Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 47 : De la cause efficiente de la passion du Christ

 

            Nous avons maintenant à considérer la cause efficiente de la passion du Christ. — A ce sujet six questions se présentent : 1° Le Christ a-t-il été mis à mort par les autres ou par lui-même ? (Cet article a pour objet d’expliquer de quelle manière les Juifs se sont rendus coupables de déicide.) — 2° Pour quel motif s’est-il livré à la passion ? — 3° Son Père l’a-t-il livré pour qu’il souffrît ? — 4° A-t-il été convenable qu’il souffrît par les mains des gentils, ou devait-il plutôt être crucifié par les Juifs ? — 5° Ses bourreaux l’ont-ils connu ? — 6° Du péché de ceux qui l’ont mis à mort.

 

Article 1 : Le Christ a-t-il été mis à mort par les autres ou par lui-même ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas été mis à mort par les autres, mais par lui-même. Car il est dit (Jean, 10, 18) : Personne ne me ravit ma vie, mais c’est de moi-même que je la quitte. Or, on dit que l’on se tue quand on s’enlève la vie. Le Christ n’a donc pas été tué par les autres, mais par lui-même.

Réponse à l’objection N°1 : Quand le Christ dit : Personne ne me ravit ma vie, on entend qu’on ne la lui a pas ravie malgré lui ; car on dit proprement que l’on enlève une chose, quand on la prend à quelqu’un malgré lui, sans qu’il puisse résister.

 

Objection N°2. Ceux qui sont tués par les autres sentent leur nature défaillir peu à peu ; et c’est surtout ce que l’on remarque à l’égard de ceux qui sont crucifiés. Car, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 4, chap. 13) : Attachés à la croix, ils souffraient une mort lente. Or, il n’en a pas été de même dans le Christ, puisqu’il rendit l’esprit après avoir poussé un grand cri, comme on le voit (Matth., 27, 50). Le Christ n’a donc pas été mis à mort par les autres, mais par lui-même.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ, pour montrer que la passion qu’il souffrait ne lui enlevait pas la vie par violence, conserva sa nature corporelle dans toute sa force, de manière qu’étant à l’extrémité il poussa un très grand cri, ce que l’on compte parmi les autres miracles qui ont accompagné sa mort. D’où il est dit (Marc, 15, 39) : Le centenier qui était là vis-à-vis de lui, voyant qu’il était mort en jetant ce grand cri, dit : Cet homme était vraiment Fils de Dieu. Ce qu’il y a eu aussi de merveilleux dans la mort du Christ (Saint Thomas ne trouve pas ce fait merveilleux en lui-même, puisqu’il est naturel qu’ayant souffert plus que ceux qui ont été crucifiés avec lui, il soit mort avant eux ; mais il le trouve merveilleux si on le rapproche du fait précédent, c’est-à-dire du cri qu’il a poussé, et qui supposait en lui une nature qui n’était point affaiblie.), c’est qu’il est mort plus tôt que les autres qui ont enduré la même passion. C’est pour cela que, d’après l’Evangile (Jean, 19, 33), on rompit les jambes de ceux qui avaient été crucifiés avec le Christ pour les faire mourir plus vite ; mais qu’arrivé à Jésus, comme on vit qu’il était mort, on ne les lui rompit pas. Et ailleurs il est dit (Marc, 15, 44) : Que Pilate s’étonnait qu’il fût déjà mort. Car comme il conserva par sa volonté sa nature corporelle dans toute sa vigueur jusqu’à la fin, de même, quand il le voulut, elle succomba immédiatement aux mauvais traitements qu’elle avait reçus.

 

Objection N°3. Ceux qui sont mis à mort par les autres meurent par violence, et par conséquent ils ne le font pas volontairement ; parce que la violence est opposée au volontaire. Or, saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, loc. cit.) : que l’esprit du Christ n’a pas abandonné son corps malgré lui, mais parce qu’il l’a voulu, quand il l’a voulu et comme il l’a voulu. Le Christ n’a donc pas été mis à mort par les autres, mais par lui-même.

Réponse à l’objection N°3 : Le Christ a souffert violence pour mourir, et néanmoins il est mort tout à la fois volontairement ; parce que la violence a été infligée à son corps, et que cependant elle n’a prévalu sur lui qu’autant qu’il l’a voulu.

 

Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Luc, 18, 33) : Après qu’ils l’eurent flagellé, ils le mirent à mort.

