Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 49 : Des effets de la passion du Christ

 

            Nous avons maintenant à nous occuper des effets de la passion du Christ. — A cet égard six questions se présentent : 1° Avons-nous été délivrés du péché par la passion du Christ ? — 2° Avons-nous été délivrés par elle de la puissance du démon ? — 3° Avons-nous été délivrés de la peine due au péché ? — 4° Avons-nous été réconciliés par elle avec Dieu ? — 5° Nous a-t-elle ouvert la porte du ciel ? — 6° Le Christ a-t-il obtenu par elle son exaltation ?

 

Article 1 : Avons-nous été délivrés du péché par la passion du Christ ?

 

Objection N°1. Il semble que nous n’ayons pas été délivrés du péché par la passion du Christ. Car c’est le propre de Dieu de délivrer du péché, d’après ces paroles du prophète, qui fait dire au Seigneur (Is., 43, 25) : C’est moi qui pour l’amour de moi-même efface vos iniquités. Or, le Christ n’a pas souffert comme Dieu, mais comme homme. Nous n’avons donc pas été délivrés du péché par la passion du Christ.

Réponse à l’objection N°1 : Quoique le Christ n’ait pas souffert comme Dieu, cependant sa chair est l’instrument de la divinité ; d’où il suit que sa passion a une vertu divine par laquelle elle remet les péchés, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. Ce qui est corporel n’agit pas sur ce qui est spirituel. Or, la passion du Christ est corporelle ; tandis que le péché n’existe que dans l’âme, qui est une créature spirituelle. La passion du Christ n’a donc pas pu nous purifier du péché.

Réponse à l’objection N°2 : Il faut répondre au second, que la passion du Christ, quoiqu’elle soit corporelle, tire cependant une certaine vertu spirituelle de la divinité à laquelle sa chair est unie à titre d’instrument ; et c’est en raison de cette vertu qu’elle est la cause de la rémission des péchés.

 

Objection N°3. On ne peut être délivré d’un péché qu’on n’a pas encore commis, mais qu’on doit commettre à l’avenir. Par conséquent puisqu’il y a beaucoup de péchés qui ont été commis depuis la passion du Christ, et qu’on eut commet tous les jours, il semble que par la passion du Christ nous n’ayons pas été délivrés du péché.

Réponse à l’objection N°3 : Le Christ, par sa passion, nous a délivrés de nos péchés à titre de cause, c’est-à-dire en établissant la cause de notre délivrance (Elle en est la cause propre, selon l’observation de Cajétan, parce que sans elle il est impossible que, selon la puissance ordinaire, l’homme obtienne la rémission de ses péchés.), de manière que par elle tous les péchés, quels qu’ils fussent, passés, présents ou futurs, pussent être remis ; comme si un médecin préparait une médecine qui put guérir toutes les maladies, même celles qui seraient à venir.

 

Objection N°4. Quand on pose une cause suffisante, on ne requiert rien autre chose pour que l’effet soit produit. Or, on demande encore pour la rémission des péchés d’autres choses, comme le baptême et la pénitence. Il semble donc que la passion du Christ ne soit pas une cause suffisante pour les remettre.

Réponse à l’objection N°4 : La passion du Christ ayant été antérieure, comme la cause universelle de la rémission des péchés, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de cet article.), il est nécessaire qu’elle soit appliquée à chacun pour effacer ses propres fautes. C’est ce qui se fait par le baptême et la pénitence et par les autres sacrements qui tirent leur vertu de la passion du Christ, comme on le verra (quest. 62, art. 5).

 

Objection N°5. Le Sage dit (Prov., 10, 12) : La charité couvre tous les crimes. Et d’après un autre passage de l’Ecriture (Actes, chap. 15), les péchés sont purifiés par la miséricorde et la foi. Or, il y a beaucoup d’autres choses qui sont l’objet de la foi et qui excitent la charité. La passion du Christ n’est donc pas la cause propre de la rémission des péchés.

