Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

3a = Tertia Pars = 3ème partie

Question 50 : De la mort du Christ

 

            Nous avons maintenant à nous occuper de la mort du Christ, et à cet égard six questions se présentent : 1° A-t-il été convenable que le Christ mourût ? (L’Apôtre dit (Héb., 2, 10) : Car il convenait… élevât à la perfection par les souffrances l’auteur de leur salut ; (Ibid., 9, 16-17) : Car, là où il y a testament, il est nécessaire que la mort du testateur intervienne. En effet, un testament n’est valable que par la mort, puisqu’il n’a point de force tant que le testateur est vivant.) — 2° La divinité a-t-elle été séparée de la chair par la mort ? — 3° La divinité a-t-elle clé séparée de l’âme ? (Saint Paul dit (Eph., 4, 9-10) : Or, que signifie : Il est monté, sinon qu’il était descendu d’abord dans les parties inférieures de la terre ? Celui qui est descendu est le même que celui qui est monté au-dessus de tous les cieux.) — 4° Le Christ a-t-il été homme pendant les trois jours qu’a duré sa mort ? — 5° Son corps a-t-il été le même numériquement pendant qu’il était vivant et qu’il était mort ? — 6° Sa mort a-t-elle opéré quelque chose pour notre salut ?

 

Article 1 : A-t-il été convenable que le Christ mourût ?

 

Objection N°1. Il semble qu’il n’ait pas été convenable que le Christ mourût. Car ce qui est le premier principe dans un genre n’est pas fait pour ce qui est contraire à ce genre, comme le feu qui est le principe de la chaleur ne peut jamais être froid. Or, le Fils de Dieu est la source et le principe de toute vie, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 35, 10) : C’est en vous que se trouve la source de la vie. Il semble donc qu’il n’ait pas été convenable que le Christ mourût.

Réponse à l’objection N°1 : Le Christ est la source de vie, comme Dieu, mais non comme homme ; aussi il est mort comme homme et non comme Dieu. D’où saint Augustin dit (Cont. Felic., chap. 14) : Loin de moi la pensée que le Christ soit mort de manière qu’il ait perdu la vie, selon qu’il est la vie lui-même ; car s’il en était ainsi, la source de la vie se serait desséchée. Il est donc mort selon qu’il participait à la faiblesse de la nature humaine, qu’il avait prise de son plein gré ; mais il n’a pas perdu la puissance de sa nature, par laquelle il vivifie toutes choses.

 

Objection N°2. La mort est un défaut plus grave que la maladie, puisque par la maladie on arrive à la mort. Or, il n’eût pas été convenable que le Christ fût malade, comme le remarque saint Chrysostome (sup. quest. 46, art. 3 ad 2). Il n’a donc pas été convenable non plus que le Christ mourût.

Réponse à l’objection N°2 : Le Christ n’a pas supporté la mort qui provient de la maladie, de peur qu’il ne parût mourir nécessairement par suite de l’infirmité de sa nature ; mais il a supporté la mort produite par une cause extérieure, à laquelle il s’est soumis de lui-même, pour montrer que sa mort était volontaire.

 

Objection N°3. Le Seigneur dit (Jean, 11, 10) : Je suis venu pour qu’ils aient la vie et pour qu’ils la possèdent plus abondamment. Or, le contraire ne mène pas au contraire. Il semble donc qu’il n’ait pas été convenable que le Christ mourût.

Réponse à l’objection N°3 : Un opposé ne conduit pas par lui-même à un autre, mais il y mène quelquefois par accident, comme le froid échauffe quelquefois par accident ; et c’est de cette manière que le Christ nous a conduits par sa mort à la vie, puisqu’il a détruit notre mort par la sienne ; comme celui qui souffre une peine pour un autre l’écarté de ce dernier.

 

Mais c’est le contraire. Caïphe a dit (Jean, 10, 50) : Il vous est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple et que toute la nation ne périsse pas, et ces paroles ont été prophétiques d’après le témoignage de l’évangéliste.

