont faites par la violence ; parce que la violence est en quelque sorte la rupture de ce qui est conforme à la nature, comme on le voit (De cælo, liv. 2, text. 18). Or, la passion du Christ a eu pour effet une mort violente. Il aurait donc été plus convenable que le Christ délivrât l’homme en mourant d’une mort naturelle que par sa passion.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Chrysostome (hab. expressè ex Athanas. in Lib. de incarnat. Verbi) : Le Christ n’était pas venu détruire sa propre mort qui n’existait pas, puisqu’il est la vie ; mais celle des autres hommes. C’est pourquoi il n’est pas mort de sa propre mort, mais il a supporté la mort qu’il a reçue des autres hommes. Si son corps eût été malade et qu’à la vue de tout le monde il se fût affaibli, il n’aurait pas été convenable que celui qui devait guérir les misères des autres sentît ainsi son propre corps accablé d’infirmités. Et s’il eût quitté de lui-même son corps sans être malade, et qu’ensuite il se fût présenté vivant, on n’aurait pas cru à sa parole, lorsqu’il aurait parlé de sa résurrection. Car comment la victoire du Christ sur la mort serait-elle évidente, s’il ne l’eût soufferte devant tout le monde et s’il n’eût montré qu’il l’avait anéantie par l’incorruptibilité de son corps ?

 

Objection N°3. Il parait très convenable que celui qui retient une chose violemment et injustement en soit dépouillé par la puissance de son supérieur. D’où le prophète dit (Is., 52, 3) : Vous avez été vendus pour rien, et vous serez rachetés sans argent. Or, le diable n’avait aucun droit sur l’homme qu’il avait trompé par fraude et qu’il tenait soumis à sa servitude par la violence. Il semble donc qu’il eût été très convenable que le Christ dépouillât le diable par sa seule puissance, sans souffrir sa passion.

Réponse à l’objection N°3 : Quoique le diable ait injustement attaqué l’homme ; cependant, à cause de son péché, l’homme avait été justement abandonné par Dieu sous la servitude du démon. C’est pourquoi il a été convenable que l’homme fût délivré de la servitude du diable par la justice, le Christ ayant satisfait pour lui par sa passion. Il a été aussi convenable, pour vaincre l’orgueil du démon, qui a abandonné la justice et ambitionné la puissance, que le Christ le vainquît et délivrât l’homme, non par la seule puissance de sa divinité, mais encore par la justice et l’humilité de sa passion, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 13, chap. 13 à 15).

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 10) : Il n’y avait pas de manière plus convenable, pour guérir nos misères, que la passion du Christ.

 

Conclusion Il a été plus convenable que l’homme fût délivré par la passion du Christ, puisque nous avons obtenu par elle des biens plus grands et plus considérables que par la seule volonté de Dieu.

Il faut répondre qu’un mode est d’autant plus convenable pour arriver à une fin, qu’il produit un plus grand nombre de choses qui sont avantageuses pour cette fin. Or, de ce que l’homme a été délivré par la passion du Christ, il en est résulté une foule d’avantages qui se rapportent à son salut, indépendamment de l’affranchissement du péché. En effet, 1° par là l’homme sait combien Dieu l’aime, et il est excité à aimer celui dans lequel la perfection du salut de l’homme consiste. D’où saint Paul dit (Rom., 5, 8) : Dieu a fait éclater son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore ennemis, le Christ est mort pour nous. 2° Parce que par là il nous a donné l’exemple de l’obéissance, de l’humilité, de la constance, de la justice, et des autres vertus qu’il nous a montrées dans sa passion et qui sont nécessaires au salut de l’homme. D’où il est dit (1 Pierre, 2, 21) : Le Christ est mort pour nous, vous laissant un exemple afin que vous marchiez sur ses pas. 3° Parce que le Christ n’a pas seulement délivré l’homme du péché par sa passion, mais il a encore mérité pour lui la grâce sanctifiante et la gloire de la béatitude, comme nous le dirons (quest. 48). 4° Parce que l’homme est par là plus fortement contraint à se conserver exempt de péché, lorsqu’il pense qu’il en a été racheté par le sang du Christ, d’après ces paroles de l’Apôtre (1 Cor., 6, 20) : Vous avez été achetés un grand prix : glorifiez donc Dieu, et portez-le dans votre corps. 5° Parce que la dignité de l’homme a été rehaussée par là, de telle sorte que comme l’homme avait été vaincu et trompé par le démon, ce fut aussi l’homme qui vainquît le démon lui-même, et que comme l’homme avait mérité la mort, ce fut lui qui la vainquît en mourant. D’où saint Paul dit (1 Cor., 15, 57) : Rendons grâces à Dieu qui nous a donné la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est pourquoi il a été plus convenable que nous fussions délivrés par la passion du Christ que par la seule volonté de Dieu.

 

Article 4 : Le Christ a-t-il dû souffrir le supplice de la croix ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas dû souffrir sur une croix. Car la vérité doit répondre à la figure. Or, le Christ a été figuré précédemment par tous les sacrifices de l’Ancien Testament dans lesquels les animaux étaient immolés par le glaive, et ensuite brûlés par le feu. Il semble donc que le Christ n’ait pas dû souffrir sur une croix, mais plutôt par le glaive ou le feu.

Réponse à l’objection N°1 : L’autel des holocaustes sur lequel on offrait des sacrifices d’animaux avait été fait de bois, comme on le voit (Ex., chap. 26), et sous ce rapport la vérité répond à la figure ; mais il n’est pas nécessaire qu’elle y réponde sous tous les autres ; parce qu’alors ce ne serait plus la ressemblance, mais la vérité, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 26). Toutefois, selon la pensée de saint Chrysostome (id etiam hab. Athan., loc. cit. art. préc. ad 2), on ne lui tranche pas la tête comme à saint Jean, et on ne le scie pas comme Isaïe, pour que son corps reste intact et indivisible en présence de la mort et qu’il ne fournisse pas l’occasion de diviser l’Eglise à ceux qui le voudraient. Mais au lieu du feu matériel, il y a eu dans l’holocauste du Christ le feu de la charité.

 

Objection N°2. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 20) : que le Christ n’a pas dû prendre des passions répréhensibles. Or, la mort de la croix paraît avoir été la chose la plus blâmable et la plus ignominieuse : d’où il est dit (Sag., 2, 20) : Condamnons-le à la mort la plus honteuse. Il semble donc que le Christ n’ait pas dû souffrir la mort de la croix.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ a refusé de prendre sur lui les passions répréhensibles qui supposent un défaut de science, ou de grâce, ou de vertu, mais non celles qui se rapportent aux injures que l’on reçoit des autres. Comme le dit l’Apôtre (Héb., 12, 2) : Il a souffert la croix, méprisant l’ignominie.

 

Objection N°3. Il est dit du Christ : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, comme on le voit (Matth., 21, 9). Or, la mort de la croix était une mort de malédiction, d’après ces paroles (Deut., 21, 23) : Celui qui est pendu au bois est maudit de Dieu. Il semble donc qu’il n’ait pas été convenable que le Christ fût crucifié.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (Cont. Faustum, liv. 14, chap. 6), le péché est maudit et par conséquent la mort et la mortalité qui en proviennent. La chair du Christ ayant été mortelle et ayant eu la ressemblance d’une chair de péché, Moïse l’appelle pour ce motif une chose maudite, comme saint Paul lui donne le nom de péché en disant (2 Cor., 5, 21) : Que celui qui ne connaissait pas le péché s’est fait péché pour nous, c’est-à-dire qu’il a pris la peine du péché. On ne doit donc pas s’étonner davantage qu’il soit dit : qu’il a été maudit de Dieu ; car si Dieu n’eut pas haï le péché et notre mort, il n’aurait pas envoyé son Fils pour se soumettre à la mort et la détruire. Confessez donc, ajoute-t-il, qu’il a été maudit pour nous, celui qui d’après votre aveu est mort pour nous. D’où le même apôtre dit (Gal., 3, 13) : Jésus-Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant lui-même un objet de malédiction pour nous.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Phil., 2, 8) : Il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix.

 

Conclusion Il a été convenable que celui qui était venu mourir pour le salut de tout le monde et satisfaire pour le péché du premier homme ne souffrît pas une autre mort que celle de la croix.

