Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
62 : De l’effet principal des sacrements qui est la grâce
Après avoir parlé de la nécessité des sacrements, nous devons nous
occuper de leurs effets ; et d’abord de leur effet principal qui est la grâce ;
ensuite de leur effet secondaire qui est le caractère. — A ce sujet six
questions se présentent : 1° Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils la
cause de la grâce ? — 2° La grâce sacramentelle ajoute-t-elle quelque chose à
la grâce des vertus et des dons ? (Luther n’ayant pas reconnu la grâce
sacramentelle, a prétendu que tous les chrétiens étaient prêtres, et qu’ils
avaient la même puissance, sans distinction d’état. Cette erreur, qui fut celle
des pauvres de Lyon et de plusieurs autres hérétiques ennemis de toute
hiérarchie, a été ainsi condamnée par le concile de Trente (sess, 8, can. 10) : Si
quis dixerit christianos omnes in verbo et omnibus sacramentis administrandis habere potestatem ; anathema sit.) — 3° Les sacrements contiennent-ils la grâce ? (Luther
a nié que les sacrements contiennent la grâce et qu’ils effacent les péchés ;
ce que le concile de Trente a condamné en ces termes : Si quis dixerit sacramenta novæ legis non continere gratiam quam significant ; aut gratiam ipsam non ponentibus obicem non conferre… anathema sit.) — 4° Y a-t-il en eux une vertu pour la produire ?
(Il est de foi, contre Luther et les autres novateurs modernes, que les
sacrements confèrent la grâce ex opere operato, d’après ce
canon du concile de Trente (sess. 7, can. 8) : Si quis dixerit per
novæ legis sacramenta ex opere operato non conferri gratiam, anathema sit.) — 5° Cette
vertu dans les sacrements découle-t-elle de la passion du Christ ? — 6° Les
sacrements de l’ancienne loi produisaient-ils la grâce ? (Le concile de
Florence détermine ainsi la différence qu’il y a entre les sacrements de
l’ancienne loi et ceux de la nouvelle : Illa non causabant gratiam, sed eam solam per passionem Christi dandam figurabant : hæc autem continent gratiam et ipsam dignè suscipientibus
conferunt.)
Article 1 : Les
sacrements sont-ils la cause de la grâce ?
Objection N°1. Il semble que les sacrements ne soient pas
la cause de la grâce. Car une même chose ne paraît pas être signe et cause,
parce que la nature du signe paraît plutôt convenir à un effet. Or, le
sacrement est le signe de la grâce. Il n’en est donc pas la cause.
Réponse à l’objection N°1 : La cause principale ne peut pas
être appelée proprement le signe d’un effet, quand même l’effet serait occulte
et que la cause serait sensible et manifeste. Mais la cause instrumentale, si
elle est manifeste, peut être appelée le signe d’un effet occulte, parce
qu’elle n’est pas seulement cause, mais qu’elle est encore effet d’une certaine
manière, selon qu’elle est mue par l’agent principal. D’après cela les
sacrements de la loi nouvelle sont tout à la fois causes et signes ; d’où il
suit qu’ils produisent ce qu’ils figurent, comme on le dit communément. D’où il
est évident qu’ils ont parfaitement ce qui constitue le sacrement, selon qu’ils
se rapportent à quelque chose de sacré, non seulement
comme signe, mais encore comme cause.
Objection N°2. Aucune chose corporelle ne peut agir sur ce qui est
spirituel, parce que l’agent est plus noble que le patient, comme le dit saint
Augustin (Sup. Gen., liv. 12, chap. 16). Or, le sujet de la grâce est l’âme de
l’homme qui est une chose spirituelle. Les sacrements ne peuvent donc pas
produire la grâce.
