Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
59 : De la puissance judiciaire du Christ
Article 1 : La
puissance judiciaire doit-elle être attribuée spécialement au Christ (4) ?
Objection N°1. Il semble que la puissance judiciaire ne
doive pas être spécialement attribuée au Christ. Car il semble que le jugement
des autres appartienne à leur Seigneur, d’où saint Paul dit (Rom., 14, 4) : Qui êtes-vous pour juger le serviteur d’autrui ? Et, comme il est
commun à la Trinité entière d’avoir un souverain domaine sur les créatures, on
ne doit donc pas attribuer spécialement au Christ la puissance judiciaire.
Réponse à
l’objection N°1 : Cette raison prouve que la puissance judiciaire est commune à
toute la Trinité, ce qui est vrai ; mais cependant par appropriation on
attribue la puissance judiciaire au Fils, ainsi que nous l’avons dit (dans le
corps de cet article.).
Objection
N°2. Le prophète dit (Dan., 7, 9)
: L’ancien des jours s’assit, puis il
ajoute : Le juge s’assit et les livres
furent ouverts. Or, par l’ancien des jours on entend le Père ; parce que,
comme le dit saint Hilaire (De Trin.,
liv. 2) : L’éternité est dans le Père. On doit donc attribuer la puissance
judiciaire plutôt au Père qu’au Christ.
Réponse
à l’objection N°2 : Comme le dit saint
Augustin (De Trin., liv. 6, chap.
10), on attribue au Père l’éternité à cause de l’idée de principe qui se trouve
impliquée dans celle d’éternité. Saint Augustin dit de même que le Fils est
l’art du Père. Par conséquent l’autorité du jugement est attribuée au Père
selon qu’il est le principe du Fils, et la raison du jugement est attribuée au
Fils qui est l’art et la sagesse du Père. Ainsi, comme le Père fait tout par le
Fils, selon qu’il est son art, de même il juge tout par le Fils selon qu’il est
sa sagesse et sa vérité. C’est ce que signifie le passage de Daniel où il dit :
que l’ancien des jours s’assit ; car
il ajoute que le Fils de l’homme parvint
jusqu’à l’ancien des jours, et que celui-ci lui donna la puissance, l’honneur
et le royaume ; ce qui nous fait comprendre que l’autorité du jugement est
dans le Père et que le Fils a reçu de lui le pouvoir de juger.
Objection
N°3. Il semble que ce soit au même qu’il appartienne de juger et de
convaincre. Or, il appartient à l’Esprit-Saint de convaincre ; car le Seigneur
dit (Jean, 16, 8)
: Quand l’Esprit-Saint sera venu il
convaincra le monde, du péché, de la justice et du jugement. La puissance
judiciaire doit donc être attribuée plutôt à l’Esprit-Saint qu’au Christ.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme le
dit saint Augustin (Sup. Joan.,
tract. 95), le Christ a dit que l’Esprit-Saint convaincra le monde du péché,
comme s’il disait : Il répandra dans vos cœurs la charité ; car la crainte en
étant bannie, vous aurez la liberté de convaincre le monde de ses crimes. Par
conséquent le jugement est attribué à l’Esprit-Saint non par rapport à son
essence, mais par rapport à l’énergie dont les hommes ont besoin pour le
promulguer.
Mais c’est le contraire. Il est dit du Christ (Actes, 10, 42)
: Il a été établi par Dieu pour être le
juge des vivants et des morts.
Conclusion
Puisque le Christ est la sagesse engendrée et la vérité qui procède du Père et
qui le représente parfaitement, la puissance judiciaire ne convient qu’à lui.
