Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
57 : De l’Ascension du Christ
Nous avons ensuite à parler de l’ascension du Christ. — A cet égard
six questions se présentent : 1° A-t-il été convenable que le Christ montât au
ciel ? (Il y a ou des hérétiques qui ont nié que le Christ fût monté au ciel,
mais les symboles sont formels sur ce point : Est monté aux cieux, et l’Ecriture rapporte le fait en plusieurs
endroits (Marc, 16, 19) : Le Seigneur
Jésus, après qu’il leur eut parlé, fut élevé dans le ciel ; (Actes, 1, 9) : Sous leurs regards, il fut élevé, et une nuée le déroba à leurs yeux.)
— 2° D’après quelle nature l’ascension lui convient-elle ? (Cet article est une
réfutation des disciples d’Apelle, qui prétendaient que te Christ est
ressuscité et monté au ciel sans son corps ; des carpocratiens, qui disaient
qu’après le crucifiement du corps du Christ, son âme avait été reçue au ciel,
et sa chair était restée en terre sans avoir été glorifiée ; des passionistes,
qui voulaient que le Christ eut quitté sa chair dans la passion, et qu’il fût
ainsi monté au ciel, de manière que la divinité n’ait plus été unie à la chair.
Le concile de Latran a condamné en ces termes toutes ces erreurs : Descendit ad inferos, resurrexit à mortuis, ascendit in cælum, sed descendit in animâ, resurrexit in carne, ascenditque pariter in utroque.) — 3°
Est-il monté par sa vertu propre ? — 4° Est-il monté au-dessus de tous les
cieux corporels ? — 5° Est-il monté au-dessus de toutes les créatures spirituelles
? — 6° De l’effet de l’ascension. (Le concile de Nicée est formel sur ce point
: Qui propter nos homines
et propter nostram salutem ascendit in cælum.)
Article 1 : A-t-il
été convenable que le Christ montât au ciel ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’ait pas été convenable
que le Christ montât au ciel. Car Aristote (lit (De cælo, liv. 2, text.
63 et 66) que les choses qui existent de la meilleure manière possèdent leur bien
sans mouvement. Or, le Christ a existé de la manière la plus excellente : car
d’après sa nature divine il est le souverain bien, et d’après sa nature humaine
il a été souverainement glorifié. Il a donc son bien sans mouvement, et parce
que l’ascension est un mouvement, il n’eût pas été convenable que le Christ
l’opérât.
Réponse à l’objection N°1 : L’être le
meilleur qui possède son bien sans mouvement est Dieu lui-même, parce qu’il est
absolument immuable, d’après ces paroles du prophète (Mala., 3, 6) : Je suis le
Seigneur et je ne change point. Mais toute créature change d’une certaine
manière, comme on le voit dans saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 8, chap. 14). Et
parce que la nature que le Fils de Dieu a prise est restée une créature, comme
il est évident d’après ce que nous avons dit (quest. 2, art. 1, et art. 7,
Réponse N°1), il ne répugne pas qu’on lui attribue un mouvement.
Réponse à l’objection N°2 : Par son ascension
au ciel, le Christ n’a rien gagné pour ce qui est de l’essence de la gloire,
soit par rapport au corps, soit par rapport à l’âme, mais il y a cependant
gagné quelque chose relativement à la convenance du lieu, ce qui appartient au
bien-être de la gloire, non que son corps ait été plus parfait ou qu’il se soit
mieux conservé par suite de l’action du corps céleste, mais seulement parce
qu’il était convenable qu’il fut là. Cette faveur appartenait d’une certaine
manière à sa gloire, et cette convenance lui a causé une certaine joie, non
comme s’il eût commencé à jouir d’une chose nouvelle quand il est monté au
ciel, mais il s’en est réjoui d’une nouvelle manière, comme d’une chose
accomplie. C’est pourquoi, à l’occasion de ces paroles (Ps. 15, 11) : Il y a des
délices sans fin à votre droite, la glose dit (ord. implic.) : J’éprouverai de la délectation et de la joie, quand je serai assis près
de vous et soustrait aux regards des hommes.
Objection N°3. Le Fils de Dieu a pris la nature humaine pour notre
salut. Or, il aurait été plus avantageux pour les hommes qu’il restât toujours
avec nous sur la terre. C’est pourquoi il a dit lui-même à ses disciples (Luc, 17, 22)
: Il viendra un temps où vous désirerez
voir un des jours du Fils de l’homme, et vous ne le verrez point. Il semble
donc qu’il n’ait pas été convenable que le Christ montât au ciel.