Réponse à l’objection N°2 : L’instrument a deux actions : l’une instrumentale
d’après laquelle il opère, non d’après sa vertu propre, mais d’après la vertu
de l’agent principal ; l’autre est son action propre qui lui convient d’après
sa propre forme. C’est ainsi qu’il convient à la hache de couper en raison de
son tranchant, et de faire un lit selon qu’elle est un instrument d’art. Mais
elle ne peut produire son action instrumentale qu’autant qu’elle exerce son
action propre, car elle ne fait un lit qu’en coupant. De même les sacrements
corporels produisent leur action instrumentale sur l’âme, d’après la vertu
divine, au moyen de leur opération propre qu’ils exercent sur le corps qu’ils
touchent. Ainsi l’eau du baptême en purifiant le corps selon sa propre vertu,
purifie l’âme selon qu’elle est l’instrument de la vertu divine ; car l’âme et
le corps ne font qu’un. Et c’est ce qui fait dire à saint Augustin (loc. sup. cit.) qu’elle touche le corps
et purifie le cœur.
Objection N°3. Ce qui est propre à Dieu ne doit pas être attribué à une
créature. Or, c’est le propre de Dieu que de produire la grâce, d’après ces
paroles (Ps. 73, 12) : Le Seigneur donnera la grâce et la gloire. Par conséquent puisque
les sacrements consistent dans certaines paroles et dans des choses créées, il
ne semble pas qu’ils puissent produire la grâce.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce
raisonnement s’appuie sur ce qui est la cause de la grâce, comme agent
principal ; ce qui est en effet le propre de Dieu, comme nous l’avons dit (dans
le corps de cet article.).
Mais c’est
le contraire. Saint Augustin dit (Tract.
80 sup. Joan.) que l’eau baptismale touche le corps et purifie le cœur. Or,
le cœur n’est purifié que par la grâce. L’eau la produit donc, et il en est de
même des autres sacrements de l’Eglise.
Conclusion
Quoique Dieu seul soit la cause efficiente et principale de la grâce, cependant
les sacrements de la loi nouvelle la produisent à titre de cause instrumentale.
Il faut répondre qu’il est nécessaire de dire que les sacrements de la
loi nouvelle produisent la grâce d’une certaine manière. Car il est évident que
par les sacrements de la loi nouvelle l’homme est incorporé au Christ. C’est
ainsi que l’Apôtre dit du baptême (Gal., 3, 27) : Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le
Christ. Or, l’homme ne devient membre du Christ que par la grâce. — Il y a
cependant des auteurs qui prétendent que les sacrements ne sont pas cause de la
grâce en opérant quelque chose (Il est de foi, contre les arméniens et d’autres
hérétiques modernes, que les sacrements de la loi nouvelle sont la cause
instrumentale de la grâce. Voyez à ce sujet le concile de Milève,
can. 2 ; le deuxième concile d’Orange, can. 25 ; le concile de Florence sous
Eugène IV, et le concile de Trente, sess. 7, can. 2, 6 et 7.), mais que Dieu
produit la grâce dans l’âme, quand on les confère. Ils donnent pour exemple
celui qui en apportant un denier de plomb reçoit cent livres d’argent par ordre
du roi ; non que ce denier lasse quelque chose pour qu’on obtienne une pareille
somme d’argent, mais la volonté seule du roi en est la cause. C’est ce qui fait
dire à saint Bernard (Serm. 1 in cænâ Dom.,
et inscribitur : De
baptismo, chap. 2) : Comme on investit un
chanoine par le livre, un abbé par le bâton, un évêque par l’anneau, ainsi sont
distribuées les différentes grâces qui nous sont transmises par les sacrements
(Tous les théologiens catholiques reconnaissent que les sacrements sont des
causes instrumentales de la grâce ; mais il y a controverse parmi eux, au sujet
de la nature de cette cause. Est-ce une cause morale ou une cause physique ?