Réponse à l’objection N°5 : Par la foi la passion du Christ nous est aussi appliquée pour que nous en retirions les fruits, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 3, 25) : Dieu l’a destiné pour être la victime de propitiation par la foi que nous aurions en son sang. Or, la foi par laquelle nous sommes purifiés du péché n’est pas la foi informe qui peut exister avec le péché, mais c’est la foi formée par la charité ; de manière que la passion du Christ nous soit appliquée non seulement quant à l’intellect, mais encore quant à son effet. Et, de cette manière, c’est aussi par la vertu de la passion du Christ que les péchés sont remis.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean dit (Apoc., 1, 5) : Il nous a aimés et nous a lavés de nos péchés dans son sang.

 

Conclusion La passion du Christ a été la cause de la rémission de nos péchés selon que par elle nous sommes excités à la charité et que nous avons été rachetés, et qu’elle a été l’instrument de la divinité par lequel les péchés de tous les hommes ont été effacés.

Il faut répondre que la passion du Christ est la cause propre de la rémission des péchés de trois manières : 1° En excitant à la charité ; car, comme le dit saint Paul (Rom., 5, 8) : Dieu a fait éclater son amour envers nous en ce que lors même que nous étions encore pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous. Or, c’est par la charité qu’on obtient la rémission de ses péchés, puisqu’il est dit (Luc, 7, 47) : Beaucoup de péchés lui ont été remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. 2° La passion du Christ produit la rémission des péchés par manière de rachat. En effet, il est notre chef, sa passion qu’il a supportée par amour et par obéissance, nous a délivrés du péché, nous qui sommes ses membres, par le prix qu’elle vaut ; comme si un homme se rachetait d’un péché qu’il aurait commis par ses pieds, au moyen d’une œuvre méritoire qu’il aurait produite par ses mains. Car comme un corps naturel est n ne chose une, composée de membres divers, de même toute l’Eglise, qui est le corps mystique du Christ, est considérée comme une seule personne avec son chef, qui est le Christ. 3° La passion du Christ produit la rémission des péchés par manière de cause efficiente, dans le sens que la chair dans laquelle le Christ a souffert sa passion est l’instrument de la divinité ; d’où il résulte que ses passions et ses actions concourent par la vertu divine à l’expulsion du péché.

 

Article 2 : Avons-nous été délivrés par la passion du Christ de la puissance du démon ?

 

Objection N°1. Il semble que nous n’ayons pas été délivrés par la passion du Christ de la puissance du démon. Car il n’a pas puissance sur les autres celui qui ne peut rien faire sur eux, si on ne le lui permet. Or, le diable n’a jamais rien pu faire qui fût nuisible aux hommes qu’autant que Dieu le lui a permis, comme on le voit pour Job (chap. 1 et 2), que le diable attaqua d’abord dans ses biens et ensuite dans son corps ; et il est dit également dans l’Evangile (Matth., chap. 8) que les démons ne purent entrer dans les porcs qu’après que le Christ le leur en eut donné la permission. Le diable n’a donc jamais eu de puissance sur les hommes, et par conséquent nous n’avons pas été délivrés de sa puissance par la passion du Christ.

Réponse à l’objection N°1 : On ne dit pas que le diable a eu puissance sur les hommes, comme s’il eût pu leur nuire, sans que Dieu l’eût permis ; mais parce que Dieu lui permettait avec justice de nuire à ceux qu’il avait amenés à lui par ses tentations de leur propre consentement.

 

Objection N°2. Le diable exerce sa puissance sur les hommes, en les tentant et en les tourmentant corporellement. Or, il fait encore ces mêmes choses depuis la passion du Christ. Nous n’avons donc pas été délivrés par elle de sa puissance.

Réponse à l’objection N°2 : Le diable peut maintenant, avec la permission de Dieu, tenter les hommes quant à l’âme et les tourmenter quant au corps ; mais néanmoins la passion du Christ a préparé à l’homme un remède, par lequel il peut se défendre contre les attaques de l’ennemi de manière qu’il ne soit pas entraîné dans l’abîme de la mort éternelle (C’est la doctrine du concile de Trente (sess. 5 in decret. De peccat. orig., circ. fin.).). Avant la passion du Christ, quiconque résistait au démon pouvait le faire par la foi dans la passion elle même, quoiqu’elle n’ait pas encore été consommée. Mais, sous un rapport, personne ne pouvait échapper aux mains du démon, de manière à ne pas descendre dans l’enfer (C’est-à-dire aux limbes.), dont on peut, depuis la passion du Christ, être préservé par sa vertu.