Il faut répondre qu’il a été très convenable que le Christ souffrît la mort de la croix. 1° Pour donner l’exemple de la vertu. Car saint Augustin dit (Quæst., liv. 83, quæst. 25) : La sagesse de Dieu s’est faite homme pour nous apprendre par son exemple à nous bien conduire. Or, il appartient à la vertu de ne pas craindre ce qui n’est pas redoutable. Et comme il y a des hommes qui, sans craindre la mort elle-même, ont cependant horreur d’un certain genre de mort, en mourant sur une croix le Christ a dû montrer qu’il n’y avait pour le juste aucun genre de mort qui fût à craindre. Car parmi tous les genres de mort il n’y en avait pas de plus exécrable et de plus affreux que celui-là (On sait qu’il était défendu, pour ce motif, de mettre en croix un citoyen romain.). 2° Parce que ce genre de mort convenait surtout pour satisfaire pour le péché de nos premiers parents, qui est résulté de ce que contrairement à l’ordre de Dieu ils ont mangé du fruit défendu. C’est pourquoi il a été convenable que pour satisfaire pour ce péché le Christ se laissât attacher à un arbre, comme pour rendre ce qu’Adam avait pris (C’est pour ce motif que l’Eglise chante dans la préface de la Passion ces paroles : Ut undè mors oriebatur, indè vita resurgeret ; et qui per lignum vincebat, per lignum quoque vinceretur.), d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 68, 5) : Alors j’ai rendu ce que je n’avais pas pris. D’où saint Augustin dit (implic. serm. 101 de temp.) : Adam a méprisé le précepte en détachant de l’arbre un fruit, mais tout ce qu’Adam a perdu le Christ l’a retrouvé sur la croix. — 3° Parce que, comme le dit saint Chrysostome (Hom. de cruce et latrone), il a souffert sur un bois en plein air et non dans une maison, pour que l’air lui-même fût purifié. La terre aussi a ressenti un pareil bienfait, ayant été purifiée par le sang qui sortit de son côté. Et sur ces paroles (Jean, chap. 3) : Il faut que le Fils de l’homme soit exalté, Théophylacte dit (Athanas., Lib. de pass. et cruce Domini) : Quand on vous dit qu’il a été exalté, vous devez comprendre qu’il a été élevé en haut pour sanctifier l’air, lui qui avait sanctifié la terre en y marchant (D’après saint Athanase, il a été élevé dans l’air pour vaincre le démon, que l’Apôtre appelle le Prince de l’air (Athan., De incarn.). Saint Chrysostome dit la même chose (Hom. de cruce)). — 4° La quatrième raison, c’est que par là même qu’il mourut ainsi élevé, il nous a préparé notre ascension au ciel, comme le dit saint Chrysostome (id hab. exprès. Athan., loc. cit. art. préc. ad 2). C’est pour cela qu’il dit lui-même (Jean, 12, 32) : Quand je serai exalté de terre, j’attirerai tout vers moi (Il a rempli sa parole, dit Bergier, puisque, depuis dix-huit cents ans, l’univers entier l’adore (art. Passion, Dict. théol.).). — 5° La cinquième c’est que cette mort convient au salut universel du monde entier. I)’où saint Grégoire de Nysse dit (Serm. 1 de resurrect. et Damasc., Orth. fid., liv. 4, chap. 12, et August. Epist. 140) : que la figure de la croix, qui se divise au milieu en quatre parties, indique que la vertu et la providence de celui qui y est attaché se répand dans le monde entier. Saint Chrysostome dit aussi (loc. cit., art. préc.) qu’en mourant les bras étendus sur la croix, le Christ montrait par là qu’il attirait à lui d’une main les Juifs et de l’autre les gentils. 6° La sixième c’est que ce genre de mort désigne les différentes vertus. D’où saint Augustin dit (Epist. 140, chap. 26) : Si le Christ a choisi ce genre de mort, ce n’est pas en vain, mais c’est pour nous montrer cette largeur, cette longueur, cette hauteur et cette profondeur dont parle l’Apôtre (Eph., 3, 18 : Vous puissiez comprendre, avec tous les saints, quelle est la largeur, et la longueur, et la hauteur, et la profondeur.). En effet la largeur paraît dans la traverse de la croix et désigne les bonnes œuvres ; puisque c’est à cette partie de la croix que les mains sont attachées. La longueur consiste dans la partie qui va depuis la traverse jusqu’à terre, et où le corps est étendu tout droit et à peu près dans la posture d’un homme debout, ce qui marque la longanimité et la persévérance de la charité. La hauteur est la partie qui surmonte la traverse et qui répond à la tête de celui qui est crucifié, et elle montre que c’est en haut que se porte l’espérance de ceux qui ne servent Dieu que pour lui-même. Enfin la partie de la croix qui est en terre et qui est comme le tronc d’où tout le reste sort, marque la profondeur de la grâce qui est toute gratuite. Et, comme le dit ailleurs le même docteur (Sup. Joan., tract. 119), la croix sur laquelle ont été cloués les membres du Christ souffrant est la chaire d’où il a enseigné le monde. 7° La septième raison, c’est que ce genre de mort répond à une foule de figures. Car, comme le dit saint Augustin (hab. aliquid serm. 101 de temp.) : c’est une arche de bois qui a délivré le genre humain des eaux du déluge ; à la sortie des Israélites de l’Egypte, c’est avec sa verge que Moïse a séparé les eaux de la mer rouge, qu’il a renversé Pharaon et racheté le peuple de Dieu ; c’est du bois qu’il a jeté dans les eaux amères pour changer leur amertume en douceur ; c’est avec une verge de bois qu’il a frappé la pierre spirituelle pour en faire jaillir l’eau du salut ; et pour vaincre Amalech, Moïse tenait ses bras étendus sur sa verge ; l’arche d’alliance où était la loi de Dieu était de bois, de manière que toutes ces choses devaient amener comme par degrés tous les hommes à adorer le bois de la croix.

 

Article 5 : Le Christ a-t-il supporté toutes sortes de souffrances dans sa passion ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ ait souffert toutes les souffrances. Car saint Hilaire dit (De Trin., liv. 10) : Il est certain que le Fils de Dieu pour accomplir le mystère de sa mort a consommé en lui toutes les souffrances humaines, lorsqu’il a rendu l’esprit, après avoir incliné la tête. Il semble donc qu’il ait enduré toutes les souffrances humaines.

Réponse à l’objection N°1 : Ce passage de saint Hilaire doit s’entendre de tous les genres de souffrances et non de toutes les espèces.

 

Objection N°2. Le prophète dit (Is., 52, 13) : Mon serviteur sera rempli d’intelligence, il sera grand et élevé, il montera au comble de la gloire ; comme il a été un objet d’étonnement pour plusieurs, son visage sera plus défiguré que celui d’un autre homme, et sa forme sera moins reconnaissable que celle des enfants des hommes. Or, le Christ a été exalté en raison de ce qu’il a eu toute la grâce et toute la science ce qui fait qu’il a été pour un grand nombre un sujet d’admiration et d’étonnement. Il semble donc qu’il ait été sans gloire, en supportant toutes les souffrances humaines.

Réponse à l’objection N°2 : Cette comparaison se considère non par rapport au nombre des douleurs et des grâces, mais par rapport à la grandeur de l’une et de l’autre ; parce que, comme il a été élevé au-dessus des autres par les dons de la grâce, de même il est descendu au-dessous d’eux par l’ignominie des choses qu’il a endurées.

 

Objection N°3. La passion du Christ a eu pour but de délivrer l’homme du péché, comme nous l’avons dit (art. 3). Or, le Christ est venu délivrer les hommes de tout genre de péchés. Il a donc dû endurer tout genre de souffrances.

Réponse à l’objection N°3 : La moindre des souffrances du Christ aurait suffi pour racheter le genre humain de tous les péchés, mais il a été cependant convenable qu’il souffrît tous les genres de peines, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Mais c’est le contraire. Il est dit (Jean, 19, 32) : Il vint des soldats qui rompirent les jambes au premier ainsi qu’à l’autre qu’on avait crucifié avec Jésus, mais quand ils arrivèrent à Jésus ils ne lui rompirent point les jambes. Il n’a donc pas enduré toutes les souffrances humaines.

 

Conclusion Le Christ a souffert toutes les souffrances humaines, non dans l’espèce, mais dans le genre, pour qu’il fût dit qu’il avait délivré par là tout le genre humain.

