Saint Thomas d’Aquin
- Somme Théologique
3a = Tertia
Pars = 3ème partie
Question
73 : Du sacrement de l’eucharistie considéré en lui-même
Après avoir parlé de la confirmation, nous devons nous occuper du
sacrement de l’eucharistie. Nous traiterons : 1° du sacrement lui-même ; 2° de
sa matière ; 3° de sa forme ; 4° de ses effets ; 5° de ceux qui le reçoivent ;
6° du ministre ; 7° du rite. — Sur le sacrement lui-même il y a six questions à
examiner : l° L’eucharistie est-elle un sacrement ? (Tertium est Eucharistiæ sacramentum, dit
le pape Eugène IV dans son décret pour les arméniens. Le concile de Trente
répète la même chose dans une multitude d’endroits. D’ailleurs les luthériens,
les calvinistes et les anglicans sont d’accord avec nous sur ce point.) — 2° En
est-elle un seul ou plusieurs ? (Il s’agit ici de l’unité spécifique aussi bien
que de l’unité numérique du sacrement ; mais cette unité ne doit pas s’entendre
d’une manière physique et matérielle ; on doit l’entendre d’une manière
formelle et morale.) — 3° Est-elle nécessaire au salut ? (L’eucharistie n’est
pas nécessaire de nécessité de moyen, comme le baptême. C’est pour cela que le
concile de Trente a décidé, contre plusieurs calvinistes, qu’elle n’était
nullement nécessaire à ceux qui n’ont pas l’âge de raison : Sanctus synodus docet parvulos usu rationis carentes,
nullâ obligari necessitate ad sacramentalem Eucharistiæ communionem ; siquidem per baptismi lavacrum regenerati et Christo incorporati, adeptam jam filiorum Dei gratiam in illa œtate amittere
non possunt (sess. 21, chap. 4).) — 4° De ses
noms. — 5° De son institution. (Il est de foi que le Christ a établi
l’eucharistie dans la dernière cène, la veille de sa passion, puisque saint
Matthieu (chap. 26), saint Marc (chap. 14),
saint Luc (chap. 22),
le rapportent ; que saint Paul le dit expressément (1 Cor., 11, 23) : La nuit où
il était livré, et que dans le canon de la messe l’Eglise se sert de ces
expressions : Pridiè quàm pateretur accepit panem, etc. Mais il y a controverse entre les grecs et
les latins sur le jour où le Christ a fait la dernière cène ; les grecs
l’avancent d’un jour sur les latins.) — 6° De ses figures.
Article 1 : L’eucharistie est-elle un sacrement ?
Objection N°1. Il semble que l’eucharistie ne soit pas un
sacrement. Car deux sacrements ne doivent pas se rapporter à la même chose ;
parce que chaque sacrement est efficace pour produire son effet. Par
conséquent, puisque la confirmation et l’eucharistie se rapportent à la
perfection, d’après saint Denis (Eccl. hier., chap. 4),
il semble que l’eucharistie ne soit pas un sacrement, puisque la confirmation
en est un, comme nous l’avons vu (quest. 65, art. 1, et quest. préc., art. 1).
Réponse à l’objection N°1 : Il y a deux sortes de
perfection : l’une qui existe dans l’homme lui-même, à laquelle il arrive par
l’accroissement. C’est cette perfection qui convient à la confirmation. L’autre
est celle que l’homme tire de l’adjonction de certaines causes extérieures qui
le conservent, comme la nourriture, les vêtements et toutes les autres choses
semblables. Cette perfection convient à l’eucharistie qui est la réfection
spirituelle.
Objection N°2. Dans tout sacrement de la loi nouvelle, ce
qui est véritablement soumis aux sens produit l’effet invisible du sacrement.
Ainsi l’ablution de l’eau est la cause du caractère baptismal et de l’ablution
spirituelle, comme nous l’avons dit (quest. 62, et 65, art. 1). Or, les espèces
du pain et du vin qui sont soumises aux sens dans l’eucharistie ne produisent
ni le corps véritable du Christ qui est la chose et le sacrement, ni le corps
mystique qui est seulement la chose dans ce sacrement. Il semble donc que l’eucharistie
ne soit pas un sacrement de la loi nouvelle.
