Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
47 : De la cause efficiente de la passion du Christ
Article 1 :
Le Christ a-t-il été mis à mort par les autres ou par lui-même ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ n’ait pas été mis à mort par les autres, mais par
lui-même. Car il est dit (Jean, 10, 18)
: Personne ne me ravit ma vie, mais c’est
de moi-même que je la quitte. Or, on dit que l’on se tue quand on s’enlève
la vie. Le Christ n’a donc pas été tué par les autres, mais par lui-même.
Réponse à l’objection N°1 :
Quand le Christ dit : Personne ne me
ravit ma vie, on entend qu’on ne la lui a pas ravie malgré lui ; car on dit proprement que l’on enlève une chose,
quand on la prend à quelqu’un malgré lui, sans qu’il puisse résister.
Objection N°2. Ceux
qui sont tués par les autres sentent leur nature défaillir peu à peu ; et c’est
surtout ce que l’on remarque à l’égard de ceux qui sont crucifiés. Car, comme
le dit saint Augustin (De Trin., liv.
4, chap. 13) : Attachés à la croix, ils souffraient une mort lente. Or, il n’en
a pas été de même dans le Christ, puisqu’il
rendit l’esprit après avoir poussé un grand cri, comme on le voit (Matth., 27, 50). Le Christ n’a donc pas été mis à mort par
les autres, mais par lui-même.
Réponse à l’objection
N°2 : Le Christ, pour
montrer que la passion qu’il souffrait ne lui enlevait pas la vie par violence,
conserva sa nature corporelle dans toute sa force, de manière qu’étant à
l’extrémité il poussa un très grand cri, ce que l’on compte parmi les autres
miracles qui ont accompagné sa mort. D’où il est dit (Marc, 15, 39) : Le
centenier qui était là vis-à-vis de lui, voyant qu’il était mort en jetant ce
grand cri, dit : Cet homme était vraiment Fils de Dieu. Ce qu’il y a eu
aussi de merveilleux dans la mort du Christ (Saint Thomas ne trouve pas ce fait
merveilleux en lui-même, puisqu’il est naturel qu’ayant souffert plus que ceux
qui ont été crucifiés avec lui, il soit mort avant eux ; mais il le trouve
merveilleux si on le rapproche du fait précédent, c’est-à-dire du cri qu’il a
poussé, et qui supposait en lui une nature qui n’était point affaiblie.), c’est
qu’il est mort plus tôt que les autres qui ont enduré la même passion. C’est
pour cela que, d’après l’Evangile (Jean, 19, 33), on rompit les jambes de ceux
qui avaient été crucifiés avec le Christ pour les faire mourir plus vite ; mais
qu’arrivé à Jésus, comme on vit qu’il
était mort, on ne les lui rompit pas. Et ailleurs il est dit (Marc, 15, 44)
: Que Pilate s’étonnait qu’il fût déjà
mort. Car comme il conserva par sa volonté sa nature corporelle dans toute
sa vigueur jusqu’à la fin, de même, quand il le voulut, elle succomba
immédiatement aux mauvais traitements qu’elle avait reçus.
Réponse
à l’objection N°3 : Le Christ a souffert violence pour mourir,
et néanmoins il est mort tout à la fois volontairement ; parce que la violence
a été infligée à son corps, et que cependant elle n’a prévalu sur lui qu’autant
qu’il l’a voulu.
Mais c’est le contraire. L’Evangile dit (Luc, 18, 33) : Après qu’ils l’eurent flagellé, ils le
mirent à mort.
Conclusion Le Christ n’a pas été
mis à mort par lui-même, mais par ses persécuteurs ; cependant on dit qu’il a
été cause de sa mort en ne l’empêchant pas lorsqu’il le pouvait.
Article 2 :
Le Christ est-il mort par obéissance ?
Objection N°1. Il
semble que le Christ ne soit pas mort par obéissance. Car l’obéissance se
rapporte au précepte. Or, on ne dit pas qu’il ait été commandé au Christ de
souffrir. Il n’a donc pas souffert par obéissance.