 

Objection N°3. La vertu de la passion du Christ dure perpétuellement, d’après ces paroles de saint Paul (Hébr., 10, 14) : Par une seule oblation il a rendu parfaits pour toujours ceux qu’il a sanctifiés. Elle s’étend également à tous les lieux. Or, on n’est pas partout délivré de la puissance du démon, parce qu’il y a encore des idolâtres dans beaucoup de parties du monde, et on n’en sera pas non plus délivré pour toujours, puisque au temps de l’antechrist le diable exercera sa puissance pour nuire plus que jamais aux hommes ; ce qui fait dire à l’Apôtre (2 Thess., 2, 9) : que l’antechrist doit venir. Accompagné de la puissance de Satan, avec toutes sortes de miracles, désignés et de prodiges trompeurs, et avec toutes les illusions qui peuvent porter à l’iniquité ceux qui périssent. Il semble donc que la passion du Christ ne soit pas la cause de ce que le genre humain a été délivré de la puissance du démon.

Réponse à l’objection N°3 : Dieu permet au démon de pouvoir tromper les hommes à l’égard de certaines personnes, en certains temps et en certains lieux, d’après la raison secrète de ses jugements. Néanmoins la passion du Christ a mis à la disposition des hommes le remède par lequel ils pourront toujours se défendre contre la malice des démons, même dans le temps de l’antéchrist. S’il y en a qui négligent de faire usage de ce remède, leur négligence ne nuit en rien à l’efficacité de la passion du Christ.

 

Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit à l’approche de sa passion (Jean, 12, 31) : C’est maintenant que le prince de ce monde va être chassé dehors ; et pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi. Or, il a été élevé de terre par la passion de la croix ; c’est donc par elle que le diable a été dépouillé de la puissance qu’il avait sur les hommes.

 

Conclusion Puisque par la passion du Christ nos péchés nous ont été remis, et que nous avons été réconciliés avec Dieu son Père, et que le diable a vainement travaillé contre la mort du Christ, nous avons été par là délivrés de sa puissance.

Il faut répondre qu’à l’égard de la puissance que le diable exerçait sur les hommes avant la passion du Christ, il y a trois choses à considérer. L’une de la part de l’homme qui a mérité par son péché d’être livré à la puissance du démon, dont la tentation l’avait vaincu. L’autre de la part de Dieu que l’homme avait offensé par son péché, et qui par sa justice l’avait abandonné à la puissance du diable. La troisième se rapporte au démon qui par sa volonté perverse empêchait l’homme de faire son salut. — Sous le premier rapport l’homme a été délivré de la puissance du démon par la passion du Christ, selon qu’elle est la cause de la rémission des péchés. Sous le second, on doit dire que la passion du Christ nous a délivrés de la puissance du démon, en tant qu’elle nous a réconciliés avec Dieu, comme nous le dirons (art. 4). Sous le troisième, elle nous a délivrés du démon en ce sens que dans la passion du Christ il a excédé la mesure de la puissance que Dieu lui a donnée (La justice de Dieu ne lui avait donné pouvoir sur l’homme qu’à cause des péchés que celui-ci avait commis, mais elle ne l’avait pas autorisé à agir contre le Christ, qui était absolument sans tache, et, par conséquent, en agissant contre lui, il a dépassé les limites de sa puissance.), en travaillant à faire mourir le Christ qui n’avait pas mérité la mort, puisqu’il était sans péché. D’où saint Augustin dit (De Trin., liv. 13, chap. 14) : Le diable a été vaincu par la justice du Christ ; parce que, quoiqu’il n’ait rien trouvé en lui qui fût digne de mort, il l’a néanmoins fait périr. Aussi il est juste qu’il quitte ceux qui étaient ses débiteurs et qui croient en celui qu’il a fait périr sans qu’il lui ait rien dû (Le démon, dit Bossuet, ayant osé attenter d’une manière terrible contre la personne du Fils de Dieu, encore qu’il n’y trouvât rien qui fût à lui : in eo non habet quidquam, par-là a perdu son empire.).

