Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
61 : De la nécessité des sacrements
Après avoir parlé de la nature des sacrements, nous devons nous
occuper de leur nécessité. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Les
sacrements sont-ils nécessaires au salut de l’homme ? (Le concile de Trente a
ainsi défini la nécessité des sacrements (sess. 7, De sacram., chap. 4) : Si quis dixerit sacramenta novæ legis non esse ad salutem necessaria, superflua… anathema sit.) — 2° Ont-ils
été nécessaires dans l’état où était l’homme avant son péché ? (Saint Thomas
croit qu’il n’y a point eu de sacrement dans l’état d’innocence. C’est ce
qu’admettent en général tous les théologiens, parce que cet état a duré trop
peu de temps. Mais le raisonnement qu’il fait à cet égard tend à prouver qu’il
n’y en aurait pas eu, quand même cet état aurait persévéré. Les thomistes sont
tous de ce sentiment, et tout en reconnaissant qu’il y aurait eu de véritables
sacrifices, des offrandes, des rites sensibles, ils prétendent que ces choses
n’auraient pas été des sacrements. L’opinion contraire est défendue par
beaucoup d’autres théologiens.) — 3° Ont-ils été nécessaires dans l’état qui a
suivi le péché avant Jésus-Christ ? (Les sacrements de l’ancienne loi ont été
des figures des sacrements de la loi nouvelle, et il est de foi que ceux-ci en
différent essentiellement : Si quis dixerit ea
ipsa novæ legis sacramenta à sacramentis antiquæ legis non differre, nisi quia cæremoniæ sunt aliæ, et alii ritus
externi, anathema sit (Conc. Trid., sess. 7, can. 2).) — 4° Ont-ils été nécessaires
après l’arrivée du Christ ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des
cathares, qui prétendaient qu’il n’y avait pas de sacrements dans l’Eglise.
Cette erreur a été implicitement condamnée par le concile de Florence, qui
détermine la matière et la forme des sacrements, et par le concile de Trente,
qui fait de même.)
Article 1 : Les
sacrements sont-ils nécessaires au salut de l’homme ?
Objection N°1. Il semble que les sacrements ne soient pas
nécessaires au salut de l’homme. Car l’Apôtre dit (1 Tim., 4, 8) : Les exercices du corps sont utiles à peu de chose. Or, l’usage des
sacrements se rapporte à l’exercice du corps, parce que les sacrements
consistent dans la signification des choses sensibles et des mots, comme nous
l’avons dit (quest. préc., art. 6, Réponse N°2). Ils ne sont donc pas nécessaires au
salut de l’homme.
Réponse à
l’objection N°1 : L’exercice du corps, considéré comme tel, n’est pas très
utile ; mais l’exercice qui consiste dans l’usage des sacrements n’est pas
purement corporel, car il est spirituel d’une certaine manière, c’est-à-dire
par sa signification et sa causalité (Les sacrements sont les signes de la
grâce, et ils la produisent.).
Objection
N°2. Le Seigneur dit à saint Paul (2 Cor., 12, 9) : Ma grâce vous suffit. Or, elle ne suffirait pas si les sacrements
étaient nécessaires au salut. Ils ne le sont donc pas.
Réponse
à l’objection N°2 : La grâce de Dieu est
la cause suffisante du salut de l’homme ; mais Dieu donne aux hommes la grâce
selon le mode qui leur convient. C’est pourquoi les sacrements sont nécessaires
aux hommes pour l’obtenir.
Objection
N°3. Quand on pose une cause suffisante, il ne semble pas qu’une
autre chose puisse être nécessaire pour la production de son effet. Or, la
passion du Christ est la cause suffisante de notre salut. Car saint Paul dit (Rom., 5, 10) : Si, lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés
avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, maintenant que nous
sommes réconciliés, serons-nous sauvés par la vie de ce même Fils. Les
sacrements ne sont donc pas nécessaires pour le salut de l’homme.
Réponse
à l’objection N°3 : La passion
du Christ est, à la vérité, la cause suffisante du salut de l’homme, mais il ne
s’ensuit pas pour cela que les sacrements ne soient pas nécessaires au salut du
genre humain. Car ils opèrent en vertu de la passion du Christ, et la passion
du Christ nous est appliquée par eux d’une certaine manière, d’après ces
paroles de saint Paul (Rom., 6, 3) : Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, nous avons été
baptisés dans sa mort.