Réponse à l’objection N°2 : L’eau du baptême ne produit pas un effet spirituel par
elle-même, mais à cause de la vertu de l’Esprit-Saint qui est en elle. C’est ce
qui fait dire à saint Chrysostome (Hom. 35, sup. illud Jean, chap. 5 : Angelus Domini) : Dans ceux qui sont baptisés,
ce n’est pas simplement l’eau qui opère, mais quand elle a reçu la grâce de l’Esprit-Saint,
alors elle efface tous les péchés. Or, ce que la vertu de l’Esprit-Saint est à
l’eau du baptême, le véritable corps du Christ l’est aux espèces du pain et du
vin. Par conséquent les espèces du pain et du vin ne produisent quelque chose
que par la vertu du corps véritable du Christ.
Réponse à l’objection N°3 : Le mot sacrement se dit de ce qui contient quelque chose de sacré. Or, une
chose peut être sacrée de deux manières, absolument et par rapport à une autre.
Toutefois il y a cette différence entre l’eucharistie et les autres sacrements
qui ont une matière sensible, c’est que l’eucharistie contient quelque chose de
sacré absolument, à savoir le Christ lui-même (Il est de foi qu’elle contient vraiment,
réellement et substantiellement Jésus-Christ tout entier, comme nous le verrons
(quest. 76).) ; au lieu que l’eau du baptême contient quelque chose de sacré
par rapport à une autre ; c’est-à-dire qu’elle a la vertu de sanctifier. Il en
est de même du chrême et des autres matières. C’est pour cela que le sacrement
de l’eucharistie se perfectionne dans la consécration même de la matière ;
tandis que les autres sacrements se perfectionnent dans l’application de la
matière à l’homme qui doit être sanctifié. De cette différence en découle une
autre. En effet, dans l’eucharistie ce qui est la chose et le sacrement existe
dans la matière elle-même, et ce qui n’est que la chose (Sur cette distinction
de la chose et du sacrement, du sacrement et de la chose seule, voyez plus loin
(art. 3).), c’est-à-dire la grâce qui est conférée, est dans le sujet qui
reçoit le sacrement. Au contraire, dans le baptême, le caractère qui est la
chose et le sacrement et la grâce de la rémission des péchés qui n’est que la
chose, existent l’un et l’autre dans celui qui reçoit le baptême ; et il en est
de même des autres sacrements.
Conclusion Indépendamment du sacrement de baptême et de
confirmation, il a fallu qu’il y eût dans l’Eglise de Dieu le sacrement de l’eucharistie,
comme l’aliment spirituel des âmes.
Il
faut répondre que les sacrements de l’Eglise ont pour but de venir en aide à l’homme
pour la vie spirituelle. Or, la vie spirituelle est conforme à la vie
corporelle, parce que les choses corporelles sont une image des choses
spirituelles. Ainsi il est évident que comme il faut pour la vie corporelle la
génération par laquelle l’homme reçoit l’existence et l’accroissement qui mène
l’homme à la vie parfaite ; de même il lui faut un aliment qui lui conserve l’être.
C’est pourquoi comme il a fallu pour la vie spirituelle le baptême, qui est la
génération spirituelle, et la confirmation qui en est l’accroissement, de même
il lui a fallu le sacrement de l’eucharistie qui est l’aliment spirituel des
âmes (Le concile de Trente dit aussi expressément que ce sacrement a été
institué pour être la nourriture de nos âmes : Tanquàm spiritualis animarum cibus quo alantur et confortentur viventes vitâ illius qui dixit : Qui manducat me et ipse vivet propter me (Concil. Trident., sess. 13, chap. 2).).
Article 2 : L’eucharistie n’est-elle qu’un seul sacrement ou si elle en forme plusieurs ?
Objection
N°1. Il semble que l’eucharistie ne soit pas un seul sacrement, mais qu’elle en
forme plusieurs. Car il est dit dans une collecte : Que les sacrements que nous avons pris, Seigneur, nous purifient ;
ce qui se rapporte à l’eucharistie qu’on vient de recevoir. L’eucharistie n’est
donc pas un seul sacrement, mais elle en forme plusieurs.
Réponse à
l’objection N°1 : Dans la même collecte on dit à la vérité au pluriel : que les sacrements que nous avons reçus nous
purifient, mais on ajoute ensuite au singulier : que ce sacrement ne soit pas pour nous une cause de peine, pour
montrer que l’eucharistie est d’une certaine manière multiple, mais qu’elle est
absolument une.