Il faut répondre qu’on peut considérer de deux manières les souffrances humaines : 1° Quant à l’espèce. Il n’a pas fallu que le Christ souffrît de la sorte toutes les souffrances ; parce qu’il y a beaucoup d’espèces de souffrances qui sont contraires l’une à l’autre (Il y a aussi de ces souffrances qui auraient dérogé à sa dignité. Ainsi il n’a pas permis aux Juifs de le lapider (Jean, chap. 8) ou de le précipiter du temple (Luc, chap. 4), ni de rompre ses jambes, lorsqu’il était sur la croix (Jean, chap. 19).), comme quand on est brûlé par le feu ou noyé dans l’eau. Car nous parlons des souffrances qui nous viennent du dehors, puisque celles qui nous viennent du dedans, sont comme les maladies du corps, et il n’eût pas été convenable qu’il les souffrît (Mais il a souffert intérieurement toutes les douleurs que l’on éprouve naturellement sans être malade, comme la faim, la soif, la fatigue, la crainte, la tristesse.), ainsi que nous l’avons dit (quest. 14, art. 4). 2° Quant au genre il a souffert toutes les souffrances humaines : ce que l’on peut considérer de trois manières : 1° De la part des hommes dont il a souffert. Car il a souffert quelque chose des gentils et des Juifs, des hommes et des femmes, comme on le voit à l’égard des servantes qui accusaient saint Pierre. Il a souffert de la part des princes, de leurs ministres et du peuple, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 2, 1) : Pourquoi les nations ont-elles frémi et les peuples ont-ils médité de vains complots ? Les rois de la terre et les princes se sont réunis et ligués contre le Seigneur et contre son Christ. Il a aussi souffert de la part de ses disciples et de ceux qui le connaissaient, comme on le voit à l’égard de Judas qui l’a trahi et de Pierre qui l’a renié. 2° La même conséquence est évidente par rapport aux choses dans lesquelles l’homme peut souffrir. En effet le Christ a souffert dans ses amis qui l’abandonnaient ; dans sa réputation par les blasphèmes qu’on proférait contre lui ; dans son honneur et sa gloire par les moqueries et les affronts qu’on lui a faits ; dans ses biens, puisqu’il a été dépouillé de ses vêtements ; dans son âme par la tristesse, l’ennui et la crainte ; dans son corps par les blessures et les coups. 3° On peut considérer sa souffrance quant aux membres du corps. Car le Christ a souffert dans sa tête de la couronne d’épines qu’il a portée ; dans ses pieds et ses mains des clous qu’on y a enfoncés ; sur son visage des soufflets et des crachats qu’il a reçus ; dans tout son corps de la flagellation qu’on lui a infligée. Il a aussi souffert par tous ses sens ; par le tact, ayant été flagellé et percé de clous ; par le goût, ayant été abreuvé de fiel et de vinaigre ; par l’odorat, ayant été mis en croix dans un lieu que les cadavres rendaient fétide et qu’on appelait le Calvaire ; par l’ouïe, ayant été attaqué par les paroles de ceux qui le blasphémaient et se moquaient de lui ; par la vue, en voyant pleurer sa mère et le disciple qu’il aimait (Cajétan observe avec raison que saint Thomas se borne à tracer à grands traits les genres de souffrance que le Christ a endurés, parce que si l’on voulait entrer dans le détail de toutes les douleurs que chacun de ces genres a renfermées, le génie de l’homme n’y suffirait pas.).

 

Article 6 : La douleur de la passion du Christ a-t-elle été plus grande que toutes les douleurs ?

 

Objection N°1. Il semble que la douleur de la passion du Christ n’ait pas été plus grande que toutes les autres douleurs. Car la douleur de celui qui soutire est augmentée par la gravité et la durée de sa passion. Or, il y a des martyrs qui ont enduré des souffrances plus vives et plus longues que le Christ, comme on le voit pour saint Laurent qui a été brûlé sur un gril, et pour saint Vincent dont les chairs ont été déchirées par des ongles de fer. Il semble donc que la douleur du Christ dans sa passion n’ait pas été la plus grande.

Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement ne repose que sur une des causes dont nous venons de parler, c’est-à-dire sur la lésion du corps qui est une cause de la douleur sensible ; mais la douleur du Christ a été augmentée beaucoup plus par les autres causes, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. La vertu de l’âme adoucit la douleur au point que les stoïciens ont prétendu que la tristesse ne pénétrait pas dans l’âme du sage, et qu’Aristote veut (Eth., liv. 2, chap. 2, 6, 7 et 9) que la vertu morale tienne le milieu dans les passions. Or, dans le Christ la vertu de l’esprit a été la plus parfaite. Il semble donc qu’il n’ait pas éprouvé la plus grande douleur.

Réponse à l’objection N°2 : La vertu morale adoucit la tristesse intérieure et la douleur sensible extérieure, mais d’une manière différente. Car elle adoucit la tristesse intérieure directement, en établissant en elle un milieu, comme dans sa propre matière. Or, la vertu morale établit le milieu dans les passions, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 44, art. 1 et 2), non d’après la quantité réelle, mais d’après la quantité proportionnelle, c’est-à-dire de manière que la passion ne dépasse pas la règle de la raison. Et, parce que les stoïciens pensaient qu’il n’y avait pas de tristesse qui fût utile à quelque chose, ils croyaient pour ce motif qu’elle s’éloignait totalement de la raison, et que par conséquent le sage devait totalement l’éviter. Mais il est vrai qu’il y a une tristesse louable, comme le prouve ; saint Augustin (De civ. Dei, liv. 14, chap. 9) ; telle est, par exemple, celle qui provient d’un saint amour, comme quand on s’attriste de ses propres péchés ou de ceux des autres. Elle est encore utile, quand elle a pour fin de satisfaire pour le péché, d’après ces paroles de saint Paul (2 Cor., 7, 10) : La tristesse qui est selon Dieu produit pour le salut une pénitence stable. C’est pourquoi, pour satisfaire pour les péchés de tous les hommes, le Christ a pris la tristesse qui a été absolument la plus grande, sans dépasser toutefois la règle de la raison. Quant à la douleur sensible extérieure, la vertu morale ne la diminue pas directement, parce que cette douleur n’obéit pas à la raison, et qu’elle est une conséquence de la nature du corps ; mais elle l’affaiblit indirectement par l’action que les puissances supérieures exercent sur les puissances inférieures ; ce qui n’a pas eu lieu dans le Christ (En laissant les puissances inférieures de son âme à elles-mêmes, elles ont souffert autant qu’elles pouvaient souffrir, sans que leur douleur fût adoucie par l’action de la raison.), comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article et quest. préc., art. 2).

 

Objection N°3. Plus un patient est sensible et plus la douleur qu’il ressent de la souffrance est vive. Or, l’âme est plus sensible que le corps, puisque le corps sent d’après l’âme ; et Adam dans l’état d’innocence paraît avoir eu un corps plus sensible que le Christ qui a pris le corps de l’homme avec ses défauts naturels. Il semble donc que la douleur d’une âme qui souffre dans le purgatoire, ou dans l’enfer, ou même que la douleur d’Adam, s’il eût souffert, aurait été plus grande que celle du Christ dans sa passion.

Réponse à l’objection N°3 : La douleur de l’âme séparée qui souffre appartient à l’état de la damnation future qui surpasse tous les maux de cette vie ; comme la gloire des saints surpasse tous les biens de la vie présente. C’est pourquoi quand nous disons que la douleur du Christ est la plus grande, nous ne la comparons pas à la douleur de l’âme séparée (La douleur du Christ ayant dépassé tout ce que notre imagination peut concevoir en fait de souffrances, on voit, d’après cette pensée de saint Thomas, combien affreux seront les supplices du damné, puisqu’ils surpasseront la douleur du Christ sur la croix.). Quant au corps d’Adam il ne pouvait souffrir qu’autant qu’il aurait péché. En péchant il devenait mortel et passible, et il aurait alors moins souffert que le Christ pour les raisons que nous avons données. D’où il est évident que quand on supposerait par impossible qu’Adam aurait souffert dans l’état d’innocence, sa douleur aurait été moindre que celle du Christ.

 

Objection N°4. La perte d’un plus grand bien cause une douleur plus grande. Or, le pécheur en péchant perd un plus grand bien que le Christ en souffrant, parce que la vie de la grâce est meilleure que celle de la nature. D’ailleurs le Christ, qui a perdu la vie pour ressusciter après trois jours, paraît avoir moins perdu que ceux qui la perdent pour rester morts. Il semble donc que la douleur du Christ n’ait pas été la plus grande des douleurs.

Réponse à l’objection N°4 : Le Christ n’a pas seulement souffert pour la perte de sa propre vie corporelle, mais encore pour les péchés de tous les autres. Cette douleur tv surpassé celle de tous ceux qui sont contrits, soit parce qu’elle a eu pour cause une sagesse et une charité plus grande, ce qui augmente la Couleur de la contrition ; soit parce qu’elle a embrassé tout à la fois tous les péchés, d’après ces paroles du prophète (Is., 53, 4) : Il a véritablement porté nos douleurs. D’ailleurs sa vie corporelle était d’un si grand prix, surtout à cause de la divinité qui lui était unie, que sa perte, même pour une heure, était plus déplorable que la perte de la vie d’un autre homme, pendant un temps quelque long qu’il fût. D’où Aristote dit (Eth., liv. 3, chap. 9) que l’homme vertueux aime d’autant mieux sa vie qu’il sait qu’elle est meilleure ; mais que néanmoins il l’expose dans l’intérêt de la vertu. De même le Christ a exposé sa vie, qui lui était infiniment chère, par amour pour la charité, d’après ces paroles du prophète (Jérem., 12, 7) : J’ai livré mon âme bien-aimée aux mains de ses ennemis.