 

Conclusion Non seulement il n fallu que le Christ souffrît, mais encore qu’il mourût, pour satisfaire pour les péchés de tous les hommes et pour montrer la vérité du corps qu’il a pris, et qu’en nous délivrant de la crainte de la mort, sa mort nous préservât du péché et préparât nos âmes à la résurrection future.

Il faut répondre qu’il a été convenable que le Christ mourût : 1° pour satisfaire pour le genre humain qui avait été condamné à mort à cause du péché, d’après ces paroles de la Genèse (2, 17) : Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort. Or, c’est une manière convenable de satisfaire pour un autre que de se soumettre à la peine qu’il a méritée. C’est pourquoi le Christ a voulu mourir pour satisfaire pour nous par sa mort, d’après ces paroles de saint Pierre (1 Pierre, 3, 18) : Le Christ est mort une fois pour nos péchés. 2° Pour montrer la vérité de la nature qu’il a prise. Car, comme le dit Eusèbe (in Orat. de laud. Const., chap. 15), si après avoir vécu parmi les hommes, il eût autrement disparu et qu’il se fût évanoui en fuyant la mort, tout le monde le comparerait à un fantôme. 3° Pour nous délivrer par là de la crainte de la mort. D’où l’Apôtre dit (Hébr., 2, 14) : Qu’il a participé à la chair et au sang pour détruire par sa mort celui qui avait l’empire de la mort, c’est-à-dire le diable, et pour mettre en liberté ceux que la crainte de la mort tenait dans la servitude pendant toute leur vie. 4° Pour qu’en mourant corporellement à la ressemblance du péché, c’est-à-dire à la peine, il nous donnât l’exemple de mourir spirituellement au péché. C’est ce qui fait dire à saint Paul (Rom., 6, 10) : Que quant à ce que le Christ est mort, il est mort seulement une fois pour le péché ; mais que quant à la vie dont il vit maintenant, il vit pour Dieu. De même considérez- vous comme étant morts pour le péché et comme ne vivant plus que pour Dieu. 5° Pour qu’en ressuscitant d’entre les morts il montrât sa vertu, par laquelle il a vaincu la mort et nous a donné l’espérance de ressusciter aussi. D’où l’Apôtre dit (1 Cor., 15, 12) : Si l’on prêche que le Christ est ressuscité d’entre les morts, comment se trouve-t-il parmi vous des personnes qui disent qu’il n’y a point de résurrection ?

 

Article 2 : Dans la mort du Christ la divinité a-t-elle été séparée de la chair ?

 

Objection N°1. Il semble que dans la mort du Christ la divinité ait été séparée de la chair. Car, comme on le voit (Matth., chap. 27), le Seigneur sur la croix criait : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Ce que saint Ambroise explique en disant (Sup. illud Luc., chap. 23 : Et hæc dicens expiravit) : L’homme criait étant sur le point de mourir par la séparation de la divinité ; car, puisque la divinité n’est pas soumise à la mort, il ne pouvait mourir qu’autant que la vie s’éloignait, parce que la vie est la divinité. Par conséquent, il semble que la divinité ait été séparée de la chair dans la mort du Christ.

Réponse à l’objection N°1 : Cet abandon ne doit pas se rapporter à la destruction de l’union personnelle, mais il signifie que Dieu le Père l’a livré à la passion. Ainsi, dans ce cas, l’abandon consiste à ne pas protéger la victime contre ses persécuteurs. — Ou bien il dit qu’il a été abandonné par rapport à cette prière qu’il avait faite, en disant : Mon Père, si cela est possible, que ce calice s’éloigne de moi, comme l’entend saint Augustin (Ep. 140, chap. 6 et 10).

 

Objection N°2. En ôtant le milieu, on sépare les extrêmes. Or, la divinité a été unie à la chair par l’intermédiaire de l’âme, comme nous l’avons vu (quest. 6, art. 1). Il semble donc que puisque dans la mort du Christ l’âme a été séparée de la chair, par conséquent la divinité en a été séparée aussi.