Réponse à l’objection N°2 : Le pain et le vin sont matériellement plusieurs signes à
la vérité (La distinction de l’unité matérielle et de l’unité formelle résout
toutes ces difficultés.), mais ils sont un d’une unité de forme et de
perfection, selon qu’il ne résulte de ces deux choses qu’une seule et même
réfection.
Objection N°3. Ce sacrement est produit dans la consécration de la
matière, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°3). Or, il y a dans l’eucharistie une double
consécration de matière. Il y a donc un double sacrement.
Réponse à l’objection N°3 : De ce que la consécration de la matière
de ce sacrement est double, on ne peut en conclure qu’une chose, c’est que ce
sacrement est matériellement multiple, comme nous l’avons dit (dans le corps de
cet article.).
Mais
c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 10, 17) : Le pain est unique, et étant plusieurs nous ne sommes qu’un seul corps,
car nous participons tous au même pain et au même calice. D’où il est
évident que l’eucharistie est le sacrement de l’unité de l’Eglise. Or, le
sacrement porte la ressemblance de la chose dont il est le signe sacré. L’eucharistie
n’est donc qu’un seul sacrement.
Conclusion
Puisque dans le sacrement de l’eucharistie la nourriture et la boisson
spirituelle concourent à la réfection spirituelle, il est évident que, quoiqu’il
renferme matériellement beaucoup de choses, cependant il est un
perfectionnement et formellement.
Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Met., liv. 5, text. 9 à 12), on appelle un
non seulement ce qui est indivisible ou ce qui est continu, mais encore ce qui
est parfait. Ainsi on dit qu’une maison est une et qu’un homme est un. Ainsi
une chose est une en perfection quand toutes les choses requises pour sa fin
concourent à la produire dans son intégrité. Par exemple, l’homme est entier
quand il a tous les membres nécessaires à l’opération de l’âme ; et une maison
est entière quand elle a toutes les parties nécessaires pour qu’on l’habite. C’est
ainsi qu’on dit que ce sacrement est un (Il a une fin qui est une, et, par
conséquent, il est un formellement. C’est d’ailleurs ce que reconnaît le
catéchisme du concile de Trente en ces termes (De Eucharist., part. 2, num. 10) : Licèt sint duo elementa, panis scilicet et vinum, ex quibus integrum Eucharistiæ sacramentum conficitur, non tamen plura sacramenta,
sed unum tantùm esse Ecclesiæ auctoritate docti confitemur ; aliter enim septenarius sacramentorum numerus, quemadmodùm
semper traditum est, constare
non poterit.). Car il a pour but la réfection de
l’âme qui a de l’analogie avec la réfection du corps. Or, pour la réfection corporelle
il faut deux choses, la nourriture qui est l’aliment sec, et la boisson qui est
l’aliment humide. C’est pourquoi deux choses concourent à l’intégrité de ce
sacrement, la nourriture et le breuvage spirituels, d’après ces paroles de
saint Jean (6, 56) : Ma chair est
véritablement une nourriture et mon sang est véritablement un breuvage. Par
conséquent ce sacrement renferme à la vérité plusieurs choses matériellement,
mais il est un formellement et perfectivement.
Article 3 : L’eucharistie est-elle nécessaire au salut ?
Objection N°1. Il semble que ce sacrement soit nécessaire
au salut. Car le Seigneur dit (Jean, 6, 54)
: Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme
et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en nous. Or, dans l’eucharistie
on mange la chair du Christ et on boit son sang. On ne peut donc pas être sauvé
sans ce sacrement.
Réponse à
l’objection N°1 : Comme le dit saint Augustin (Tract. 26 in Joan.), expliquant ces paroles de saint Jean (Jean, 6,
56) : Car ma chair est vraiment une
nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage : Le Seigneur veut que par
cette nourriture et ce breuvage on entende la société du corps et des membres,
qui est l’Eglise formée des prédestinés, de ceux qui sont appelés et justifiés,
des saints qui sont dans la gloire et des fidèles. C’est pourquoi, selon la
pensée du même auteur (id hab. Beda sup.illud 1 Cor., chap. 10 : Calix benedictionis, etc., vid.