 

Conclusion Le Christ n’a pas été mis à mort par lui-même, mais par ses persécuteurs ; cependant on dit qu’il a été cause de sa mort en ne l’empêchant pas lorsqu’il le pouvait.

Il faut répondre qu’une chose peut être cause d’un effet de deux manières : 1° en agissant directement pour la produire. De la sorte les persécuteurs du Christ l’ont mis à mort, parce qu’ils ont fait ce qu’il fallait pour le faire mourir, qu’ils en ont eu l’intention, et que l’effet s’en est suivi ; car sa mort est résultée de cette cause. 2° On dit qu’une chose est cause d’une autre indirectement, c’est-à-dire parce qu’elle ne l’empêche pas, quand elle pourrait le faire. C’est ainsi qu’on dit que quelqu’un en a mouillé un autre, parce qu’il n’a pas fermé la fenêtre par laquelle la pluie est entrée chez lui. Le Christ a été de cette façon la cause de sa passion et de sa mort. Car il pouvait empêcher l’une et l’autre : 1° en retenant ses ennemis de manière qu’ils n’eussent ni la volonté, ni le pouvoir de le mettre à mort ; 2° parce que son âme avait le pouvoir de conserver la nature de sa chair (Scot prétend que l’âme du Christ n’a pas eu le pouvoir de préserver son corps de la mort, et que par conséquent il n’a pas été indirectement cause de sa mort, comme le pense saint Thomas. Sa mort n’aurait été volontaire que parce qu’il lui a plu de mourir, comme les martyrs. Cajétan rapporte le sentiment de Scot et le réfute parfaitement.), de manière qu’elle ne succombât sous aucune des blessures qu’on eût pu lui infliger. Son âme a eu ce pouvoir, parce qu’elle était unie au Verbe de Dieu dans l’unité de la personne, comme le dit saint Augustin (De Trin., liv. 4, chap. 13). Mais comme l’âme du Christ n’a pas éloigné de son propre corps le tort qu’on lui a causé, et qu’elle a voulu que sa nature corporelle succombât sous le mal qui lui était fait, on dit qu’il a de lui-même quitté la vie, ou qu’il est mort volontairement.

 

Article 2 : Le Christ est-il mort par obéissance ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ ne soit pas mort par obéissance. Car l’obéissance se rapporte au précepte. Or, on ne dit pas qu’il ait été commandé au Christ de souffrir. Il n’a donc pas souffert par obéissance.

Réponse à l’objection N°1 : Le Christ a reçu de son Père l’ordre de souffrir. Car il dit (Jean, 10, 18) : J’ai le pouvoir de quitter ma vie et j’ai le pouvoir de la reprendre, c’est le commandement que j’ai reçu de mon Père, c’est-à-dire qu’il lui a ordonné de la quitter et de la reprendre. On ne doit pas entendre par là, comme l’observe saint Chrysostome (Hom. 59 in Joan.), qu’il a d’abord écouté et qu’il a eu besoin d’apprendre, mais il nous a montré le mouvement de sa volonté et a détruit l’idée d’opposition que l’on aurait pu supposer entre lui et son Père. Cependant, comme par la mort du Christ la loi ancienne a été consommée, puisqu’il a dit lui-même en mourant (Jean, 19, 30) : Tout est consommé, on peut entendre que dans sa passion il a rempli tous les préceptes de la loi. En effet, il a rempli tous les préceptes moraux qui reposent sur la charité, car il a souffert par amour pour son Père, d’après ce passage de l’Evangile (Jean, 14, 31) : Afin que le monde connaisse mon Père et que je fasse ce que mon Père m’a ordonné, levez-vous, sortons d’ici, c’est-à-dire allons au lieu de ma passion. Il a souffert aussi par amour pour le prochain, d’après ces paroles de saint Paul (Gal., 2, 20) : Il m’a aimé et s’est livré pour moi. Il a accompli les préceptes cérémoniels de la loi qui se rapportent principalement aux oblations et aux sacrifices ; parce que tous les anciens sacrifices ont été des figures de ce sacrifice véritable que le Christ a offert en mourant pour nous. C’est ce qui fait dire à saint Paul (Col., 2, 16) : Que personne ne vous condamne pour le manger et pour le boire, ou au sujet des jours de fête ou de néoménie, qui sont une ombre de celles qui devaient arriver, tandis que le corps ne se trouve qu’en Jésus-Christ ; c’est-à-dire que le Christ est à toutes ces choses ce que le corps est à l’ombre. Enfin il a également accompli dans sa passion les préceptes judiciels de la loi qui ont principalement pour but de satisfaire à ceux qui ont reçu une injure. Car, comme le dit le Psalmiste (Ps. 68) : Il a payé ce qu’il n’a pas enlevé, en se laissant attacher à l’arbre de la croix, pour le fruit que l’homme avait ravi contrairement à l’ordre de Dieu (Ces trois sortes de préceptes renfermant dans leur genre tout ce qui est de droit divin, de droit naturel et de droit positif, il s’ensuit, dit Cajétan, que le Christ a accompli dans sa passion toute justice en tout genre de droit et de précepte.).