 

Objection N°5. L’innocence de celui qui souffre diminue la douleur de ses souffrances. Or, le Christ a souffert innocemment, d’après ces paroles du prophète (Héb., 11, 19) : J’étais comme un agneau plein de douceur qu’on porte pour en faire une victime. Il semble donc que la douleur de la passion du Christ n’ait pas été la plus grande.

Réponse à l’objection N°5 : L’innocence de celui qui souffre diminue la douleur de la passion quant au nombre ; parce que quand un coupable souffre, il ressent non seulement la peine, mais encore la faute, au lieu que l’innocent ne souffre que la peine. Mais cette douleur est augmentée en lui par son innocence même, en ce qu’il considère le mal qui lui a été causé comme une chose plus imméritée. D’où il résulte que les autres sont aussi plus blâmables, s’ils ne compatissent pas à sa peine, d’après ces paroles d’Isaïe (57, 1) : Le juste périt, et il n’y a personne qui y pense dans son cœur.

 

Objection N°6. Dans les choses qui appartiennent au Christ rien n’a été superflu. Or, la moindre douleur du Christ aurait suffi pour atteindre sa fin qui est le salut du genre humain ; car elle aurait tiré de la personne divine une vertu infinie. Il aurait donc été superflu qu’il endurât la plus grande douleur.

Réponse à l’objection N°6 : Le Christ a voulu délivrer le genre humain de ses péchés, non seulement par sa puissance, mais encore par sa justice. C’est pourquoi il ne considère pas seulement quelle vertu sa douleur tire de la divinité qui lui est unie, mais encore quelle en doit être l’étendue pour satisfaire autant qu’il le fallait de la part de la nature humaine.

 

Mais c’est le contraire. Le prophète fait dire au Christ (Lament., 1, 2) : Regardez, et voyez s’il est une douleur comme ma douleur.

 

Conclusion Les douleurs que le Christ a souffertes ont surpassé toutes les douleurs que les hommes peuvent endurer en cette vie, non seulement à cause de la violence et de l’étendue de sa passion, mais encore à cause de la constitution du Christ qui a souffert, et de l’acceptation volontaire de la souffrance qui a été proportionnée, sous le rapport de l’étendue, à la fin qu’il se proposait.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit en parlant des défauts que le Christ a pris (quest. 15, art. 5 et 6), il y a eu dans le Christ souffrant une douleur véritable et sensible qui est résultée des mauvais traitements infligés à son corps, et il y a eu une douleur intérieure qui est provenue de l’idée qu’il avait de ces mauvais traitements ; ce qu’on appelle tristesse. Ces deux douleurs ont surpassé en lui toutes les douleurs de la vie présente ; et cela pour quatre motifs : 1° Pour les causes de la douleur : car sa douleur sensible a eu pour cause la lésion du corps ; elle a été très vive, soit à cause de la généralité de ses souffrances, dont nous avons parlé (art. préc. et quest. 15), soit d’après leur genre ; parce que lu mort do ceux qui sont mis on croix est la plus terrible, car les clous sont enfoncés dans les endroits les plus nerveux et les plus sensibles, c’est-à-dire dans les mains et les pieds ; le poids lui-même du corps qui est suspendu augmente continuellement la douleur, et cette douleur se prolonge longtemps, parce que ceux qui sont en croix ne meurent pas immédiatement, comme ceux que l’on l’ait périr par le glaive. Quant à sa douleur intérieure elle a eu pour cause : 1° tous les péchés du genre humain pour lesquels il satisfaisait par ses souffrances. Ainsi il se les attribue en quelque sorte quand il dit (Ps. 21) : Les cris de mes péchés ; 2° elle a pour cause en particulier la chute des Juifs et de tous ceux qui ont péché à l’occasion de sa mort, et principalement de ses disciples qui se sont scandalisés dans sa passion ; 3° la perte de la vie corporelle qui est naturellement horrible à la nature humaine. 2° La grandeur de sa douleur peut se considérer d’après ce qu’il ressentait dans son âme et dans son corps. Sous le rapport du corps, il avait une complexion parfaite, puisque son corps a été formé miraculeusement par l’opération de l’Esprit-Saint, comme tout ce qui est fait par miracle est meilleur que ce qui est fait autrement, selon la remarque de saint Chrysostome (Hom. 21 in Joan.), au sujet du vin dans lequel le Christ avait changé l’eau aux noces de Cana. C’est pourquoi le sens du tact, dont la perception produit la douleur, était parfaitement développé en lui. Pour l’âme elle perçoit aussi d’autant plus vivement toutes les causes de tristesse que ses puissances intérieures sont plus parfaites. — 3° L’étendue de la souffrance du Christ dans sa passion peut se considérer d’après la pureté de sa douleur et de sa tristesse. Car dans les autres la tristesse intérieure est adoucie et la douleur extérieure l’est aussi d’après certaine considération de la raison, par l’influence ou le reflet des puissances supérieures sur les puissances inférieures ; ce qui n’a pas eu lieu dans le Christ à sa passion, puisque, d’après saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 3, chap. 15), il a laissé à chacune des puissances de son âme faire ce qui lui est propre. 4° On peut considérer la grandeur de la douleur du Christ souffrant, parce qu’il a pris cette passion et cette douleur volontairement dans le but d’affranchir les hommes du péché. C’est pourquoi il a pris une douleur tellement grande qu’elle a été proportionnée à la grandeur de l’effet qui devait en résulter. Ainsi d’après toutes ces causes réunies il est évident que la douleur du Christ a été la plus grande (Il n’est pas possible que toutes ces causes de douleur se trouvent jamais réunies dans aucun homme, et comme elles tiennent à une perfection du corps et de l’âme qui surpassent toutes nos pensées, il est évident que nous ne pouvons concevoir jusqu’où sont allées les souffrances du Christ.).

 

Article 7 : Le Christ a-t-il souffert selon toute son âme ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas souffert selon son âme entière. Car quand le corps est souffrant l’âme souffre par accident, selon qu’elle est l’acte du corps. Or, l’âme n’est pas l’acte du corps selon toutes ses parties ; puisque l’intellect n’est point l’acte du corps, comme le dit Aristote (De an., liv. 3, text. 6 et 12). Il semble donc que le Christ n’ait pas souffert selon toute son âme.

Réponse à l’objection N°1 : Quoique l’intellect, selon qu’il est une puissance, ne soit pas un acte du corps, l’essence de l’âme en est néanmoins un acte, et c’est sur elle que repose la puissance de l’intellect, comme nous l’avons vu (1a pars, quest. 77, art. 6 et 8).

 

Objection N°2. Toute puissance de l’âme souffre d’après son objet. Or, la partie supérieure de la raison a pour objet les raisons éternelles qu’elle s’applique à contempler et à consulter, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 12, chap. 7). Le Christ n’a donc pu souffrir d’après les raisons éternelles, puisqu’elles ne lui sont contraires en rien, et par conséquent il semble qu’il n’ait pas souffert selon toute son âme.

Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement repose sur la souffrance qui résulte de l’objet propre en ce sens, la raison supérieure n’a pas souffert dans le Christ.

 

Objection N°3. Quand la passion sensible arrive jusqu’à la raison, alors on dit qu’elle est complète, ce qui n’a pas eu lieu dans le Christ ; puisqu’il n’y a eu en lui que la propassion, comme le dit saint Jérôme (Sup. illud Matth., chap. 26 : Cœpit constristari). D’où saint Denis dit (Epist. ad Joan. 10) : qu’il ne souffrait les injures qu’il a reçues qu’autant qu’il les jugeait. Il ne semble donc pas que le Christ ait souffert selon toute son âme.

Réponse à l’objection N°3 : On dit que la douleur est une passion parfaite qui trouble l’âme, quand la souffrance de la partie sensitive parvient à détourner la raison de la droiture de son acte, de manière à la rendre son esclave et à lui ravir l’empire qu’elle a sur elle. La passion de la partie sensitive n’est pas ainsi parvenue dans le Christ jusqu’à la raison, elle n’a existé que par rapport au sujet (C’est dans ce sens seulement que l’âme a souffert dans toutes ses puissances.), comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°4. La passion produit la douleur. Or, il n’y a pas de douleur dans l’intellect spéculatif ; parce qu’aucune tristesse n’est opposée à la délectation qui résulte de la contemplation, comme le dit Aristote (Top., liv. 1, chap. 13). Il semble donc que le Christ ne souffrît pas selon toute son âme.

Réponse à l’objection N°4 : L’intellect spéculatif ne peut pas être affligé ou attristé de la part de son objet, qui est le vrai considéré absolument, ce qui fait sa perfection ; cependant la douleur ou la cause de la douleur peut arriver à lui, de la manière que nous avons dite (dans le corps de cet article.).