Scot et les scotistes, Vasquez, Delugo, Bécan, Tournely, Juvenin, etc.,
soutiennent qu’ils sont cause morale ; saint Thomas et tous les thomistes, avec
Bellarmin, Suarez, Valentin, Isambert et une foule d’autres, prétendent qu’ils
sont cause physique.). Mais si on considère la chose convenablement, ce mode ne
surpasse pas la nature du signe ; car le denier de plomb n’est rien autre chose
que le signe de l’ordre du roi, qui fait qu’on reçoit de l’argent à son sujet ;
comme le livre est le signe qui indique la tradition du canonicat. D’après cela
les sacrements de la loi nouvelle ne seraient donc rien de plus que des signes
de la grâce ; quoique cependant beaucoup de Pères disent que ces sacrements ne
signifient pas seulement la grâce, mais qu’ils la produisent. — C’est pourquoi
il faut dire qu’il y a deux sortes de causes efficientes, la cause principale
et la cause instrumentale. La cause principale opère par la vertu de sa forme à
laquelle l’effet est assimilé, comme le feu échauffé par sa chaleur. De la
sorte il n’y a que Dieu qui puisse être cause de la grâce ; parce que la grâce
n’est rien autre chose qu’une participation à la ressemblance de la nature
divine, d’après ces paroles de saint Pierre (2 Pierre, 1, 4)
: Il nous a communiqué les biens si
grands et si précieux qu’il nous avait promis, pour que nous soyons participants
de la nature divine. La cause instrumentale n’agit pas par la vertu de sa
forme, mais seulement par le mouvement qui lui est communiqué par l’agent
principal. C’est pourquoi l’effet ne ressemble pas à l’instrument, mais à
l’agent principal ; comme un lit ne ressemble pas à la hache, mais à l’idée qui
est dans l’esprit de l’artisan. Les sacrements de la loi nouvelle sont cause de
la grâce de cette manière ; car ils sont conférés aux hommes d’après l’ordre de
Dieu pour produire la grâce en eux. D’où saint Augustin dit (Cont. Faust., liv. 14, chap. 16) :
Toutes ces choses, c’est-à-dire toutes les choses qui sont sacramentelles, se
font et passent, mais la vertu qui les opère, c’est-à-dire la vertu de Dieu,
reste éternellement. Or, on donne proprement le nom d’instrument à la chose par
laquelle on opère ; et c’est pour cela que saint Paul dit (Tite, 3, 5) : Il nous a sauvés par l’eau de la régénération.
Article 2 : La
grâce sacramentelle ajoute-t-elle quelque chose à la grâce des vertus et des dons
?
Objection N°1. Il semble que la grâce sacramentelle
n’ajoute pas quelque chose à la grâce des vertus et des dons. Car par la grâce
des vertus et des dons l’âme est suffisamment perfectionnée en elle-même et
quant à ses puissances, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (1a
2æ, quest. 110, art. 3 et 4). Or, la grâce se rapporte à la
perfection de l’âme. La grâce sacramentelle ne peut donc pas ajouter quelque
chose à la grâce des vertus et des dons.
Réponse à l’objection N°1 : La grâce des vertus et des
dons perfectionne suffisamment l’essence de l’âme et ses puissances pour ce qui
se rapporte en général aux actes de l’âme, mais la grâce sacramentelle est
requise relativement à certains effets spéciaux qui sont nécessaires pour la
vie chrétienne.
Réponse à l’objection N°2 : Par les vertus et les dons les vices et les péchés sont
suffisamment exclus relativement au présent et à l’avenir, dans le sens que
l’homme est empêché de pécher par les vertus et les dons ; mais par rapport aux
péchés passés qui n’existent plus en acte, mais qui subsistent par la peine
qu’ils méritent, les sacrements offrent à l’homme un remède spécial.
Objection N°3. Toute addition ou toute soustraction dans les formes
change l’espèce, comme le dit Aristote (Met.,
liv. 8, text. 10). Si donc la grâce sacramentelle ajoute quelque chose
à la grâce des vertus et des dons, il s’ensuit qu’on lui donne équivoquement le
nom de grâce, et par conséquent on n’exprime rien de positif par là même qu’on
dit que les sacrements produisent la grâce.
Réponse à l’objection N°3 : La grâce sacramentelle est à la grâce
pure et simple ce que l’espèce est au genre. Par conséquent, comme on ne dit
pas équivoquement le mot animal en l’employant dans le sens commun et en le
prenant pour l’homme, de même on ne prend pas non plus équivoquement le mot
grâce quand on l’applique à la grâce pure et simple et à la grâce
sacramentelle.