 

Objection N°2. Ce que quelqu’un fait parce qu’un précepte l’y oblige, ou dit qu’il le fait par obéissance. Or, le Christ n’a pas souffert par nécessité, mais volontairement. Il n’a donc pas souffert par obéissance.

Réponse à l’objection N°2 : Quoique l’obéissance implique nécessité par rapport à ce qui est commandé, néanmoins elle implique la volonté par rapport à l’accomplissement du précepte. Et telle fut l’obéissance du Christ. Car sa passion et sa mort, considérée en elles-mêmes, répugnaient à sa volonté naturelle ; néanmoins le Christ voulait que la volonté de Dieu s’accomplît à cet égard, d’après ces paroles (Ps. 39, 9) : Mon Dieu, j’ai voulu faire votre volonté. D’où il lui disait lui-même (Matth., 26, 42) : Si ce calice ne peut s’éloigner de moi sans que je le boive, que votre volonté soit faite.

 

Objection N°3. La charité est une vertu plus excellente que l’obéissance. Or, saint Paul dit que le Christ a souffert par charité, d’après ces paroles (Eph., 5, 2) : Marchez dans l’amour comme le Christ nous a aimés, et s’est livré lui-même pour nous. La passion du Christ doit donc être attribuée à la charité plutôt qu’à l’obéissance.

Réponse à l’objection N°3 : Le Christ a souffert pour la même raison par charité et par obéissance. Car il a accompli les préceptes de charité par obéissance, et il a été obéissant par amour pour son Père qui le lui commandait.

 

Mais c’est le contraire. Le même apôtre dit (Phil., 2, 8) : Il s’est fait obéissant envers son Père jusqu’à la mort.

 

Conclusion Il a été très convenable que le Christ souffrît par obéissance, pour qu’il offrît à Dieu son Père le sacrifice parfait de la réconciliation humaine.

Il faut répondre qu’il a été très convenable que le Christ souffrît par obéissance. 1° Parce que cela convenait à la justification de l’homme, afin que comme plusieurs sont devenus pécheurs par la désobéissance d’un seul homme, ainsi plusieurs soient rendus justes par l’obéissance d’un seul, d’après la pensée de l’Apôtre (Rom., 5, 19). 2° Ce fut convenable pour la réconciliation de Dieu avec les hommes. D’où il est dit (Rom., 5, 10) : Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, dans ce sens que la mort du Christ a été un sacrifice très agréable à Dieu, d’après cette autre parole de saint Paul (Eph., 5, 2) : Il s’est livré lui-même pour nous, en s’offrant à Dieu comme une oblation et une victime d’une agréable odeur. D’ailleurs l’obéissance est préférable à tous les sacrifices, puisqu’il est dit (1 Rois, 15, 22) : L’obéissance vaut mieux que les victimes. C’est pourquoi il a été convenable que le sacrifice de la passion et de la mort du Christ fût le fruit de son obéissance. 3° Ce fut convenable pour sa victoire pour laquelle il a triomphé de la mort et de l’auteur de la mort ; car le soldat ne peut vaincre, s’il n’obéit au chef. Par conséquent le Christ comme homme a obtenu la victoire, parce qu’il a obéi à Dieu, d’après cette maxime du Sage (Prov., 21, 28) : L’homme obéissant raconte des victoires.

 

Article 3 : Dieu le Père a-t-il livré Jésus-Christ à la passion de la croix ?

 

Objection N°1. Il semble que Dieu le Père n’ait pas livré le Christ à la passion. Car il paraît inique et cruel que l’innocent soit livré à la passion et à la mort. Or, comme le dit la loi (Deut., 32, 4) : Dieu est fidèle et il est sans péché. Il n’a donc pas livré le Christ innocent à la passion et à la mort.