 

Article 3 : Par la passion du Christ les hommes ont-ils été délivrés de la peine du péché ?

 

Objection N°1. Il semble que les hommes n’aient pas été délivrés de la peine du péché par la passion du Christ. Car la peine principale du péché est la damnation éternelle. Or, ceux qui avaient été condamnés à l’enfer pour leurs péchés, n’ont pas été délivrés par la passion du Christ, parce que dans l’enfer il n’y a pas de rédemption. Il semble donc que la passion du Christ n’ait pas délivré les hommes de la peine du péché.

Réponse à l’objection N°1 : La passion du Christ produit son effet dans ceux auxquels on l’applique par la foi, la charité, et les sacrements de la foi. C’est pourquoi les damnés qui ne sont unis dans l’enfer à la passion du Christ d’aucune de ces manières ne peuvent pas en recevoir les effets.

 

Objection N°2. Il n’y a pas de peine à enjoindre à ceux qui ont été délivrés de la peine qu’ils méritaient. Or, on inflige aux pénitents une peine satisfactoire. Les hommes n’ont donc pas été délivrés par la passion du Christ de la peine due à leurs péchés.

Réponse à l’objection N°2 : Comme nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°4), pour obtenir l’effet de la passion du Christ il faut nous rendre conformes à lui. Or, nous nous rendons conformes à lui par le sacrement de baptême, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 6, 4) : Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour mourir au péché. Aussi aucune peine satisfacteur n’est imposée à ceux qui sont baptisés, parce qu’ils ont été totalement délivrés par la satisfaction du Christ. Car le Christ n’étant mort qu’une fois pour nos péchés, comme le dit saint Pierre (1 Pierre, 3, 18), il s’ensuit que l’homme ne peut pas être une seconde fois rendu conforme à sa mort par le sacrement de baptême. Par conséquent il faut que ceux qui pèchent après leur baptême, soient rendus conformes au Christ souffrant par quelques peines ou quelques souffrances qu’ils endurent en eux ; mais par suite de la coopération de la satisfaction du Christ, il suffit d’une peine beaucoup moindre que celle qu’exigerait en elle-même la nature de la faute (Cajétan a fait observer, à ce sujet, combien grande est la vertu de la puissance surnaturelle que le prêtre impose dans le sacrement de Pénitence, puisque la plus légère reposant sur la satisfaction du Christ, devient suffisante, comme si elle était plus grande.).

 

Objection N°3. La mort est la peine du péché, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 6, 23) : La solde du péché est la mort. Or, depuis la passion du Christ les hommes meurent encore. Les hommes n’ont donc pas été délivrés par elle de la peine due à leurs péchés.

Réponse à l’objection N°3 : La satisfaction du Christ a en nous son effet, en tant que nous sommes incorporés à lui, comme les membres le sont à la tête, ainsi que nous l’avons dit (art. 1). Or, les membres doivent être conformes à la tête. C’est pourquoi comme le Christ a eu d’abord la grâce dans son âme avec la passibilité du corps et qu’il est parvenu par sa passion à la gloire de l’immortalité ; de même nous qui sommes ses membres, nous sommes délivrés par sa passion de toutes les peines que nous avons méritées, de manière cependant que nous recevons d’abord dans notre âme l’esprit d’adoption des enfants de Dieu par lequel nous avons droit à l’héritage de la gloire immortelle, tout en conservant notre corps passible et mortel ; puis, après que nous sommes devenus semblables à la passion et à la mort du Christ, nous arrivons à la gloire immortelle, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 8, 17) : Si nous sommes les enfants de Dieu, nous sommes aussi les héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ, pourvu toutefois que nous souffrions avec lui, afin que nous soyons aussi glorifiés avec lui.