Réponse
à l’objection N°1 : Le Christ a reçu de son Père l’ordre de
souffrir. Car il dit (Jean, 10, 18) : J’ai
le pouvoir de quitter ma vie et j’ai le pouvoir de la reprendre, c’est le
commandement que j’ai reçu de mon Père, c’est-à-dire qu’il lui a ordonné de
la quitter et de la reprendre. On ne doit pas entendre par là, comme l’observe
saint Chrysostome (Hom. 59 in Joan.), qu’il a d’abord écouté
et qu’il a eu besoin d’apprendre, mais il nous a montré le mouvement de sa
volonté et a détruit l’idée d’opposition que l’on aurait pu supposer entre lui
et son Père. Cependant, comme par la mort du Christ la loi ancienne a été
consommée, puisqu’il a dit lui-même en mourant (Jean, 19, 30) : Tout est consommé, on peut entendre que
dans sa passion il a rempli tous les préceptes de la loi. En effet, il a rempli
tous les préceptes moraux qui reposent sur la charité, car il a souffert par
amour pour son Père, d’après ce passage de l’Evangile (Jean, 14, 31) : Afin que le monde connaisse mon Père et que
je fasse ce que mon Père m’a ordonné, levez-vous, sortons d’ici,
c’est-à-dire allons au lieu de ma passion. Il a souffert aussi par amour pour
le prochain, d’après ces paroles de saint Paul (Gal., 2, 20) : Il m’a aimé et s’est livré pour moi. Il a accompli
les préceptes cérémoniels de la loi qui se rapportent principalement aux
oblations et aux sacrifices ; parce que tous les anciens sacrifices ont été des
figures de ce sacrifice véritable que le Christ a offert en mourant pour nous.
C’est ce qui fait dire à saint Paul (Col.,
2, 16) : Que personne ne vous condamne
pour le manger et pour le boire, ou au sujet des jours de fête ou de néoménie,
qui sont une ombre de celles qui devaient arriver, tandis que le corps ne se
trouve qu’en Jésus-Christ ; c’est-à-dire que le Christ est à toutes ces
choses ce que le corps est à l’ombre. Enfin il a également accompli dans sa
passion les préceptes judiciels de la loi qui ont principalement pour but de
satisfaire à ceux qui ont reçu une injure. Car, comme le dit le Psalmiste (Ps. 68) : Il a payé ce qu’il n’a pas enlevé, en se laissant attacher à
l’arbre de la croix, pour le fruit que l’homme avait ravi contrairement à
l’ordre de Dieu (Ces trois sortes de préceptes renfermant dans leur genre tout
ce qui est de droit divin, de droit naturel et de droit positif, il s’ensuit,
dit Cajétan, que le Christ a accompli dans sa passion toute justice en tout
genre de droit et de précepte.).
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique l’obéissance implique nécessité
par rapport à ce qui est commandé, néanmoins elle implique la volonté par
rapport à l’accomplissement du précepte. Et telle fut l’obéissance du Christ.
Car sa passion et sa mort, considérée en elles-mêmes, répugnaient à sa volonté
naturelle ; néanmoins le Christ voulait que la volonté de Dieu s’accomplît à
cet égard, d’après ces paroles (Ps.
39, 9) : Mon Dieu, j’ai voulu faire votre
volonté. D’où il lui disait lui-même (Matth., 26,
42) : Si ce calice ne peut s’éloigner de
moi sans que je le boive, que votre volonté soit faite.
Objection
N°3. La charité est une
vertu plus excellente que l’obéissance. Or, saint Paul dit que le Christ a
souffert par charité, d’après ces paroles (Eph., 5, 2) : Marchez
dans l’amour comme le Christ nous a aimés, et s’est livré lui-même pour nous.
La passion du Christ doit donc être attribuée à la charité plutôt qu’à
l’obéissance.
Réponse
à l’objection N°3 : Le Christ a souffert pour la même raison
par charité et par obéissance. Car il a accompli les préceptes de charité par
obéissance, et il a été obéissant par amour pour son Père qui le lui
commandait.
Mais c’est le contraire. Le même apôtre dit (Phil., 2, 8) : Il s’est fait obéissant envers son Père jusqu’à
la mort.