Réponse à l’objection N°2 : On dit que le Verbe de Dieu est uni au corps par l’intermédiaire de l’âme, en tant que le corps appartient par l’âme à la nature humaine que le Fils de Dieu se proposait de prendre ; mais cela ne signifie pas que l’âme est une sorte de milieu qui lie ce qui est uni. D’ailleurs le corps tient de l’âme ce qui appartient à la nature humaine, même après que l’âme en est séparée, en ce sens que dans le corps qui est mort il subsiste, d’après la volonté de Dieu, un certain rapport avec la résurrection. C’est pourquoi l’union de la divinité avec le corps n’est pas détruite.

 

Objection N°3. La vertu vivifiante de Dieu est plus grande que celle de l’âme. Or, le corps ne pouvait pas mourir, si l’âme n’en eût été séparée. Il le pouvait donc encore moins, si la divinité n’en avait pas été séparée elle-même.

Réponse à l’objection N°3 : L’âme à la puissance de vivifier formellement ; c’est pourquoi quand elle est présente et qu’elle est unie formellement au corps, il est nécessaire qu’il soit vivant ; au lieu que la divinité n’a pas la puissance de vivifier formellement, mais à titre de cause efficiente ; car elle ne peut être la forme du corps. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que quoique l’union de la divinité subsiste avec le corps, celui-ci soit vivant, parce que Dieu n’agit pas nécessairement, mais volontairement.

 

Mais c’est le contraire. Les choses qui appartiennent à la nature humaine ne se disent du Fils de Dieu qu’en raison de l’union, comme nous l’avons vu (quest. 16, art. 4 et 5). Or, on dit du Fils de Dieu ce qui convient au corps du Christ après sa mort. Par exemple, on dit qu’il a été enseveli, ainsi qu’on le voit dans le Symbole, où il est dit que le Fils de Dieu a été conçu, qu’il est né de la Vierge, qu’il a souffert, qu’il est mort et enseveli. Le corps du Christ n’a donc pas été séparé dans la mort de la divinité.

 

Conclusion Puisque le don qui est accordé par la grâce de Dieu n’est pas révoqué sans péché, et qu’il n’y a pas eu de péché dans le Christ, il n’a pu se faire que dans sa mort la divinité se soit séparée de quelque manière de son corps.

Il faut répondre que ce que la grâce de Dieu nous accorde ne nous est jamais retiré sans qu’il y ait de notre faute. D’où saint Paul dit (Rom., 11, 29) : Que les dons de Dieu et sa vocation sont sans repentir. Or, la grâce d’union, par laquelle la divinité a été unie à la chair du Christ en personne, a été beaucoup plus grande que la grâce d’adoption par laquelle les autres hommes sont sanctifiés ; elle est aussi plus permanente de sa nature, parce que cette grâce se rapporte à l’union personnelle, au lieu que la grâce d’adoption n’a pour but qu’une union d’affection. Cependant nous voyons que la grâce d’adoption ne se perd jamais, à moins qu’on ne fasse une faute. Par conséquent, puisque dans le Christ il n’y a pas eu de péché, il a été impossible que l’union de la divinité avec son corps fût détruite. C’est pourquoi comme avant la mort du Christ sa chair a été unie selon la personne et l’hypostase au Verbe de Dieu ; de même elle est restée unie après, de manière que l’hypostase du Verbe de Dieu et du corps du Christ n’était pas autre après sa mort, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 3, chap. 27).

 

Article 3 : Dans la mort du Christ la divinité a-t-elle été séparée de l’âme ?

 

Objection N°1. Il semble que dans la mort du Christ la divinité ait été séparée de l’âme. Car le Seigneur dit (Jean, 10, 18) : Personne ne me ravit mon âme, mais c’est de moi-même que je la quitte et que je la reprends. Or, il ne semble pas que le corps puisse déposer l’âme en la séparant de lui ; parce que l’âme n’est pas soumise à la puissance du corps, mais c’est plutôt le contraire ; par conséquent il semble qu’il convienne au Christ, selon qu’il est le Verbe de Dieu, de déposer son âme ; ce qui revient à s’en séparer. Son âme a donc été séparée de la divinité par la mort.

Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin (Tract. 47 in Joan.) expliquant ce passage de saint Jean se demande : puisque le Christ est Verbe, âme et corps, quitte-t-il l’âme parce qu’il est Verbe, ou parce qu’il est âme, ou encore parce qu’il est chair ? Et il dit : si nous répondons que le Verbe de Dieu a quitté l’âme, il s’ensuit que cette âme a été pendant un temps séparée du Verbe, ce qui est faux : car la mort a séparé le corps de l’âme, mais je ne dis pas que l’âme a été séparée du Verbe. D’un autre côté si nous prétendons que l’âme se quitte elle-même, il s’ensuit que l’âme a été séparée d’elle-même ; ce qui est absurde. Il reste donc que la chair elle-même quitte son âme et qu’elle la prenne de nouveau, non par sa puissance, mais par la puissance du Verbe qui habite dans la chair ; parce que, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article et art. préc.), la divinité du Verbe n’a pas été séparée de la chair par la mort.

 

Objection N°2. Saint Athanase dit (implic. liv. 6 de beat. Verb. Dei, ad Theophil.) : Maudit soit celui qui ne confesse pas que l’homme tout entier, que le Fils de Dieu a pris, a été repris de nouveau ou délivré, et qu’il est ressuscité d’entre les morts le troisième jour. Or, l’homme n’a pas pu être repris tout entier, s’il n’eût pas été séparé tout entier pendant un temps du Verbe de Dieu. Et comme l’homme tout entier est composé d’une âme et d’un corps, il s’ensuit que la divinité a été séparée pendant un temps du corps et de l’âme.

Réponse à l’objection N°2 : Dans ce passage saint Athanase n’a pas prétendu que l’homme entier a été repris de nouveau, c’est-à-dire dans toutes ses parties, comme si le Verbe de Dieu eût quitté pendant la mort toutes les parties de la nature humaine, mais il a voulu dire que la totalité de la nature qu’il avait prise a été de nouveau réintégrée dans sa résurrection par l’union de l’âme et du corps qui a été rétablie.

 

Objection N°3. A cause de son union avec l’homme entier, on dit que le Fils de Dieu est véritablement homme. Si donc l’union de l’âme et du corps ayant été détruite par la mort, le Verbe de Dieu était resté uni à l’âme, il s’ensuivrait qu’on aurait pu dire véritablement que le Fils de Dieu est l’âme. Or, cela est faux, parce que, puisque l’âme est la forme du corps, il s’ensuivrait que le Verbe de Dieu aurait été la forme du corps, ce qui est impossible. L’âme a donc été séparée du Verbe de Dieu à la mort du Christ.

Réponse à l’objection N°3 : On ne dit pas que le Verbe de Dieu à cause de son union avec la nature humaine est cette nature, mais on dit qu’il est homme, c’est-à-dire qu’il a la nature humaine. Or, l’âme et le corps sont des parties essentielles de la nature humaine. Par conséquent de l’union du Verbe avec l’une et l’autre de ces parties il ne s’ensuit pas que le Verbe de Dieu soit l’âme ou le corps, mais qu’il a une âme ou un corps.

 

Objection N°4. L’âme et le corps séparés l’un de l’autre ne font pas une seule hypostase, mais deux. Si donc le Verbe de Dieu est resté uni au corps aussi bien qu’à l’âme du Christ, pendant qu’ils ont été séparés l’un de l’autre par la mort du Christ, il semble résulter de là que le Verbe de Dieu, pendant la mort du Christ, ait formé deux hypostases, ce qui répugne. L’âme n’est donc pas restée unie au Verbe après la mort du Christ.

Réponse à l’objection N°4 : Comme le dit saint Jean Damascène (Orth. fid., liv. 3, chap. 27), dans la mort du Christ quand l’âme a été séparée du corps, il n’y a pas eu une hypostase divisée en deux hypostases ; car le corps et l’âme du Christ ont existé dès le commencement sous le même rapport dans l’hypostase du Verbe, et à la mort ces deux parties ont été séparées l’une de l’autre, mais chacune d’elles est restée, n’ayant pour hypostase que celle du Verbe. C’est pourquoi la seule hypostase du Verbe a été l’hypostase du Verbe, de l’âme et du corps ; ni l’âme, ni le corps n’ont jamais eu une hypostase propre, indépendamment de l’hypostase du Verbe ; car il n’y a toujours eu qu’une seule hypostase du Verbe et jamais il n’y en a eu deux.