 

Mais c’est le contraire. Le Psalmiste fait dire au Christ (Ps. 87, 4) : Mon âme a été remplie de maux, non de vices, dit la glose (interl. Aug.), mais des douleurs que l’âme éprouve par le corps, ou en compatissant aux malheurs du peuple qui périt. Or, son âme n’aurait pas été remplie de ces maux, si elle n’avait pas souffert tout entière. Elle a donc souffert de la sorte (Isaïe montre aussi l’universalité des souffrances du Christ par ces paroles : Toute tête est languissante, et tout cœur est abattu. Depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête il n’y a rien de sain en lui (Is., 1, 5-6).).

 

Conclusion Puisque toute l’essence de l’âme est unie au corps et qu’elle existe tout entière dans tout le corps et dans toutes ses parties, pendant que son corps souffrait le Christ a souffert selon toute son âme et selon toutes ses puissances inférieures ; mais il n’a pas souffert selon fa raison relativement à son objet qui a été une source de délectation et de joie ; il a souffert selon toutes ses puissances en tant qu’elles ont pour principe l’essence même de l’âme.

Il faut répondre qu’on dit que le tout se rapporte à ses parties. Or, on appelle les parties de l’âme ses puissances. On dit donc que l’âme entière souffre, quand elle souffre selon son essence ou selon toutes ses puissances. Mais il est à remarquer qu’une puissance de l’âme peut souffrir de deux maniérés : 1° de la passion qui lui est propre ; ce qui a lieu selon qu’elle souffre de la part de son objet, comme quand la vue souffre d’une lumière trop abondante. 2° Une puissance souffre par suite de la souffrance qu’éprouve le sujet dans lequel elle se trouve. C’est ainsi que la vue souffre de la souffrance qu’éprouve dans l’œil le sens du tact sur lequel repose la vue ; comme quand l’œil a reçu un coup ou qu’il est trop dilaté par la chaleur. — On doit donc dire que si nous comprenons l’âme entière en raison de son essence, il est évident que toute l’âme du Christ a souffert. Car toute l’essence de l’âme est unie au corps, de manière qu’elle est tout entière dans tout le corps et tout entière dans chacune de ses parties. C’est pourquoi, quand le corps souffrait et qu’il était prêt à se séparer de l’âme, l’âme entière souffrait. Mais si nous comprenons l’âme entière selon toutes ses puissances, et que nous parlions des souffrances propres à chacune d’elles, elle souffrait selon toutes ses puissances inférieures : parce que dans chacune des puissances inférieures de l’âme qui ont pour objet les choses temporelles, il se trouvait quelque chose qui était cause de la douleur du Christ, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. préc.). Mais, sous ce rapport, la raison supérieure ne souffrait pas dans le Christ du côté de son objet, qui est Dieu ; car Dieu n’était pas cause de la douleur de l’âme du Christ, mais de sa délectation et de sa joie. Quant au mode de souffrance d’après lequel on dit qu’une puissance souffre de la part de son sujet, toutes les puissances de l’âme du Christ souffrirent de la sorte (Elles souffraient par suite de la communication qui existe entre elles.) ; car toutes les puissances de l’âme ont leur fondement dans son essence, à laquelle parvient la souffrance, quand le corps dont elle est l’acte souffre.

 

Article 8 : L’âme entière du Christ jouissait-elle dans sa passion de la béatitude ?

 

Objection N°1. Il semble que l’âme du Christ n’ait pas joui tout entière de la béatitude au moment de sa passion. Car il est impossible de souffrir et de jouir tout à la fois ; puisque la douleur et la joie sont contraires. Or, l’âme du Christ souffrait tout entière la douleur dans le temps de sa passion, comme nous l’avons vu (art. préc.). Il ne pouvait donc pas se faire qu’elle jouît aussi tout entière.

Réponse à l’objection N°1 : La joie de la béatitude n’est pas directement contraire à la douleur de la passion, parce qu’elles ne se rapportent pas à la même chose, et il n’y a pas de répugnance que les contraires existent dans le même sujet, pourvu que ce ne soit pas sous le même rapport. Ainsi la joie de la béatitude peut appartenir à la partie supérieure de la raison par son acte propre, tandis que la douleur de la passion ne lui appartient que relativement à son sujet. D’un autre côté la douleur de la souffrance appartient à l’essence de l’âme de la part du corps dont elle est la forme ; au lieu quo la joie de la béatitude lui appartient relativement à une puissance dont elle est le sujet.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 7, chap. ult.) : que la tristesse, si elle est profonde, n’empêche pas seulement la délectation qui lui est contraire, mais encore toute autre et réciproquement. Or, la douleur de la passion du Christ a été la plus grande, comme nous l’avons montré (art. 6), et la délectation de la béatitude est aussi la plus élevée, comme nous l’avons vu (1a 2æ, quest. 4). Il n’a donc pas pu se faire que l’âme du Christ souffrît et jouît simultanément tout entière.

Réponse à l’objection N°2 : Cette observation d’Aristote est vraie par suite de l’influence qu’une puissance de l’âme exerce naturellement sur une autre ; mais cette influence n’a pas eu lieu dans le Christ, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. La jouissance de la béatitude résulte de la connaissance et de l’amour des choses divines, comme on le voit par saint Augustin (De doct. christ., liv. 1, chap. 4 et 10). Or, toutes les facultés de l’âme ne s’élèvent pas jusqu’à connaître Dieu et l’aimer. L’âme du Christ ne jouissait donc pas tout entière.

Réponse à l’objection N°3 : Ce raisonnement repose sur la totalité de l’âme considérée par rapport à ses puissances.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (Orth. fid., liv. 3, chap. 15) que la divinité du Christ a permis à la chair d’agir et de souffrir les choses qui lui sont propres. Par conséquent pour la même raison, puisque c’était le propre de l’âme du Christ, en tant qu’elle était heureuse, de jouir, sa passion n’empêchait pas sa jouissance.

 

Conclusion Quoique l’âme entière du Christ jouît de Dieu dans sa passion par son essence, cependant elle n’en jouit pas selon toutes ses puissances, mais il n’y avait que la partie supérieure de la raison qui en jouissait par l’acte qui lui est propre.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit auparavant (art. préc.), l’âme entière est une expression qui peut s’entendre de l’essence de l’âme et de toutes ses puissances. Si on l’entend de l’essence, dans ce sens l’âme entière jouissait, en tant qu’elle est le sujet de la partie supérieure de l’âme, à laquelle il appartient de jouir de la divinité ; de sorte que comme la passion est attribuée à la partie supérieure de l’âme en raison de l’essence, de même la jouissance est attribuée réciproquement à l’essence de l’âme en raison de sa partie supérieure. Mais si par l’âme entière nous entendons toutes ses puissances, alors l’âme entière ne jouissait pas ainsi directement, parce que la jouissance ne peut être l’acte de toutes les parties de l’âme ; et que d’ailleurs la jouissance de la partie supérieure ne rejaillissait pas sur les autres, parce que, lorsque le Christ était voyageur, il n’y avait pas en lui cette action de la partie supérieure sur la partie inférieure, de l’âme sur le corps. Mais comme réciproquement la partie supérieure de l’âme n’était pas gênée, à l’égard de ce qui lui est propre, par la partie inférieure, il s’ensuit qu’elle jouissait parfaitement pendant sa passion.

 

Article 9 : Le Christ a-t-il souffert dans le temps convenable ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas souffert dans le temps convenable. Car la passion du Christ était figurée par l’immolation de l’agneau pascal. D’où l’Apôtre dit (1 Cor., 5, 7) : Le Christ notre pâque a été immolé. Or, l’agneau pascal était immolé le quatorzième jour sur le soir, comme on le voit (Ex., chap. 12). Il semble donc que le Christ ait dû alors souffrir ; ce qui est évidemment faux ; puisqu’en ce moment il a célébré la pâque avec ses disciples, d’après ce passage de l’Evangile (Marc, 14, 12) : Le premier jour des azymes, quand ils immolaient la pâque ; si c’est le jour suivant qu’il a souffert.