Conclusion Il a été très convenable
que le Christ souffrît par obéissance, pour qu’il offrît à Dieu son Père le
sacrifice parfait de la réconciliation humaine.
Il faut répondre
qu’il a été très convenable que le Christ souffrît par obéissance. 1° Parce que
cela convenait à la justification de l’homme, afin que comme plusieurs sont devenus pécheurs par la désobéissance d’un seul
homme, ainsi plusieurs soient rendus justes par l’obéissance d’un seul,
d’après la pensée de l’Apôtre (Rom., 5, 19). 2° Ce
fut convenable pour la réconciliation de Dieu avec les hommes. D’où il est dit
(Rom., 5, 10) : Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, dans
ce sens que la mort du Christ a été un sacrifice très agréable à Dieu, d’après
cette autre parole de saint Paul (Eph., 5, 2) : Il s’est livré lui-même pour nous, en
s’offrant à Dieu comme une oblation et une victime d’une agréable odeur.
D’ailleurs l’obéissance est préférable à tous les sacrifices, puisqu’il est dit
(1 Rois, 15, 22) : L’obéissance vaut mieux que les victimes.
C’est pourquoi il a été convenable que le sacrifice de la passion et de la mort
du Christ fût le fruit de son obéissance. 3° Ce fut convenable pour sa victoire
pour laquelle il a triomphé de la mort et de l’auteur de la mort ; car le
soldat ne peut vaincre, s’il n’obéit au chef. Par conséquent le Christ comme
homme a obtenu la victoire, parce qu’il a obéi à Dieu, d’après cette maxime du
Sage (Prov., 21, 28) : L’homme obéissant raconte des victoires.
Article 3 : Dieu
le Père a-t-il livré Jésus-Christ à la passion de la croix ?
Objection N°1. Il
semble que Dieu le Père n’ait pas livré le Christ à la passion. Car il paraît
inique et cruel que l’innocent soit livré à la passion et à la mort. Or, comme
le dit la loi (Deut.,
32, 4) : Dieu est fidèle et il est sans péché. Il n’a donc pas livré le
Christ innocent à la passion et à la mort.
Réponse à l’objection N°1 : C’est une impiété et une cruauté que de livrer un innocent à
la passion et à la mort contrairement à sa volonté. Dieu le Père n’a pas ainsi
livré le Christ (Dieu étant l’auteur de la vie et de la mort, peut absolument,
sans cruauté et sans injustice, faire mourir un innocent malgré lui ; mais il
n’a pas voulu faire ici usage de sa puissance, parce qu’il voulait que le
diable fût vaincu par la justice et non par la force ; c’est pour cela qu’il a
rendu le sacrifice de son Fils volontaire.), mais il l’a fait en lui inspirant
la volonté de souffrir pour nous. Ce qui montre la sévérité de Dieu qui n’a pas
voulu pardonner le péché sans la peine ; ce que l’Apôtre exprime en disant (Rom., 8, 32) : Il n’a pas épargné son propre Fils ; et ce qui prouve aussi sa
bonté en ce que, comme l’homme ne pouvait satisfaire suffisamment par une peine
qu’il souffrirait lui-même, il lui a donné quelqu’un pour satisfaire à sa
place, et c’est ce que saint Paul a désigné en ajoutant : Il l’a livré pour nous tous. Et ailleurs (Rom., 3, 25) : C’est le
Christ que Dieu a destiné pour être la victime de propitiation par la foi qu’on
aurait en son sang.
Objection N°2. Il ne
semble pas qu’on soit livré par soi-même et par un autre à la mort. Or, le
Christ s’est livré lui-même pour nous, d’après ces paroles du prophète (Is.,
53, 12) : Il a livré son âme à la mort.
Il ne semble donc pas que Dieu le Père l’ait livré.
Réponse à l’objection N°2 :
Le Christ, comme Dieu, s’est livré lui-même à la mort par la même volonté et
par la même action par laquelle son Père l’a livré ; mais, comme homme, il
s’est livré par une volonté que son Père lui a inspirée. Il n’y a donc pas de
contrariété en ce que le Père a livré le Christ et le Christ s’est livré
lui-même.