Conclusion La grâce sacramentelle ajoute à la grâce des
vertus et des dons un secours divin qui nous aide à arriver à la fin pour
laquelle les sacrements sont institués, comme les dons et les vertus paraissent
ajouter à la grâce une perfection déterminée, pour accomplir parfaitement les
actes propres à chaque puissance de l’âme.
Article 3 : Les
sacrements de la loi nouvelle contiennent-ils la grâce ?
Objection N°1. Il semble que les sacrements de la loi
nouvelle ne contiennent pas la grâce. Car le contenu paraît être dans le
contenant. Or, la grâce n’existe pas dans le sacrement comme dans son sujet
(parce que le sujet de la grâce n’est pas le corps, mais l’esprit), ni comme
dans un vase, parce que, comme le dit Aristote (Phys., liv. 4, text. 41), un vase est un
lieu mobile, et qu’il ne convient pas à un accident d’être dans un lieu. Il
semble donc que les sacrements de la loi nouvelle ne contiennent pas la grâce.
Réponse à l’objection N°1 : On ne dit pas que
la grâce est dans un sacrement comme dans un sujet, ni comme dans un vase,
selon que le vase est un lieu, mais selon qu’on donne le nom de vase à
l’instrument dont on se sert pour faire quelque chose, suivant ces paroles du
prophète (Ez., 9, 1) : Chacun tient dans
sa main un instrument de mort.
Réponse à l’objection N°2 : Quoique un accident ne passe
pas d’un sujet dans un autre, il passe cependant de sa cause dans un sujet
d’une certaine manière au moyen d’un instrument ; non pour être en eux de la
même manière, mais pour exister dans chacun d’eux selon leur nature propre.
Réponse à l’objection N°3 : Le spirituel qui existe parfaitement dans
un sujet le contient (C’est ainsi que l’âme est dans le corps.) et n’est pas
contenu par lui. Mais la grâce existe dans les sacrements selon une manière
d’être passagère et incomplète. C’est pourquoi on dit avec raison que le
sacrement contient la grâce (Selon qu’il en est le signe et la cause
instrumentale.).
Mais
c’est le contraire. Hugues de Saint-Victor dit (De sacr., liv. 1, part. 9, chap. 2) : que le sacrement contient la
grâce invisible d’après la sanctification.
Conclusion Les sacrements de la loi nouvelle contiennent
la grâce, comme on dit que la cause instrumentale contient son effet.
Article 4 : Y
a-t-il dans les sacrements une vertu qui soit cause de la grâce ?
Objection N°1. Il semble qu’il n’y ait pas dans les
sacrements une vertu qui soit cause de la grâce. Car la vertu qui est cause de
la grâce est une vertu spirituelle. Or, il ne peut pas y avoir dans un corps
une vertu spirituelle qui lui soit propre, parce que la vertu découle de l’essence
de la chose et par conséquent elle ne peut la surpasser ; il ne peut pas non
plus y en avoir une qu’il reçoive d’un autre être, parce que ce qui est reçu
par un sujet existe selon le mode du sujet qui le reçoit (Ainsi les choses
matérielles sont dans l’esprit à l’état d’idées ou de choses spirituelles.). Il
ne peut donc pas y avoir dans les sacrements une vertu qui soit cause de la
grâce.
Réponse à l’objection N°1 : La vertu spirituelle ne peut
exister dans une chose corporelle à la manière d’une vertu permanente et
complète, comme la raison le prouve. Mais rien n’empêche qu’une vertu
spirituelle existe instrumentalement dans un corps, dans le sens qu’un corps
peut être mû par une substance spirituelle pour produire un effet spirituel.
C’est ainsi que dans la parole qui frappe les sens il y a une force spirituelle
pour exciter l’intellect de l’homme, et cette force lui vient selon qu’elle
procède de la pensée de l’esprit. C’est de la sorte qu’il y a dans les
sacrements une puissance spirituelle, en tant que Dieu les a établis pour un
effet spirituel.