Réponse à l’objection N°1 : Il y en a qui prétendent que le Christ a souffert le quatorzième jour de la lune, quand les Juifs immolaient la pâque. D’où il est dit (Jean, 18, 28) : Qu’ils n’entrèrent point dans le prétoire afin de ne pas se souiller et d’être en état de manger la pâque. A ce sujet saint Chrysostome observe (Hom. 82 in Joan.) : que les Juifs faisaient alors la pâque, mais que le Christ la célébra le jour précédent, réservant sa mort au sixième jour, quand l’ancienne pâque se faisait. Ce qui parait s’accorder avec ces autres paroles de saint Jean (Jean, 13, 1) : Qu’avant le jour de la fête de Pâques, le Christ ayant fait la cène, lava les pieds de ses disciples. — Mais ce sentiment paraît avoir contre lui ces paroles de saint Matthieu (26, 17) : Le premier jour des azymes les disciples s’approchèrent de Jésus, lui disant : ou voulez-vous que nous vous préparions ce qu’il faut pour manger la pâque ? D’où il est évident qu’on appelait le premier jour des azymes le quatorzième jour du premier mois, quand l’agneau était immolé et que la lune est tout à fait pleine, comme le dit saint Jérôme (Sup. illud Matth., chap. 26 : Prima die azymorum). Ainsi il est constant que le Christ a fait la cène le quatorzième jour de la lune, et qu’il a souffert le quinzième. C’est ce qui est encore rendu plus manifeste par ces passages (Matth., 14, 12) : Le premier jour des azymes auquel on immolait l’agneau pascal (Luc, 22, 7) : Le jour des azymes arriva auquel il fallait immoler la pâque. — C’est pour ce motif qu’il y en a qui disent que le Christ mangea la pâque avec ses disciples le jour convenable, c’est-à-dire le quatorzième jour de la lune, montrant que jusqu’au dernier moment il était fidèle observateur de la loi, selon la pensée de saint Chrysostome (Sup. Matth., hom. 83), au lieu que les Juifs ayant été occupés à faire mourir le Christ, ils différèrent, contrairement à la loi, la célébration de la pâque au lendemain. C’est pour cela qu’il est dit d’eux, ajoute-t-on, que le jour de la passion du Christ, ils ne voulurent pas entrer dans le prétoire, afin de ne pas se souiller, mais pour manger la pâque. Mais ce sentiment ne paraît pas non plus s’accorder avec ces paroles de saint Marc : Le premier jour des azymes, quand ils immolaient la pâque. Le Christ et les Juifs ont donc célébré l’ancienne pâque ensemble (Ils l’ont célébrée le quatorzième jour de la lune, et c’est ce qui a donné lieu à l’erreur des quarto-décumains.). Et, comme le dit Bède (Sup. Marc., chap. 43), quoique le Christ, qui est notre pâque, ait été crucifié le jour suivant, c’est-à-dire le quinzième de la lune ; cependant la nuit où l’agneau était immolé, ayant remis à ses disciples la célébration des mystères de son corps et de son sang, et ayant été arrêté et enchaîné par les Juifs, il a ainsi consacré le commencement de son sacrifice ou de sa passion. Quand saint Jean dit (Jean, chap. 13) : Avant le jour de la fête de Pâques, on entend par là que ce fut le quatorzième jour de la lune, qui arriva alors à la cinquième férie. Car c’était le quinzième de la lune qui était le jour le plus solennel de la pâque chez les Juifs. Par conséquent le jour que saint Jean désigne par ces paroles : Avant le jour de la fête de Pâques, est le même, à cause de la distinction naturelle des jours, que celui que saint Matthieu appelle le premier jour des azymes ; parce que, selon le rit des Juifs, la solennité de la fête commençait dès le soir du jour précédent. Quant au passage où il est dit qu’ils mangèrent la pâque le quinzième jour de la lune, on doit entendre par la pâque non l’agneau pascal qui avait été immolé le quatorzième, mais la nourriture pascale, c’est-à- dire les pains azymes, que ceux qui étaient purs devaient manger. A cet égard saint Chrysostome (ibid.) donne une autre interprétation en disant que par la pâque on peut entendre toute la fête des Juifs qui durait sept jours.

 

Objection N°2. On dit que la passion du Christ est son exaltation, d’après ces paroles (Jean, 3, 14) : Il faut que le fils de l’homme soit exalté. Le Christ est aussi appelé le soleil de justice, comme on le voit (Mal, chap. 3). Il semble donc qu’il ait dû souffrir à la sixième heure, quand le soleil était à sa plus grande hauteur ; et c’est le contraire qui est arrivé, puisque l’Evangile dit (Marc, 15, 25) : que c’est à la troisième heure qu’on l’a crucifié.

Réponse à l’objection N°2 : Comme le dit saint Augustin (De consensu Ev., liv. 3, chap. 13), ce fut vers la sixième heure (Les Juifs divisaient la nuit en quatre veilles de trois heures chacune, et ils divisaient de même le jour en quatre parties : prime, tierce, sexte et none. Saint Jean disant vers sexte, et saint Marc employant l’expression de tierce, ne sont point en contradiction, puisque l’un dit qu’on n’était pas encore à sexte ; ce qui suppose que tierce durait encore, et que saint Marc a pu se servir de l’expression qu’il a employée.) que le Christ fut livré pour être crucifié par Pilate comme le dit saint Jean : car la sixième heure n’était pas encore absolument arrivée, on y touchait, c’est-à-dire que la cinquième était passée, et que la sixième était déjà commencée, de manière que ce fut après la sixième heure révolue, que le Christ étant attaché à la croix, les ténèbres se firent. On croit que ce fut à l’heure de tierce que les Juifs crièrent qu’il fallait crucifier le Seigneur (D’après le contexte, on voit qu’après que les Juifs eurent dit qu’il fallait le crucifier, il restait encore plusieurs choses à faire avant d’arriver à l’exécution. Voyez Cornelius a Lapide et les autres commentateurs.), et on démontre de la manière la plus vraie qu’ils le crucifièrent au moment où ils crièrent qu’il fallait le faire. Ainsi, de peur que quelqu’un effrayé par la pensée d’un aussi grand crime ne vînt à le détourner des Juifs pour le rejeter sur les soldats, l’évangéliste dit : On était à la troisième heure, et ils le crucifièrent, pour prouver qu’il fut crucifié par ceux qui crièrent à la troisième heure qu’il devait l’être. Cependant il y en a qui veulent que ces paroles de saint Jean (Jean, 19, 14) : Erat parasceve hora quasi sextâ, indiquent la troisième heure du jour. Car le mot parasceve signifie préparation. Or, la véritable Pâque qui est célébrée dans la passion du Seigneur a commencé à être préparée dès la neuvième heure de la nuit, c’est-à-dire quand tous les princes des prêtres ont dit : Il mérite la mort. Depuis cette heure de la nuit jusqu’au crucifiement, il s’est passé six heures de préparation (hora parasceve sexta), d’après saint Jean, et c’était la troisième heure du jour d’après saint Marc. — D’autres veulent que cette différence qui existe entre les évangélistes provienne de la faute des copistes ; parce que les signes qui représentent le nombre trois et le nombre six (En grec le nombre trois est exprimé par la troisième lettre de l’alphabet et le nombre six par un caractère particulier qui a en effet une certaine ressemblance avec le gamma.) se ressemblent beaucoup en grec.

 

Objection N°3. Comme le soleil est à sa plus grande élévation tous les jours à la sixième heure, de même il est le plus élevé chaque année au solstice d’été. Il aurait donc dû souffrir plutôt vers le temps du solstice d’été que vers l’équinoxe du printemps.

Réponse à l’objection N°3 : Comme on le dit (Lib. de quæst. Vet. et Nov. Testam., quæst. 55), le Seigneur, voulut par sa passion racheter le monde et le réformer au moment où il l’avait créé, c’est-à-dire à l’équinoxe, qui est l’époque à laquelle le monde a commencé et où le jour l’emporte sur la nuit ; parce que par la passion du Sauveur nous sommes amenés des ténèbres à la lumière. Et, parce que la lumière sera parfaite dans le second avènement du Christ, le temps de son second avènement est comparé pour ce motif à l’été dans ce passage (Matth., 24, 32) : Quand les branches du figuier sont déjà tendres et qu’il pousse ses feuilles, vous jugez que l’été est proche ; de même lorsque vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l’homme est proche et à la porte. C’est dans ce moment aussi que l’exaltation du Christ sera la plus grande.

 

Objection N°4. Le monde était éclairé par la présence du Christ ici-bas, puisqu’il dit lui-même (Jean, 9, 5) : Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. Il aurait donc été convenable pour le salut du genre humain qu’il eût vécu en ce monde plus longtemps, de sorte que sa passion aurait dû avoir lieu dans sa vieillesse plutôt que dans sa jeunesse.

Réponse à l’objection N°4 : Le Christ a voulu souffrir dans sa jeunesse pour trois motifs : 1° il a donné sa vie pour nous quand elle était dans l’état le plus parfait pour nous mieux marquer son amour ; 2° parce qu’il ne convenait pas que l’on vît en lui l’affaiblissement de la nature pas plus que les maladies, comme nous l’avons dit (quest. 14, art. 4) ; 3° il est mort et ressuscité dans sa jeunesse pour montrer en lui-même la qualité future de ceux qui ressuscitent. D’où il est dit (Eph., 4, 13) : Jusqu’à ce que nous parvenions tous à l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’un homme parfait, à la mesure de l’âge selon laquelle le Christ doit être pleinement formé en nous.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Jean, chap. 13) : Jésus sachant que son heure était venue pour passer de ce monde vers son Père, et il dit lui-même (Jean, 2, 4) : Mon heure n’est pas encore venue. D’où saint Augustin dit à ce sujet (Tract.8 in Joan., in fin.) : Il a fait tout ce qu’il a jugé nécessaire de faire, et son heure est venue, non par nécessité, mais d’après sa volonté. Il a donc souffert dans le temps convenable.