Objection N°3. Judas
est blâmé pour avoir livré le Christ aux Juifs, d’après ces paroles du Seigneur
(Jean, 6, 71) : L’un de vous est un
diable, ce qu’il disait à cause de Judas qui devait le trahir. On blâme
aussi les Juifs qui le livrèrent à Pilate qui dit (Jean, 18, 35) : Votre nation et vos pontifes vous ont livré
à moi. Pilate l’a aussi livré pour qu’il fut crucifié, comme on le voit (Jean,
19, 16). Et comme il n’y a rien de commun
entre la justice et l’iniquité, selon l’expression de saint Paul (2 Cor., 6, 14), il semble donc que Dieu
le Père n’ait pas livré le Christ à la passion.
Réponse à l’objection
N°3 : La même action se
juge diversement dans le bon et dans le méchant, selon qu’elle ne procède pas
de la même source (Ce n’est pas la même intention qui les inspire.). Car le
Père a livré le Christ et le Christ s’est livré lui-même par charité, et c’est
pour cela qu’on les loue ; tandis que Judas l’a fait par cupidité, les Juifs
par envie, et Pilate par la crainte mondaine qui lui a fait redouter César ; et
c’est pour ce motif qu’on les blâme.
Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Rom., 8, 32) : Dieu n’a pas épargné son propre Fils, mais il
l’a livré pour nous tous.
Conclusion Dieu le Père a livré
le Christ à la passion, en ordonnant à l’avance qu’il souffrît pour la
délivrance du genre humain, en lui communiquant une si grande charité qu’il
voulût souffrir, et en ne l’affranchissant pas de sa passion, mais en
l’exposant à ses persécuteurs.
Il faut répondre que,
comme nous l’avons dit (art. préc.), le Christ a souffert
volontairement par obéissance pour son Père. Par conséquent Dieu le Père l’a
livré à la passion sous trois rapports : 1° Selon que par sa volonté éternelle
il a pré ordonné la passion du Christ pour la délivrance du genre humain,
d’après ces paroles du prophète (Is.,
53, 6) : Dieu a placé sur lui l’iniquité
de nous tous. Et plus loin : Le
Seigneur l’a voulu briser et il l’a rendu faible. 2° Selon qu’il lui a
inspiré la volonté de souffrir pour nous, en mettant en lui la charité ; c’est
pourquoi le prophète ajoute : Il a été
offert parce qu’il l’a voulu. 3° En ne le protégeant pas contre les
souffrances, mais en l’exposant à ses persécuteurs. D’où il est dit (Matth., 27, 46) que le Christ étant en croix s’écria : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous
abandonné ? (Bergier traduit ainsi ce verset
d’après l’hébreu : Mon Dieu, mon Dieu, à
quoi vous m’avez délaissé ! c’est-à-dire à quels tourments vous m’avez
abandonné (Dict., art. Passion).) ce
qui signifie qu’il l’avait exposé à la puissance de ses persécuteurs, selon la
remarque de saint Augustin (Epist. 140,
chap. 6 et 10 implic.).
Article 4 : A-t-il
été convenable que le Christ souffrît de la part des gentils ?
Objection N°1. Il
semble qu’il n’ait pas été convenable que le Christ souffrît de la part des
gentils. Car, comme par la mort du Christ les hommes doivent être délivrés du
péché, il paraissait convenable qu’il y en eût le moins possible qui péchassent
à sa mort. Or, les Juifs ont péché à sa mort, et c’est dans leur bouche que
l’Evangile met ces paroles (Matth., 21, 38) : Voici l’héritier,
venez, tuons-le. Il semble donc qu’il était convenable que les gentils ne
fussent pas impliqués dans ce même crime.
Réponse à l’objection N°1 :
Le Christ, pour montrer l’abondance de la charité qui le portait à souffrir, a
demandé pardon pour ses bourreaux, lorsqu’il était sur la croix. C’est pourquoi
pour faire arriver aux Juifs et aux gentils les fruits de cette prière, il a
voulu souffrir de la part des uns et des autres.
Réponse à l’objection N°2 : La passion du Christ a été l’oblation de son sacrifice, selon
qu’il a souffert charitablement la mort de sa volonté propre ; mais selon qu’il
l’a soufferte de la part de ses persécuteurs, il n’y a pas eu de sacrifice ; il
y a eu au contraire le péché le plus grave.
