Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 48 : Du mode par lequel la passion du Christ a produit son effet

 

            Nous devons nous occuper de l’effet de la passion du Christ ; nous parlerons : 1° du mode par lequel elle le produit ; 2° de l’effet lui-même. — Sur la première de ces deux considérations six questions se présentent : 1° La passion du Christ a-t-elle produit notre salut par manière de mérite ? (Le Christ a été la cause méritoire de notre justification, d’après le concile de Trente (sess. 6, chap. 7), et il a mérité, depuis le premier instant de sa conception jusqu’à la fin de sa vie (Voyez ce que nous avons dit à ce sujet quest. 34, art. 3).) — 2° L’a-t-elle produit par manière de satisfaction ? (Les sociniens ont nié que le Christ eût véritablement satisfait pour nous, mais on voit le contraire par une foule d’endroits de l’Ecriture : Qui s’est livré lui-même pour nous, afin de nous racheter de toute iniquité (Tite, 2, 14) ; Le Fils de l’homme n’est point venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs (Matth., 20, 28). Voyez l’Epitre de saint Paul aux Hébreux, chap. 5, 7, 8, 9.) — 3° Par manière de sacrifice ? (Cet article est encore une réfutation des sociniens, dont l’erreur est d’ailleurs en opposition manifeste avec l’Epitre de saint Paul aux Hébreux (chap. 7 et suiv.).) — 4° Par manière de rachat ? (D’après le sentiment le plus généralement admis parles thomistes, le Christ a satisfait dans toute la rigueur du droit et de la justice : Ex toto rigore justitiæ et ad apices juris.) — 5° Est-ce le propre du Christ d’être rédempteur ? — 6° A-t-elle produit notre salut par manière de cause efficiente ?

 

Article 1 : La passion du Christ a-t-elle produit notre salut par manière de mérite ?

 

Objection N°1. Il semble que la passion du Christ n’ait pas produit notre salut par manière de mérite. Car les principes de la passion ne sont pas en nous. Or, on ne mérite ou l’on n’est loué que pour les choses dont on a le principe en soi. La passion du Christ n’a donc rien opéré par manière de mérite.

Réponse à l’objection N°1 : La passion, comme telle, n’est pas méritoire, parce qu’elle a son principe à l’extérieur ; mais si on la considère selon qu’on la supporte volontairement et par conséquent selon qu’elle a son principe à l’intérieur, de la sorte elle est méritoire.

 

Objection N°2. Le Christ a mérité dès le commencement de sa conception pour lui et pour nous, comme nous l’avons dit (quest. 9, art. 4, et quest. 34, art. 3). Or, il est inutile que l’on mérite de nouveau ce qu’on avait mérité auparavant. Le Christ n’a donc pas mérité notre salut par sa passion.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ dès le commencement de sa conception a mérité pour nous le salut éternel ; mais de notre part il y avait des obstacles qui nous empêchaient d’obtenir l’effet de ces mérites antérieurs : ainsi, pour écarter ces obstacles, il a fallu que le Christ souffrît, comme nous l’avons dit (quest. 46, art. 3).

 

Objection N°3. La racine du mérite est la charité. Or, la charité du Christ n’a pas été plus grande dans la passion qu’auparavant. Il n’a donc pas plus mérité notre salut par sa passion que par ce qu’il avait fait auparavant.

Réponse à l’objection N°3 : La passion du Christ a produit un effet que n’ont pas eu ses mérites antérieurs, non parce que sa charité a été plus grande, mais à cause du genre de l’œuvre qui était très convenable par rapport à cet effet, comme on le voit d’après les raisons que nous avons données de la convenance de la passion du Christ (quest. 46, art. 3 et 4).

 

Mais c’est le contraire. Sur ces paroles de saint Paul (Philip., chap. 2) : Propter quod et Deus exaltavit illum, saint Augustin dit (Tract. 104 in Joan.) : L’humilité de la passion est le mérite de la glorification, et la glorification est la récompense de l’humilité. Or, le Christ a été glorifié non seulement en lui-même, mais encore dans ses fidèles, comme il le dit (Jean, chap. 17). Il semble donc qu’il ait mérité le salut de ses fidèles.

 

Conclusion Puisque la grâce a été donnée au Christ comme au chef de l’Eglise, pour découler de lui sur ses membres, il est évident que le Christ a mérité le salut éternel non seulement pour lui, mais encore pour tous ses membres.

Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (quest. 8), la grâce a été donnée au Christ non-seulement comme individu, mais encore comme chef de l’Eglise, c’est-à-dire pour qu’elle découlât de lui sur ses membres. C’est pourquoi les œuvres du Christ se rapportent tout à la fois à lui et à ses membres, comme les œuvres d’un autre homme qui est en état de grâce se rapportent à lui. Or, il est évident que celui qui est en état de grâce et qui souffre pour la justice, mérite par là même le salut pour lui, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 5, 10) : Bienheureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice. Par conséquent le Christ a mérité le salut par sa passion non seulement pour lui, mais encore pour tous ses membres.

 

Article 2 : La passion du Christ a-t-elle produit notre salut par manière de satisfaction ?

 

Objection N°1. Il semble que la passion du Christ n’ait pas produit notre salut par manière de satisfaction. En effet, c’est à celui qui pèche qu’il appartient de satisfaire, comme on le voit pour les autres parties de la pénitence ; car c’est à celui qui pèche qu’il appartient d’être contrit et de se confesser. Or, le Christ n’a pas péché, puisqu’il est dit (1 Pierre, 2, 22) : qu’il n’a pas fait de péché. Il n’a donc pas satisfait par sa propre passion.

Réponse à l’objection N°1 : La tête et les membres sont comme une personne mystique ; et c’est pour cela que la satisfaction du Christ appartient à tous les fidèles comme à ses membres ; c’est ainsi que quand deux hommes ne font qu’un par la charité, l’un peut satisfaire pour l’autre, ainsi qu’on le verra (Suppl., quest. 13, art. 2). Mais il n’en est pas de même de la confession et de la contrition ; parce que la satisfaction consiste dans un acte extérieur (C’est l’acquittement d’une dette qui peut être opéré par un autre que par celui qui l’a contractée.), pour lequel on peut employer des instruments, parmi lesquels on compte les amis.

 

Objection N°2. On ne satisfait à personne par une plus grande offense. Or, la plus grande offense a été commise dans la passion du Christ ; parce que ceux qui l’ont mis à mort ont fait le plus grave des péchés, comme nous l’avons dit (quest. préc., art. 6). Il semble donc que par la passion du Christ il n’ait pu satisfaire à Dieu.

Réponse à l’objection N°2 : La charité du Christ souffrant a été plus grande que la malice de ceux qui l’ont crucifié. C’est pourquoi le Christ a pu satisfaire par sa passion plus que ses bourreaux n’ont offensé Dieu en le mettant à mort ; de telle sorte que sa passion a été suffisante et surabondante pour satisfaire pour les péchés de ceux qui l’ont mis à mort.

 

Objection N°3. La satisfaction implique une certaine égalité avec la faute, puisqu’elle est un acte de justice. Or, la passion du Christ ne paraît pas être égale à tous les péchés du genre humain ; parce que le Christ n’a pas souffert selon la divinité, mais selon l’humanité, d’après ces paroles (1 Pierre, 4, 1) : Le Christ a souffert dans la chair. Et comme l’âme dans laquelle est le péché l’emporte sur la chair, le Christ n’a donc pas satisfait par sa passion pour nos péchés.

Réponse à l’objection N°3 : La dignité de la chair du Christ ne doit pas être appréciée seulement d’après la nature de la chair, mais encore d’après la personne qui l’a prise, c’est-à-dire selon qu’elle était la chair d’un Dieu, ce qui lui donnait une dignité infinie.

 

Mais c’est le contraire. Le Psalmiste fait dire au Christ (Ps. 68, 5) : J’ai payé ce que je n’avais pas enlevé. Or, on ne paye qu’autant qu’on satisfait parfaitement. Il semble donc que le Christ en souffrant ait parfaitement satisfait pour nos péchés.

 

Conclusion La passion du Christ n’a pas été seulement une satisfaction suffisante, mais surabondante pour les péchés du genre humain, à cause de la généralité de ses souffrances, de la dignité de la vie qu’il a quittée, et de la grandeur de sa charité.