Il faut répondre que pour juger il faut trois choses : 1° La puissance
de contraindre ceux qu’on a au-dessus de soi ; c’est ce qui fait dire au Sage (Ecclésiastique, 7, 6) : Ne cherchez pas à devenir juge, si vous
n’avez pas assez de force pour rompre les iniquités. 2° Il faut le zèle de
la justice pour qu’on juge non par haine ou par envie, mais d’après l’amour de
la justice, suivant ces paroles de l’Ecriture (Prov., 3, 12) : Le Seigneur
châtie celui qu’il aime et il agit comme un père qui chérit son fils. 3° Il
faut la sagesse d’après laquelle le jugement est formé. C’est pourquoi il est
dit (Ecclésiaste, 11, 1) : Un juge sage jugera son peuple. Les deux
premières conditions sont des choses que l’on exige préalablement avant le
jugement ; mais il consiste à proprement parler dans la troisième qui constitue
sa forme. Car la raison même du jugement est la loi de la sagesse ou de la
vérité d’après laquelle on juge. Et, comme le Fils est la sagesse engendrée et
la vérité qui procède du Père et qui le représente parfaitement, c’est pour ce
motif que la puissance judiciaire lui est attribuée en propre. D’où saint
Augustin dit (De ver. relig., chap. 31) : C’est cette vérité
immuable qui est appelée avec raison la loi de tous les arts et l’art de
l’artisan souverain et tout-puissant. Or, de même que nous jugeons bien des
choses inférieures et selon les règles de la vérité, comme étant le propre de
toutes les âmes raisonnables ; ainsi lorsque nous sommes unis à la vérité
souveraine, il n’y a qu’elle seule qui puisse juger de nous : et il n’y a
personne qui juge d’elle, pas même le Père, puisqu’elle n’est pas moindre que
lui. El c’est pour cela que ce que le Père juge il le juge par elle. D’où il
conclut : Le Père ne juge donc personne,
mais il a donné toute la puissance de juger à son Fils (Jean, 5, 22).
Article 2 : La
puissance judiciaire convient-elle au Christ comme homme ?
Objection N°1. Il semble que la puissance judiciaire ne
convienne pas au Christ comme homme. Car saint Augustin dit (Lib. de verâ relig., chap. 31)
que le jugement est attribué au Fils, selon qu’il est la loi elle-même de la
vérité première. Or, ce caractère appartient au Christ comme Dieu. La puissance
judiciaire ne lui convient donc pas comme homme, mais comme Dieu.
Réponse à l’objection N°1 : Le jugement
appartient à la vérité comme à sa règle, mais il appartient à l’homme qui a été
imbu de la vérité, en ce sens qu’il ne fait pour ainsi dire qu’une même chose
avec la vérité elle-même, étant en quelque sorte une loi et une justice
vivante. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, d’après l’Apôtre (1 Cor., 2, 15) : que l’homme
spirituel juge tout. Or, l’âme du Christ a été plus unie à la vérité que
toutes les autres créatures et elle en a été plus remplie, suivant cette
expression de l’Evangile (Jean, 1, 14) : Nous
le voyons plein de grâce et de vérité. Sous ce rapport il appartient
principalement à l’âme du Christ de tout juger.
Réponse à l’objection N°2 : Il n’appartient
qu’à Dieu de rendre les âmes bienheureuses par sa participation, mais il
convient au Christ d’amener les hommes à la béatitude, selon qu’il est leur
chef et l’auteur de leur salut, d’après ces paroles de saint Paul (Héb., 2, 10) : Il était
convenable que celui qui a conduit à la gloire ses enfants en si grand nombre
fût par sa passion l’auteur de leur salut.
Objection N°3. Il appartient à la puissance judiciaire du Christ de
juger les secrets des cœurs, d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 4, 5) : Ne jugez point avant le temps jusqu’à ce que le Seigneur vienne ; c’est
lui qui produira à la lumière ce qui est caché dans les ténèbres, et qui
manifestera les plus secrètes pensées des cœurs. Or, ceci n’appartient qu’à
la vertu divine, suivant ces paroles du prophète (Jérem., 17, 9)
: Le cœur de l’homme est mauvais et
insondable, qui le connaîtra ? C’est
moi qui suis le Seigneur : qui sonde les cœurs et qui éprouve les reins et qui
rends à chacun selon la voie qu’il a suivie. La puissance judiciaire ne
convient donc pas au Christ, comme homme, mais comme Dieu.
Réponse à
l’objection N°3 : Il n’appartient qu’à Dieu de juger et de
connaître par lui-même les secrets des cœurs, mais, par suite de l’action de la
divinité sur l’âme du Christ, il lui a convenu de les connaître et de les
juger, comme nous l’avons dit en traitant de la science du Christ (quest. 10,
art. 2). C’est pourquoi il est dit (Rom., 2, 16) : Il paraîtra au jour où Dieu jugera par Jésus-Christ les secrets des
hommes.