 

Mais c’est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De orth. fid., liv. 3, chap. 27) : Quoique le Christ soit mort comme homme et que son âme sainte ait été séparée de son corps qui se trouvait sans souillure ; cependant la divinité est restée inséparable de l’un et de l’autre, c’est-à-dire de l’âme et du corps.

 

Conclusion Puisque dans la mort du Christ la divinité n’a point été séparée du corps, elle l’a encore été beaucoup moins de l’âme.

Il faut répondre que l’âme a été unie au Verbe de Dieu plus immédiatement que le corps et avant lui, puisque le corps a été uni au Verbe de Dieu par l’intermédiaire de l’âme, comme nous l’avons dit (quest. 6, art. 1). Par conséquent puisque le Verbe de Dieu n’a pas été séparé du corps du Christ pendant sa mort, il l’a été encore beaucoup moins de l’âme. Ainsi comme on dit du Fils de Dieu ce qui convient au corps séparé de l’âme, en disant qu’il a été enseveli, de même dans le Symbole on dit aussi de lui qu’il est descendu aux enfers ; parce que son âme séparée de son corps y est descendue.

 

Article 4 : Le Christ a-t-il été homme durant les trois jours de sa mort ?

 

Objection N°1. Il semble que le Christ ait été homme durant les trois jours de sa mort. Car saint Augustin dit (De Trin., liv. 1, chap. 13) que cette assomption de la nature humaine a été telle que Dieu est devenu homme et l’homme Dieu. Or, cette assomption n’a pas cessé pendant la mort. Il semble donc que le Christ n’ait pas non plus cessé d’être homme pendant ce temps.

Réponse à l’objection N°1 : Le Verbe de Dieu a pris l’âme et le corps unis ; c’est pourquoi cette assomption a fait Dieu homme et l’homme Dieu. Cette assomption n’a pas cessé, à la vérité, comme si le Verbe avait été séparé de l’âme ou de la chair ; mais c’est l’union de l’âme et du corps qui a cessé.

 

Objection N°2. Aristote dit (Eth., liv. 9, chap. 2) que chaque homme est son intellect. C’est pourquoi en nous adressant à l’âme de saint Pierre après sa mort, nous disons : Saint Pierre, priez pour nous. Or, après sa mort le Fils de Dieu n’a pas été séparé de son âme intellectuelle. Il a donc été homme pendant ces trois jours.

Réponse à l’objection N°2 : On dit que l’homme est son intellect, non parce que l’intellect est l’homme tout entier, mais parce que l’intellect en est la partie principale, et que c’est en lui que consiste virtuellement le principe qui doit diriger l’homme : c’est ainsi qu’on dit que le chef d’une cité est la cité tout entière, parce que c’est à lui qu’il appartient de la gouverner et de la régir.

 

Objection N°3. Tout prêtre est homme. Or, pendant les trois jours de sa mort le Christ a été prêtre ; car autrement il ne serait pas vrai de dire (Ps. 109, 4) : Vous êtes prêtre éternellement. Le Christ a donc été homme pendant ces trois jours.

Réponse à l’objection N°3 : Il convient à l’homme d’être prêtre en raison de son âme dans laquelle le caractère de l’ordre s’imprime. Par conséquent l’homme ne perd pas par la mort l’ordre sacerdotal, et encore moins le Christ qui est la source de tout le sacerdoce.

 

Mais c’est le contraire. En écartant ce qui est plus élevé, on écarte ce qui l’est moins. Or, ce qui est vivant ou animé est supérieur à l’animal et à l’homme, car l’animal est une substance sensible animée. Or, pendant les trois jours de sa mort le corps du Christ n’a été ni vivant, ni animé. Il n’a donc pas été homme.

 

Conclusion Puisque c’est un article de foi de dire que le Christ est mort véritablement, c’est une hérésie de dire qu’il a été homme pendant les trois jours que sa mort a duré.