Il faut répondre qu’il satisfait proprement pour une offense celui qui rend à l’offensé quelque chose qu’il aime autant ou plus qu’il ne hait l’offense elle-même. Or, le Christ en souffrant par charité et par obéissance a rendu à Dieu plus qu’il ne fallait pour faire compensation à toutes les offenses du genre humain : 1° à cause de la grandeur de la charité qui le faisait souffrir ; 2° à cause de la dignité de la vie qu’il a donnée pour satisfaire, car c’était la vie d’un homme-Dieu (Les thomistes croient que les œuvres du Christ avaient intrinsèquement une valeur infinie, en raison du suppôt divin ; mais les scotistes ne leur attribuent cette valeur infinie que d’uni manière extrinsèque, par suite de l’acceptation de Dieu.) ; 3° à cause de la généralité de la passion et de la grandeur delà douleur dont il s’est chargé, comme nous l’avons vu (quest. 46, art. 6). C’est pourquoi la passion du Christ n’a pas été seulement une satisfaction suffisante, mais encore surabondante, pour les péchés du genre humain, d’après ces paroles de l’Ecriture (1 Jean, 2, 2) : Il s’est fait victime de propitiation non seulement pour nos péchés, mais encore pour ceux du monde entier.

 

Article 3 : La passion du Christ a-t-elle opéré par manière de sacrifice ?

 

Objection N°1. Il semble que la passion du Christ n’ait pas opéré par manière de sacrifice. Car la vérité doit répondre à la figure. Or, dans les sacrifices de l’ancienne loi, qui étaient des figures du Christ, on n’offrait jamais de chair humaine, et même ces sacrifices étaient considérés comme immondes et criminels, d’après ces paroles du Psalmiste (PS. 105, 38) : Ils ont répandu le sang innocent, le sang de leurs fils et de leurs filles qu’ils ont sacrifiés aux idoles de Chanaan. Il semble donc que la passion du Christ ne puisse pas être appelée un sacrifice.

Réponse à l’objection N°1 : Quoique la vérité réponde à la figure sous un rapport, elle n’y répond cependant pas sous tous les aspects ; parce qu’il faut que la vérité surpasse la figure. C’est pourquoi il a été convenable que le sacrifice par lequel la chair du Christ est offerte pour nous fût figuré, non par des sacrifices humains, mais par des sacrifices d’animaux qui représentent la chair du Christ, qui est le sacrifice le plus parfait : 1° parce qu’il convient que sa chair qui appartient à la nature humaine soit offerte pour tous les hommes et reçue par eux sous le sacrement ; 2° parce que, par là même qu’elle était passible et mortelle, elle était apte à être immolée ; 3° parce que, par là même qu’elle était sans péché, elle était apte à purifier les péchés ; 4° parce que, par là même qu’elle était la chair de celui qui l’offrait, elle était agréable à Dieu, à cause de l’amour qu’il avait pour celui qui l’offrait. D’où saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 14) : Que pouvait-on recevoir des hommes, et que pouvait-on offrir pour eux d’aussi convenable que la chair humaine, et qu’y avait-il d’aussi apte à ce sacrifice que cette chair mortelle ? Quoi de plus pur pour purifier les vices de tous les mortels que cette chair née dans le sein d’une Vierge sans la contagion de la concupiscence charnelle ? Et que pouvait-on offrir et recevoir d’aussi agréable que la chair de notre sacrifice devenue le corps de notre prêtre ?

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 10, chap. 5) que le sacrifice visible est le sacrement ou le signe sacré du sacrifice invisible. Or, la passion du Christ n’est pas le signe, mais elle est plutôt la chose désignée par d’autres signes. Il semble donc que la passion du Christ ne soit pas un sacrifice.

Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin parle en cet endroit des sacrifices visibles figuratifs ; la passion du Christ, quoiqu’elle soit désignée par d’autres sacrifices figuratifs, est néanmoins elle-même le signe de ce que nous devons observer, d’après ces paroles de saint Pierre (1 Pierre, 4, 1) : Le Christ ayant souffert dans sa chair, armez-vous de cette pensée, que quiconque est mort à la chair a cessé de pécher, de sorte que pendant le reste du temps qu’il vit selon la chair, il ne vit plus selon les passions des hommes, mais selon la volonté de Dieu.

 

Objection N°3. Quiconque offre un sacrifice fait une chose sacrée, comme le mot de sacrifice l’indique. Or, ceux qui ont tué le Christ n’ont pas fait quelque chose de sacré, mais ils ont fait un grand acte de malice. La passion du Christ a donc été plutôt un maléfice qu’un sacrifice.