Réponse à l’objection N°2 : Comme le mouvement, par là même qu’il est un acte
imparfait, n’existe pas proprement dans un genre, mais revient au genre du
parfait, comme l’altération à la qualité ; de même la vertu instrumentale
n’existe pas, à proprement parler, dans un genre quelconque, mais elle se
ramène au genre et à l’espèce de la vertu parfaite (Qui réside dans l’agent
principal.).
Réponse à l’objection N°3 : Comme l’instrument acquiert sa vertu
instrumentale de ce qu’il est mû par l’agent principal, de même le sacrement
tire sa vertu spirituelle de la bénédiction du Christ et de l’application que
le ministre en fait à celui qui le reçoit. C’est ce qui fait dire à saint
Augustin dans un sermon sur l’Epiphanie : Il n’est pas étonnant que nous
disions que l’eau, c’est-à-dire une substance corporelle, parvient à purifier
l’âme. Elle y parvient certainement et elle pénètre tous les replis de la
conscience. Car, quoiqu’elle soit subtile et ténue, la bénédiction du Christ
l’a rendue plus subtile encore ; elle pénètre dans les causes cachées de la vie
et dans les secrets de l’âme qui sont plus subtils encore.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Tract.
80 sup. Joan.) : D’où vient à l’eau une si grande puissance qu’elle touche
le corps et purifie le cœur ? Et Bède dit (chap. 10 in Luc. sup. illud Luc., chap. 3 : Factum est autem)
: Que le Seigneur, par le contact de sa chair la plus pure, a conféré aux eaux
la vertu régénératrice.
Conclusion Il y a dans les sacrements une vertu
instrumentale pour produire la grâce qui est l’effet du sacrement ; cette vertu
est proportionnée à l’instrument, elle n’est pas permanente, mais transitoire,
comme l’instrument qui n’opère qu’autant qu’il est mû par l’agent principal.
Il
faut répondre que ceux qui prétendent que les sacrements ne produisent la grâce
que par concomitance (C’est une des difficultés les plus graves que présente le
sentiment de ceux qui veulent que les sacrements ne produisent la grâce que
moralement, et non physiquement.), supposent qu’il n’y a pas en eux une vertu
qui contribue à l’effet du sacrement ; mais qu’il y a une vertu divine qui
assiste au sacrement et qui produit l’effet sacramentel. — Mais en supposant que le sacrement est la
cause instrumentale de la grâce, il est nécessaire d’admettre en même temps
qu’il y a en lui une vertu instrumentale pour produire l’effet sacramentel ; et
cette vertu est en effet proportionnée à l’instrument. Par conséquent elle est
à la vertu absolue et parfaite d’une chose, ce que l’instrument est à l’agent
principal. Car l’instrument, comme nous l’avons dit (art. 1), n’opère qu’autant
qu’il est mû par l’agent principal, qui opère par lui-même. C’est pourquoi la
vertu de l’agent principal a un être permanent et complet dans sa nature,
tandis que la vertu instrumentale a un être qui passe d’un sujet à un autre et
qui est incomplet ; comme le mouvement est un acte imparfait qui va de l’agent
au patient.
Article 5 : Les
sacrements de la loi nouvelle tirent-ils leur vertu de la passion du Christ ?
Objection N°1. Il semble que les sacrements de la loi nouvelle
ne tirent pas leur vertu de la passion du Christ. Car la vertu des sacrements
existe pour produire dans l’âme la grâce par laquelle elle vit spirituellement.
Or, comme le dit saint Augustin (Sup. Joan.,
tract. 19), le Verbe, selon qu’il était au commencent en Dieu, vivifie les âmes
; mais, selon qu’il s’est fait chair, il vivifie les corps. Par conséquent,
puisque la passion du Christ appartient au Verbe, selon qu’il s’est fait chair,
il semble qu’elle ne puisse pas être la cause de la vertu des sacrements.