Il faut répondre que c’est un article de foi que le Christ est mort véritablement. Par conséquent tout ce qui a pour objet d’attaquer la vérité de sa mort est une erreur contraire à la foi. C’est pourquoi il est dit (Epist. Cyrill. in Conc. Ephes., gener. 3, part. 1, chap. 20) : Si l’on ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert dans sa chair, qu’il a été crucifié dans sa chair, et qu’il est mort dans sa chair, qu’on soit anathème. Or, il appartient à la vérité de la mort d’un homme ou d’un animal, qu’il cesse après sa mort d’être un homme ou un animal : car la mort de l’homme ou de l’animal provient de la séparation de l’âme, qui complète la nature de l’animal ou de l’homme. C’est pour ce motif que c’est une erreur de dire, simplement et absolument parlant, que le Christ a été homme durant les trois jours de sa mort. — Cependant on peut dire que le Christ a été un homme mort pendant ce temps. — Toutefois il y en a qui ont avancé que le Christ avait été homme pendant ces trois jours, en employant à la vérité des expressions inexactes, mais cependant sans blesser la foi, du moins en raison du sens qu’ils y attachaient. Ainsi Hugues de Saint-Victor a dit (Liv. 2 de sacram., part. 1, chap. 11) que le Christ avait été homme pendant les trois jours de sa mort, parce qu’il prétendait que l’âme était l’homme, ce qui est faux, comme nous l’avons démontré (1a pars, quest. 75, art. 4). Le Maître des sentences a aussi supposé (dist. 22, liv. 3) que le Christ avait été homme pendant ces trois jours, mais pour une autre raison ; parce qu’il a cru que l’union de l’âme et du corps n’était pas de l’essence de l’homme, mais que pour être homme il suffisait d’avoir une âme humaine et un corps, unis ou séparés (Ces deux erreurs de Hugues de Saint-Victor et du Maître des sentences se rapportent plutôt à une question philosophique qu’à une question de foi.) ; ce qui est évidemment faux, d’après ce que nous avons vu (1a pars, loc. cit.), et d’après ce que nous avons dit au sujet du mode de l’union (quest. 2, art. 5).

 

Article 5 : Le corps du Christ vivant et mort est-il resté le même numériquement ?

 

Objection N°1. Il semble que le corps du Christ vivant et mort n’ait pas été le même numériquement. Car le Christ est mort véritablement, comme les autres hommes meurent. Or, le corps des autres hommes n’est pas absolument le même numériquement, quand il est vivant que quand il est mort ; parce qu’ils diffèrent d’une différence essentielle. Le corps du Christ mort et vivant n’a donc pas été absolument le même numériquement.

Réponse à l’objection N°1 : Le corps mort de tout autre homme ne reste pas uni à une hypostase permanente, comme le corps mort du Christ. C’est pourquoi le corps mort d’un autre homme n’est pas le même absolument, mais sous un rapport ; car il est le même selon la matière et il ne l’est pas selon la forme ; au lieu que le corps du Christ est resté le même absolument à cause de l’identité du suppôt, comme nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°2. D’après Aristote (Met., liv. 5, text. 12) : Toutes les choses qui diffèrent d’espèce diffèrent aussi numériquement. Or, le corps du Christ vivant et mort n’a pas été de la même espèce ; car on ne dit l’œil ou la chair d’un mort qu’équivoquement, comme on le voit (De animâ, liv. 2, text. 9, et Met., liv. 7, text. 35). Le corps du Christ n’a donc pas été absolument le même numériquement vivant et mort.

Réponse à l’objection N°2 : Comme on dit qu’une chose est numériquement la même selon le suppôt, et qu’elle est spécifiquement la même selon la forme ; partout où le suppôt subsiste dans une seule et même nature, il faut que quand l’unité d’espèce est enlevée, l’unité de nombre le soit aussi. Mais l’hypostase du Verbe de Dieu subsiste en deux natures : c’est pour cela que quoique dans le Christ le corps ne reste pas le même selon l’espèce de la nature humaine, il reste cependant le même numériquement selon le suppôt du Verbe de Dieu.