Réponse à
l’objection N°3 : Quoique la présence corporelle du Christ ait été
dérobée aux fidèles par l’ascension, néanmoins la présence de sa divinité est
toujours restée parmi eux, d’après ces paroles (Matth., 28, 20) : Voilà que je suis avec vous tous les jours
jusqu’à la consommation des siècles. Car, en montant au ciel, il n’a pas
abandonné ceux qu’il a adoptés, comme le dit le pape saint Léon (Serm. 2 De resurrect., chap. 3). Au
contraire, son ascension au ciel qui nous a privés de sa présence corporelle
nous a été plus utile que s’il était resté corporellement parmi nous : 1° A
cause de l’accroissement, de la foi qui a pour objet ce qu’on ne voit pas.
C’est pourquoi le Seigneur dit lui-même à ses disciples (Jean, chap. 16)
que le Saint-Esprit, lorsqu’il sera venu,
convaincra le monde touchant la justice, c’est-à-dire à l’égard de ceux qui
croient, comme le dit saint Augustin (Tract.
95 sup. Joan.). Car la comparaison même des fidèles est le blâme des
incrédules. Aussi il ajoute : Parce que
je m’en vais à mon Père et que vous ne me verrez plus. Car bienheureux ceux qui ne voient pas et qui croient. Votre
justice dont le monde sera convaincu consistera donc en ce que vous aurez cru
en moi sans me voir. 2° Pour exciter notre espérance. C’est pour cela qu’il dit
lui-même (Jean, 14, 3)
: Quand je m’en serai allé et que je vous
aurai préparé le lieu, je reviendrai et je vous prendrai avec moi afin que là
où je serai vous y soyez aussi. Car par là même que le Christ a placé dans
le ciel la nature humaine qu’il a prise, il nous a donné l’espérance d’y
parvenir, parce que où sera le corps, les
aigles s’assembleront, comme le dit l’Evangile (Matth., 24, 28).
C’est ce qui fait dire au prophète (Mich., 2, 13)
: Il montera, ouvrant le chemin devant
eux. 3° Pour exciter en nous l’amour des choses du ciel. D’où l’Apôtre dit
(Col., 3, 1) : Recherchez ce qui est dans le ciel où Jésus est assis à la droite de
Dieu ; n’ayez de goût que pour les choses du ciel et non pour celles de la
terre. Car, comme le dit le Christ lui-même (Matth., 6,
21) : Où est votre trésor, là est votre
cœur. Et parce que l’Esprit-Saint est l’amour qui nous porte vers les choses
célestes, c’est pour ce motif que le Seigneur dit à ses disciples (Jean, 16, 7)
: Il vous est utile que je m’en aille ;
car si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra point à vous, au lieu que si
je m’en vais, je vous l’enverrai ; ce que saint Augustin explique en disant
(Tract. 94) : Vous ne pouvez recevoir
l’Esprit-Saint (Les disciples ne pouvaient recevoir le paraclet, parce que
l’ascension a été la marque sensible de l’acceptation du sacrifice du Christ
par son Père.), tant que vous ne connaissez le Christ que selon la chair. Mais
le Christ s’éloignant corporellement, non seulement l’Esprit-Saint, mais le
Père et le Fils ont été présents en eux spirituellement.
Objection
N°4. Comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 14, chap. 29) : Le corps du Christ n’a point été changé
après sa résurrection. Or, il n’est pas monté au ciel immédiatement après sa
résurrection ; car il dit lui-même, après qu’il a été ressuscité (Jean, 20, 17)
: Je ne suis pas encore monté vers mon
Père. Il semble donc qu’il n’ait pas dû non plus y monter après quarante
jours.
Réponse à
l’objection N°4 : Le ciel fut le lieu qui convenait au Christ
ressuscité pour sa vie immortelle ; cependant il a différé son ascension pour
prouver la vérité de sa résurrection. D’où il est dit (Actes, 1, 3) : Qu’après sa passion il montra à ses disciples par beaucoup de preuves
qu’il était vivant pendant quarante jours. A cette occasion la glose
observe (ord.) que parce qu’il avait
été mort pendant quarante heures, il veut montrer qu’il est vivant pendant
quarante jours, ou bien on peut considérer ces quarante jours comme le type du
siècle présent pendant lequel le Christ vit dans son Eglise, ou bien parce que
l’homme est composé de quatre éléments et qu’il est fait pour observer les dix
préceptes de la loi.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit (Jean, 20, 17)
: Je monte vers mon Père et votre Père.