Réponse à l’objection N°1 : C’est une impiété et une cruauté que de livrer un innocent à la passion et à la mort contrairement à sa volonté. Dieu le Père n’a pas ainsi livré le Christ (Dieu étant l’auteur de la vie et de la mort, peut absolument, sans cruauté et sans injustice, faire mourir un innocent malgré lui ; mais il n’a pas voulu faire ici usage de sa puissance, parce qu’il voulait que le diable fût vaincu par la justice et non par la force ; c’est pour cela qu’il a rendu le sacrifice de son Fils volontaire.), mais il l’a fait en lui inspirant la volonté de souffrir pour nous. Ce qui montre la sévérité de Dieu qui n’a pas voulu pardonner le péché sans la peine ; ce que l’Apôtre exprime en disant (Rom., 8, 32) : Il n’a pas épargné son propre Fils ; et ce qui prouve aussi sa bonté en ce que, comme l’homme ne pouvait satisfaire suffisamment par une peine qu’il souffrirait lui-même, il lui a donné quelqu’un pour satisfaire à sa place, et c’est ce que saint Paul a désigné en ajoutant : Il l’a livré pour nous tous. Et ailleurs (Rom., 3, 25) : C’est le Christ que Dieu a destiné pour être la victime de propitiation par la foi qu’on aurait en son sang.

 

Objection N°2. Il ne semble pas qu’on soit livré par soi-même et par un autre à la mort. Or, le Christ s’est livré lui-même pour nous, d’après ces paroles du prophète (Is., 53, 12) : Il a livré son âme à la mort. Il ne semble donc pas que Dieu le Père l’ait livré.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ, comme Dieu, s’est livré lui-même à la mort par la même volonté et par la même action par laquelle son Père l’a livré ; mais, comme homme, il s’est livré par une volonté que son Père lui a inspirée. Il n’y a donc pas de contrariété en ce que le Père a livré le Christ et le Christ s’est livré lui-même.

 

Objection N°3. Judas est blâmé pour avoir livré le Christ aux Juifs, d’après ces paroles du Seigneur (Jean, 6, 71) : L’un de vous est un diable, ce qu’il disait à cause de Judas qui devait le trahir. On blâme aussi les Juifs qui le livrèrent à Pilate qui dit (Jean, 18, 35) : Votre nation et vos pontifes vous ont livré à moi. Pilate l’a aussi livré pour qu’il fut crucifié, comme on le voit (Jean, 19, 16). Et comme il n’y a rien de commun entre la justice et l’iniquité, selon l’expression de saint Paul (2 Cor., 6, 14), il semble donc que Dieu le Père n’ait pas livré le Christ à la passion.

Réponse à l’objection N°3 : La même action se juge diversement dans le bon et dans le méchant, selon qu’elle ne procède pas de la même source (Ce n’est pas la même intention qui les inspire.). Car le Père a livré le Christ et le Christ s’est livré lui-même par charité, et c’est pour cela qu’on les loue ; tandis que Judas l’a fait par cupidité, les Juifs par envie, et Pilate par la crainte mondaine qui lui a fait redouter César ; et c’est pour ce motif qu’on les blâme.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 8, 32) : Dieu n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous.

 

Conclusion Dieu le Père a livré le Christ à la passion, en ordonnant à l’avance qu’il souffrît pour la délivrance du genre humain, en lui communiquant une si grande charité qu’il voulût souffrir, et en ne l’affranchissant pas de sa passion, mais en l’exposant à ses persécuteurs.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), le Christ a souffert volontairement par obéissance pour son Père. Par conséquent Dieu le Père l’a livré à la passion sous trois rapports : 1° Selon que par sa volonté éternelle il a pré ordonné la passion du Christ pour la délivrance du genre humain, d’après ces paroles du prophète (Is., 53, 6) : Dieu a placé sur lui l’iniquité de nous tous. Et plus loin : Le Seigneur l’a voulu briser et il l’a rendu faible. 2° Selon qu’il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en mettant en lui la charité ; c’est pourquoi le prophète ajoute : Il a été offert parce qu’il l’a voulu. 3° En ne le protégeant pas contre les souffrances, mais en l’exposant à ses persécuteurs. D’où il est dit (Matth., 27, 46) que le Christ étant en croix s’écria : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? (Bergier traduit ainsi ce verset d’après l’hébreu : Mon Dieu, mon Dieu, à quoi vous m’avez délaissé ! c’est-à-dire à quels tourments vous m’avez abandonné (Dict., art. Passion).) ce qui signifie qu’il l’avait exposé à la puissance de ses persécuteurs, selon la remarque de saint Augustin (Epist. 140, chap. 6 et 10 implic.).