De consecrat.,
chap. 131, dist. 4), il ne doit être douteux pour personne que tous les fidèles
deviennent participants du corps et du sang du Seigneur, quand ils sont devenus
membres du corps du Christ dans le baptême ; et ils ne manquent pas d’avoir
part à ce pain et à ce calice, quand même, avant d’avoir mangé ce pain et bu ce
calice, ils quitteraient cette vie, puisqu’ils appartiennent à l’unité du corps
du Christ.
Réponse à l’objection N°2 : Il y a cette différence entre l’aliment corporel et
l’aliment spirituel, c’est que l’aliment corporel se change en la substance de
celui qu’il nourrit. C’est pourquoi l’aliment corporel ne peut servir à
conserver la vie de l’homme qu’autant qu’on le prend réellement, tandis que
l’aliment spirituel change l’homme en lui-même, d’après cette pensée de saint
Augustin, qui suppose (Conf., liv. 7, chap. 10) qu’il entendit la
voix du Christ qui lui disait : Vous ne me changerez pas en vous, comme la
nourriture de votre chair, mais vous serez changé en moi. Or, on peut être
changé au Christ et lui être incorporé par le désir qu’on en a, même sans
recevoir l’eucharistie : c’est pourquoi il n’y a pas de parité.
Objection N°3. Comme le baptême est le sacrement de la passion du
Seigneur, sans laquelle on ne peut être sauvé, de même aussi l’eucharistie. Car
l’Apôtre dit (1 Cor., 11, 26) : Toutes les fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez ce calice,
vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne. Or, comme le
baptême est nécessaire au salut, de même aussi l’eucharistie.
Réponse
à l’objection N°3 : Le baptême
est le sacrement de la mort et de la passion du Christ, selon que l’homme est
régénéré dans le Christ par la vertu de sa passion ; au lieu que l’eucharistie
est le sacrement de sa passion, selon qu’elle perfectionne l’homme dans son
union avec le Christ qui a souffert. Par conséquent, comme on appelle le
baptême le sacrement de la foi, qui est le fondement de la vie spirituelle ; de
même on dit que l’eucharistie est le sacrement de la charité, qui est le lien de la perfection, selon
l’expression de saint Paul (Col., 3, 14).
Mais c’est le contraire. Saint Augustin écrit au comte Boniface contre
les pélagiens (Cont. duas epist. Pelag., liv. 1, chap.
22) : Ne pensez pas que les enfants ne puissent avoir la vie, s’ils n’ont pas
reçu le corps et le sang du Christ.
Conclusion Quoiqu’il ne soit pas nécessaire au salut de
recevoir réellement le sacrement de l’eucharistie, comme le baptême, cependant,
par rapport à la chose qui est l’unité du corps mystique, il est nécessaire
pour être sauvé.
Il
faut répondre que dans l’eucharistie il y a deux choses à considérer, le
sacrement lui-même et la chose du sacrement. Or, nous avons dit (art. préc.) que la chose de ce
sacrement est l’unité du corps mystique sans laquelle on ne peut être sauvé ;
car il est évident qu’il n’y a pas de salut hors de l’Eglise, comme dans le
déluge on ne pouvait être sauvé sans l’arche de Noé, qui signifie l’Eglise,
comme on le voit (1 Pierre, chap. 3).
Nous avons vu aussi (quest. 68, art. 2) qu’on peut avoir la chose d’un
sacrement avant de le recevoir lui-même, par suite du désir que l’on a de s’en
approcher. Ainsi, avant de recevoir l’eucharistie, on peut être sauvé par le
désir qu’on a de recevoir ce sacrement, comme avant le baptême on peut être
sauvé par le baptême de vœu, ainsi que nous l’avons dit encore (loc. cit.). Cependant il y a une
différence par rapport à ces deux sacrements. Le première, c’est que le baptême
est le principe de la vie spirituelle et la porte des sacrements ; tandis que l’eucharistie
est en quelque sorte la consommation de cette vie et la fin de tous les
sacrements, comme nous l’avons observé (quest. 65, art. 3). Car la
sanctification produite par tous les sacrements est une préparation pour
recevoir l’eucharistie ou la consacrer. C’est pourquoi il est nécessaire d’avoir
reçu le baptême pour commencer la vie spirituelle, tandis qu’il faut recevoir l’eucharistie
pour la consommer, mais cela n’est pas nécessaire pour posséder cette vie
simplement. Il suffit de l’avoir in voto (Il n’est pas nécessaire de nécessité de moyen de
désirer recevoir l’eucharistie considérée comme un sacrement particulier ; on
ne doit la désirer qu’autant qu’elle implique par elle-même l’union avec le
Christ et son corps mystique. C’est là du moins le sens véritable de saint
Thomas.), comme la fin se possède dans le désir et l’intention. La seconde
différence, c’est que par le baptême l’homme est ordonné à l’eucharistie. C’est
pourquoi par la même que les enfants sont baptisés, l’Eglise les dispose à l’eucharistie,
et comme ils croient par la foi de l’Eglise, de même ils désirent l’eucharistie
par son intention, et par conséquent ils reçoivent la chose de ce sacrement.