Conclusion
Puisque le Christ a commencé après sa résurrection une vie immortelle, il n’a
pas été convenable qu’il restât sur terre, mais il a dû monter au-dessus de
tous les cieux.
Article 2 : Convenait-il
au Christ de monter au ciel selon sa nature divine ?
Objection N°1. Il semble qu’il convenait au Christ de
monter au ciel selon sa nature divine. Car il est dit (Ps. 46, 6) : Dieu est monté dans la joie, et ailleurs (Deut., 33, 26) : Votre protecteur est celui qui est monté au ciel. Or, ces choses
sont dites de Dieu avant l’incarnation du Christ. Il a donc convenu au Christ
de monter au ciel, comme Dieu.
Réponse à
l’objection N°1 : Ces passages s’entendent prophétiquement de Dieu selon qu’il
devait s’incarner. Cependant on peut dire que quoique le mot monter ne convienne pas à la nature
divine dans son sens propre, cependant il peut lui convenir métaphoriquement.
C’est ainsi qu’on dit qu’il monte dans le cœur de l’homme, quand il se le
soumet et qu’il l’humilie, et on dit aussi métaphoriquement qu’il monte par
rapport à toute créature, par là même qu’il la soumet à
lui.
Objection
N°2. C’est au même qu’il appartient de monter au ciel et d’en
descendre, d’après ces paroles de saint Jean (Jean, 3, 13) : Personne n’est monté au ciel, sinon celui
qui en est descendu. Et saint Paul dit (Eph., 4, 10) : Celui qui descend, c’est le même que celui qui monte. Or, le Christ
est descendu du ciel non seulement comme homme, mais encore comme Dieu. Car ce
n’était pas sa nature humaine qui était au ciel auparavant, mais sa nature
divine. Il semble donc que le Christ soit monté au ciel, comme Dieu.
Réponse
à l’objection N°2 : C’est le
même qui monte et qui descend. Car saint Augustin dit (De symbol., liv. 4, chap. 7) : Quel est celui qui descend ? C’est le
Dieu-homme. Et quel est celui qui monte ? C’est encore le Dieu-homme ?
Cependant on attribue au Christ l’action de descendre de deux manières. Par
l’une on dit qu’il est descendu du ciel ; ce qui s’attribue au Dieu-homme selon
qu’il est Dieu. En effet on ne doit pas entendre cette descente selon le
mouvement local, mais par rapport à l’anéantissement qui lui a fait prendre la
forme de l’esclave, lorsqu’il avait la forme de Dieu. Car, comme on dit qu’il a
été anéanti, non parce qu’il a perdu sa plénitude, mais parce qu’il s’est uni à
notre petitesse ; de même on dit qu’il est descendu du ciel non parce qu’il l’a
abandonné, mais parce qu’il a pris notre nature terrestre dans l’unité de sa
personne. — L’autre descente est celle par laquelle il est descendu dans les parties inférieures de la terre, selon
l’expression de l’Apôtre (Eph., chap. 4).
Celle-là est locale, et par conséquent elle convient au Christ selon la
condition de la nature humaine.
Objection
N°3. Le Christ est monté vers son Père par son ascension. Or, il
n’est pas parvenu à égaler son Père, comme homme, puisqu’il dit : Mon Père est plus grand que moi (Jean,
14, 28). Il semble donc que le Christ soit monté au ciel comme Dieu.
Réponse à
l’objection N°3 : On dit que le Christ est monté vers son Père,
selon qu’il y est monté pour s’asseoir à sa droite ; ce qui convient au Christ
dans un sens selon la nature divine, et dans l’autre selon la nature humaine,
comme nous le dirons (quest. suiv., art. 3).
Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Eph., 4, 9) : Pourquoi est-il dit qu’il est monté, sinon parce qu’il est descendu
auparavant ? la glose dit (ord. Pet. Lombard.) qu’il est constant que
le Christ est descendu et monté selon l’humanité.
Conclusion
Le Christ est monté au ciel, non selon la nature divine qui ne l’a jamais
abandonné, mais comme homme il est entré dans le ciel par la vertu de sa
divinité.