Réponse à l’objection N°1 : Le Verbe, selon qu’il était
au commencement en Dieu, vivifie les âmes, comme agent principal ; mais sa
chair et les mystères accomplis en elle opèrent instrumentalement par rapport à
la vie de l’âme. Quant à la vie du corps ils n’opèrent pas seulement d’une
manière instrumentale (Ainsi la résurrection du Christ n’est pas seulement la
cause instrumentale de la nôtre, mais elle en est encore la cause efficiente et
exemplaire.), mais ils le font encore à titre de cause exemplaire, ainsi que
nous l’avons dit (quest. 56, art. 1 ad 3).
Réponse à l’objection N°2 : Le Christ habite en nous par la foi,
comme le dit saint Paul (Eph., chap. 3). C’est pourquoi la vertu du Christ nous est unie par la
foi. Or, la vertu qui remet les péchés appartient d’une manière spéciale à la
passion du Christ. C’est pour cette raison que les hommes sont délivrés de
leurs péchés spécialement par la foi dans sa passion, d’après ces paroles de
l’Apôtre (Rom., 3, 25) : Dieu l’a destiné
pour être la victime de propitiation par la foi qu’on aurait en son sang.
C’est aussi pour cela que la vertu des sacrements qui a pour but d’effacer les
péchés, provient surtout de la foi dans la passion du Christ.
Objection N°3. Les sacrements ont pour but la justification des hommes ;
d’après ces paroles de saint Paul (1 Cor., 6, 11) : Vous avez été purifiés et justifiés. Or, on attribue à la
résurrection notre justification, puisque le même apôtre dit (Rom., 4, 25) : Il est ressuscité à cause de notre justification. Il semble donc
que les sacrements tirent leur vertu de la résurrection du Christ plus que de
sa passion.
Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Rom., 5, 14) : Une transgression semblable à celle d’Adam, la glose dit : Les
sacrements par lesquels l’Eglise a été sauvée, sont sortis du côté du Christ
mort sur la croix. Par conséquent il semble qu’ils tirent leur vertu de sa
passion.
Conclusion
Puisque Dieu par l’humanité du Christ et sa passion a opéré non- seulement
d’une manière méritoire, mais encore d’une manière satisfactoire notre
affranchissement du péché et notre sanctification, il faut que les sacrements
delà loi nouvelle tirent toute leur efficacité de sa passion.
Il faut répondre que, comme nous l’avons dit (art. 1), le sacrement
opère pour produire la grâce d’une manière instrumentale. Or, il y a deux
sortes d’instrument : l’un séparé, comme un bâton, et l’autre uni, comme la
main. L’instrument séparé est mû par l’instrument uni, comme le bâton par la
main. Dieu est la cause efficiente principale de la grâce, et l’humanité du
Christ est par rapport à Dieu comme un instrument uni, et le sacrement comme un
instrument séparé. C’est pourquoi il faut que la vertu salutaire découle de la
divinité du Christ dans les sacrements par son humanité. Or, la grâce
sacramentelle paraît principalement se rapporter à deux choses ; elle a pour
objet d’effacer les défauts des péchés passés, selon qu’ils n’existent plus en
acte et qu’ils subsistent quant à la peine qu’ils méritent, et elle a aussi
pour but de perfectionner l’âme en ce qui appartient au culte de Dieu selon la
religion de la vie chrétienne. Il est évident, d’après ce que nous avons dit (quest.
48 et 49), que le Christ nous a délivrés de nos péchés
surtout par sa passion, non seulement d’une manière efficiente et méritoire,
mais encore satisfactoire. De même c’est aussi par sa passion qu’il a commencé
le culte de la religion chrétienne, s’offrant
lui-même à Dieu comme oblation et victime, selon l’expression de saint Paul
(Eph., chap. 5).
D’où il est évident que les sacrements de l’Eglise tirent spécialement leur
vertu de la passion du Christ, dont la vertu nous est unie d’une certaine
manière par la réception des sacrements. C’est en signe de cela que du côté du
Christ attaché sur la croix sont sortis l’eau et le sang (Le concile de Vienne,
sous Clément V, s’exprime ainsi : In naturâ assumptâ Dei verbum, emisso jam spiritu, perforari lanceâ sustinuit latus suum, ut exinde pro fluentibus undis aquæ et sanguinis formaretur unica et immaculata, ac virgo, sancta mater Ecclesia, conjux Christi.) ;
dont l’un appartient au baptême et l’autre à l’eucharistie, qui sont les
principaux sacrements.