Mais c’est le contraire. Le Seigneur dit lui-même (Jean 5, 27)
que le Père lui a donné la puissance de
juger, parce qu’il est le Fils de l’homme.
Conclusion
Puisque le Christ, comme homme, est le chef de toute l’Eglise, il lui convient,
comme homme, d’avoir la puissance judiciaire.
Il faut répondre que saint Chrysostome (Hom. 38 sup. Joan.)
paraît penser que la puissance judiciaire ne convient pas au Christ comme
homme, mais seulement comme Dieu. C’est pour ce motif qu’il explique dans ce
sens le passage de saint Jean que nous venons de citer : Il lui a donné la puissance de juger, et il ajoute ensuite : Parce qu’il est le Fils de l’homme, et ne
vous en étonnez pas ; car il n’a pas reçu la puissance de juger parce qu’il
est homme ; mais il juge parce qu’il est le Fils ineffable de Dieu. Et parce
que ce qu’il disait était trop élevé pour se rapporter à l’homme, il a rejeté
cette opinion en disant : ne vous étonnez pas ; parce que celui qui est le Fils
de l’homme est aussi le Fils de Dieu. Ce qu’il prouve en effet par la
résurrection en ajoutant : Le temps viendra
où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu.
— Cependant il faut observer que quoique l’autorité première nécessaire pour
juger soit en Dieu, néanmoins la puissance judiciaire est confiée par Dieu aux
hommes par rapport à ceux qui sont soumis à leur juridiction. C’est pourquoi
après avoir dit (Deut., 1, 16)
qu’il faut juger selon la justice, le
législateur ajoute ensuite : car c’est le
jugement de Dieu, c’est-à-dire, c’est par son autorité que vous jugez. Or,
nous avons dit (quest. 8, art. 1 et 3) que le Christ considéré dans sa nature
humaine est le chef de toute l’Eglise et que Dieu a tout soumis sous ses pieds.
Par conséquent il lui appartient, comme homme, d’avoir la puissance judiciaire.
— C’est pour cette raison que saint Augustin dit (Tract. 19 in Joan.) que ce passage de l’Evangile doit s’entendre
ainsi : il lui a donné la puissance de
juger, parce qu’il est le Fils de l’homme ; non à la vérité à cause de la
condition de sa nature, parce qu’alors tous les hommes auraient cette
puissance, comme l’objecte saint Chrysostome (loc. cit.), mais ceci appartient à la grâce de chef qu’il a reçue
dans sa nature humaine. — La puissance judiciaire convient au Christ de cette
manière selon la nature humaine pour trois motifs : 1° A cause des rapports de
convenance et d’affinité qu’il a avec les hommes. Car de même que Dieu opère
par les causes moyennes comme étant plus rapprochées des effets ; de même il juge
les hommes par l’homme-Dieu pour que son jugement leur soit plus doux. D’où
saint Paul dit (Héb., 4, 15) : Nous n’avons pas un pontife qui ne puisse compatir à nos infirmités, puisqu’il
a tout éprouvé pour nous ressembler, sauf le péché. Allons donc avec confiance
vers le trône de sa grâce. 2° Parce que dans le jugement final, comme
l’observe saint Augustin (Sup. Joan.,
tract. 23), il y aura la résurrection des corps des morts que Dieu fera revivre
par le Fils de l’homme, comme c’est aussi par le même Christ, selon qu’il est
le Fils de Dieu, qu’il ressuscite les âmes. 3° Parce que, selon la pensée du
même docteur (Lib. de Verb.
Dom., serm. ult., chap.
7), il était bon que ceux qui devaient être jugés vissent leur juge. Or, ceux
qui devaient être jugés comprennent les bons et les méchants. Il fallait donc
que dans le jugement il se montrât sous la forme de l’esclave aux bons et aux
méchants, et qu’il ne conservât la forme de Dieu que pour les bons.
Article 3 : Le Christ
a-t-il acquis par ses mérites la puissance judiciaire ?
Objection N°1. Il semble que le Christ n’ait pas acquis
par ses mérites la puissance judiciaire. Car cette puissance résulte de la
dignité royale, suivant ces paroles du Sage (Prov., 20, 8) : Le roi qui est assis sur le trône de la justice dissipe de son regard
tout le mal. Or, le Christ a obtenu la dignité royale sans l’avoir méritée
; car elle lui convient par là même qu’il est le Fils unique de Dieu, puisqu’il
est dit (Luc, 1, 32)
: Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de
David son père, et il régnera dans la maison de Jacob éternellement. Le
Christ n’a donc pas acquis par ses mérites la puissance judiciaire.