Il faut répondre que le mot
selon peut signifier deux choses, la condition de celui qui monte et la
cause de son ascension. S’il désigne la condition de celui qui monte, alors
l’action de monter ne peut convenir au Christ selon la condition de la nature
divine, soit parce qu’il n’y a rien de plus élevé que la divinité, où il puisse
monter ; soit parce que l’ascension est un mouvement local qui ne convient pas
à la nature divine qui est immuable et qui n’occupe pas de lieu. Mais de cette
manière, l’ascension convient au Christ, selon la nature humaine qui est
contenue dans un lieu et qui peut être soumise au mouvement. Par conséquent,
nous pouvons dire en ce sens, que le Christ est monté au ciel selon qu’il est
homme et non selon qu’il est Dieu. — Si le mot selon désigne la cause de l’ascension, puisque le Christ est monté
au ciel par la vertu de sa divinité et non par la vertu de sa nature humaine,
on doit dire qu’il y est monté non selon qu’il est homme, mais selon qu’il est
Dieu. D’où saint Augustin dit (Serm. de ascens., 3) : C’est par ce qui est de nous
que le Fils de Dieu a été attaché à la croix, mais c’est par ce qui est de lui
qu’il est monté au ciel.
Article 3 : Le Christ
est-il monté au ciel par sa vertu propre ?
Objection N°1. Il semble que le Christ ne soit pas monté
au ciel par sa vertu propre. Car il est dit (Marc, 16,
19) que le Seigneur Jésus, après avoir
parlé à ses disciples, fut élevé dans le ciel. Et ailleurs (Actes, 1, 9),
qu’ils le virent s’élever en haut, et
qu’une nuée le déroba à leurs regards. Or, ce qui est élevé (assumitur, levatur)
paraît être mû par un autre. Le Christ n’a donc pas été élevé au ciel par sa
vertu propre, mais par une vertu étrangère.
Réponse à
l’objection N°1 : Quoiqu’on dise que le Christ est ressuscité par sa vertu
propre, néanmoins il a été ressuscité par son Père, parce que la vertu du Père
et du Fils est la même ; le Christ est aussi monté au ciel par sa vertu propre,
mais cela n’empêche pas qu’il y ait été élevé par son Père.
Réponse à l’objection N°2 : Cette raison prouve que le Christ n’est pas monté au
ciel par sa vertu propre qui est naturelle à la nature humaine ; néanmoins il y
est monté par sa vertu propre qui est la vertu divine, et par sa vertu propre
qui appartient à l’âme bienheureuse. Et quoique l’ascension soit contraire à la
nature du corps humain dans l’état présent, où le corps n’est pas absolument
soumis à l’esprit ; cependant elle ne sera pas contraire au corps glorieux dont
la nature entière est totalement soumise à l’esprit.
Objection N°3. La vertu propre du Christ est la vertu divine. Or, ce
mouvement ne paraît pas avoir été produit par la vertu divine, parce que la
vertu divine étant infinie, ce mouvement aurait été instantané, et par
conséquent il n’aurait pas pu monter au ciel sous les yeux de ses disciples,
comme le dit saint Luc (Actes, chap. 1).
Il semble donc que le Christ ne soit pas monté au ciel par sa vertu propre.
Mais c’est le contraire. Le prophète dit (Is., 63, 1)
: Il s’avance, se faisant remarquer par
la beauté de ses vêtements et par l’étendue de sa force. Et saint Grégoire
ajoute (Hom. 29 in Evang.)
: Il faut remarquer que l’Ecriture dit qu’Elie est monté sur un char, pour nous
faire comprendre d’une manière sensible qu’un simple mortel avait besoin d’un
secours étranger. Mais on ne voit pas que notre Rédempteur ait été soutenu ni
par un char, ni par les anges, parce que celui qui avait fait toutes choses,
était porté au-dessus de tout par sa vertu.
Conclusion
Le Christ est monté au ciel par sa propre vertu, par sa vertu divine
premièrement et secondairement par la vertu de l’âme glorifiée, qui faisait
mouvoir le corps à son gré.