Conclusion Puisque les hommes en péchant se sont soumis
par leur affection aux choses corporelles, qu’ils ne s’en détachent pas
facilement et qu’ils sont conduits par elles aux choses spirituelles ; il est
évident que les sacrements sont nécessaires à leur salut.
Il
faut répondre que les sacrements sont nécessaires au salut de l’homme pour
trois raisons. 1° La première doit se tirer de la condition de la nature
humaine, dont le propre est de nous conduire, par les choses corporelles et
sensibles, aux choses spirituelles et intelligibles. Comme il appartient à la
divine providence qu’on pourvoie à chaque chose selon le mode de sa condition,
il s’ensuit qu’il est convenable que la divine sagesse aide l’homme à faire son
salut au moyen de ces signes corporels et sensibles qu’on appelle sacrements.
2° La seconde raison doit être déduite de l’état de l’homme qui, en péchant,
s’est soumis par son affection aux choses corporelles. Or, le remède doit être
appliqué là où est le mal. C’est pourquoi il a été convenable que Dieu préparât
un remède spirituel pour l’homme au moyen des signes corporels. Car si on ne lui
présentait que des choses spirituelles toutes nues, l’esprit qui est livré aux
choses corporelles ne pourrait s’y appliquer. 3° La troisième raison provient
de la nature de l’action de l’homme, qui a principalement pour objet les choses
corporelles. Ainsi, de peur qu’il ne fût trop dur pour l’homme de se détacher
totalement des actes corporels, on lui a proposé dans les sacrements des
exercices corporels dont il se sert dans l’intérêt de son salut, pour éviter
les exercices superstitieux qui consistent dans le culte des démons, ou pour
éviter toutes les choses nuisibles qui consistent dans des actes coupables. Par
conséquent, par l’institution des sacrements, l’homme est instruit au moyen des
choses sensibles de la manière qui convient à sa nature ; il est humilié en
apprenant qu’il est soumis aux choses corporelles, puisque c’est par le moyen
des corps qu’on lui vient en aide ; et il est préservé d’actions coupables par
l’exercice salutaire des sacrements (D’après les raisons que donne ici saint
Thomas, on voit qu’il ne s’agit pas ici d’une nécessité absolue, car Dieu eût
pu sauver les hommes d’une autre manière, il s’agit seulement d’une nécessité
de convenance, c’est-à-dire que ce moyen est le plus convenable pour la fin
qu’il voulait atteindre.).
Article 2 : Avant
le péché les sacrements ont-ils été nécessaires à l’homme ?
Objection N°1. Il semble que les sacrements aient été
également nécessaires à l’homme avant son péché. Car, comme nous l’avons dit
(art. préc.,
Réponse N°2), les sacrements sont nécessaires à l’homme pour obtenir la grâce.
Or, dans l’état d’innocence l’homme avait besoin de la grâce, comme nous
l’avons vu (1a pars, quest. 95, art. 4, Réponse N°1). Les sacrements
lui étaient donc aussi nécessaires dans cet état.
Réponse à l’objection N°1 : L’homme dans l’état
d’innocence avait besoin de la grâce, mais il n’était pas nécessaire qu’il
l’obtint par des signes sensibles ; il suffisait qu’elle lui arrivât spirituellement
et invisiblement.
Objection N°2. Les sacrements sont nécessaires à l’homme selon la
condition de la nature humaine, ainsi que nous l’avons vu (art. préc.). Or, la nature de l’homme
est la même avant et après le péché. Il semble donc qu’avant le péché l’homme
ait eu besoin des sacrements.
Réponse à l’objection N°2 : La nature de l’homme est la même avant et après le péché
; mais son état n’est pas le même. Car après le péché l’âme a besoin pour son
perfectionnement de recevoir quelque chose des êtres corporels quant à sa
partie supérieure, ce qui n’était pas nécessaire dans l’état d’innocence.
Objection N°3. Le mariage est un sacrement, d’après ces
paroles de saint Paul (Eph., 5, 32) : Ce sacrement est grand, je dis en Jésus-Christ et dans l’Eglise. Or, le mariage a été établi avant le péché, comme on le voit (Gen., chap. 2).
Les sacrements étaient donc nécessaires à l’homme avant son péché.