Réponse à
l’objection N°1 : Cette raison s’appuie sur la puissance judiciaire, selon
qu’elle est due au Christ, d’après son union même avec le Verbe de Dieu.
Objection
N°2. Comme nous l’avons dit (art. préc.),
la puissance judiciaire convient au Christ selon qu’il est notre chef. Or, la
grâce de chef ne convient pas au Christ en raison de ses mérites, mais elle
résulte de l’union personnelle de la nature divine et humaine, d’après ces
paroles de l’Evangile (Jean, 1, 14)
: Nous avons vu sa gloire qui est celle
du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, et nous avons tous reçu de
sa plénitude ; ce qui lui appartient comme chef. Il semble donc que le
Christ n’ait pas eu la puissance judiciaire par suite de ses mérites.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette raison se
rapporte à la grâce qu’il a eue comme chef.
Objection
N°3. Saint Paul dit (1 Cor., 2, 15) : L’homme spirituel juge toutes choses. Or, l’homme devient spirituel
par la grâce, qui ne résulte pas des mérites ; autrement ce ne serait plus une grâce, selon l’expression du même apôtre (Rom., 11, 6). Il semble donc que la puissance
judiciaire ne convienne ni au Christ, ni aux autres par suite de leurs mérites,
mais par l’effet seul de la grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : Cette
raison se rapporte à la grâce habituelle qui perfectionne l’âme. Mais de ce que
la puissance judiciaire est due au Christ à ces divers titres, il ne s’ensuit
pas qu’elle ne lui soit pas due comme chose méritée (Car il ne répugne pas,
avons-nous dit, que la même chose soit due à quelqu’un à des titres
différents.).
Mais c’est le contraire. Il est dit (Job, 36, 17)
: Votre cause a été jugée comme celle de
l’impie, vous recevrez le jugement et la justice. Et saint Augustin dit (Lib. de verb. Dom.,
chap. 7) : Il sera juge celui qui a comparu pour être jugé, et il condamnera
les vrais coupables celui qui a été faussement accusé.
Conclusion
Quoique la puissance judiciaire soit due au Christ à cause de sa personne
divine, de sa dignité de chef et de sa plénitude de grâce, cependant il l’a méritée de manière que celui qui a combattu et triomphé
pour la justice, doit être jugé selon la justice de Dieu.
Il faut répondre que rien n’empêche qu’une seule et même chose ne soit
due à quelqu’un à des titres divers. Ainsi la gloire du corps ressuscité a été
due au Christ, non seulement parce qu’elle convenait à la divinité, et à cause
de la gloire de l’âme, mais encore par suite des mérites produits par les
humiliations de sa passion. De même il faut dire que la puissance judiciaire
convient au Christ, comme homme, et à cause de sa personne divine, et à cause
de sa dignité de chef, et à cause de la plénitude de sa grâce habituelle.
Cependant il l’a encore acquise par ses mérites ; de telle sorte qu’il est
conforme à la justice de Dieu que celui qui a combattu pour elle, qui a vaincu
et qui a été injustement condamné soit juge. D’où il dit lui-même (Apoc., 3, 21)
: J’ai vaincu et je me suis assis sur le
trône de mon Père. Or, par le trône on entend la puissance judiciaire,
d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 9, 5) : Vous êtes assis sur un trône, vous qui jugez la justice.
Objection N°1. Il semble que la puissance judiciaire
n’appartienne pas au Christ par rapport à toutes les choses humaines. Car un
homme de la foule ayant dit au Christ (Luc, 12, 13)
: Dites à mon frère qu’il partage avec
moi l’héritage qui nous est échu, il lui répondit : O homme, qui m’a établi pour vous juger ou pour vous faire vos
partages ? Sa puissance judiciaire ne s’étend donc pas sur toutes les choses
humaines.
Réponse à
l’objection N°1 : Comme nous l’avons dit (art. préc., Objection N°1), la
puissance judiciaire résulte de la dignité royale. Quoique le Christ ait été
établi roi par Dieu, cependant tant qu’il a vécu sur la terre il n’a pas voulu
administrer temporellement un royaume terrestre. C’est pour cela qu’il dit (Jean, 18, 36)
: Mon royaume n’est pas de ce monde.