Article 6 : Les
sacrements de l’ancienne loi produisaient-ils la
grâce ?
Objection N°1. Il semble que les sacrements de l’ancienne
loi produisaient aussi la grâce. Car, comme nous l’avons dit (art. préc.), les sacrements de la loi nouvelle tirent leur
efficacité de la foi en la passion du Christ. Or, la foi en la passion du
Christ a existé sous l’ancienne loi, comme sous la nouvelle ; car nous avons le même esprit de foi, selon
l’expression de saint Paul (2 Cor., 4, 13). Par conséquent, comme les
sacrements de la loi nouvelle confèrent la grâce, de même les sacrements de
l’ancienne loi la conféraient aussi.
Réponse à
l’objection N°1 : Les anciens patriarches avaient la foi à l’égard de la
passion future du Christ, et elle pouvait les justifier selon qu’elle était
dans leur âme ; mais nous avons foi dans la passion du Christ, qui a eu lieu
antérieurement ; et cette foi peut nous justifier, selon l’usage que nous
faisons réellement des sacrements, ainsi que nous l’avons dit (dans le corps de
cet article.).
Objection
N°2. La sanctification n’est produite que par la grâce. Or, les
hommes étaient sanctifiés par les sacrements de l’ancienne loi. Car il est dit
(Lév., 8, 32)
: Lorsque Moïse eut sanctifié Aaron et
ses enfants, avec leurs vêtements. Il semble donc que les sacrements de
l’ancienne loi conféraient la grâce.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette sanctification
était figurative ; car on disait sanctifiées toutes les choses destinées au
culte divin selon le rite de l’ancienne loi, qui avait été établi complètement
pour figurer la passion du Christ.
Objection
N°3. Comme le dit Bède dans une homélie de la circoncision (inter hom. hiem. de SS.) : Sous la loi, la circoncision offrait le
même secours salutaire pour guérir la plaie du péché originel, que celui que
nous présente le baptême, maintenant que nous sommes sous la loi de grâce. Or,
le baptême confère actuellement la grâce. Par conséquent, la circoncision la
conférait, et, pour la même raison, les autres sacrements de la loi la
conféraient aussi, parce que, comme le baptême est la porte des sacrements de
la loi nouvelle, de même aussi la circoncision était la porte des sacrements de
l’ancienne loi. C’est pour cela que l’Apôtre dit (Gal., 5, 3) : Je déclare à tout homme qui se fait circoncire qu’il s’oblige à garder
toute la loi.
Réponse
à l’objection N°3 : Au sujet
de la circoncision il y a eu différentes opinions. Car les uns ont dit que la
grâce n’était pas conférée par la circoncision, mais qu’elle effaçait seulement
le péché. Il ne peut en être ainsi, parce que l’homme n’est délivré du péché
que par la grâce, d’après ces paroles (Rom., 3, 24) : Nous avons été justifiés gratuitement par sa grâce. — C’est
pourquoi d’autres ont dit que la circoncision conférait la grâce quant aux
effets qui écartent le péché, mais non quant à ses effets positifs. Mais il
semble que ce soit faux également : parce que la circoncision donnait aux
enfants la faculté de parvenir à la gloire, qui est le dernier effet positif de
la grâce. C’est pour cela que, selon l’ordre de la cause formelle, les effets
positifs sont naturellement antérieurs aux effets privatifs, quoique, selon
l’ordre de la cause matérielle, ce soit le contraire. Car la forme n’exclut la
privation qu’en se communiquant au sujet. — C’est pourquoi d’autres pensent que
la circoncision conférait la grâce quant à son effet positif, qui consiste à
nous rendre dignes de la vie éternelle, mais non quant à la répression de la
concupiscence, qui nous pousse au péché. Ce fut autrefois mon sentiment (IV,
dist. 1, quest. 2, art. 4, quest. 3). Mais en considérant la chose avec plus de
soin, on voit que ce sentiment n’est pas fondé ; parce que la moindre grâce
peut résister à toute concupiscence, quelle qu’elle soit, et mériter la vie