 

Article 4 : A-t-il été convenable que le Christ souffrît de la part des gentils ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’ait pas été convenable que le Christ souffrît de la part des gentils. Car, comme par la mort du Christ les hommes doivent être délivrés du péché, il paraissait convenable qu’il y en eût le moins possible qui péchassent à sa mort. Or, les Juifs ont péché à sa mort, et c’est dans leur bouche que l’Evangile met ces paroles (Matth., 21, 38) : Voici l’héritier, venez, tuons-le. Il semble donc qu’il était convenable que les gentils ne fussent pas impliqués dans ce même crime.

Réponse à l’objection N°1 : Le Christ, pour montrer l’abondance de la charité qui le portait à souffrir, a demandé pardon pour ses bourreaux, lorsqu’il était sur la croix. C’est pourquoi pour faire arriver aux Juifs et aux gentils les fruits de cette prière, il a voulu souffrir de la part des uns et des autres.

 

Objection N°2. La vérité doit répondre à la figure. Or, ce n’étaient pas les gentils, mais les Juifs qui offraient les sacrifices figuratifs de l’ancienne loi. La passion du Christ, qui fut le sacrifice véritable, n’a donc pas dû s’accomplir par les mains des gentils.

Réponse à l’objection N°2 : La passion du Christ a été l’oblation de son sacrifice, selon qu’il a souffert charitablement la mort de sa volonté propre ; mais selon qu’il l’a soufferte de la part de ses persécuteurs, il n’y a pas eu de sacrifice ; il y a eu au contraire le péché le plus grave.

 

Objection N°3. Comme on le voit (Jean, chap. 5), les Juifs cherchaient à faire mourir le Christ, non seulement, parce qu’il n’observait pas le sabbat, mais parce qu’il disait que son Père est Dieu et qu’il s’égalait à lui. Or, il semble que cette faute ne soit contraire qu’à la loi des Juifs. Aussi ils disaient (Jean, 19, 7) : D après la loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait le Fils de Dieu. Il semble donc qu’il ait été convenable que le Christ souffrît, non de la part des gentils, mais de la part des Juifs, et que quand ils disaient : Il ne nous est permis de faire mourir personne, ils aient dit une chose fausse, puisqu’il y a beaucoup de péchés qui sont punis de mort d’après la loi, comme on le voit (Lév., chap. 20).

Réponse à l’objection N°3 : D’après saint Augustin (Tract. 114 in Joan.), quand les Juifs disaient : Il ne nous est permis de faire périr personne, ces paroles signifiaient qu’il ne leur était permis de faire mourir personne, à cause de la sainteté de la fête qu’ils avaient commencé à célébrer. Ou bien, selon saint Chrysostome (Hom. 82 in Joan.), ils s’exprimaient ainsi parce qu’ils voulaient qu’il fût mis à mort, non comme un transgresseur de la loi, mais comme un ennemi public, parce qu’il s’était fait roi, et ce n’était pas à eux à juger ce délit. — Ou bien parce qu’il ne leur était pas permis de crucifier (ce qu’ils désiraient), mais de lapider, ce qu’ils firent à saint Etienne. — Il vaut encore mieux répondre que le pouvoir de mettre à mort leur avait été enlevé par les Romains auxquels ils étaient soumis (Nous n’avons pour roi que César (Jean, 19, 15) ; ce qui prouve que le sceptre était sorti de la maison de Juda, selon la prophétie de Jacob, pour passer dans des mains étrangères, et que les temps étaient accomplis.).

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit lui-même (Matth., 20, 19) : Qu’ils le livreront aux gentils, afin qu’ils le traitent avec moquerie, qu’ils le fouettent et qu’ils le crucifient.

 

Conclusion Pour figurer à l’avance l’effet de la passion d’après son mode même, il a été convenable que la passion du Christ commençât par les Juifs et que ceux-ci ayant livré le Christ, elle se terminât par les gentils.