 

Conclusion Puisque la volonté du Christ à laquelle sa passion a été soumise était régie par la sagesse divine, il est évident qu’il a souffert dans le temps convenable.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), la passion du Christ était soumise à sa volonté. Sa volonté était régie par la sagesse divine qui dispose tout avec convenance et douceur, comme on le voit (Sag., chap. 8). C’est pourquoi on doit dire que la passion du Christ est arrivée dans le temps convenable. C’est ce qui a fait dire à saint Augustin (alius auctor in Lib. quæst. Vet. et Nov. Testam., quæst. 55) : Le Sauveur a fait tout en son temps et en son lieu.

 

Article 10 : Le Christ a-t-il souffert dans un lieu convenable ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas souffert dans un lieu convenable. Car il a souffert selon la chair humaine qui a été conçue de la Vierge à Nazareth et née à Bethléem. Il semble donc qu’il n’ait pas dû souffrir à Jérusalem, mais à Nazareth et à Bethléem.

Réponse à l’objection N°1 : Il a été très convenable que le Christ souffrît à Jérusalem : 1° Parce que Jérusalem était le lieu choisi par Dieu pour lui offrir des sacrifices : ces sacrifices figuratifs représentaient la passion du Christ qui est le sacrifice véritable, d’après ces paroles de saint Paul (Eph., 5, 2) : Il s’est livré lui-même comme une victime et une oblation d’une agréable odeur. D’où Bède dit (Hom. in dom. Palmarum) que l’heure de sa passion approchant, le Seigneur voulut s’approcher du lieu où il devait la souffrir, c’est-à-dire de Jérusalem où il arriva six jours avant Pâques ; comme l’agneau pascal qu’on conduisait, d’après la loi, au lieu où il devait être immolé, six jours avant Pâques, c’est-à-dire le dixième jour de la lune. 2° Parce que la vertu de sa passion devant se répandre sur le monde entier, il a voulu souffrir au milieu de la terre habitable, c’est-à-dire à Jérusalem (On croyait au moyen âge que Jérusalem était au centre du monde. Et nous voyons les peuples anciens revendiquer ce même privilège pour celle de leurs cités qui leur paraissait la plus célèbre.). D’où il est dit (Ps. 73, 12) : Dieu notre roi a opéré avant les siècles le salut au milieu de la terre, c’est-à-dire à Jérusalem qu’on appelle le nombril de la terre. 3° Parce qu’il convenait à son humilité de mourir de la sorte. Car comme il a choisi le genre de mort le plus honteux, de même son humilité lui a fait choisir le lieu le plus célèbre pour endurer tous les opprobres. D’où le pape saint Léon dit (Serm. Epiphan. 1, chap. 2) que celui qui avait revêtu la forme d’un esclave a choisi à l’avance Bethléem pour sa naissance et Jérusalem pour sa passion. 4° Pour montrer que l’iniquité de ceux qui l’ont mis à mort est venue des princes du peuple juif. C’est pourquoi il a voulu souffrir à Jérusalem où les princes demeuraient. D’où il est dit (Actes, 4, 27) : Hérode et Ponce-Pilate avec les nations étrangères et les tribus d’Israël se sont ligués ensemble dans celte ville contre votre saint Fils Jésus que vous avez oint.

 

Objection N°2. La vérité doit répondre à la figure. Or, la passion du Christ était figurée par les sacrifices de l’ancienne loi. Comme ces sacrifices étaient offerts dans le temple, il semble donc que le Christ ait dû souffrir dans le temple et non hors de la porte de la ville.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ n’a souffert ni dans le temple, ni dans la ville, mais hors de la porte pour trois motifs : 1° Pour que la vérité répondît à la figure. Car le veau et le bouc que l’on offrait dans le sacrifice le plus solennel pour l’expiation des péchés de toute la multitude étaient brûlés hors du camp, comme on le voit (Lév., chap. 16). D’où saint Paul dit (Héb., 13, 11) : Les corps des animaux dont le sang est porté par le pontife dans le sanctuaire pour l’expiation du péché, sont brûlés hors du camp, et c’est pour cette raison que Jésus voulant sanctifier le peuple par son propre sang a souffert hors de la porte de la ville. 2° Pour nous donner l’exemple de nous éloigner de la vie du monde. C’est pourquoi l’Apôtre ajoute : Sortons donc aussi hors du camp, et allons à lui en portant l’ignominie de sa croix. 3° Selon la remarque de saint Chrysostome (Serm. de Pass.), le Seigneur n’a pas voulu souffrir dans une maison, ni dans le temple des Juifs, de peur qu’ils ne se soient attribué ce sacrifice salutaire et qu’on ne pense qu’il a été offert uniquement pour ce peuple. C’est pourquoi il a souffert hors de la cité et hors des murs, pour nous apprendre que ce sacrifice est commun à tous les hommes, que c’est une oblation pour tout l’univers et une purification générale.

 

Objection N°3. Le remède doit répondre à la maladie. Or, la passion du Christ a été un remède contre le péché d’Adam, qui n’a pas été enseveli à Jérusalem, mais à Hébron, puisqu’il est dit (Josué, 14, 15) : Hébron s’appelait auparavant Ariath-Arbé, Adam y fut enterré. Il semble donc que le Christ ait dû souffrir à Hébron et non à Jérusalem.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Jérôme (Sup. Matth., chap. 27 : Et venerunt in locum, etc.), il y en a qui ont cru que le Calvaire était le lieu où Adam a été enseveli ; et ils disent qu’on l’appelait ainsi, parce que c’est là que la tête du premier homme a été inhumée. Mais cette interprétation pieuse, qui flatte le peuple, n’est pas véritable. Car hors de la ville et hors des portes, il y a des lieux où l’on tranche la tête aux condamnés, et on leur donne le nom de calvaire, parce que ces malheureux y sont décapités. C’est pourquoi Jésus a été crucifié là, afin qu’on vît s’élever l’étendard du martyre à l’endroit où se trouvait l’arène des condamnés. Quant à Adam, il a été enseveli entre Hébron et Arbée, d’après ce que nous lisons dans le livre de Josué, fils de Navé. — D’ailleurs Jésus devait être plutôt sacrifié dans un lieu commun à tous les condamnés que sur le tombeau d’Adam, pour montrer que la croix du Christ n’était pas seulement un remède contre le péché personnel d’Adam lui-même, mais encore contre le péché du monde entier.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Luc, 13, 33) : Il ne faut pas qu’un prophète souffre la mort ailleurs qu’à Jérusalem. Or, le Christ a été un prophète. Il est donc convenable qu’il ait souffert à Jérusalem.

 

Conclusion Comme on dit que le Christ a souffert dans le temps convenable, de même il a souffert aussi dans le lieu qui convenait, hors de Jérusalem sur la montagne du Calvaire.

Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (alius auctor, Lib. Quæst. Vet. et Nov. Testam., quest. 55), le Sauveur a tout fait en son temps et en son lieu ; parce que, comme tous les temps sont en sa main, de même tous les lieux. C’est pourquoi il a souffert dans le lieu aussi bien que dans le temps qui convenait.

 

Article 11 : A-t-il convenable que le Christ fut crucifié avec des voleurs ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’ait pas été convenable que le Christ fût crucifié avec des voleurs. Car il est dit (2 Cor., 6, 14) : Quelle union peut-il y avoir entre la justice et l’iniquité ? Or, le Christ est notre justice, au lieu que l’iniquité appartient aux voleurs. Il n’a donc pas été convenable qu’il fût crucifié simultanément avec des voleurs.

Réponse à l’objection N°1 : Comme le Christ n’a pas dû souffrir la mort, mais qu’il s’y est soumis volontairement pour la vaincre par sa puissance ; de même il n’a pas mérité d’être mis au nombre des voleurs, mais il l’a voulu pour vaincre l’injustice par sa vertu. D’où saint Chrysostome dit (Hom. 84 sup. Joan.) : qu’il n’était pas moins difficile de convertir le larron sur la croix et de le faire entrer dans le paradis que de briser les pierres.

 

Objection N°2. Sur ces paroles (Matth., 26, 35) : Même s’il me fallait mourir avec vous, je ne vous renierai pas, Origène dit (Tract. 35 in Matth.) : Il n’appartenait pas aux hommes de mourir avec Jésus qui mourait pour tout le monde. Et à l’occasion de ces autres paroles (Luc, chap. 22) : Je suis prêt à aller avec vous en prison et à la mort, saint Ambroise dit : La passion du Seigneur a des imitateurs, mais il n’y a personne qui l’égale. Il semble donc beaucoup moins convenable que le Christ ait souffert simultanément avec des voleurs.