Réponse
à l’objection N°3 : Le mariage
a été établi dans l’état d’innocence, non comme un sacrement, mais comme un
devoir naturel. Cependant par voie de conséquence il signifiait une chose
future qui se rapportait au Christ et à l’Eglise ; comme toutes les autres
choses figuratives qui ont existé avant le Christ.
Mais c’est le contraire. La médecine n’est nécessaire qu’au malade,
d’après ces paroles (Matth., 9, 12) : Celui
qui se porte bien n’a pas besoin de médecin. Or, les sacrements sont des
médecines spirituelles qui sont employées contre le mal du péché. Ils n’ont
donc pas été nécessaires avant que l’homme eut péché.
Conclusion Dans l’état d’innocence l’homme n’avait pas
besoin des sacrements, ni pour remédier au péché, ni pour perfectionner son
âme.
Article 3 : Après
le péché a-t-il dû y avoir des sacrements avant Jésus-Christ ?
Objection N°1. Il semble qu’après le péché il n’ait pas
dû y avoir des sacrements avant le Christ. Car nous avons dit (art. 1, Réponse
N°3) que la passion du Christ est appliquée aux hommes par les sacrements : et
par conséquent la passion du Christ est aux sacrements ce que la cause est à
l’effet. Or, l’effet ne précède pas la cause. Les sacrements n’ont donc pas dû
exister avant l’avènement du Christ.
Réponse à l’objection N°1 : La passion du Christ est la
cause finale des anciens sacrements, c’est-à-dire qu’ils ont été établis pour
la signifier. Comme la cause finale n’a pas la priorité de temps, mais qu’elle
n’est antérieure que dans l’intention de l’agent, il s’ensuit qu’il ne répugne
pas qu’il y ait eu des sacrements avant la passion du Christ.
Réponse à l’objection N°2 : L’état du genre humain depuis le péché jusqu’à
Jésus-Christ peut être considéré de deux manières. 1° Selon la nature de la
foi. Sous ce rapport il est toujours resté le même, parce que les hommes
étaient justifiés par la foi dans l’avènement futur du Christ. 2° On peut le
considérer selon que le péché a été plus ou moins abondant et la connaissance du
Christ plus ou moins expresse. Car, selon le développement des siècles, le
péché a commencé à dominer davantage dans l’homme, au point qu’il obscurcit la
raison humaine et que les préceptes de la loi de nature ne suffisant plus à
l’homme pour bien vivre, il devint nécessaire de déterminer des préceptes par
une loi écrite et d’ajouter à ces préceptes des sacrements de foi. Il fallait
aussi qu’avec le cours des temps la connaissance de la foi fût plus explicite,
parce que, comme le dit saint Grégoire (Hom. 16 in Ezech.), avec le progrès des âges la connaissance de
Dieu augmenta. C’est pour cela que dans l’ancienne loi il a été nécessaire
qu’on déterminât des sacrements qui fussent les signes de la foi qu’on avait
dans le Christ à venir. Ces sacrements sont à ceux qui ont existé avant la loi,
ce que le déterminé est à l’indéterminé. Car avant la loi il n’y a rien eu de
positivement déterminé au sujet des sacrements dont l’homme devait faire usage,
mais cela l’a été par la loi, et c’était nécessaire soit à cause de
l’obscurcissement de la loi de nature, soit parce qu’il fallait que la foi fût
plus particulièrement signifiée.
Objection N°3. Plus une chose se rapproche de la perfection et plus elle
doit lui ressembler. Or, la perfection du salut de l’homme a été opérée par le
Christ dont les sacrements de la loi ancienne sont plus rapprochés que ceux qui
ont existé avant la loi. Ces sacrements ont donc dû ressembler davantage aux
sacrements du Christ. C’est cependant le contraire qui est manifeste, parce
qu’il est dit que le sacerdoce du Christ doit être selon l’ordre de
Melchisédech et non selon l’ordre d’Aaron, comme on le voit (Héb., chap. 7).
Les sacrements avant le Christ n’ont donc pas été convenablement établis.
Réponse
à l’objection N°3 : Le
sacrement de Melchisédech qui a existé avant la loi ressemble davantage au
sacrement de la loi nouvelle pour la matière, en ce sens qu’il offrit du pain et du vin, comme on le voit (Gen., chap. 14), et que c’est aussi dans
l’oblation du pain et du vin que le sacrifice de la loi nouvelle consiste.