Il faut répondre que dans le Christ il y a deux sortes de nature, la
nature divine et la nature humaine. Sa vertu propre peut donc se rapporter à
l’une et à l’autre. Selon la nature humaine on peut considérer clans le Christ
deux sortes de vertu : l’une naturelle qui procède des principes de cette
nature : il est évident qu’il n’est pas monté au ciel par cette vertu ; l’autre
qui réside dans sa nature humaine est la vertu de la gloire d’après laquelle il
est monté au ciel. — Il y en a qui attribuent cette vertu à la nature de la
quintessence (Cette quintessence ou cette cinquième essence est la lumière
qu’on supposait émaner ou du ciel sidéral, ou du ciel cristallin, ou de
l’empyrée, et par laquelle certains philosophes voilaient expliquer l’union de
l’âme et du corps. Saint Thomas a exposé et réfuté ce sentiment dans son Traité de l’âme. Voy. tome
2, page 31.), qui est la lumière, qu’ils supposent appartenir à la composition
du corps humain et qui, disent-ils, réconcilie tous les éléments contraires et
les réunit en un seul : en sorte que dans l’état de cette vie mortelle la nature
élémentaire domine dans les corps humains, et c’est pour ce motif que selon la
nature de l’élément prédominant le corps de l’homme tend vers le centre de la
terre par sa vertu naturelle, au lieu que dans l’état de gloire la nature
céleste sera prédominante, et c’est par sa tendance et sa vertu que le corps du
Christ et ceux des saints montent vers le ciel. Nous avons déjà dit ce que nous
pensons de cette opinion (1a pars, quest. 76, art. 7), et nous en
parlerons plus longuement à l’occasion de la résurrection générale (Supplem., quest. 84, art. 1). — Mais cette
opinion étant mise de côté, d’autres rendent compte de cette vertu d’après la
nature de l’âme glorifiée, dont l’éclat doit rejaillir sur le corps pour le
rendre glorieux, comme le dit saint Augustin (Epist. 118 ad Diosc.). Car le corps dans la
gloire sera tellement soumis à l’âme bienheureuse que, comme le dit saint
Augustin (De civ. Dei, liv. 22, chap.
ult.), le corps sera immédiatement où l’esprit voudra, et l’esprit ne voudra
rien qui ne puisse convenir à lui-même et au corps. Or, comme il convient qu’un
corps glorieux et immortel soit dans un lieu céleste, ainsi que nous l’avons
dit (art. 1), il s’ensuit que le corps du Christ est monté au ciel d’après la
vertu de son âme qui le voulait. Et comme le corps devient glorieux par la
participation de l’âme, de même, selon l’expression de saint Augustin (Tract. 23 sup. Joan.), l’âme devient
bienheureuse par la participation de Dieu. Par conséquent la cause primitive de
l’ascension du Christ au ciel, c’est la vertu divine. Ainsi donc il y est monté
par sa vertu propre ; par sa vertu divine premièrement, et secondairement, par
la vertu de l’âme glorifiée qui meut le corps comme elle veut.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique la
vertu divine soit infinie et opère infiniment pour ce qui est du sujet qui
opère, cependant l’effet de sa vertu n’est produit dans les choses que selon
leur capacité et selon les desseins de Dieu. Or, le corps n’est pas capable de
recevoir localement un mouvement instantané ; parce qu’il faut qu’il soit
mesuré par l’espace, et c’est d’après les divisions de l’espace que se mesure
le temps, comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 6, text. 36 et suiv.). C’est pourquoi il ne faut pas qu’un corps mû
par Dieu le soit instantanément ; mais il faut qu’il le soit selon la rapidité
que Dieu lui-même détermine.
Article 4 : Le Christ
est-il monté au-dessus de tous les cieux ?
Objection N°1. Il semble que le Christ ne soit pas monté
au-dessus de tous les cieux. Car il est dit (Ps. 10, 5) : Le Seigneur est dans son saint temple, le Seigneur a son trône dans le
ciel. Or, ce qui est dans le ciel n’est pas au-dessus du ciel. Le Christ
n’est donc pas monté au-dessus de tous les cieux.
Réponse à
l’objection N°1 : On dit que le siège de Dieu est dans le ciel, non
comme en un lieu qui contient Dieu, mais plutôt comme en un lieu qui est
contenu par lui. Par conséquent il n’est pas nécessaire qu’une partie du ciel
soit supérieure à lui, mais il faut qu’il soit au-dessus de tous les cieux.
Ainsi il est dit (Ps. 8, 3) : Votre magnificence, ô mon Dieu, est élevée au-dessus de tous les cieux.
Objection
N°2. Il n’y a pas de lieu au-dessus de tous les cieux, comme le
prouve Aristote (De cælo, liv. 1, text. 69). Or, il
faut que tout corps existe dans un lieu. Le corps du Christ n’est donc pas
monté au-dessus de tous les cieux.
Réponse à l’objection N°2 : Le lieu a la nature du
contenant ; par conséquent le premier contenant a la nature du premier lieu,
qui est le premier ciel. Ainsi selon que les corps ont besoin par eux-mêmes
d’être dans un lieu, ils ont besoin au même titre d’être contenus par le corps
céleste. Mais les corps glorieux et surtout le corps du Christ n’ont pas besoin
d’être contenus de la sorte, parce qu’il ne reçoit rien des corps célestes, et
qu’il reçoit tout de Dieu par l’intermédiaire de l’âme. Par conséquent rien
n’empêche que le corps du Christ ne soit en dehors de la sphère des corps
célestes et qu’il ne soit pas dans un lieu qui le contienne. Néanmoins il n’est
pas nécessaire pour cela que hors du ciel il y ait du vide, parce que là il n’y
a plus de lieu, et qu’il n’est pas possible de recevoir un corps. Cependant le
Christ a eu le pouvoir d’y parvenir. Et quand Aristote prouve (De cælo, liv.