 

Objection N°3. La mort est une corruption. Or, ce qui est corrompu d’une corruption substantielle n’existe plus, après qu’il est corrompu ; parce que la corruption est un changement qui va de l’être au non-être. Le corps du Christ, après sa mort, n’est donc pas resté le même numériquement, puisque la mort est une corruption substantielle.

Réponse à l’objection N°3 : La corruption et la mort ne conviennent pas au Christ en raison du suppôt (Car le suppôt est la personne divine, qui est éternelle et immuable.) d’après lequel l’unité se considère, mais en raison de la nature d’après laquelle on établit la différence qu’il y a entre la mort et la vie.

 

Mais c’est le contraire. Saint Athanase dit (Epist. ad Epictet.) : Le corps qui a été circoncis, qui a bu et mangé, qui a souffert et qui a été mis en croix, celui auquel le Verbe impassible et incorporel était uni, c’est celui-là qui a été mis dans le sépulcre. Or, c’est le corps vivant du Christ qui a été circoncis et attaché en croix, tandis que c’est son corps mort qui a été mis dans le sépulcre. C’est donc le même corps qui a été vivant et qui a été mort ensuite.

 

Conclusion Puisque le suppôt du corps du Christ vivant et mort a été le même numériquement, son corps vivant et mort a été absolument le même numériquement, mais il n’a pas été ainsi le même totalement.

Il faut répondre que le mot simplement peut s’entendre de deux manières : 1° selon qu’il signifie la même chose que le mot absolument ; c’est le sens qu’il a quand on l’emploie sans rien y ajouter, comme le dit Aristote (Top. in fin., liv. 2). De cette manière le corps du Christ vivant et mort a été absolument le même numériquement. Car on dit qu’une chose est absolument la même numériquement, parce qu’elle a le même suppôt. Or, le corps du Christ vivant et mort a eu le même suppôt ; parce qu’il n’a pas eu, vivant et mort, une autre hypostase que l’hypostase du Verbe de Dieu, ainsi que nous l’avons dit (art. 2). Et c’est dans ce sens que parle saint Athanase dans le passage que nous avons cité. 2° Le mot simplement a le même sens que le mot entièrement ou totalement. Le corps du Christ vivant et mort n’a pas été ainsi le même numériquement. En effet il n’a pas été le même totalement, puisque la vie est quelque chose qui appartient à l’essence d’un corps vivant, car elle en est le prédicat essentiel et non accidentel. D’où il résulte que le corps qui cesse d’être vivant, ne reste pas totalement le même. D’ailleurs si on disait que le corps mort du Christ est totale- ment resté le même, il s’ensuivrait qu’il n’aurait pas été corrompu, je parle de la corruption de la mort ; ce qui est l’hérésie des gaïanites (D’après saint Isidore, les théodosiens et les gaïanites sont des hérétiques qui tiraient leur nom de Théodose et de Gaïanus, qui furent élus évêques d’une manière illégitime, le même jour à Alexandrie, sous Justinien ; ils suivaient les erreurs d’Eutychès et de Dioscore, rejetaient le concile de Chalcédoine, ne reconnaissaient qu’une nature en Jésus-Christ, que les théodosiens croyaient corruptible, et les gaïanites incorruptible.), comme le dit saint Isidore (De Etym., liv. 8, chap. 5, et hab. in Decret. 24, quest. 3, chap. Quidam autem). Et saint Jean Damascène dit (De fid. orth., liv. 3, chap. 28), que le mot de corruption signifie deux choses : d’abord la séparation de l’âme et du corps ; ensuite la dissolution parfaite du corps dans les éléments qui le composent. Ainsi, dire avec Julien (L’histoire ne nous apprend rien sur ce Julien, qui était probablement un des suppôts de Gaïanus.) et Gaïanus que le corps du Seigneur a été incorruptible de la première manière avant la résurrection, c’est une impiété. Car si le corps du Christ n’était pas de la même substance que nous et n’était pas mort véritablement, nous n’aurions pas été véritablement sauvés. Mais il a été incorruptible de la seconde manière.

 

Article 6 : La mort du Christ a-t-elle opéré quelque chose pour notre salut ?