Réponse à l’objection N°3 : La passion du Christ, de la part de ceux qui l’ont mis à mort, a été un maléfice (Une action abominable.), mais elle a été un sacrifice de la part de celui qui l’a soufferte par charité. Aussi on dit que ce sacrifice a été offert par le Christ, mais on ne dit pas qu’il l’a été par ceux qui l’ont mis à mort.

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Eph., 5, 2) : Il s’est livré lui-même pour nous, en s’offrant à Dieu comme une oblation et une victime d’une agréable odeur.

 

Conclusion Puisque le Christ en souffrant sa passion a fait l’œuvre la plus agréable à Dieu, sa passion a été un véritable sacrifice.

Il faut répondre qu’on appelle sacrifice proprement dit ce que l’on fait pour rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû et pour l’apaiser. D’où saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 10, chap. 6) : Le sacrifice véritable comprend toutes les œuvres que nous faisons pour nous attacher à Dieu par une société sainte, c’est-à-dire que nous le rapportons à cette fin, qui est la fin de tout ce qui est bon, et qui peut nous rendre véritablement heureux. Or, le Christ s’est offert lui-même pour nous dans sa passion, et l’acte par lequel il a volontairement supporté ses souffrances a été très agréable à Dieu, parce qu’il provenait de la charité la plus grande. D’où il est évident que la passion du Christ a été un véritable sacrifice. Et, comme l’observe le même docteur (ibid., chap. 20), ce sacrifice véritable était figuré par une foule de signes différents, qui étaient les sacrifices de l’ancienne loi ; car ce qui est un était figuré par une multitude de signes ; comme on exprime une même idée par beaucoup de paroles, afin de la faire beaucoup valoir sans fatiguer. Ainsi, continue le même Père (De Trin., liv. 4, chap. 14), quoiqu’on considère quatre choses dans tout sacrifice : celui à qui on l’offre, celui par qui il est offert, la chose que l’on offre, et ceux pour lesquels elle est offerte ; dans le sacrifice de paix par lequel notre médiateur véritable nous a réconciliés avec Dieu, il est resté, ne faisant qu’un avec celui à qui il l’offrait, n’étant en lui-même qu’une même chose avec ceux pour lesquels il l’offrait, étant tout à la fois le sacrificateur qui offrait et la victime offerte (Saint Thomas montre par là que ce fut un véritable sacrifice, et qu’il fut le plus parfait et le plus excellent qui put être offert.).

 

Article 4 : La passion du Christ a-t-elle opéré notre salut par manière de rédemption ?

 

Objection N°1. Il semble que la passion du Christ n’ait pas opéré notre salut par manière de rédemption. Car personne n’achète ou ne rachète ce qui n’a pas cessé d’être à lui. Or, les hommes n’ont jamais cessé d’être à Dieu, d’après ces paroles (Ps. 23, 1) : La terre est au Seigneur et tout ce qu’elle renferme, ainsi que l’univers et tous ceux qui l’habitent. Il semble donc que le Christ ne nous ait pas rachetés par sa passion.

Réponse à l’objection N°1 : On dit que l’homme appartient à Dieu de deux manières : 1° selon qu’il est soumis à sa puissance. De la sorte, l’homme n’a jamais cessé d’appartenir à Dieu, d’après ces paroles du prophète (Dan., 4, 22) : Le Très-Haut domine sur les royaumes des hommes, et il les donne à qui il veut. 2° Il lui appartient par l’union de la charité avec lui, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 8, 9) : Si quelqu’un n’a pas l’esprit du Christ, il n’est pas à lui. Dans le premier sens, l’homme n’a pas cessé d’être à Dieu, mais dans le second, il a cessé de lui appartenir par le péché. C’est pourquoi on dit qu’il a été racheté par la passion du Christ, dans le sens qu’il a été délivré de ses péchés, le Christ ayant satisfait pour lui par ses souffrances.

 

Objection N°2. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 13) : Le Christ a dû vaincre le diable par la justice. Or, la justice demande que celui qui s’est emparé par tromperie de la chose d’autrui en soit privé, parce que la fraude et je dol ne doivent être un titre pour personne, comme le dit le droit humain (liv. 65 ff. pro soc.). Par conséquent, puisque le diable a trompé la créature de Dieu, c’est-à-dire l’homme, par fraude, et qu’il se l’est subjugué, il semble que l’homme n’ait pas dû être soustrait à sa puissance par manière de rédemption.