Réponse à l’objection N°2 : Il ne convenait pas qu’un autre souffrît avec le Christ pour la même cause. D’où Origène ajoute (ibid.) : Les hommes étaient tous dans le péché, et ils avaient tous besoin qu’un autre mourût pour eux, et ils ne pouvaient mourir pour les autres.

 

Objection N°3. Saint Matthieu dit (27, 44) : Les voleurs qui avaient été crucifiés avec lui, lui faisaient des reproches. Vi d’après saint Luc (22, 42) l’un de ceux qui furent crucifiés avec le Christ lui disait : Souvenez-vous de moi, Seigneur, quand vous serez arrivé dans votre royaume. Il semble donc qu’indépendamment des voleurs qui blasphémaient, il y en eut un autre qui fut crucifié avec lui et qui ne blasphémait pas. Par conséquent, il semble que l’évangéliste ait eu tort de dire que le Christ a été crucifié avec des voleurs.

 

Mais c’est le contraire. Le prophète avait dit (Is., 53, 12) : Il a été mis au nombre des scélérats.

 

Conclusion Il a été convenable que selon les desseins de Dieu le Christ fut crucifié avec deux voleurs, pour montrer le discernement qui devait se faire des hommes au jugement et signifier la vocation générale du genre humain au sacrement de sa passion.

Il faut répondre que le Christ a été crucifié entre deux voleurs, parce que cet acte convenait au dessein des Juifs et à l’ordre établi de Dieu, mais pour des raisons différentes. Dans la pensée des Juifs, ils l’ont crucifié entre deux voleurs, selon la remarque de saint Chrysostome (Hom. 88 in Matth, et 84 in Joan.), pour lui faire partager l’opinion que l’on avait de ces brigands. Mais ils n’y ont pas réussi ; car on ne parle pas de ces scélérats, au lieu que la croix du Christ est partout honorée ; les rois déposent leurs couronnes et la mettent sur leurs habits de pourpre, sur leurs diadèmes, sur leurs armes, à la table sainte ; elle brille dans le monde entier. — Mais, dans la pensée de Dieu, le Christ a été crucifié avec des voleurs : 1° Parce que, selon l’expression de saint Jérôme (Sup. illud Matth., chap. 27 : Venerunt in locum), comme le Christ s’est fait pour nous la malédiction de la croix, de même il a voulu, pour le salut de tout le monde, être crucifié entre deux coupables, comme s’il eût été coupable lui-même. 2° Selon la remarque de saint Léon (Serm. 4 de Pass.), on crucifia deux voleurs, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, pour nous montrer, sous l’image même du gibet du Christ, le discernement qui doit être fait de tous les hommes au jour du jugement. Et saint Augustin dit (Tract. 31, in fin.) : Cette croix, si vous y réfléchissez, a été un tribunal ; car, au milieu se trouvait le juge ; et d’un côté celui qui a cru et qui a été délivré, et de l’autre celui qui l’a insulté et qui a été condamné. Il indiquait par là ce qu’il ferait des vivants et des morts, en montrant qu’il mettrait les uns à sa droite et les autres à sa gauche. 3° D’après saint Hilaire (can. 33 in Matth.), il y a eu deux voleurs crucifiés, l’un à sa gauche et l’autre à sa droite, pour montrer que le genre humain avait été appelé tout entier au sacrement de la passion du Seigneur. Car, par suite de la différence qu’il y a entre les infidèles et les fidèles, il doit diviser tout le monde en mettant les uns à sa droite et les autres à sa gauche, et celui des deux qui se trouvait à droite a été justifié par la foi. 4° Parce que, comme le dit Bède (Sup. Marc., chap. 44), les voleurs qui ont été crucifiés avec le Seigneur sont le symbole de ceux qui, sous la foi et les étendards du Christ, subissent les souffrances du martyre ou toutes les peines d’une discipline austère ; mais ceux qui le font pour la gloire éternelle sont désignés par la foi du larron qui était à droite, au lieu que ceux qui le font en vue de la gloire du monde imitent les dispositions et les actes du larron qui était à gauche.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit saint Augustin (De consensu Evang., liv. 3, chap. 16), nous pouvons admettre que saint Matthieu a mis le pluriel pour le singulier, lorsqu’il a dit : Les larrons l’injuriaient. Ou bien on peut répondre avec saint Jérôme (Sup. illud Matth., chap. 27), qu’ils l’ont d’abord l’un et l’autre blasphémé, et qu’ensuite après avoir vu ses prodiges, l’un d’eux a cru (On s’est beaucoup arrêté à ces contradictions apparentes qui se trouvent entre les évangélistes. Mais ce qui démontre leur sincérité, ce sont précisément ces différences accidentelles qui ne se rencontreraient pas dans des imposteurs, parce qu’ils auraient en soin de se copier réciproquement.).

 

Article 12 : Doit-on attribuer la passion du Christ à sa divinité ?

 

Objection N°1. Il semble qu’on doive attribuer la passion du Christ à sa divinité. Car saint Paul dit (1 Cor., 2, 8) : S’ils eussent connu le Seigneur de la gloire, ils ne l’auraient jamais crucifié. Or, le Seigneur de la gloire est le Christ considéré selon sa divinité. La passion du Christ lui a donc convenu comme Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : On dit que le Seigneur de la gloire a été crucifié, non comme tel, mais selon qu’il était un homme passible.

 

Objection N°2. Le principe du salut de l’homme est la divinité elle-même, d’après ces paroles (Ps. 36, 39) : Le salut des justes vient du Seigneur. Si donc la passion du Christ n’appartenait pas à sa divinité, il semblerait qu’elle ne pourrait pas être fructueuse pour nous.

Réponse à l’objection N°2 : Comme on le voit dans un discours de Théodore d’Ancyre (hab. in Conc. Ephes., part. 3, chap. 10), la mort du Christ, qui est devenue comme la mort de Dieu, par suite de l’union hypostatique, a détruit la mort ; parce que c’était le Dieu-homme qui souffrait. Car ce n’est pas la nature divine qui a souffert (C’est pour ce motif que le onzième concile général de Constantinople (can. 81) a défendu d’ajouter au trisagion les mots : Qui pro nobis crucifixus est.), mais la nature humaine, et la nature divine n’a pas changé par suite de ces souffrances.

 

Objection N°3. Les Juifs ont été punis pour avoir fait mourir le Christ, comme des déicides, ce que prouve la grandeur de leur châtiment. Or, il n’en serait pas ainsi si la passion n’appartenait pas à sa divinité. C’est donc à elle que la passion du Christ appartient.

Réponse à l’objection N°3 : Comme le dit le même auteur (loc. cit., arg. préc.), les Juifs n’ont pas crucifié un simple mortel, mais ils ont eu l’audace de s’élever contre Dieu. Car supposez qu’un prince parle et que sa parole soit écrite sur un morceau de papier, qu’on envoie son décret aux villes de son royaume, et qu’un rebelle vienne à déchirer l’ordre qu’il a envoyé ; il sera puni de mort, non pour avoir déchiré un morceau de papier, mais pour avoir déchiré ce qui était la parole de l’empereur. Par conséquent, que les Juifs ne se tranquillisent pas, comme s’ils n’avaient crucifié qu’un homme ; car ce qu’on voyait était comme le papier, mais ce qui était caché sous cette enveloppe, c’était le Verbe du Seigneur, né de la nature, et qui n’a pas été produit par la langue à la façon de la parole humaine.

 

Mais c’est le contraire. Saint Athanase dit (Epist. ad Epict.) : Dieu le Verbe immanent est impassible par nature. Or, ce qui est impassible ne peut pas souffrir. La passion du Christ n’appartenait donc pas à sa divinité.

 

Conclusion Puisque dans le Christ il n’y a qu’une seule et même hypostase pour les deux natures, pour la nature divine et la nature humaine, la passion du Christ appartient au suppôt de la nature divine, non en raison de cette nature, mais en raison de la nature humaine qui était seule passible.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 2, art. 2 et 3), l’union de la nature humaine et de la nature divine s’est faite dans la personne, l’hypostase et le suppôt, et néanmoins les natures sont restées distinctes, de manière que la personne ou l’hypostase de la nature divine est la même que celle de la nature humaine, sans que pour cela les propriétés de l’une et de l’autre pâture soient détruites. C’est pourquoi, comme nous l’avons dit (quest. 16, art. 5), on doit attribuer la passion au suppôt de la nature divine, non en raison de cette nature qui est impassible, mais en raison de la nature humaine. D’où saint Cyrille dit dans son épître synodale (Conc. Ephes., gener. 3, part. 1, chap. 26) : Si quelqu’un n’avoue pas que le Verbe de Dieu a souffert et qu’il a été crucifié dans sa chair, qu’il soit anathème. La passion du Christ appartient donc au suppôt de la nature divine en raison de la nature passible qu’il a prise, mais non en raison de la nature divine qui est impassible.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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