Il faut répondre que l’effet de la passion du Christ a été figuré à l’avance dans son mode même. Car d’abord la passion du Christ a eu pour effet le salut des Juifs, dont la plupart ont été baptisés dans la mort du Christ, comme on le voit (Actes, chap. 2 et 3). En second lieu, par les prédications des Juifs, l’effet de la passion du Christ est passé aux gentils. C’est pourquoi il a été convenable que le Christ commençât à souffrir de la part des Juifs, et qu’ensuite les Juifs l’ayant livré aux gentils, il achevât sa passion par les mains de ces derniers.

 

Article 5 : Les persécuteurs du Christ l’ont-ils connu ?

 

Objection N°1. Il semble que les persécuteurs du Christ l’aient connu. Car il est dit (Matth., 21, 38) que les vignerons voyant le fils dirent entre eux : Voilà l’héritier, venez, tuons-le. A ce sujet saint Jérôme dit (in hab. Raban. et glos. ord.) : Le Seigneur prouve manifestement d’après ces paroles des Juifs que les princes n’ont pas crucifié le Fils de Dieu par ignorance, mais par jalousie ; car ils ont compris que c’est à lui que le Père a dit par son prophète (Ps. 2) : Demandez-moi et je vous donnerai les nations pour votre héritage. Il semble donc qu’ils aient connu qu’il était le Christ ou le Fils de Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : Ces paroles sont mises dans la bouche des vignerons, qui signifient les chefs de ce peuple qui l’ont reconnu pour l’héritier, dans le sens qu’ils ont cru qu’il était le Christ promis dans la loi. Mais cette réponse parait contredite par ces paroles du Psalmiste (Ps. 2, 8) : Demandez-moi et je vous donnerai les nations pour héritage ; car elles sont adressées à celui à qui le Seigneur a dit : Vous êtes mon fils, je vous ai engendré aujourd’hui. Par conséquent s’ils eussent connu qu’il était celui auquel il a été dit : Demandez-moi et je vous donnerai les nations pour votre héritage, il s’ensuivrait qu’ils auraient su qu’il était le Fils de Dieu. Aussi saint Chrysostome (alius auctor, hom. 40, in op. imperf.) dit qu’ils ont connu qu’il était le Fils de Dieu. Et sur ces paroles (Luc, chap. 23) : Ils ne savent ce qu’ils font, Bède dit (chap. 94 in Luc) qu’il faut remarquer qu’il ne prie pas pour ceux qui ont su qu’il était le Fils de Dieu et qui ont mieux aimé le crucifier que le confesser. Mais on peut répondre à cela qu’ils ont su qu’il était le Fils de Dieu, non par nature, mais par l’excellence d’une grâce toute particulière. Nous pouvons néanmoins admettre qu’on dit aussi qu’ils ont connu qu’il était le Fils de Dieu véritable, parce qu’ils en avaient des preuves évidentes ; mais qu’ils n’ont pas voulu y donner leur assentiment par haine et par envie, de manière à le reconnaître pour tel (Cajétan distingue entre ce que les princes des Juifs ont pu et dû connaître, et ce qu’ils ont connu par le fait. Ils ont pu et dû connaître que le Christ était le Fils de Dieu, puisqu’ils en ont eu les preuves sous les yeux mais ils ont été empêchés de reconnaître ces preuves par leur haine, leur envie, et c’est ce qui les rend coupables. Mais de fait ils n’ont pas su que le Christ était le fils de Dieu, parce que quoiqu’ils en aient eu les preuves sous les yeux, ils ont été empêchés de reconnaître ces preuves par leur haine, leur envie, et c’est ce qui les rend coupables. De plus, ils n’ont pas su que le Christ était le Fils de Dieu, parce qu’ils croyaient que le Messie serait un roi conquérant, et qu’ils attribuaient à son premier avènement des prophéties qui regardent le second.).

 

Objection N°2. Le Seigneur dit (Jean, 15, 24) : Maintenant ils m’ont vu et ils m’ont haï, moi et mon Père. Or, ce que l’on voit, on le connaît manifestement. Les Juifs qui connaissaient le Christ lui ont donc infligé sa passion par haine.

Réponse à l’objection N°2 : Avant ces paroles il a dit : Si je n’avais point fait parmi eux des œuvres qu’aucun autre n’a faites, ils ne seraient point coupables, et c’est ensuite qu’il ajoute : Maintenant ils les ont vues, et ils n’ont pas laissé de me haïr, moi et mon Père. Par là on voit que c’est la haine qui a empêché ceux qui ont vu les œuvres merveilleuses du Christ, de le reconnaître pour le Fils de Dieu.