Mais on n’est pas disposé au baptême par un autre sacrement antérieur. C’est
pourquoi, avant de le recevoir, les enfants n’ont pas de quelque manière le
baptême de vœu, il n’y a que les adultes qui en soient là. Ainsi, ils ne
peuvent recevoir la chose du sacrement sans recevoir le sacrement lui-même. C’est
pour ce motif que l’eucharistie n’est pas de cette manière nécessaire au salut,
comme le baptême (Mais si l’eucharistie n’est pas nécessaire de nécessité de
moyen, elle l’est de nécessité de précepte. Car, d’après les lois de l’Eglise
actuellement en vigueur, tous les fidèles qui ont l’âge de raison sont tenus de
communier an moins à Pâques, sous peine de péché mortel, à moins qu’ils n’aient
une raison légitime de différer leur communion.).
Article 4 : Est-il
convenable que l’eucharistie soit désignée sous plusieurs
noms ?
Objection N°1. Il semble que l’eucharistie soit à tort
désignée par plusieurs noms. Car les noms doivent répondre aux choses. Or, ce
sacrement est un, comme nous l’avons dit (art. 2). On ne doit donc pas lui
donner plusieurs noms.
Réponse à l’objection N°1 : Rien n’empêche que la même
chose ne reçoive plusieurs noms, selon ses différentes propriétés ou ses divers
effets.
Objection N°2. On ne fait pas connaître convenablement l’espèce par ce
qui est commun à tout le genre. Or, l’eucharistie est un sacrement de la loi
nouvelle ; et il est commun à tous les sacrements de conférer la grâce, ce qu’indique
le mot d’Eucharistie, qui a pour équivalent bonne
grâce. Tous les sacrements nous donnent aussi un remède pour le chemin de
la vie présente, ce qui appartient à la nature du viatique ; et dans tous les sacrements il y a quelque chose de
sacré, ce qui est de l’essence du sacrifice.
Enfin, par tous les sacrements les fidèles sont unis les uns avec les autres ;
ce que signifie le mot grec où σύναξις ; ou
le mot latin communio. Tous ces noms ne
sont donc pas convenablement appliqués à ce sacrement.
Réponse à l’objection N°2 : Ce qui est commun à tous les sacrements est attribué par
antonomase à celui-ci à cause de son excellence.
Réponse à l’objection N°3 : Ce sacrement reçoit le nom de sacrifice selon qu’il représente la
passion même du Christ. On lui donne le nom d’hostie, selon qu’il renferme le Christ lui-même qui est l’hostie du
salut, selon l’expression de saint Paul (Eph., chap. 5).
Mais
c’est le contraire. Car l’usage des fidèles le prouve.
Conclusion On donne au sacrement de l’eucharistie le nom
de sacrifice, selon qu’il rappelle la passion du Seigneur ; on lui donne celui
de communion ou de synaxe selon qu’il désigne l’unité
de l’Eglise, et on lui donne ceux d’eucharistie et de viatique, selon qu’il
figure la jouissance bienheureuse et éternelle.
Il
faut répondre que ce sacrement a une triple signification. La première se
rapporte au passé, selon qu’il rappelle la passion du Seigneur, qui a été un
véritable sacrifice, comme nous l’avons dit (quest. 48, art. 3), et c’est en ce
sens qu’on lui donne le nom de sacrifice. La seconde signification se rapporte
au présent, c’est-à-dire à l’unité de l’Eglise à laquelle les hommes sont
agrégés par ce sacrement (C’est ce qu’indiquent ces paroles (1 Cor., 10, 17) : Quoique
nombreux, nous ne sommes qu’un seul pain et un seul corps, nous tous qui
participons à un même pain.). Par rapport à cela on lui donne le nom de
communion ou de synaxe. En effet, saint Jean
Damascène dit (Orth. fid., liv. 4, chap.