 

Mais c’est le contraire. Le prophète dit (Is., 53, 4) : Il s’est véritablement chargé de nos infirmités et il a porté nos douleurs.

 

Conclusion La passion du Christ ayant été une satisfaction surabondante pour les péchés et la cause de la rémission des fautes pour lesquelles l’homme mérite d’être puni, il s’ensuit que nous avons été délivrés par elle de la peine que nous avions encourue.

Il faut répondre que par la passion du Christ nous avons été délivrés de la peine que nous avions méritée de deux manières : 1° directement en tant que la passion du Christ a été une satisfaction suffisante et surabondante pour les péchés de tout le genre humain, et que du moment qu’on a satisfait suffisamment, on ne mérite plus d’être puni. 2° Indirectement selon que la passion du Christ est la cause de la rémission des péchés, et c’est sur les péchés que repose la peine qu’on doit endurer.

 

Article 4 : Par la passion du Christ avons-nous été réconciliés avec Dieu ?

 

Objection N°1. Il semble que par la passion du Christ nous n’ayons pas été réconciliés avec Dieu. Car la réconciliation n’a pas lieu entre amis. Or, Dieu nous a toujours aimés, d’après ces paroles du Sage (Sag., 11, 25) : Vous aimez tout ce qui existe, et vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait. La passion du Christ ne nous a donc pas réconciliés avec Dieu.

Réponse à l’objection N°1 : Dieu aime tous les hommes quant à la nature qu’il a faite, mais il les hait quant à la faute qu’ils commettent contre lui, d’après ces paroles de l’Ecriture (Ecclésiastique, 12, 3) : Le Très-Haut hait les pécheurs.

 

Objection N°2. La même chose ne peut pas être principe et effet ; ainsi la grâce qui est le principe du mérite ne peut pas en être l’objet. Or, l’amour de Dieu est le principe de la passion du Christ, puisqu’il est dit (Jean, 3, 16) : Dieu a tellement aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique. Il ne semble donc pas que par la passion du Christ nous ayons été réconciliés avec Dieu de manière qu’il ait commencé à nous aimer seulement depuis ce moment.

Réponse à l’objection N°2 : On ne dit pas que la passion du Christ nous a réconciliés avec Dieu, comme s’il eût commencé à nous aimer alors, puisqu’il est écrit (Jérem., 31, 3) : Je vous ai aimé d’un amour perpétuel, mais on le dit parce que par la passion du Christ la cause de la haine a été détruite, soit parce que le péché a été effacé, soit parce qu’elle a offert en retour un bien plus agréable à Dieu.

 

Objection N°3. La passion du Christ a été consommée par les hommes qui ont mis à mort le Christ et qui ont par là même offensé Dieu grièvement. Elle a donc été plutôt cause de l’indignation que de la réconciliation de Dieu.

Réponse à l’objection N°3 : Comme ceux qui ont mis le Christ à mort étaient des hommes, de même le Christ qui a été immolé. Mais parce que la charité du Christ souffrant a été plus grande que l’iniquité de ses bourreaux, il s’ensuit que sa passion a été plus puissante pour réconcilier Dieu avec tout le genre humain que pour exciter sa colère.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Rom., 5, 10) : Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils.

 

Conclusion Puisque la passion du Christ nous a délivrés du péché qui rend les hommes ennemis de Dieu, et que ce sacrifice a été très-agréable à Dieu, il a été cause de notre réconciliation avec lui.

Il faut répondre que la passion du Christ est la cause de notre réconciliation avec Dieu de deux manières : 1° en ce qu’elle a éloigné le péché qui rend les hommes ennemis de Dieu, d’après ces paroles (Sag., 14, 9) : Dieu hait également l’impie et son impiété ; (Ps. 5, 7) Vous haïssez tous ceux qui opèrent l’iniquité. 2° Elle en est la cause selon qu’elle est un sacrifice très agréable à Dieu. Car l’effet propre du sacrifice c’est d’apaiser Dieu, comme quand l’homme remet une offense commise contre lui à cause d’un témoignage qu’on lui rend. D’où il est dit (1 Rois, 26, 19) : Si c’est le Seigneur qui vous pousse contre moi, qu’il reçoive l’odeur de ce sacrifice. De même la passion volontaire du Christ a été un si grand bien, qu’à cause de ce bien qu’il a trouvé dans la nature humaine Dieu a été apaisé à l’égard de toutes les offenses du genre humain, relativement à ceux qui sont unis au Christ souffrant, comme nous l’avons dit précédemment.