De même il n’a pas voulu exercer sa puissance judiciaire sur les choses
temporelles, lui qui était venu pour élever les hommes à Dieu. D’où saint
Ambroise dit (ibid., in hunc loc. Luc.) : Celui qui était descendu du ciel pour
les choses divines décline avec raison les honneurs terrestres, et celui qui
doit juger les vivants et les morts, et apprécier leurs mérites, n’a pas daigné
juger les procès et se rendre l’arbitre des biens temporels.
Objection
N°2. Personne ne juge que les choses qui lui sont soumises. Or,
nous voyons que tout n’est pas encore soumis au Christ, comme le dit saint Paul
(Héb., chap. 2). Il semble donc que sa puissance
judiciaire ne s’étende pas sur toutes les choses humaines.
Réponse à
l’objection N°2 : Toutes choses ont été soumises au Christ quant à
la puissance qu’il a reçue de son Père sur tout ce qui existe, d’après ces
paroles du Seigneur (Matth., 28, 18) : Toute puissance m’a été donnée dans le ciel
et sur la terre. Mais tout ne lui est pas encore soumis quant à l’exécution
de cette puissance ; cela viendra quand il accomplira sa volonté sur tous les
hommes, en sauvant les uns et en punissant les autres.
Réponse à l’objection N°3 : Avant l’Incarnation
ces jugements étaient rendus par le Christ, selon qu’il est le Verbe de Dieu ;
par l’Incarnation, l’âme, qui lui est personnellement unie, a participé à cette
puissance.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Jean, 5, 22)
: Le Père a donné au Fils tout pouvoir de
juger (Son jugement s’étendra aux moindres détails de la vie humaine (Matth., 12, 36)
: Toute parole oiseuse que les hommes
auront dite, ils en rendront compte au jour
du jugement ; (Rom., 2, 16) : On le verra au jour où, selon mon évangile, Dieu jugera par
Jésus-Christ les actions secrètes des hommes ; (Ecclésiaste, 12,
14) : Dieu amènera en jugement tout ce
qui se fait, au sujet de toute faute, soit le bien soit le mal.).
Conclusion
Puisque le Christ est le Verbe de Dieu par lequel son Père fait tout et que son
âme est pleine de la divinité, il est évident que toutes les choses humaines
ainsi que toutes les autres choses quelles qu’elles soient appartiennent à la
puissance judiciaire du Christ, sous le rapport de la nature humaine aussi bien
que de la nature divine.
Il faut répondre que si nous parlons du Christ selon la nature divine,
il est évident que toute la puissance judiciaire du Père appartient au Fils ;
car comme le Père fait tout par son Verbe, de même il juge aussi tout par son
Verbe. Si nous parlons du Christ par rapport à la nature humaine, il est encore
évident que toutes les choses humaines sont soumises à son jugement. Ce qui est
manifeste : 1° si nous considérons le rapport de l’âme du Christ avec le Verbe
de Dieu. Car si l’homme spirituel juge
toutes choses, comme le dit saint Paul (1 Cor., 2, 15), parce que son esprit est uni au
Verbe de Dieu, à plus forte raison l’âme du Christ, qui est pleine de la vérité
du Verbe de Dieu, a-t-elle la puissance de juger toutes choses. 2° La même
conséquence résulte évidemment des mérites de sa mort. Car, selon l’expression
de saint Paul (Rom., 14, 9), le Christ est mort et ressuscité pour exercer un empire souverain sur
les vivants et les morts. C’est pour cette raison que sa puissance s’étend
sur tous les hommes. Aussi le même Apôtre ajoute : que nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ ; et le
prophète dit (Dan., 7, 14) : que l’ancien
des jours lui a donné la puissance, l’honneur et le royaume, et que tous les
peuples, toutes les tribus et toutes les langues le serviront. 3° La même
chose est évidente d’après le rapport des choses humaines avec leur fin, qui
est le salut de l’homme ; car on confie aussi l’accessoire à celui à qui on
confie le principal. Or, toutes les choses humaines se rapportent à la fin de
la béatitude, qui est le salut éternel, auquel tous les hommes sont admis ou
dont ils sont exclus par le jugement du Christ, comme on le voit (Matth., chap. 25).