1) que hors du ciel il n’y a pas de corps, on ne doit entendre sa proposition que
des corps à l’état naturel, comme on le voit par les preuves qu’il donne.
Réponse à l’objection N°3 : Quoique la nature des corps ne permette pas qu’ils
existent plusieurs dans un même lieu, cependant Dieu peut faire, par miracle,
qu’un corps existe simultanément avec un autre dans le même lieu, comme il l’a
fait, quand le corps du Christ est sorti du sein de la bienheureuse Vierge et
qu’il est entré près de ses disciples les portes fermées, selon l’observation
de saint Grégoire (Hom. 26 in Evang.).
Le corps du Christ peut donc exister simultanément avec un autre corps dans le
même lieu, non d’après sa propriété, mais par la vertu divine qui l’assiste et
qui opère cette merveille.
Objection N°4. Il est dit (Actes, 1, 9) : qu’une nuée le déroba à leurs regards. Or, les nuées ne peuvent pas
être élevées au-dessus du ciel. Le Christ n’est donc pas monté au-dessus de
tous les cieux.
Réponse
à l’objection N°4 : Cette nuée n’a pas été
un aide qui ait soutenu le Christ dans son ascension à la manière d’un
véhicule, mais elle a apparu comme une marque de sa divinité, ainsi que la
gloire du Dieu d’Israël apparaissait au-dessus du tabernacle dans une nuée.
Réponse à l’objection N°5 : Le corps glorieux ne doit pas aux
principes de sa nature de pouvoir être dans le ciel ou au-dessus du ciel ; mais
il tient cette prérogative de l’âme bienheureuse qui lui communique la gloire ;
et comme le mouvement d’ascension n’est pas violent pour un corps glorieux, de
même le repos ne l’est pas non plus. Par conséquent rien n’empêche que son
repos ne soit éternel.
Mais
c’est le contraire. Saint Paul dit (Eph., 4, 10) : Il est monté au-dessus de tous les cieux, afin de tout accomplir.
Conclusion
Puisque le corps glorieux du Christ a participé à la bonté divine de la manière
la plus parfaite, il a été convenable qu’il fût élevé au-dessus de tous les
cieux.
Il faut répondre que plus les corps participent parfaitement à la
bonté divine et puis ils sont élevés dans l’ordre des choses corporelles qui
est un ordre local. Ainsi nous remarquons que les corps qui sont les plus
formels sont naturellement supérieurs aux autres, comme on le voit (Phys., liv. 4, impl. text. 43 et suiv., De cælo, liv. 2,
text. 30) ; car c’est par la forme que chaque corps
participe à l’être divin, comme le dit encore Aristote (Phys., liv. 1, text. 81). Or, un corps
participe plus à la bonté divine par la gloire que tout corps naturel par la
forme de sa nature ; et parmi tous les corps glorieux il est évident que le
corps du Christ est celui qui brille de la plus grande gloire. Par conséquent,
il est très convenable qu’il soit élevé au-dessus de tous les autres corps, et
c’est pour cela que sur ces paroles de saint Paul (Eph., 4, 8) : Etant monté en
haut, la glose dit (interl.) : Il a été élevé sous le rapport du
lieu et de la dignité.
Article 5 : Le
corps du Christ est-il monté au-dessus de toutes les créatures spirituelles ?
Objection N°1. Il semble que le corps du Christ ne soit
pas monté au-dessus de toutes les créatures spirituelles. Car on ne peut pas
convenablement comparer des choses qui ne s’envisagent pas sous le même
rapport. Or, le lieu n’est pas attribué de la même manière aux créatures
corporelles et spirituelles, comme on les voit d’après ce que nous avons dit (1a
pars, quest. 53). Il semble donc qu’on ne puisse pas dire que le corps du
Christ est monté au-dessus de toutes les créatures spirituelles.
Réponse à l’objection N°1 : Quoique le lieu s’attribue à
la substance corporelle et à la substance spirituelle sous un rapport
différent, cependant il y a de part et d’autre ce principe qui leur est commun,
c’est que le lieu le plus élevé est attribué à la chose la plus noble.