 

Article 5 : Le Christ nous a-t-il ouvert la porte du ciel par sa passion ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ ne nous ait pas ouvert la porte du ciel par sa passion. Car il est dit (Prov., 11, 18) : La récompense est assurée à celui qui sème la justice. Or, la récompense de la justice est l’entrée dans le royaume céleste. Il semble donc que les saints patriarches qui ont opéré des œuvres de justice obtenaient par la foi l’entrée du royaume céleste, même sans la passion du Christ. La passion du Christ n’est donc pas la cause qui nous ouvre la porte du royaume céleste.

Réponse à l’objection N°1 : Les saints patriarches en faisant des œuvres de justice ont mérité d’entrer dans le royaume céleste par la foi qu’ils ont eue dans la passion du Christ, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 11, 33) : C’est par la foi que les saines ont vaincu les royaumes et opéré la justice. C’est aussi pour cela que chaque individu était délivré de ses péchés pour ce qui regarde la purification de sa propre personne. Mais la foi ou la justice d’un homme ne suffisait pas pour écarter l’obstacle qui résultait de la dette de tout le genre humain, et qui a été enlevé par le prix du sang du Christ. C’est pourquoi avant la passion du Christ personne ne pouvait entrer dans le royaume céleste, en obtenant la béatitude éternelle qui consiste dans la pleine jouissance de Dieu.

 

Objection N°2. Avant la passion du Christ, Elie a été enlevé au ciel, comme on le voit (4 Rois, chap. 2). Or, l’effet ne précède pas la cause. Il semble donc que l’ouverture de la porte du ciel ne soit pas l’effet de la passion du Christ.

Réponse à l’objection N°2 : Elie a été enlevé dans le ciel aérien, mais non dans le ciel empyrée (Sur le ciel empyrée (Voy. 1a pars, quest. 66, art. 3), qui est le lieu des saints ; de même Enoch a été enlevé dans le paradis terrestre où l’on croit qu’il restera avec Elie jusqu’à l’arrivée de l’antechrist.

 

Objection N°3. Comme on le voit (Matth., chap. 3), après le baptême du Christ, les cieux lui furent ouverts. Or, le baptême a procédé la passion. L’ouverture du ciel n’est donc pas l’effet de la passion.

Réponse à l’objection N°3 : Comme nous l’avons dit (quest. 39, art. 5), après le baptême du Christ les cieux furent ouverts, non à cause du Christ lui-même, à qui le ciel l’a toujours été, mais pour signifier que le ciel est ouvert à ceux qui reçoivent le baptême du Christ, parce que ce sacrement tire son efficacité de sa passion.

 

Objection N°4. Il est dit (Mich., 2, 13) : Il est monté ouvrant le chemin devant eux. Or, il semble qu’ouvrir le chemin du ciel ne soit rien autre chose qu’en ouvrir la porte. Il semble donc que la porte du ciel nous ait été ouverte, non par la passion du Christ, mais par son ascension.

Réponse à l’objection N°4 : Le Christ nous a mérité par sa passion l’entrée dans le royaume céleste, et a écarté ce qui nous faisait obstacle ; au lieu que par son ascension il nous a, pour ainsi dire, introduit dans la possession de ce royaume. C’est pourquoi il est dit qu’il est monté, ouvrant le chemin devant eux (C’est aussi pour ce motif que le Christ a dit (Jean, 16, 7) : Il est utile pour vous que je m’en aille ; car si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas à vous, mais si je m’en vais je vous l’enverrai.).

 

Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (Héb., 10, 19) : Nous avons par le sang du Christ la confiance d’entrer dans le saint des saints, c’est-à-dire dans le ciel.