C’est pourquoi il est évident que toutes les choses humaines appartiennent à la
puissance judiciaire du Christ.
Article 5 : Après
le jugement qui se rend dans le temps présent y en a-t-il un autre ?
Objection N°1. Il semble qu’après le jugement qui se rend
dans le temps présent il n’y aura pas un autre jugement général. Car après que
l’on a réparti définitivement les récompenses, et les peines un jugement
devient inutile. Or, dès maintenant on répartit les récompenses et les peines ;
puisque le Seigneur dit au larron sur la croix (Luc, 23, 43)
: Aujourd’hui vous serez avec moi dans le
paradis. Et ailleurs (Luc, 16, 22)
il est dit : que le riche est mort et
qu’il a été enseveli dans l’enfer. C’est donc en vain qu’on attend un
jugement dernier.
Réponse à
l’objection N°1 : D’après l’opinion (Ce sentiment a été une opinion
tant que l’Eglise ne s’est pas prononcée, mais aujourd’hui ce serait une
hérésie, puisque le contraire a été formellement décidé par le concile de
Florence (sess. ult.).) de quelques auteurs, les âmes des saints ne sont pas
récompensées dans le ciel, ni les âmes des damnés punies en enfer jusqu’au jour
du jugement. Ce qui est évidemment faux, d’après ces paroles de l’Apôtre (2 Cor., 5, 8) : Nous sommes pleins de courage, et nous aimons mieux nous éloigner de ce
corps pour habiter avec le Seigneur ; ce qui ne consiste plus à marcher à la lumière de la foi, mais à la vue de
l’essence divine, comme on le voit d’après ce qui suit. Or, la vie
éternelle consiste à voir Dieu dans son essence, comme le dit saint Jean (Jean, chap. 17).
D’où il est évident que les âmes sont séparées des corps dans la vie éternelle.
C’est pourquoi il faut dire qu’après la mort, pour ce qui est de l’âme, l’homme
arrive à un état immuable. C’est pour cela que, pour la récompense de l’âme, il
n’est pas nécessaire qu’il y ait un autre jugement. Mais parce qu’il y a
d’autres choses qui appartiennent à l’homme, qui se passent dans tout le cours
des temps et qui ne sont pas étrangères au jugement de Dieu, il faut qu’à la
fin des siècles elles soient toutes soumises au jugement. Car quoique l’homme,
sous ce rapport, ne mérite ni ne démérite, cependant ces choses appartiennent
d’une certaine façon à sa récompense ou à sa peine. Par conséquent il faut que
tout cela soit apprécié au jugement dernier.
Objection
N°2. Le prophète dit (Nah., 1, 9)
: Dieu ne jugera pas deux fois la même
chose (D’après les Septante. La Vulgate porte : La tribulation ne viendra pas deux fois.). Or, dans ce temps le
jugement de Dieu s’exerce et quant aux choses temporelles et quant aux choses
spirituelles. Il semble donc qu’on ne doive pas attendre un autre jugement
dernier.
Réponse à
l’objection N°2 : Dieu ne jugera pas deux
fois la même chose, c’est-à-dire sous le même rapport ; et il ne répugne
pas que Dieu juge deux fois sous des rapports divers.
Réponse à l’objection N°3 : Quoique la récompense ou la peine du
corps dépende de la récompense ou de la peine de l’âme ; cependant parce que
l’âme ne change que par accident, à cause du corps, aussitôt qu’elle en est
séparée, elle a un état immuable et reçoit son jugement. Mais le corps reste
soumis au changement jusqu’à la fin des temps ; et c’est pour cela qu’il faut
qu’alors il reçoive sa récompense ou sa punition au jugement dernier.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Jean, 12, 48)
: Celui qui me méprise aura pour juge la
parole que j’ai prononcée ; ce sera elle qui le jugera au dernier jour. Il
y aura donc au dernier jour un jugement, indépendamment de celui qui a lieu
maintenant.
Conclusion
Puisqu’on ne peut juger parfaitement une chose qui change avant sa pleine
consommation, il faut qu’indépendamment du jugement qui se fait à fa mort de
chaque homme, il y ait au dernier jour un jugement final.