 

Objection N°3. On lit dans un discours prononcé au concile d’Ephèse (cit. quest. préc. art. 12, Réponse N°2) : Comme celui qui aurait déchiré un décret impérial est condamné à mort de la même manière que s’il eût attenté à la parole de l’empereur ; ainsi le Juif qui a crucifié celui qu’il avait vu sera puni comme s’il avait attenté au Verbe de Dieu lui-même. Or, il n’en serait pas ainsi, s’ils n’avaient pas su qu’il était le Fils de Dieu, parce que leur ignorance les aurait excusés. Il semble donc que les Juifs qui ont crucifié le Christ aient su qu’il était le Fils de Dieu.

Réponse à l’objection N°3 : L’ignorance affectée n’excuse pas de la faute, mais elle parait plutôt l’aggraver. Car elle montre que l’homme est violemment attaché au péché, puisqu’il veut rester ignorant pour ne pas être empêché de le commettre. C’est pourquoi les Juifs, en crucifiant le Christ, ne se sont pas seulement rendus coupables d’un homicide, mais encore d’un déicide.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 2, 8) : S’ils eussent connu le Seigneur de la, gloire, ils ne l’auraient pas crucifié. Saint Pierre parlant aux Juifs dit (Actes, 3, 17) : Je sais qu’en cela vous avez agi par ignorance aussi bien que vos magistrats. Et le Seigneur attaché à la croix dit lui-même (Luc, 13, 34) : Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

 

Conclusion Quoique les principaux d’entre les Juifs aient connu que Jésus était le Messie promis dans la loi, cependant ils ont ignoré qu’il fût vrai Dieu, mais leur ignorance a été inexcusable ; quant aux autres ils n’ont pas su qu’il était le Fils de Dieu, ni le Messie.

Il faut répondre que parmi les Juifs il faut distinguer les principaux chefs et ceux qui étaient au-dessous d’eux. Les grands qu’on appelait leurs princes, comme on le voit (Lib. quæst. Veter. et Nov. Testam, quæst. 66, inter op. August.) ont su, aussi bien que les démons, que c’était le Christ promis dans la loi ; car ils voyaient en lui tous les signes que les prophètes avaient annoncés, mais ils ignoraient le mystère de sa divinité. C’est pourquoi l’Apôtre dit : que s’ils eussent connu le Seigneur de gloire ils ne l’auraient jamais crucifié. Cependant il faut observer que leur ignorance ne les excusait pas de leur crime, parce qu’elle était affectée d’une certaine manière : car ils voyaient des signes évidents de sa divinité, mais ils les interprétaient mal par haine et par envie pour le Christ ; et ils ne voulurent pas croire à ses paroles par lesquelles il leur disait qu’il était le Fils de Dieu. Aussi le Seigneur dit d’eux (Jean, 15, 22) : Si je n’étais point venu et que je ne leur eusse point parlé, ils ne seraient point coupables ; mais maintenant ils sont inexcusables dans leur péché. Puis il ajoute : Si je n’avais point fait parmi eux des œuvres qu’aucun autre n’a faites, ils ne seraient point coupables. On peut par conséquent leur rapporter ces paroles (Job, 21, 14) : Ils ont dit à Dieu : éloignez-vous de nous, nous ne voulons pas connaître vos voies. — Les petits, c’est-à-dire les hommes du peuple qui ne connaissaient pas les mystères des Ecritures, n’ont pas pleinement su, ni qu’il était le Christ, ni qu’il était le Fils de Dieu. Car quoique quelques-uns d’eux aient cru en lui, cependant la multitude n’y a pas cru ; et quoiqu’ils se soient doutés quelquefois qu’il était le Christ, à cause de la multitude de ses miracles et de l’efficacité de sa doctrine, comme on le voit (Jean, chap. 7), ils ont néanmoins été trompés ensuite par leurs chefs, de manière qu’ils ne croyaient pas, ni qu’il fût le Fils de Dieu, ni qu’il fût le Christ. D’où saint Pierre leur a dit : Je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos magistrats, c’est-a-dire qu’ils avaient été séduits par leurs princes.

 

Article 6 : Le péché de ceux qui ont crucifié le Christ a-t-il été le plus grave ?

 

Objection N°1. Il semble que le péché de ceux qui ont crucifié le Christ n’ait pas été le plus grave. Car le péché qui a une excuse n’est pas le plus grave. Or, le Seigneur a excusé le péché de ceux qui l’ont crucifié, en disant (Luc, 13, 34) : Mon Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font. Leur péché n’a donc pas été le plus grave.