 

Conclusion Puisque nous avons été délivrés par la passion du Christ, non seulement du péché originel, commun à la nature humaine, quant à la faute et à la peine, mais encore des péchés propres à chacun de nous, elle nous a ouvert par là même la porte du royaume des cieux.

Il faut répondre que, quand la porte est fermée, c’est un obstacle qui empêche l’homme d’entrer. Or, ce qui empêche les hommes d’entrer dans le ciel, c’est le péché ; car, comme le dit le prophète (Is., 35, 8) : Cette voie sera appelée sainte et celui qui est souillé ne passera point par elle. Il y a deux sortes de péché qui empêchent d’entrer dans le royaume céleste. L’un est commun à toute la nature humaine ; c’est le péché du premier homme ; il ferme à l’homme l’entrée du royaume céleste. C’est pourquoi il est dit (Gen., 3, 24) qu’après le péché du premier homme Dieu plaça des chérubins qui agitaient çà et là des épées de feu, pour garder le chemin qui conduisait à l’arbre de vie. L’autre péché est celui que fait chaque individu et qui est commis par son acte propre. Or, par la passion du Christ nous avons été délivrés non seulement du péché qui est commun à toute la nature humaine quant à la faute et quant à la peine, par le prix qu’il a payé pour nous, mais elle a encore délivré de leurs propres péchés ceux qui participent à sa passion par la foi, par la charité et par les sacrements. C’est pourquoi la passion du Christ nous a ouvert la porte du royaume céleste. C’est ce qu’exprime l’Apôtre en disant (Hébr., 9, 11) : Le Christ étant venu comme le pontife des biens futurs, est entré une seule fois dans le sanctuaire avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle. Et c’est ce qui est figuré par la loi quand il est dit (Nom., 35, 20) : L’homicide restera là, c’est-à-dire dans une ville de refuge, jusqu’à ce que le grand prêtre qui a été oint de l’huile sainte, meure ; après sa mort il pourra retourner dans sa maison.

 

Article 6 : Le Christ a-t-il mérité par sa passion d’être exalté ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas mérité d’être exalté par sa passion. Car, comme la connaissance de la vérité est propre à Dieu, de même aussi l’élévation, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 113, 4) : Le Seigneur est élevé au-dessus de toutes les nations, et sa gloire est au-dessus des cieux. Or, le Christ, comme homme, a eu la connaissance de toute vérité, non d’après un mérite antérieur, mais d’après l’union même de Dieu et de l’homme, suivant ces paroles de saint Jean (Jean, 1, 14) : Nous avons vu sa gloire qui est comme la gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. Il n’a donc pas été exalté par suite du mérite de sa passion, mais uniquement en vertu de l’union hypostatique.

Réponse à l’objection N°1 : Le principe du mérite vient de l’âme, tandis que le corps est l’instrument de l’acte méritoire. C’est pourquoi la perfection de l’âme du Christ qui a été le principe du mérite n’a pas dû être acquise en lui par le mérite, comme la perfection du corps qui a été le sujet de la passion et par là même l’instrument du mérite.

 

Objection N°2. Le Christ a mérité pour lui dès le premier instant de sa conception, ainsi que nous l’avons vu (quest. 34, art. 3). Or, sa charité n’a pas été plus grande au temps de sa passion qu’auparavant. Par conséquent, puisque la charité est le principe du mérite, il semble qu’il n’ait pas plus mérité son exaltation par sa passion qu’auparavant.

Réponse à l’objection N°2 : Par des mérites antérieurs à sa passion le Christ a mérité son exaltation relativement à son âme dont la volonté était rendue parfaite par la charité et les autres vertus. Mais dans sa passion il a mérité son exaltation relativement à son corps par manière de récompense ; car il est juste que le corps qui avait été soumis à la souffrance par charité reçoive dans la gloire sa récompense.

 

Objection N°3. La gloire du corps résulte de la gloire de l’âme, comme le dit saint Augustin (Epist. 118). Or, le Christ par sa passion n’a pas mérité son exaltation quant à la gloire de l’âme, parce que son âme a été bienheureuse dès le premier instant de sa conception. Il n’a donc pas mérité par sa passion d’être exalté quant à la gloire du corps.