Objection
N°3. Comme on le voit (Jean, chap. 5), les Juifs cherchaient à faire mourir le
Christ, non seulement, parce qu’il n’observait pas le sabbat, mais parce qu’il
disait que son Père est Dieu et qu’il s’égalait à lui. Or, il semble que cette
faute ne soit contraire qu’à la loi des Juifs. Aussi ils disaient (Jean, 19, 7)
: D après la loi il doit mourir, parce
qu’il s’est fait le Fils de Dieu. Il semble donc qu’il ait été convenable
que le Christ souffrît, non de la part des gentils, mais de la part des Juifs,
et que quand ils disaient : Il ne nous
est permis de faire mourir personne, ils aient dit une chose fausse,
puisqu’il y a beaucoup de péchés qui sont punis de mort d’après la loi, comme
on le voit (Lév., chap. 20).
Réponse à l’objection
N°3 : D’après saint
Augustin (Tract. 114 in Joan.), quand
les Juifs disaient : Il ne nous est
permis de faire périr personne, ces paroles signifiaient qu’il ne leur
était permis de faire mourir personne, à cause de la sainteté de la fête qu’ils
avaient commencé à célébrer. Ou bien, selon saint Chrysostome (Hom. 82 in Joan.), ils s’exprimaient ainsi parce qu’ils voulaient qu’il fût
mis à mort, non comme un transgresseur de la loi, mais comme un ennemi public,
parce qu’il s’était fait roi, et ce n’était pas à eux à juger ce délit. — Ou
bien parce qu’il ne leur était pas permis de crucifier (ce qu’ils désiraient),
mais de lapider, ce qu’ils firent à saint Etienne. — Il vaut encore mieux
répondre que le pouvoir de mettre à mort leur avait été enlevé par les Romains
auxquels ils étaient soumis (Nous n’avons
pour roi que César (Jean, 19, 15) ; ce qui prouve que le sceptre était
sorti de la maison de Juda, selon la prophétie de Jacob, pour passer dans des
mains étrangères, et que les temps étaient accomplis.).
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit lui-même (Matth., 20, 19) : Qu’ils le livreront aux gentils, afin
qu’ils le traitent avec moquerie, qu’ils le fouettent et qu’ils le crucifient.
Conclusion Pour figurer à
l’avance l’effet de la passion d’après son mode même, il a été convenable que
la passion du Christ commençât par les Juifs et que ceux-ci ayant livré le
Christ, elle se terminât par les gentils.
Il faut répondre que
l’effet de la passion du Christ a été figuré à l’avance dans son mode même. Car
d’abord la passion du Christ a eu pour effet le salut des Juifs, dont la
plupart ont été baptisés dans la mort du Christ, comme on le voit (Actes, chap. 2 et 3). En second lieu, par les prédications des
Juifs, l’effet de la passion du Christ est passé aux gentils. C’est pourquoi il
a été convenable que le Christ commençât à souffrir de la part des Juifs, et
qu’ensuite les Juifs l’ayant livré aux gentils, il achevât sa passion par les
mains de ces derniers.
Article 5 :
Les persécuteurs du Christ l’ont-ils connu ?
Objection N°1. Il
semble que les persécuteurs du Christ l’aient connu. Car il est dit (Matth., 21, 38) que les vignerons voyant le fils dirent entre
eux : Voilà l’héritier, venez, tuons-le.
A ce sujet saint Jérôme dit (in hab. Raban. et glos. ord.) : Le Seigneur prouve manifestement d’après ces paroles des
Juifs que les princes n’ont pas crucifié le Fils de Dieu par ignorance, mais
par jalousie ; car ils ont compris que c’est à lui que le Père a dit par son
prophète (Ps. 2) : Demandez-moi et je vous donnerai les nations
pour votre héritage. Il semble donc qu’ils aient connu qu’il était le
Christ ou le Fils de Dieu.