éternelle. C’est pourquoi il vaut mieux dire que la circoncision, comme les
autres sacrements de l’ancienne loi, n’était que le signe de la foi qui
justifie (Billuart, Soto, Estius, pensent, d’après
Hugues de Saint-Victor et saint Bonaventure, que la circoncision n’opérait pas
seulement ex opere
operantis, mais qu’elle produisait encore quelque
chose comme sacrement, c’est-à-dire que Dieu, eu vue de ce sacrement, conférait
un degré de grâce, ou une augmentation de piété, de foi et de dévotion dans
celui qui recevait ce sacrement de l’ancienne loi. C’est ce qu’ils appellent
opérer ex opere
operato passivè.). C’est
ce qui fait dire à l’Apôtre (Rom., 4, 11) qu’Abraham reçut la marque de la circoncision, comme le sceau de la justice qui
venait de la foi. C’est pour ce motif que la circoncision conférait la
grâce, selon qu’elle était le signe de la passion future du Christ, comme on le
verra plus loin (quest. 70, art. 4).
Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Gal., 4, 3) : Vous tournerez-vous de nouveau vers des éléments infirmes et vides ? la glose observe (ord.),
c’est-à-dire vers la loi, qui est appelée infirme parce qu’elle ne justifie pas
parfaitement. Comme la grâce justifie parfaitement, il s’ensuit que les
sacrements de l’ancienne loi ne la conféraient pas.
Conclusion
Puisque la cause efficiente ne peut pas être postérieure à son effet ; les
sacrements de la loi ancienne ayant précédé la passion du Christ (qui est la
cause de notre justification), il est évident qu’ils n’ont eu en eux aucune
vertu pour conférer la grâce sanctifiante, mais qu’ils ont montré seulement la
foi qui justifiait les patriarches.
Il faut répondre qu’on ne peut pas dire que les sacrements de
l’ancienne loi conféraient la grâce sanctifiante par eux-mêmes, c’est-à-dire
par leur vertu propre, parce qu’alors la passion du Christ n’aurait pas été
nécessaire, selon cette pensée de saint Paul (Gal., 2, 21) : Si la justice s’acquiert par la loi, c’est en vain que le Christ est
mort. On ne peut pas dire non plus qu’ils tiraient
de la passion du Christ la vertu qu’ils avaient de conférer la grâce
sanctifiante. Car, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. préc.), la vertu de la passion du Christ nous est unie par
la foi et les sacrements, mais de différente manière. En effet, la continuité
qui est produite par la foi résulte d’un acte de l’âme, au lieu que la
continuité qui résulte des sacrements dépend de l’usage des choses extérieures.
Or, rien n’empêche qu’une chose qui est postérieure selon l’ordre du temps ne
meuve avant d’exister, selon qu’elle existe antérieurement dans l’acte de l’âme
; ainsi la fin qui est la dernière selon le temps meut l’agent selon qu’il la
perçoit et la désire. Mais ce qui n’existe pas encore dans la nature des choses
ne meut pas selon l’usage des choses extérieures. Par conséquent la cause
efficiente ne peut pas être postérieure selon l’ordre du temps, comme la cause
finale. Ainsi il est donc évident qu’il est convenable que la vertu
sanctifiante découle de la passion du Christ, qui est la cause de notre
justification, dans les sacrements de la loi nouvelle, et non dans ceux de la
loi ancienne. Cependant, par la foi dans la passion du Christ, les anciens
patriarches étaient justifiés comme nous le sommes. Mais les sacrements de la
loi ancienne étaient des professions de foi, selon qu’ils signifiaient la
passion du Christ et ses effets. Il est donc évident que les sacrements de la loi
ancienne n’avaient pas en eux la vertu d’opérer pour conférer la grâce
sanctifiante ; mais qu’ils signifiaient seulement la foi par laquelle on était
justifié.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous
puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au
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