Réponse à l’objection N°2 : En péchant l’homme s’était obligé envers Dieu et envers le démon. En effet, par rapport à la faute, il avait offensé Dieu, et il s’était soumis au démon, en y consentant. ; par conséquent, en raison de sa faute, il n’était pas devenu le serviteur de Dieu, mais il s’était plutôt éloigné de la soumission qu’il lui devait, et il était tombé sous la servitude du démon, Dieu l’ayant permis avec justice, à cause de l’offense commise contre lui. Mais quant à la peine, l’homme avait été principalement obligé envers Dieu comme envers son souverain juge ; il l’avait été à l’égard du diable comme envers son bourreau, d’après ces paroles de l’Evangile (Matth., 5, 25) : De peur que votre ennemi ne vous livre au juge, et le juge au ministre, c’est-à-dire, ajoute saint Chrysostome (alius auctor, hom. 11, in op. imperf.), à l’ange cruel des châtiments. Ainsi donc, quoique le diable ait tenu injustement sous sa servitude l’homme qu’il avait trompé par fraude et qu’il l’ait injustement asservi quant à la faute et quant à la peine, néanmoins il était juste que l’homme le souffrît, Dieu le permettant quant à la faute et l’ordonnant quant à la peine. C’est pourquoi, par rapport à Dieu, la justice exigeait que l’homme fût racheté, mais il n’en était pas ainsi par rapport au démon.

 

Objection N°3. Celui qui achète ou rachète une chose en paye le prix à celui qui la possédait. Or, le Christ n’a pas payé son sang, qu’on appelle le prix de notre rédemption, au diable, qui nous tenait captifs. Le Christ ne nous a donc pas rachetés par sa passion.

Réponse à l’objection N°3 : La rédemption était requise pour la délivrance de l’homme par rapport à Dieu, mais non par rapport au démon ; et il n’y avait pas de prix à payer au démon, mais à Dieu. C’est pourquoi on ne dit pas que le Christ a offert son sang, qui est le prix de notre rédemption, au démon, mais à Dieu.

 

Mais c’est le contraire. Saint Pierre dit (1 Pierre, 1, 18) : Ce n’est point par des choses corruptibles, comme l’or et l’argent, que vous avez été rachetés de la vanité de votre première vie, où vous suiviez les traditions de vos pères, mais par le précieux sang de Jésus-Christ, comme de l’agneau sans tache et sans défaut. Et saint Paul ajoute (Gal., 3, 13) : Le Christ nous a, rachetés de la malédiction delà loi, s’étant lui-même rendu un objet de malédiction pour nous. Or, il est dit qu’il est devenu malédiction pour nous, selon qu’il a souffert pour nous sur la croix, comme nous l’avons vu (quest. 46, art. 4, Objection N°3). Il nous a donc rachetés par sa passion.

 

Conclusion Puisque la passion du Christ a été une satisfaction surabondante pour les péchés et la dette du genre humain, elle a opéré notre salut par manière de rédemption.

Il faut répondre que l’homme avait contracté par le péché une double obligation. 1° Il avait été lié par la servitude du péché, parce que celui qui fait le péché en est l’esclave, selon l’expression de saint Jean (Jean, 8, 34) ; et qu’on devient le serviteur de celui par lequel on a été vaincu, d’après saint Pierre (2 Pierre, 2, 19). Ainsi, comme le diable avait vaincu l’homme en l’engageant à pécher, l’homme était devenu l’esclave du démon. 2° Il avait été lié quant à la dette de la peine, qui obligeait l’homme selon la justice de Dieu. Cette obligation est encore une servitude ; car il appartient à la servitude de souffrir ce qu’on ne veut pas, puisqu’il appartient à l’homme libre de faire usage de lui-même comme il veut. Par conséquent, la passion du Christ ayant été une satisfaction suffisante et surabondante pour le péché du genre humain et pour la peine qu’il avait méritée ; sa passion a été une sorte de prix par lequel nous avons été délivrés de cette double obligation. Car la satisfaction elle-même par laquelle on satisfait pour soi ou pour les autres est appelée un prix par lequel on se rachète ou on rachète un autre du péché et de la peine, d’après ces paroles du prophète (Dan., 4, 24) : Rachetez vos péchés par des aumônes. Or, le Christ a satisfait, non en donnant de l’argent ou quelque chose de semblable, mais en donnant ce qu’il v a eu de plus grand, c’est-à-dire en se donnant lui-même pour nous. C’est pourquoi il est dit que la passion du Christ est notre rédemption (Les thomistes croient communément, pour cette raison, que la satisfaction du Christ a été un acte de la justice commutative. Mais d’autres théologiens l’attribuent à la justice légale ou à plusieurs autres vertus, comme la religion et la charité.).