Réponse à l’objection N°1 : Ces paroles sont mises dans la bouche des vignerons, qui
signifient les chefs de ce peuple qui l’ont reconnu pour l’héritier, dans le
sens qu’ils ont cru qu’il était le Christ promis dans la loi. Mais cette
réponse parait contredite par ces paroles du Psalmiste (Ps. 2, 8) : Demandez-moi et
je vous donnerai les nations pour héritage ; car elles sont adressées à
celui à qui le Seigneur a dit : Vous êtes
mon fils, je vous ai engendré aujourd’hui. Par conséquent s’ils eussent
connu qu’il était celui auquel il a été dit : Demandez-moi et je vous donnerai les nations pour votre héritage,
il s’ensuivrait qu’ils auraient su qu’il était le Fils de Dieu. Aussi saint
Chrysostome (alius auctor, hom. 40, in op. imperf.) dit qu’ils ont connu qu’il était le Fils de Dieu.
Et sur ces paroles (Luc, chap. 23) : Ils
ne savent ce qu’ils font, Bède dit (chap. 94 in Luc) qu’il faut remarquer
qu’il ne prie pas pour ceux qui ont su qu’il était le Fils de Dieu et qui ont
mieux aimé le crucifier que le confesser. Mais on peut répondre à cela qu’ils
ont su qu’il était le Fils de Dieu, non par nature, mais par l’excellence d’une
grâce toute particulière. Nous pouvons néanmoins admettre qu’on dit aussi
qu’ils ont connu qu’il était le Fils de Dieu véritable, parce qu’ils en avaient
des preuves évidentes ; mais qu’ils n’ont pas voulu y donner leur assentiment
par haine et par envie, de manière à le reconnaître pour tel (Cajétan distingue
entre ce que les princes des Juifs ont pu et dû connaître, et ce qu’ils ont
connu par le fait. Ils ont pu et dû connaître que le Christ était le Fils de
Dieu, puisqu’ils en ont eu les preuves sous les yeux mais ils ont été empêchés
de reconnaître ces preuves par leur haine, leur envie, et c’est ce qui les rend
coupables. Mais de fait ils n’ont pas su que le Christ était le fils de Dieu,
parce que quoiqu’ils en aient eu les preuves sous les yeux, ils ont été
empêchés de reconnaître ces preuves par leur haine, leur envie, et c’est ce qui
les rend coupables. De plus, ils n’ont pas su que le Christ était le Fils de
Dieu, parce qu’ils croyaient que le Messie serait un roi conquérant, et qu’ils
attribuaient à son premier avènement des prophéties qui regardent le second.).
Objection N°2. Le
Seigneur dit (Jean, 15, 24) : Maintenant
ils m’ont vu et ils m’ont haï, moi et mon Père. Or, ce que l’on voit, on le
connaît manifestement. Les Juifs qui connaissaient le Christ lui ont donc
infligé sa passion par haine.
Réponse à l’objection N°2 :
Avant ces paroles il a dit : Si je
n’avais point fait parmi eux des œuvres qu’aucun autre n’a faites, ils ne
seraient point coupables, et c’est ensuite qu’il ajoute : Maintenant ils les ont vues, et ils n’ont
pas laissé de me haïr, moi et mon Père. Par là on voit que c’est la haine
qui a empêché ceux qui ont vu les œuvres merveilleuses du Christ, de le
reconnaître pour le Fils de Dieu.
Objection N°3. On lit
dans un discours prononcé au concile d’Ephèse (cit. quest. préc. art. 12, Réponse N°2) : Comme celui qui aurait
déchiré un décret impérial est condamné à mort de la même manière que s’il eût
attenté à la parole de l’empereur ; ainsi le Juif qui a crucifié celui qu’il
avait vu sera puni comme s’il avait attenté au Verbe de Dieu lui-même. Or, il
n’en serait pas ainsi, s’ils n’avaient pas su qu’il était le Fils de Dieu,
parce que leur ignorance les aurait excusés. Il semble donc que les Juifs qui
ont crucifié le Christ aient su qu’il était le Fils de Dieu.
Réponse à l’objection N°3 : L’ignorance affectée n’excuse pas de la faute, mais
elle parait plutôt l’aggraver. Car elle montre que l’homme est violemment
attaché au péché, puisqu’il veut rester ignorant pour ne pas être empêché de le
commettre. C’est pourquoi les Juifs, en crucifiant le Christ, ne se sont pas
seulement rendus coupables d’un homicide, mais encore d’un déicide.
Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 2, 8) : S’ils eussent connu le Seigneur de la,
gloire, ils ne l’auraient pas crucifié. Saint Pierre parlant aux Juifs dit (Actes, 3, 17) : Je sais qu’en
cela vous avez agi par ignorance aussi bien que vos magistrats. Et le
Seigneur attaché à la croix dit lui-même (Luc, 13, 34) : Mon Père,
pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.
Conclusion Quoique les principaux
d’entre les Juifs aient connu que Jésus était le Messie promis dans la loi,
cependant ils ont ignoré qu’il fût vrai Dieu, mais leur ignorance a été
inexcusable ; quant aux autres ils n’ont pas su qu’il était le Fils de Dieu, ni
le Messie.
Il faut répondre que
parmi les Juifs il faut distinguer les principaux chefs et ceux qui étaient
au-dessous d’eux. Les grands qu’on appelait leurs princes, comme on le voit (Lib. quæst. Veter. et Nov. Testam, quæst. 66, inter op. August.) ont
su, aussi bien que les démons, que c’était le Christ promis dans la loi ; car
ils voyaient en lui tous les signes que les prophètes avaient annoncés, mais
ils ignoraient le mystère de sa divinité. C’est pourquoi l’Apôtre dit : que s’ils eussent connu le Seigneur de gloire
ils ne l’auraient jamais crucifié. Cependant il faut observer que leur
ignorance ne les excusait pas de leur crime, parce qu’elle était affectée d’une
certaine manière : car ils voyaient des signes évidents de sa divinité, mais
ils les interprétaient mal par haine et par envie pour le Christ ; et ils ne
voulurent pas croire à ses paroles par lesquelles il leur disait qu’il était le
Fils de Dieu. Aussi le Seigneur dit d’eux (Jean, 15, 22) : Si je
n’étais point venu et que je ne leur eusse point parlé, ils ne seraient point
coupables ; mais maintenant ils sont inexcusables dans leur péché. Puis il
ajoute : Si je n’avais point fait parmi
eux des œuvres qu’aucun autre n’a faites, ils ne seraient point coupables.
On peut par conséquent leur rapporter ces paroles (Job, 21, 14) : Ils ont dit à Dieu : éloignez-vous de nous,
nous ne voulons pas connaître vos voies. — Les petits, c’est-à-dire les
hommes du peuple qui ne connaissaient pas les mystères des Ecritures, n’ont pas
pleinement su, ni qu’il était le Christ, ni qu’il était le Fils de Dieu. Car
quoique quelques-uns d’eux aient cru en lui, cependant la multitude n’y a pas
cru ; et quoiqu’ils se soient doutés quelquefois qu’il était le Christ, à cause
de la multitude de ses miracles et de l’efficacité de sa doctrine, comme on le
voit (Jean, chap. 7), ils ont néanmoins été trompés ensuite par leurs chefs, de
manière qu’ils ne croyaient pas, ni qu’il fût le Fils de Dieu, ni qu’il fût le
Christ. D’où saint Pierre leur a dit : Je
sais que vous avez agi par ignorance, comme vos magistrats, c’est-a-dire
qu’ils avaient été séduits par leurs princes.
Article 6 : Le
péché de ceux qui ont crucifié le Christ a-t-il été le plus grave ?
Objection N°1. Il
semble que le péché de ceux qui ont crucifié le Christ n’ait pas été le plus
grave. Car le péché qui a une excuse n’est pas le plus grave. Or, le Seigneur a
excusé le péché de ceux qui l’ont crucifié, en disant (Luc, 13, 34) : Mon
Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font. Leur péché n’a
donc pas été le plus grave.
Réponse à l’objection N°1 :
Cette excuse dont parle le Seigneur ne se rapporte pas aux princes de Juifs,
mais aux hommes du peuple, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet
article.).