Objection N°2. Saint Augustin dit (Lib.
de ver. relig., chap. 55) que l’esprit l’emporte sur tous les corps. Or,
le lieu le plus élevé est dû à ce qu’il y a de plus noble. Il semble donc que
le Christ ne soit pas monté au-dessus de toutes les créatures spirituelles.
Réponse à l’objection N°2 : Ce raisonnement repose sur le corps du Christ considéré
selon la condition de sa nature corporelle, mais non en raison de l’union.
Réponse à l’objection N°3 : Cette comparaison peut se considérer ou
selon le rapport des lieux, et dans ce sens il n’y a pas de lieu assez élevé
pour surpasser la dignité de la substance spirituelle, comme le suppose
l’objection ; ou selon la dignité des choses auxquelles le lieu est attribué.
C’est dans ce sens qu’il est dû au corps du Christ qu’il soit au-dessus des
créatures spirituelles.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (Eph., 1, 24) : Il l’a placé au-dessus de toutes les principautés et de toutes les
puissances et de tout ce qui peut avoir un nom dans le siècle présent et dans
le siècle futur (Et ailleurs (Philipp.,
2, 9) : C’est pourquoi Dieu l’a exalté,
et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom ; (Héb., 1, 3-4) : S’est assis à la droite de la majesté, au
plus haut des cieux ; devenu d’autant supérieur aux anges, qu’il a hérité
d’un nom plus excellent que le leur.).
Conclusion
Quoique le corps du Christ ait été, selon la condition de sa nature, inférieur
aux substances spirituelles, cependant, selon qu’il est uni à Dieu en personne,
il l’emporte sur toutes les substances spirituelles ; et c’est pour cela qu’il
a été convenable qu’il fût élevé au-dessus de toutes les créatures.
Il faut répondre qu’on doit à une chose un lieu d’autant plus élevé
qu’elle est plus noble ; soit qu’on le lui doive à la manière du contact
corporel, comme on le doit aux corps, soit qu’on le doive à la manière du
contact spirituel, comme on le doit aux substances spirituelles. Ainsi le lieu
céleste qui est le lieu le plus élevé est dû aux substances spirituelles
d’après une certaine convenance, parce que ces substances sont les premières
dans l’ordre des substances. Or, quoique le corps du Christ soit inférieur aux
substances spirituelles, si l’on ne considère que la condition de la nature
corporelle, cependant il l’emporte sur toutes ces substances, si l’on considère
la dignité de l’union d’après laquelle il a été uni personnellement à Dieu.
C’est pourquoi, d’après cette raison, il est convenable qu’il soit dans un lieu
plus élevé au-dessus de toutes les créatures spirituelles. D’où saint Grégoire
dit (Hom. 29 in Evang. Ascens.) : que celui qui avait
fait toutes choses était élevé par sa vertu au-dessus de tout ce qui existe.
Article 6 : L’ascension
du Christ est-elle cause de notre salut ?
Objection N°1. Il semble que l’ascension ne soit pas la
cause de notre salut. Car le Christ a été cause de notre salut selon qu’il l’a
mérité. Or, par son ascension il n’a rien mérité pour nous, parce que
l’ascension appartient à la récompense de son exaltation et que le mérite et la
récompense ne sont pas la même chose, pas plus que la
voie et le terme. Il semble donc que l’ascension du Christ ne soit pas la cause
de notre salut.
Réponse à l’objection N°1 : L’ascension du Christ est la
cause de notre salut, non comme cause méritoire, mais comme cause efficiente,
ainsi que nous l’avons dit de la résurrection (quest. préc., art. 1).
Objection N°2. Si l’ascension du Christ est la cause de notre salut, il
semble que ce soit surtout parce qu’elle est cause de la nôtre. Or, cet
avantage nous a été conféré par sa passion ; parce que, comme le dit saint Paul
(Héb., 10, 19) : Nous avons par le sang du Christ la liberté d’entrer avec confiance
dans le sanctuaire. Il semble donc que l’ascension du Christ n’ait pas été
cause de notre salut.
Réponse
à l’objection N°2 : La passion du Christ a
été la cause de notre ascension au ciel, à proprement parler, en écartant le
péché qui nous empêchait d’y aller et à titre de cause méritoire ; mais son
ascension est directement la cause de la nôtre, parce qu’elle l’a commencée
dans notre chef auquel il faut que les membres soient unis.
Objection
N°3. Le Christ nous a conféré le salut éternel, d’après ces paroles
du prophète (Is., 51, 6)
: Mon salut existera éternellement.