14) qu’on l’appelle communion, parce que nous communiquons par là avec le
Christ, parce que nous participons à sa chair et à sa divinité, et que nous
sommes unis les uns aux autres. La troisième signification se rapporte à l’avenir,
en ce sens que ce sacrement figure à l’avance la jouissance de Dieu, qu’on aura
dans le ciel. Sous ce rapport on lui donne le nom de viatique, parce qu’il nous
fournit le moyen d’y parvenir ; et on lui donne aussi le nom d’eucharistie, c’est-à-dire
bonne grâce (Il y en a qui par Eucharistie
entendent l’action de grâces, parce que le Christ rendit grâces en instituant
ce sacrement et qu’il est offert en actions de grâces. D’où le prêtre dit : Quid retribuam
Domino.), parce que la grâce de Dieu
est la vie éternelle, selon l’expression de saint Paul (Rom., chap. 6), ou parce qu’il contient
réellement le Christ qui est plein de grâce. On l’appelle aussi en grec μετάληψις,
c’est-à-dire, assomption, parce que, comme le dit saint Jean Damascène (loc. cit.), nous épousons par ce
sacrement la divinité du Fils de Dieu (On l’appelle encore pain de vie, pain du ciel, pain des anges, en raison de sa matière
; sacrement de la grâce, grâce salutaire,
en raison de son effet ; corps du Christ,
corps du Seigneur, en raison de ce qu’il contient ; table du Seigneur, banquet sacré, à cause de la manière dont on le
reçoit ; eulogie ou bénédiction, agape ou amour, etc.).
Article 5 : L’institution de ce sacrement a-t-elle été convenable ?
Objection N°1. Il semble que l’institution de ce
sacrement n’ait pas été convenable. Car, comme le dit Aristote (De gener., liv. 2, text. 50), les choses d’après lesquelles nous existons sont
les mêmes qui nous nourrissent. Or, parle baptême, qui est la régénération
spirituelle, nous recevons l’être spirituel, comme le dit saint Denis (De eccles. hier., chap. 2). Nous sommes donc aussi
nourris par ce sacrement, et par conséquent il n’a pas été nécessaire d’instituer
l’eucharistie comme un aliment spirituel.
Réponse à l’objection N°1 : Nous sommes nourris par les
choses qui sont causes de notre existence, mais elles ne nous arrivent pas de
la même manière ; car les choses qui sont causes de notre existence nous
arrivent par la génération, au lieu que celles dont nous nous nourrissons nous
arrivent par la manducation. Par conséquent, comme nous sommes régénérés dans
le Christ par le baptême, de même nous mangeons le Christ par l’eucharistie.
Réponse à l’objection N°2 : L’eucharistie est le sacrement parfait de la passion du
Seigneur, en ce sens qu’il renferme le Christ qui a souffert. C’est pourquoi il
n’a pas pu être institué avant l’incarnation, mais alors il y avait des
sacrements qui étaient seulement des figures de la passion du Seigneur.
Objection N°3. On dit que l’eucharistie est le mémorial de la passion du
Seigneur, d’après ces paroles (Luc, 22, 19)
: Faites ceci en mémoire de moi. Or,
la mémoire a pour objet ce qui est passé. Ce sacrement n’eût donc pas dû être
institué avant la passion du Christ.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce sacrement a été
institué dans la cène, pour être à l’avenir le mémorial de la passion du
Seigneur, après qu’elle a été consommée. D’où il dit expressément en parlant au
futur : Toutes les fois que vous ferez
cela.
Objection
N°4. Par le baptême on est disposé à recevoir l’eucharistie qui ne
doit être donnée qu’à ceux qui sont baptisés. Or, le baptême a été institué
après la passion du Christ et sa résurrection, comme on le voit (Matth., chap. 28).
C’est donc à tort que l’eucharistie a été instituée avant la passion du Christ.