Réponse à l’objection N°1 : Cette excuse dont parle le Seigneur ne se rapporte pas aux princes de Juifs, mais aux hommes du peuple, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. Le Seigneur a dit à Pilate (Jean, 19, 11) : Celui qui m’a livré à vous est coupable d’un plus grand péché. Or, Pilate a fait crucifier le Christ par ses ministres. Il semble donc que le péché de Judas, qui l’a trahi, ait été plus grand que celui de ceux qui l’ont crucifié.

Réponse à l’objection N°2 : Judas a livré le Christ, non pas à Pilate, mais aux princes des prêtres, qui l’ont livré à Pilate, selon ce passage de saint Jean (Jean, 18, 35) : Votre nation et vos pontifes vous ont livré à moi. Le péché de tous ces hommes a été plus grand que celui de Pilate, qui a fait périr le Christ parce qu’il craignait César, et que le péché des soldats qui l’ont crucifié par ordre de leur chef, et non par cupidité, comme Judas (Saint Thomas ne décide pas ici lequel a été le plus grand, du péché de judas et de celui des princes des Juifs. Mais il est évident que le péché de Judas a été le plus grand, à cause de sa dignité d’apôtre, des miracles qu’il avait faits lui-même au nom du Christ, dont il avait confessé la divinité ; des bienfaits qu’il avait reçus de son divin maître. Aussi Dante le place-t-il au fond de son enfer.), ni par envie et par haine, comme les princes des prêtres.

 

Objection N°3. D’après Aristote (Eth., liv. 5, chap. 9) : On ne souffre pas d’injustice volontairement, et comme il le dit, personne ne fait d’injustice, sans qu’un autre souffre injustement. On ne commet donc pas d’injustice envers celui qui y consent. Or, le Christ a souffert volontairement, comme nous l’avons vu (art. 1, Réponse N°3 et art. 2). Ceux qui l’ont crucifié n’ont donc pas commis d’injustice, et par conséquent leur péché n’a pas été le plus grave.

Réponse à l’objection N°3 : Le Christ a voulu sa passion, comme Dieu l’a voulue ; mais il n’a pas voulu l’action inique des Juifs. C’est pourquoi ceux qui ont fait mourir le Christ ne sont pas excusés d’injustice. D’ailleurs celui qui met à mort un homme fait injure, non seulement à celui qui est tué, mais encore à Dieu et à la société, et il en est de même de celui qui se tue lui-même, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. ult.). Aussi David a condamné à mort celui qui n’avait pas craint de mettre la main sur l’oint du Seigneur, quoique celui-ci le lui ait demandé, comme on le voit (2 Rois, chap. 1).

 

Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Matth., 23, 32) : Comblez, vous aussi, la mesure de vos pères, saint Jean Chrysostome dit (alius auctor, hom. 45, in op. imperf.) : Ils ont véritablement excédé la mesure de leurs pères ; car ceux-ci ont tué des hommes, tandis qu’ils ont crucifié un Dieu.

 

Conclusion Le péché des princes des Juifs, qui ont crucifié le Christ, a été le plus grave dans son genre, et d’après la malice de leur volonté ; celui des autres Juifs a été moindre à cause de leur ignorance, quoiqu’il ait été le plus grave dans son genre, mais celui des gentils a été plus excusable, parce qu’ils n’ont connu ni la loi, ni les prophètes.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. préc.), les princes des Juifs ont connu le Christ, et s’il y a eu de l’ignorance en eux, elle était affectée, et elle ne pouvait les excuser. C’est pourquoi leur péché a été le plus grave, soit d’après le genre de péché (Leur crime a été le déicide, qui est, dans son genre, le péché le plus énorme.), soit d’après la malice de la volonté. Les autres Juifs ont fait le plus grave des péchés quant au genre ; cependant il a été moins considérable sous un rapport, à cause de leur ignorance. C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles (Luc, chap. 23) : Ils ne savent ce qu’ils font, Bède dit (chap. 94 in Luc.) qu’il prie pour ceux qui n’ont pas su ce qu’ils faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais ne l’ayant pas selon la science. Pour le péché des gentils, par les mains desquels il a été crucifié, il fut beaucoup plus excusable, parce qu’ils n’avaient pas la science de la loi.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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