Or, le Christ n’est pas monté au ciel pour y être éternellement, puisqu’il est
dit (Actes, 1, 11) : Comme vous l’avez vu monter au ciel, de même il viendra. On lit
aussi qu’il s’est montré à beaucoup de saints sur la terre depuis son
ascension, comme on le rapporte de saint Paul (Actes, chap. 9). Il semble donc que son
ascension ne soit pas cause de notre salut.
Réponse
à l’objection N°3 : Le Christ
en montant une fois au ciel a acquis pour lui et pour nous le droit éternel et
la grâce inappréciable d’y rester toujours. Mais il ne déroge pas à ce droit,
si par une dispense quelconque il descend quelquefois corporellement sur la
terre, soit pour se montrer à tous les hommes comme dans le jugement, soit pour
se montrer spécialement à quelqu’un, comme à saint Paul, ainsi qu’on le
rapporte (Actes, chap. 9). Et dans la crainte qu’on ne
croie que ce fait s’est passé sans que le Christ fût corporellement présent, et
qu’il a seulement apparu d’une manière quelconque, saint Paul assure
positivement le contraire quand il dit que ce fut pour confirmer la foi en sa
résurrection, qu’il s’est montré à lui
qui est venu après tous les autres et qui n’est qu’un avorton (1 Cor., 15, 8). Cette vision ne prouverait pas
la vérité de la résurrection, si ce n’était pas le corps véritable du Christ
que l’Apôtre eût vu.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit lui-même (Jean, 16, 7)
: Il vous est avantageux que je m’en
aille, c’est-à-dire que je m’éloigne de vous par l’ascension.
Conclusion
L’ascension du Christ a été cause de notre salut, soit de notre part, selon que
par son ascension notre âme est élevée vers lui, soit de sa part, selon qu’il
nous a préparé le chemin qui mène au ciel.
Il faut répondre que l’ascension du Christ est cause de notre salut de
deux manières : de notre part et de la sienne. De notre part en ce sens que par
l’ascension du Christ notre âme est élevée vers lui ; parce que par son
ascension, comme nous l’avons dit (art. 1, Réponse N°3), il excite : 1° notre
foi, 2° notre espérance, 3° notre charité ; 4° il nous inspire un plus grand
respect pour lui ; car nous ne le considérons plus comme un homme terrestre,
mais comme un Dieu céleste. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (2 Cor., 5, 16) : Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, c’est-à-dire si
nous l’avons connu comme étant mortel et que par là nous l’ayons considéré
simplement comme un homme, selon l’explication de la glose (ord. et interl. Petri Lomb.), maintenant nous ne le connaissons plus de
la sorte. — De sa part, quant aux choses qu’il a faites il est monté au
ciel pour notre salut. En effet, 1° il nous a préparé le chemin qui y mène,
selon ses propres paroles (Jean, 14, 2)
: Je vais vous préparer une place, et
d’après le prophète qui dit (Mich., 2, 13)
: qu’il est monté au ciel leur ouvrant
devant eux la voie. Car, puisqu’il est notre chef, il faut que nous qui
sommes ses membres nous allions là où la tête nous a précédés. C’est pourquoi
il dit (Jean, 14, 3)
: Il faut que vous soyez où je suis.
Et en preuve de cela il a emmené au ciel les âmes des saints qu’il avait fait
sortir de l’enfer, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 67, 17) citées par saint Paul (Eph., 4, 8)
: Etant monté en haut il a emmené captive
une multitude de captifs, c’est-à-dire que ceux qui avaient été retenus
captifs par le démon ont été emmenés par lui dans le ciel, comme dans un lieu
étranger à la nature humaine, les ayant conquis de la manière la plus glorieuse
par la victoire qu’il a remportée sur leur ennemi. 2° Parce que comme le
pontife entrait dans le sanctuaire sous l’Ancien Testament pour prier Dieu pour
le peuple ; de même le Christ est entré dans
le ciel pour intercéder pour nous, selon l’expression de l’Apôtre (Héb., chap. 7). Car sa nature humaine qu’il a
emportée dans le ciel est par sa présence même une sorte d’intercession
constante pour nous, puisque par là même que Dieu a ainsi exalté la nature
humaine dans le Christ, il doit avoir aussi pitié de ceux pour lesquels son
Fils a pris cette nature. 3° Afin qu’étant établi comme Dieu et comme Seigneur
sur son trône céleste, il répande de là sur les hommes les dons divins, d’après
cette pensée de saint Paul (Eph., 4, 10)
: Il est monté au-dessus de tous les
cieux pour tout remplir, c’est-à-dire, d’après la glose (interl.), pour tout remplir de ses dons.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
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