Objection N°2. Le
Seigneur a dit à Pilate (Jean, 19, 11) : Celui qui m’a livré à vous est coupable d’un plus grand péché. Or,
Pilate a fait crucifier le Christ par ses ministres. Il semble donc que le
péché de Judas, qui l’a trahi, ait été plus grand que celui de ceux qui l’ont
crucifié.
Réponse à l’objection
N°2 : Judas a livré le Christ, non
pas à Pilate, mais aux princes des prêtres, qui l’ont livré à Pilate, selon ce
passage de saint Jean (Jean, 18, 35) : Votre
nation et vos pontifes vous ont livré à moi. Le péché de tous ces hommes a
été plus grand que celui de Pilate, qui a fait périr le Christ parce qu’il
craignait César, et que le péché des soldats qui l’ont crucifié par ordre de
leur chef, et non par cupidité, comme Judas (Saint Thomas ne décide pas ici
lequel a été le plus grand, du péché de judas et de celui des princes des
Juifs. Mais il est évident que le péché de Judas a été le plus grand, à cause
de sa dignité d’apôtre, des miracles qu’il avait faits lui-même au nom du
Christ, dont il avait confessé la divinité ; des bienfaits qu’il avait reçus de
son divin maître. Aussi Dante le place-t-il au fond de son enfer.), ni par
envie et par haine, comme les princes des prêtres.
Objection N°3. D’après
Aristote (Eth., liv. 5, chap. 9) : On ne
souffre pas d’injustice volontairement, et comme il le dit, personne ne fait
d’injustice, sans qu’un autre souffre injustement. On ne commet donc pas
d’injustice envers celui qui y consent. Or, le Christ a souffert
volontairement, comme nous l’avons vu (art. 1, Réponse N°3 et art. 2). Ceux qui
l’ont crucifié n’ont donc pas commis d’injustice, et par conséquent leur péché
n’a pas été le plus grave.
Réponse à l’objection N°3 : Le Christ a voulu sa passion, comme Dieu l’a voulue
; mais il n’a pas voulu l’action inique des Juifs. C’est pourquoi ceux qui ont
fait mourir le Christ ne sont pas excusés d’injustice. D’ailleurs celui qui met
à mort un homme fait injure, non seulement à celui qui est tué, mais encore à Dieu
et à la société, et il en est de même de celui qui se tue lui-même, comme le
dit Aristote (Eth., liv. 5, chap.
ult.). Aussi David a condamné à mort celui qui n’avait pas craint de mettre la
main sur l’oint du Seigneur, quoique celui-ci le lui ait demandé, comme on le
voit (2 Rois, chap. 1).
Mais c’est le
contraire. Sur ces paroles (Matth., 23, 32) : Comblez, vous aussi, la mesure de vos pères,
saint Jean Chrysostome dit (alius auctor, hom. 45, in op. imperf.)
: Ils ont véritablement excédé la mesure de leurs pères ; car ceux-ci ont tué
des hommes, tandis qu’ils ont crucifié un Dieu.
Conclusion
Le péché des princes des Juifs, qui ont crucifié le Christ, a été le plus grave
dans son genre, et d’après la malice de leur volonté ; celui des autres Juifs a
été moindre à cause de leur ignorance, quoiqu’il ait été le plus grave dans son
genre, mais celui des gentils a été plus excusable, parce qu’ils n’ont connu ni
la loi, ni les prophètes.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit
(art. préc.), les princes des Juifs ont connu le Christ, et s’il y a
eu de l’ignorance en eux, elle était affectée, et elle ne pouvait les excuser.
C’est pourquoi leur péché a été le plus grave, soit d’après le genre de péché (Leur
crime a été le déicide, qui est, dans son genre, le péché le plus énorme.),
soit d’après la malice de la volonté. Les autres Juifs ont fait le plus grave
des péchés quant au genre ; cependant il a été moins considérable sous un
rapport, à cause de leur ignorance. C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles
(Luc, chap. 23) : Ils ne savent ce qu’ils font, Bède dit (chap. 94 in Luc.) qu’il prie pour ceux qui n’ont pas su ce qu’ils
faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais ne l’ayant pas selon la science. Pour le
péché des gentils, par les mains desquels il a été crucifié, il fut beaucoup
plus excusable, parce qu’ils n’avaient pas la science de la loi.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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