Cependant les sacrements de la loi de Moïse ressemblent davantage à la chose
signifiée par le sacrement, c’est-à-dire à la passion du Christ, comme on le
voit à l’égard de l’agneau pascal et des autres victimes (Sur le rapport qu’il
y a entre les sacrements de la loi ancienne et ceux de la loi nouvelle, voy. 1a 2æ, quest. 102, art. 3.). Et
il en a été ainsi parce que si l’espèce des sacrements était restée la même, il
aurait semblé, à cause de la continuité du temps, que c’était la continuation
du même sacrement.
Conclusion Puisque depuis le péché personne ne peut être
sanctifié que par le Christ, nécessairement après le péché il y a eu avant
l’arrivée du Christ des sacrements par lesquels l’homme a témoigné sa foi dans
le Christ à venir.
Il
faut répondre que les sacrements sont nécessaires au salut de l’homme, selon
qu’ils sont des signes sensibles des choses invisibles par lesquelles l’homme
est sanctifié. Or, depuis le péché on ne peut être sanctifié que par le Christ
que Dieu a destiné pour être la victime
de propitiation, par la foi qu’on avait en son sang, afin de faire paraître sa
justice… et pour faire voir qu’il est juste et qu’il justifie celui qui tend à
la justice par la foi en Jésus-Christ (Rom., 3, 25). C’est pourquoi il fallait
qu’avant l’arrivée du Christ il y eût des signes visibles pour que les hommes
témoignassent leur foi dans son avènement futur. C’est à ces signes qu’on donne
le nom de sacrements. Par conséquent il est évident qu’avant l’arrivée du
Christ il a été nécessaire d’établir des sacrements.
Article 4 : Après
le Christ a-t-il dû y avoir des sacrements ?
Objection N°1. Il semble qu’après le Christ il n’ait pas
dû y avoir des sacrements. Car, quand la vérité arrive la figure doit cesser.
Or, c’est Jésus-Christ qui a apporté la
grâce et la vérité, comme le dit saint Jean (Jean, 1, 17). Par conséquent puisque
les sacrements sont des signes de la vérité ou des figures, il semble qu’après
la passion du Christ ils n’aient plus dû exister.
Réponse à l’objection N°1 : Comme le dit
saint Denis (De hier. cœl.,
chap. 5), l’état de la loi nouvelle tient le milieu entre l’état de la loi
ancienne, dont les figures sont accomplies dans la loi nouvelle, et l’état de
gloire dans lequel la vérité sera manifestée toute nue et dans toute sa
perfection. C’est pourquoi il n’y aura point alors de sacrement. Mais maintenant
que nous connaissons la vérité, comme dans
un miroir et en énigme, selon l’expression de saint Paul (1 Cor., chap. 13), il faut que nous arrivions aux choses
spirituelles par des signes sensibles ; ce qui appartient à la nature des
sacrements.
Objection N°2. Les sacrements consistent dans certains éléments, comme
on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. préc., art. 4 et 5). Or, l’Apôtre dit (Gal., 4, 3) : Quand nous étions de petits enfants, nous étions assujettis aux
éléments ; maintenant que la plénitude des temps est arrivée, nous ne
sommes plus de petits enfants. Il semble donc que nous ne devons pas servir
Dieu avec les éléments de ce monde, en faisant usage des sacrements corporels.
Réponse à
l’objection N°2 : Saint Paul appelle les sacrements de la loi
ancienne des éléments vides et infirmes
(Gal., chap. 4), parce qu’ils ne contenaient
pas la grâce et qu’ils ne la produisaient pas. C’est pourquoi il dit que ceux
qui faisaient usage de ces sacrements étaient asservis aux éléments de ce
monde, parce que ces sacrements n’étaient rien autre chose que des éléments de
cette nature. Mais nos sacrements contiennent la grâce et la produisent (Cet
article est de foi, comme nous le verrons (quest. suiv.).) ; c’est pourquoi il
n’y a pas de parité entre eux.
Conclusion Puisque nous sommes sauvés par la foi dans le
Christ qui est né et qui a souffert, comme les anciens l’ont été par la foi
dans le Christ à venir, indépendamment des sacrements de l’ancienne loi qui
annonçaient à l’avance les mystères futurs du Christ, il a fallu que sous la loi
nouvelle il y eut d’autres sacrements qui signifiassent ce qui a précédemment
existé dans le Christ.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune
évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.
JesusMarie.com