 

Article 5 : Est-il propre au Christ d’être rédempteur ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas propre au Christ d’être rédempteur. Car il est dit (Ps. 30, 6) : Vous m’avez racheté, Seigneur Dieu de vérité. Or, il convient à la Trinité entière d’être le Seigneur Dieu de vérité. La rédemption n’est donc pas une chose propre au Christ.

Réponse à l’objection N°1 : La glose explique ainsi ce passage : Seigneur Dieu de vérité, vous m’avez racheté dans le Christ, qui s’écriait : Je remets, Seigneur, mon esprit entre vos mains. Par conséquent la rédemption appartient immédiatement au Christ comme homme, et principalement à Dieu.

 

Objection N°2. On dit que celui qui donne le prix de la rédemption rachète. Or, Dieu le Père a donné son Fils pour le rachat de nos péchés, d’après ces paroles (Ps., 110, 9) : Le Seigneur a envoyé la rédemption à son peuple. La glose dit à ce sujet (interl. Aug.) qu’il a envoyé le Christ, qui donne la rédemption aux captifs. Par conséquent, non seulement le Christ, mais encore Dieu le Père nous a rachetés.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ, comme homme, a payé immédiatement le prix de notre rédemption, mais d’après l’ordre de son Père, qui en a été comme l’auteur primordial.

 

Objection N°3. Non seulement la passion du Christ, mais encore celle des autres saints a servi à notre salut, d’après ces paroles (Col., 1, 24) : Je me réjouis maintenant dans ce que je souffre pour vous et de ce que j’accomplis dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps, qui est l’Eglise. Le Christ seul ne doit donc pas être appelé rédempteur, mais ce titre convient encore aux saints.

Réponse à l’objection N°3 : Les passions des saints sont utiles à l’Eglise, non par manière de rédemption (Il s’agit ici de la rédemption, prise dans son sens propre et absolu ; car les mérites des saints satisfont aussi pour nous ; mais ils ne peuvent satisfaire qu’en vertu des mérites du Christ, et il faut qu’ ils nous soient appliqués par le pouvoir des clefs que le souverain pontife tient lui-même du Christ.), mais par manière d’exemple et d’exhortation, d’après ces paroles de saint Paul (2 Cor., 1, 6) : C’est pour votre exhortation et votre salut que nous sommes affligés.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Gal., 3, 13) : Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, étant devenu malédiction pour nous. Or, le Christ seul s’est fait malédiction pour nous. Il n’y a donc que lui que nous devions appeler notre Rédempteur.

 

Conclusion Quoiqu’on puisse assignera la Trinité entière l’œuvre de la rédemption, comme à sa cause première, cependant il a été propre au Christ d’être notre rédempteur selon la nature humaine, parce qu’il n’y a que lui qui ait sacrifié son propre sang et sa propre vie pour la rédemption de tout le monde.

Il faut répondre que pour racheter il faut deux choses : l’acte du payement et le prix payé. Car si on paye pour le rachat de quelqu’un une somme qu’on n’acquitte pas de ses propres deniers, mais avec l’argent d’un autre, on ne dit pas qu’on est son principal rédempteur, mais on accorde plutôt ce titre à celui qui a fourni le prix du rachat. Or, le prix de notre rédemption est le sang du Christ ou sa vie corporelle, qui réside dans le sang et que le Christ a sacrifiée. Par conséquent ces deux choses appartiennent l’une et l’autre immédiatement au Christ comme homme, mais elles appartiennent à la Trinité entière comme à la cause première et éloignée ; car c’était à elle qu’appartenait la vie du Christ comme à son premier auteur, et c’est elle qui a inspiré à l’homme-Dieu de souffrir pour nous. C’est pourquoi il est propre au Christ, comme homme, d’être immédiatement notre rédempteur, quoique la rédemption elle-même puisse être attribuée à la Trinité tout entière, comme à sa cause première.