Réponse à l’objection N°3 : Par un ordre spécial de la volonté de Dieu, il est arrivé dans le Christ que la gloire de l’âme ne rejaillissait pas avant la passion sur le corps, afin qu’il obtînt plus honorablement la gloire corporelle, quand il l’aurait méritée par ses souffrances. Mais il ne convenait pas que la gloire de l’âme fût ainsi différée, parce que l’âme était unie immédiatement au Verbe : par conséquent il était convenable qu’elle fût remplie de gloire par le Verbe lui-même ; tandis que le corps était uni au Verbe par l’intermédiaire de lame.

 

Mais c’est le contraire. Saint Paul dit (Phil., 2, 8) : Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix ; c’est pour cela que Dieu l’a exalté.

 

Conclusion Comme le Christ s’est humilié par sa passion, de même il a été exalté par elle pour qu’il ressuscitât glorieux, et qu’il montât au ciel où il est assis à la droite de Dieu son Père, d’où il doit venir juger tous les hommes avec majesté.

Il faut répondre que le mérite implique une certaine égalité de justice, d’où l’Apôtre dit (Rom., 4, 4) : La récompense qu’on donne à quelqu’un pour ses œuvres lui est imputée comme une chose due. Or, quand quelqu’un s’attribue injustement plus qu’il ne lui est dû, il est juste qu’on lui prenne quelque chose de ce qui lui revenait. C’est ainsi que quand quelqu’un vole une brebis, il doit en rendre quatre, d’après la loi (Ex., chap. 22). Et l’on dit qu’il l’a mérité, parce qu’il est puni par là de sa volonté inique. De même quand quelqu’un se retranche par justice quelque chose de ce qu’il devait avoir, il mérite qu’on lui donne davantage par surcroît, en récompense de la droiture de sa volonté. D’où il est dit (Luc, 14, 11) : que celui qui s’humilie sera exalté. — Or, le Christ s’est humilié lui-même dans sa passion au-dessous de ce qu’il devait sous quatre rapports : 1° quant à sa passion et à sa mort qu’il ne devait pas souffrir ; 2° quant au lieu, parce que son corps a été placé dans un sépulcre et que son âme est descendue dans l’enfer ; 3° quant à la confusion et à l’opprobre dont il a été couvert ; 4° quant à ce qu’il a été livre à la puissance humaine, selon qu’il le dit lui-même à Pilate (Jean, 19, 11) : Vous n’auriez aucun pouvoir sur moi, s’il ne vous avait été donné d’eu haut. C’est pourquoi par sa passion il a mérité son exaltation de quatre manières (Ces quatre sortes d’exaltation correspondent aux quatre espèces d’humiliation qu’il a volontairement subies.) : 1° quant à sa résurrection glorieuse ; d’où il est dit (Ps. 138, 1) : Vous avez connu mon abaissement, c’est-à-dire l’humilité de ma passion, et ma résurrection. 2° Quant à son ascension au ciel. Ainsi saint Paul dit (Eph., 4, 9) : Qu’il est descendu d’abord dans les parties les plus basses de la terre, et celui qui est descendu est le même que celui qui est monté au- dessus de tous les cieux. 3° Il a été élevé parce qu’il s’est assis à la droite de son Père et qu’il a manifesté sa divinité, d’après ces paroles du prophète (Is., 3, 13) : Il sera grand et élevé et il montera au comble de la gloire, parce qu’il a fait l’étonnement de plusieurs et que son visage a été défiguré plus que celui d’aucun autre homme. Et c’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Phil., 2, 8) : Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix ; c’est pourquoi Dieu l’a élevé et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, de telle sorte que tout le monde l’appelle Dieu et lui rend les honneurs divins. C’est aussi ce qui lui fait ajouter : Afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers. 4° Il a été élevé par rapport à la puissance judiciaire qu’il a reçue, car il est dit (Job, 36, 17) : Votre cause a été jugée comme celle d’un impie, vous recevrez en retour la puissance et le jugement.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

JesusMarie.com