Réponse
à l’objection N°4 :
L’institution répond à l’ordre de l’intention. Or, le sacrement de
l’eucharistie, quoiqu’il soit postérieur au baptême relativement à la
perception, est cependant antérieur dans l’intention. C’est pourquoi il a dû
être institué auparavant. — Ou bien on peut dire que le baptême avait déjà été
institué d’une certaine manière dans le baptême même du Christ ; et c’est pour
cela qu’il y en avait déjà qui l’avaient reçu, comme on le voit (Jean, chap. 3).
Mais c’est le contraire. Ce sacrement a été institué par le Christ,
dont il est dit (Marc, 7, 37)
: Il a bien fait toutes choses.
Conclusion
Il a été très convenable que le Christ instituât dans la dernière cène le
sacrement de l’eucharistie pour que sa mémoire fût imprimée plus fermement dans
le cœur de ses fidèles disciples.
Il faut répondre qu’il est convenable que l’eucharistie ait été
instituée dans la cène, où le Christ s’est trouvé pour la dernière fois avec
ses disciples. 1° En raison de ce que ce sacrement renferme. Car le Christ
lui-même est contenu dans l’eucharistie, comme sacrement. C’est pourquoi quand
le Christ devait s’éloigner de ses disciples sous sa propre forme, il s’est
laissé lui-même à eux sous l’espèce sacramentelle, comme dans l’absence de l’empereur
on produit sa vénérable image. D’où Eusèbe d’Emèse dit (hab., hom. 5 in Pasch.) : Parce qu’il devait soustraire à leurs
yeux le corps qu’il avait pris et l’enlever au ciel, il était nécessaire que le
jour de la cène il nous consacrât le sacrement de son corps et de son sang,
pour qu’on l’honorât perpétuellement par le mystère qu’il a offert une fois
pour notre rédemption. 2° Parce qu’on n’a jamais pu être sauvé sans avoir foi dans
la passion du Christ, d’après ces paroles de saint Paul (Rom., 3, 25) : Dieu l’a destiné pour être la victime de propitiation par la foi qu’on
aurait en son sang. C’est pourquoi il a fallu qu’en tout temps il y eût
parmi les hommes quelque chose qui représentât la passion du Seigneur. Dans l’Ancien
Testament son principal sacrement était l’agneau pascal. D’où l’Apôtre dit (1 Cor., 5, 7) : que le Christ notre pâque a été immolé. Dans le Nouveau Testament il a
été remplacé par le sacrement de l’eucharistie, qui rappelle la passion passée,
comme l’agneau pascal a figuré à l’avance la passion future. C’est pourquoi il
a été convenable, qu’au moment où la passion était imminente, il établît le
nouveau sacrement lorsque l’on célébrait l’ancien. D’où le pape saint Léon dit
(Serm. 7 de Pass. Dom.,
chap. 1) que dès que les ombres furent remplacées par la réalité, l’antique
observance fut exclue parle nouveau sacrement ; l’hostie passa dans l’hostie,
le sang fut enlevé par le sang, et la fête légale fut accomplie tout en
subissant un changement. 3° Parce que c’est surtout ce que disent les amis en
dernier lieu lorsqu’ils se retirent, qui se grave le plus profondément dans la
mémoire ; parce qu’alors on leur est d’autant plus attaché et que ce sont les
choses pour lesquelles nous avons le plus d’affection, qui s’impriment dans l’esprit
le plus vivement. Car, comme le dit le pape Alexandre Ier (epist. 1, chap. 4), dans les sacrifices rien ne peut être
plus grand que le corps et le sang du Christ, et aucune offrande n’est
préférable à celle-là. C’est pourquoi, pour qu’on l’eût en plus grande
vénération, le Seigneur a institué ce sacrement au moment où il allait se
séparer de ses disciples. Et c’est la pensée de saint Augustin dans les
réponses qu’il adresse à Janvier (epist. 54, chap. 6)
: Le Sauveur pour mieux faire connaître la profondeur de ce mystère, a voulu
que cette action étant la dernière fût plus profondément gravée dans les cœurs et
dans la mémoire de ses disciples, qu’il quitta pour aller accomplir le
sacrifice de sa passion (Le concile de Trente exprime à peu près la même pensée
(sess. 13, chap. 2) : Salvator noster discessurus ex hoc mundo ad Patrem sacramentum hoc instituit ; in quo divitias divini sui ergà homines amoris velut effudit, memoriam faciens mirabilium suorum, et in illius sumptione colere nos sui memoriam
prœcipit, suamque annuntiare mortem, donec ipse ad judicandum mundum veniat.)