 

Article 6 : La passion du Christ a-t-elle opéré notre salut par manière de cause efficiente ?

 

Objection N°1. Il semble que la passion du Christ n’ait pas opéré notre salut par manière de cause efficiente. Car la cause efficiente de notre salut est la grandeur de la vertu divine, d’après ces paroles (Is., 59, 1) : La main du Seigneur n’est point raccourcie pour ne pouvoir plus nous sauver. Or, le Christ a été crucifié selon l’infirmité de la chair, suivant saint Paul (2. Cor., 13, 4). La passion du Christ n’a donc pas opéré notre salut comme cause efficiente.

Réponse à l’objection N°1 : La passion du Christ, selon qu’elle se rapporte à la chair, convient à l’infirmité de la nature qu’il a prise ; mais si on la rapporte à sa divinité elle en retire une vertu infinie, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 1, 25) : La faiblesse de Dieu est plus forte que tous les hommes ; c’est-à-dire que l’infirmité du Christ, selon qu’elle appartient à Dieu, a une vertu qui surpasse toute vertu humaine.

 

Objection N°2. Un agent corporel n’agit comme cause efficiente que par le contact. Ainsi le Christ a guéri le lépreux en le touchant, pour montrer que sa chair a une vertu salutaire, selon la pensée de saint Chrysostome (implic. hom. 26 in Matth, et auct. op. imperf., hom. 22, et Cyrille. liv. 4 in Joan. super illud : Nisi manducaveritis, etc.). Or, la passion du Christ n’a pu atteindre tous les hommes. Elle n’a donc pu opérer le salut de tout le monde à titre de cause efficiente.

Réponse à l’objection N°2 : La passion du Christ, quoiqu’elle soit corporelle, a cependant une vertu spirituelle par suite de la divinité qui lui est unie ; c’est pourquoi elle tire son efficacité du contact spirituel (Car, quoique le Christ soit mort pour tous les hommes, il n’y a que ceux qui lui sont unis par la foi et la charité qui puissent jouir des fruits de la rédemption qu’il a opérée.), c’est-à-dire de la foi et du sacrement de la foi, d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 3, 25) : Dieu l’a destiné pour être une victime de propitiation par la foi qu’on aurait en son sang.

 

Objection N°3. Il ne semble pas qu’il appartienne au même être d’opérer par manière de mérite et par manière de cause efficiente, parce que celui qui mérite attend d’un autre l’effet qu’il doit obtenir. Or, la passion du Christ a opéré notre salut par manière de mérite. Elle ne l’a donc pas opéré par manière de cause efficiente.

Réponse à l’objection N°3 : La passion du Christ, selon qu’elle se rapporte à sa divinité, agit à titre de cause efficiente ; selon qu’elle se rapporte à la volonté de l’âme du Christ, elle agit comme cause méritoire ; selon qu’on la considère dans la chair même du Christ, elle agit par manière de satisfaction, en ce sens que nous sommes délivrés par elle de la peine que nous avions encourue ; elle agit par manière de rédemption, selon qu’elle nous délivre de la servitude du péché ; enfin elle agit par manière de sacrifice, selon que par elle nous sommes réconciliés avec Dieu, comme nous le dirons (quest. suiv., art. 4).

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (1 Cor., 1, 18) : La prédication de la croix est la vertu de Dieu pour ceux qu’il sauve. Or, la vertu de Dieu opère notre salut comme cause efficiente. La passion du Christ a donc opéré notre salut sur la croix de cette manière.

 

Conclusion Quoique Dieu soit la cause efficiente principale de notre salut, la passion du Christ en a été néanmoins la cause efficiente instrumentale.

Il faut répondre qu’il y a deux sortes de cause efficiente, la principale et l’instrumentale. Dieu est la cause efficiente principale du salut de l’homme. L’humanité du Christ étant l’instrument de la divinité, comme nous l’avons dit (quest. 43, art. 2), il s’ensuit que toutes les actions et les passions du Christ opèrent instrumentalement en vertu de la divinité pour le salut du genre humain. En ce sens la passion du Christ est la cause efficiente du salut de l’homme.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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