 

Objection N°1. Il semble que la mort du Christ n’ait rien opéré pour notre salut. Car la mort est une privation, puisqu’elle est la privation de la vie. Or, une privation n’a pas la vertu d’agir, puisqu’elle n’est pas une chose. Elle n’a donc pas pu opérer quelque chose pour notre salut.

Réponse à l’objection N°1 : La mort du Christ a opéré notre salut en vertu de l’union de la divinité et non par elle seule.

 

Objection N°2. La passion du Christ a contribué à notre salut par manière de mérite. Or, la mort du Christ n’a pas pu ainsi opérer, car dans la mort l’âme est séparée du corps qui est le principe du mérite. La mort du Christ n’a donc rien opéré pour notre salut.

Réponse à l’objection N°2 : Quoique la mort du Christ, selon qu’on la considère comme consommée, n’ait pas opéré notre salut par manière de mérite, cependant elle l’a opéré comme cause efficiente, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de cet article.).

 

Objection N°3. Ce qui est corporel n’est pas une cause spirituelle. Or, la mort du Christ a été corporelle. Elle n’a donc pas pu être la cause spirituelle de notre salut.

Réponse à l’objection N°3 : La mort du Christ a été corporelle à la vérité, mais son corps a été l’instrument de la divinité qui lui était unie, et il opérait par sa vertu tout mort qu’il était.

 

Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin., liv. 4, chap. 3) : Une seule mort de notre Sauveur, c’est-à-dire la mort corporelle, nous a sauvés de notre double mort, c’est-à-dire de celle de l’âme et du corps.

 

Conclusion La mort du Christ, considérée comme la privation de la vie, a opéré notre salut, non par manière de mérite, mais seulement par manière de cause efficiente, c’est-à-dire par la vertu de la divinité ; mais si sous le nom de mort on entend la voie qui mène au trépas, elle a été cause de notre salut comme nous avons dit que la passion l’avait été.

Il faut répondre que nous pouvons parler de la mort du Christ de deux manières : 1° selon qu’elle est la voie qui mène au trépas ; 2° selon qu’elle est consommée. Or, on dit que la mort est en voie, quand quelqu’un y tend par quelque souffrance naturelle ou violente. De cette manière on doit parler de la mort du Christ, comme on parle de sa passion. Ainsi la mort du Christ considérée de la sorte est cause de notre salut au même titre que sa passion dont nous avons parlé (quest. 49). Mais la mort est considérée comme étant consommée, selon que le corps est séparé de l’âme ; et c’est dans ce sens que nous parlons ici de la mort du Christ. De cette manière elle ne peut pas être la cause de notre salut par manière de mérite (La mort frappe le corps, puisqu’elle le rend inanimé, et c’est pour cela qu’on dit que le corps est mort, tandis qu’on ne le dit pas de l’âme. C’est aussi dans l’acte de l’âme que le mérite consiste principalement, et c’est ce qui fait dire à saint Thomas que la mort du Christ n’a pas été la cause méritoire de notre salut.), mais seulement par manière de cause efficiente (Parce que le Verbe, qui est la cause efficiente par excellence, lui est resté uni.), en tant que la divinité n’a pas été séparée par la mort de la chair du Christ. C’est pourquoi tout ce qui s’est passé à l’égard du corps du Christ, même après que l’âme en a été séparée, nous a été salutaire par la vertu de la divinité qui lui était unie. Or, on considère comme l’effet propre d’une cause ce qui a de la ressemblance avec elle. Ainsi, comme la mort est une privation de la vie, l’effet de la mort du Christ se considère relativement à l’éloignement des choses qui sont contraires à notre salut. Ces choses sont la mort de l’âme et la mort du corps. C’est pourquoi on dit que la mort du Christ a détruit en nous la mort de l’âme qui est l’effet de notre péché (L’Eglise nous fait chanter dans la préface de Pâques : Qui mortem nostram moriendo destruxit.), d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 4, 25) : Il a été livré, c’est-à-dire mis à mort, à cause de nos péchés, et la mort du corps qui consiste dans la séparation de l’âme, d’après ces autres paroles du même apôtre (1 Cor., 15, 54) : La mort a été absorbée par la victoire.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.

 

 

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