Article 6 : L’agneau
pascal a-t-il été la principale figure de l’eucharistie ?
Objection N°1. Il semble que l’agneau pascal n’ait pas
été la principale figure de l’eucharistie. Car il est dit que le Christ est prêtre selon l’ordre de
Melchisédech (Ps. 109, 4), parce que Melchisédech a été la
figure du sacrifice du Christ, en offrant le pain et le vin. Or, l’expression
de la ressemblance fait que l’un tire son nom d’un autre. Il semble donc que l’oblation
de Melchisédech ait été la principale figure de ce sacrement.
Objection
N°2. Le passage de la mer Rouge a été la figure du baptême, d’après
ces paroles (1 Cor., 10, 2) : Ils ont tous été baptisés dans la nuée et dans la mer. Or, l’immolation
de l’agneau pascal a précédé le passage de la mer Rouge que la manne a suivi,
comme l’eucharistie suit le baptême. La manne est donc une figure plus expresse
de ce sacrement que l’agneau pascal.
Objection
N°3. La vertu principale de ce sacrement, c’est qu’il nous
introduit dans le royaume des cieux, comme un viatique. Or, ceci a été surtout
figuré à l’avance dans le sacrement d’expiation, quand le pontife entrait une
fois l’an avec le sang dans le saint des saints, comme le prouve l’Apôtre (Héb., chap. 9).
Il semble donc que ce sacrifice ait été une figure plus expressive de ce
sacrement que l’agneau pascal.
Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 5, 7) : Le Christ notre pâque a été immolé ; c’est pourquoi nous célébrons
cette fête avec les azymes de la sincérité et de la vérité.
Conclusion
Quoique le sacrement de l’eucharistie ait été figuré à l’avance par beaucoup de
figures, cependant sa figure principale a été l’agneau pascal, puisqu’il l’a
représenté sous tous les rapports.
Il faut répondre que dans l’eucharistie nous pouvons considérer trois
choses : ce qui n’est que le sacrement, c’est-à-dire le pain et le vin ; ce qui
est la chose et le sacrement, c’est-à-dire le corps véritable du Christ ; et ce
qui n’est que la chose, c’est-à-dire l’effet de ce sacrement. Par rapport à ce
qui n’est que le sacrement, la principale figure de l’eucharistie a été l’offrande
de Melchisédech qui offrit le pain et le vin. Par rapport au Christ lui-même
qui a souffert et qui est renfermé dans ce sacrement, il a été figuré par tous
les sacrifices de l’ancienne loi et surtout par le sacrifice d’expiation qui
était le plus solennel (Dans ce sacrifice on immolait en holocauste deux
béliers, un veau pour les péchés du prêtre et un bouc pour les péchés du peuple
(Lév., chap. 16).). Enfin, par rapport à l’effet,
il a été ’principalement figuré par la manne, qui avait en elle tous les goûts les plus agréables (Sag, chap.. 16),
comme la grâce de l’eucharistie renouvelle l’âme sous tous les rapports. — Mais
l’agneau pascal figurait l’eucharistie de ces trois manières : d’abord quant au
sacrement, parce qu’on le mangeait avec des pains azymes, d’après ces paroles
de la loi (Ex., 12, 8) : Ils mangeront de la viande et des pains azymes ; ensuite par
rapport au Christ, car toute la multitude des enfants d’Israël l’immolait le
quatorzième jour de la lune, et qu’il figurait ainsi la passion du Christ que
son innocence a fait appeler un agneau ; enfin par rapport à l’effet, parce que
le sang de l’agneau pascal protégea les enfants d’Israël contre l’ange
dévastateur et les tira de la servitude de l’Egypte. Ainsi l’agneau pascal fut
donc la principale figure de l’eucharistie parce qu’il la représente sous tous
les aspects (C’est sans doute pour ce motif qu’immédiatement avant la communion
l’Eglise nous fait dire : Agnus Dei qui tollis peccata mundi, et que le prêtre en se tournant vers les fidèles
pour les communier dit : Ecce agnus Dei,
etc.).
La réponse
aux objections est par là même évidente.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de
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