Il faut répondre qu’on ne peut pas juger parfaitement d’une chose qui
change avant sa consommation. Ainsi on ne peut pas juger parfaitement de la
nature d’une action avant qu’elle ne soit consommée en elle-même et dans ses
effets ; car il y a beaucoup d’actions qui paraissent être utiles et dont les
effets prouvent qu’elles sont nuisibles. De même on ne peut juger parfaitement
d’un homme tant que sa vie n’est pas terminée, parce qu’il peut de beaucoup de
manières de bon devenir méchant, et réciproquement, ou de bon devenir meilleur
et de méchant pire. D’où l’Apôtre dit (Héb., 9, 27)
: Qu’il est arrêté que les hommes meurent
une fois, et qu’ensuite se fait le jugement. Mais il est à remarquer que
quoique la mort mette fin à la vie temporelle de l’homme, considérée en
elle-même, cependant elle reste encore dépendante sous certain rapport de
plusieurs choses à venir. l° Elle subsiste encore dans
la mémoire des hommes, où quelquefois, contrairement à la vérité, elle se
perpétue avec une bonne ou une mauvaise renommée. 2° Elle subsiste dans les
enfants, qui sont en quelque sorte une partie de leurs parents, d’après ces
paroles du Sage (Ecclésiastique, 30, 4)
: Son père est mort, et il ne semble pas
mort parce qu’il a laissé après lui un autre lui-même. Cependant il y a
beaucoup de gens de bien dont les enfants sont méchants et réciproquement. 3°
Quant à l’effet de ses œuvres. C’est ainsi que la fourberie d’Arius et des
autres sectaires multiplie ses désastres jusqu’à la fin du monde, et que
d’autre part la foi produite par la prédication des apôtres s’est propagée
jusqu’aujourd’hui. 4° Quant au corps qui est quelquefois enseveli avec honneur,
et qui d’autres fois reste sans sépulture et s’en va absolument en poussière.
5° A l’égard des choses auxquelles l’homme a attaché
son affection ; telles que les choses temporelles, dont les unes passent
rapidement et les autres durent plus longtemps. Or, toutes ces choses sont
soumises à l’appréciation du jugement de Dieu ; c’est pourquoi il ne peut pas
les juger toutes parfaitement et manifestement (Par rapport à lui, son jugement
est parfait et manifeste avant la fin des temps, puisqu’il embrasse le passé,
le présent et l’avenir dans un seul et même coup d’œil ; mais il ne peut en
être ainsi par rapport aux créatures, qu’autant que tous les temps seront
révolus.) tant que ce siècle dure. C’est pour cette raison qu’il faut qu’il y
ait un jugement final au dernier jour, dans lequel ce qui appartient à tout
homme de quelque manière sera jugé parfaitement et avec éclat.
Article 6 : La
puissance judiciaire du Christ s’étend-elle aux
anges ?
Objection N°1. Il semble que la puissance judiciaire du
Christ ne s’étende pas aux anges. Car les bons anges aussi bien que les
méchants ont été jugés dès le commencement du monde. Quand les uns sont tombés
dans le péché les autres ont été confirmés dans la béatitude. La puissance
judiciaire du Christ ne s’étend donc pas aux anges.
Réponse à l’objection N°1 : Ce raisonnement repose sur le
jugement considéré par rapport à la récompense essentielle et à la peine
principale.
Objection N°2. Ce n’est pas à la même personne qu’il appartient de juger
et d’être jugé. Or, les anges viendront pour juger avec le Christ, d’après ces
paroles de l’Evangile (Matth., 20, 31)
: Quand le Fils de l’homme viendra dans
sa majesté et tous les anges avec lui. Il semble donc que les anges ne
doivent pas être jugés par le Christ.
Réponse
à l’objection N°2 : Il faut répondre au
second, que, comme le dit saint Augustin (Lib.
de ver. relig.,
chap. 31), quoique l’homme spirituel juge toutes choses, cependant il est jugé
par la vérité elle-même. C’est pour cela que quoique les anges jugent, parce
qu’ils sont spirituels, néanmoins ils sont jugés par le Christ, selon qu’il est
la vérité.
Réponse à l’objection N°3 : La puissance judiciaire du Christ s’étend
non seulement sur les anges, mais encore sur toutes les créatures qu’il régit.
Car si, comme le dit saint Augustin (De
Trin., liv. 3, chap. 4), Dieu régit d’une certaine manière les choses
inférieures par celles qui sont au-dessus d’elles ; il faut reconnaître que
tous les êtres sont régis par l’âme du Christ qui est supérieure à toutes les
créatures. D’où l’Apôtre dit (Héb., 2, 5) : Dieu n’a point
soumis aux anges le monde futur, mais il l’a soumis à celui dont nous parlons, c’est-à-dire au Christ. Néanmoins il ne
s’ensuit pas pour cela que Dieu ait
établi sur la terre un autre que lui-même, parce que Jésus-Christ
Notre-Seigneur n’est avec lui qu’un seul et même Dieu.
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 6, 3) : Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? Or, les saints ne
jugeront que par l’autorité du Christ. A plus forte raison le Christ a-t-il une
puissance judiciaire sur les anges.
Conclusion
Puisque par les humiliations de sa passion la nature humaine a mérité d’être
élevée dans le Christ au-dessus des anges, il est évident que les bons anges
aussi bien que les méchants sont soumis à sa puissance judiciaire, non seulement
en raison de la nature divine, mais encore en raison de la nature humaine.
Il faut répondre que les anges sont soumis à la puissance judiciaire
du Christ non seulement quant à la nature divine, selon qu’il est le Verbe de
Dieu, mais encore en raison de sa nature humaine. Ce qui est évident pour trois
raisons : 1° A cause de l’union qu’il y a entre la nature qu’il a prise et
Dieu. Car, selon la remarque de saint Paul (Héb., 2, 16), il n’est dit nulle part qu’il doive s’unir
aux anges, tandis qu’il s’est uni à la race d’Abraham. C’est pourquoi l’âme
du Christ a été plus remplie de la vertu du Verbe de Dieu qu’aucun des anges,
et c’est pour ce motif qu’elle les éclaire, comme le dit saint Denis (De cælest. hier., chap. 7),
et que par conséquent elle a la puissance de les juger. 2° Parce que, par
l’humiliation de sa passion, la nature humaine a mérité dans le Christ d’être
élevée au-dessus des anges, de manière qu’au
nom de Jésus, suivant l’expression de l’Apôtre (Phil., 2, 10),
tout genou fléchisse au ciel, sur la
terre et dans les enfers. C’est pour ce motif que le Christ a une puissance
judiciaire sur tous les anges bons et méchants ; ce qui le prouve c’est qu’il
est dit (Apoc., 7, 11)
: que tous les anges se tenaient debout
autour de son trône. 3° En raison des choses que les anges opèrent à
l’égard des hommes dont le Christ est le chef d’une manière toute spéciale.
D’où saint Paul dit (Héb., 1, 14) : qu’ils sont tous des esprits destinés pour servir, et envoyés pour exercer
leur ministère en faveur de ceux qui sont les héritiers du salut. Or, ils
sont soumis au jugement du Christ : 1° quant à la dispensation des choses
qu’ils font. Cette dispensation est faite par le Christ comme homme, dont les
anges étaient les serviteurs (Matth., chap. 4),
et auquel les démons demandaient qu’il les envoyât dans le corps des pourceaux
(Matth., chap. 8).
2° Ils lui sont soumis quant aux récompenses accidentelles que reçoivent les
bons anges et qui consistent dans la joie qu’ils éprouvent du salut des hommes,
d’après ces paroles (Luc, 15, 10)
: Il y aura une grande joie parmi les
anges de Dieu lorsqu’un seul pécheur fera pénitence. Il en est de même des
peines accidentelles des démons, car il appartient au Christ comme homme de les
leur faire souffrir ici-bas ou selon qu’ils sont enfermés dans l’enfer. C’est
pourquoi le démon s’écria (Matth., chap. 24)
: Qu’y a-t-il de commun entre vous et
nous, Jésus de Nazareth ; vous êtes venu avant le temps pour nous perdre. 3°
Ils lui sont encore soumis quant à la récompense essentielle des bons anges qui
est la béatitude éternelle et quant à la peine essentielle des mauvais qui est
la damnation éternelle. Mais le Christ a fait ces choses dès le commencement du
monde, selon qu’il est le Verbe de Dieu.
Il ne nous
reste ici plus rien à ajouter à ce que nous avons dit sur le mystère de son Incarnation.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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